8

Le crissement des semelles sur le sol du gymnase et le léger crépitement presque simultané emplissaient Kusanagi de mélancolie.

Debout à l’entrée de la salle de sports, il observait l’intérieur. La raquette à la main, Yukawa était sur le qui-vive. Les muscles de ses cuisses étaient un peu moins gonflés que lorsqu’il était jeune mais il était en excellente forme.

Il jouait contre un étudiant assez fort pour parer ses attaques vicieuses.

L’étudiant fit un smash. Yukawa s’assit par terre. Il se força à sourire et grommela quelque chose.

Son regard se posa sur Kusanagi. Il glissa un mot à son partenaire et vint vers son ami.

— Et qu’est-ce qui t’amène aujourd’hui ?

Kusanagi sursauta.

— Pourquoi me parles-tu sur ce ton ? J’ai vu que tu m’avais appelé et je suis passé parce que je pensais que tu avais quelque chose à me dire.

Kusanagi avait lu sur son téléphone portable qu’il avait reçu un appel de Yukawa.

— Ah, d’accord. Je n’ai pas laissé de message parce que ce n’était pas important. Ton portable était éteint et je me suis dit que tu devais être très occupé.

— J’étais au cinéma.

— Au cinéma ? Pendant tes heures de travail ? Pas mal !

— Mais non, c’était pour vérifier l’alibi de qui tu sais. Je voulais voir à quoi ressemblait le film pour contrôler la véracité des propos du suspect.

— Tu as quand même dû passer un bon moment.

— Quand c’est pour le travail, cela n’a rien d’agréable. Si ce que tu voulais me dire n’est pas important, j’aurais pu ne pas venir. J’ai appelé au laboratoire et on m’a dit que tu étais ici.

— Puisque tu es là, allons manger quelque chose ensemble ! Et c’est vrai que je voulais te voir, dit Yukawa en enfilant ses chaussures qu’il avait laissées dans le hall d’entrée.

— A quel sujet ?

— Au sujet de cette affaire, expliqua Yukawa en commençant à marcher.

— De cette affaire ?

Yukawa s’arrêta et pointa sa raquette vers Kusanagi.

— Du cinéma.

Ils entrèrent dans une taverne proche de l’université qui n’existait pas quand Kusanagi était étudiant. Ils choisirent une table au fond de la salle.

— La mère et la fille disent qu’elles sont allées au cinéma le 10 mars, le jour du crime. Et le 12, la fille a parlé du film à une camarade, expliqua Kusanagi en versant de la bière dans le verre de son ami. Je l’ai vérifié tout à l’heure. C’était d’ailleurs pour préparer cette rencontre que je suis allé au cinéma.

— Tu t’es assez justifié. Et qu’as-tu appris de cette camarade ?

— Je n’en suis pas sûr. Elle n’a rien remarqué de particulier.

La collégienne s’appelait Mika Ueno. Elle aussi avait vu le film, et elle en avait parlé longuement avec Misato.

— Cela me semble bizarre qu’elles aient attendu le 12 pour le faire, dit Yukawa.

— Exactement. Il aurait été plus compréhensible que Misato lui en parle le lendemain. Ce qui fait que je me demande si en réalité elle n’a pas vu le film le 11.

— C’est possible ?

— Ce n’est pas impossible. Sa mère a fini son travail à six heures, et si sa fille est rentrée chez elle immédiatement après son entraînement de badminton, elles ont pu aller au cinéma à sept heures, comme elles disent l’avoir fait le 10.

— Cette jeune fille fait partie du club de badminton du collège ?

— Je l’ai compris quand j’ai vu une raquette la première fois que je suis allé chez elles. Cette histoire de badminton me fait un peu tiquer. Tu es bien placé pour savoir que c’est un sport assez intense. Une collégienne est probablement fatiguée après un entraînement.

— Sauf si c’est quelqu’un qui sait s’économiser comme toi, remarqua Yukawa en prenant une bouchée de gelée de konjak à la moutarde. Si je comprends bien, tu trouves bizarre qu’une collégienne fatiguée par une session de badminton soit prête non seulement à aller au cinéma mais aussi à aller chanter dans un karaoké jusque tard le soir.

Kusanagi lui lança un regard surpris. Il avait deviné juste.

— Mais personne ne peut dire que c’est impossible. Certaines collégiennes ont de la résistance.

— Bien sûr, mais celle à qui je pense est fluette. Elle n’a pas un corps d’athlète.

— Leur entraînement était peut-être léger ce jour-là. Et puis vous avez établi qu’elles sont bien allées au karaoké ce soir-là, non ?

— A vingt et une heures quarante.

— La mère finit de travailler à dix-huit heures, n’est-ce pas ? Le traiteur se trouve à Shinozaki, et une fois déduit le temps du transport, cela laisse environ deux heures pour le crime. Donc, du point de vue du temps, ce n’est pas impossible, dit Yukawa qui croisa les bras sans poser ses baguettes.

Kusanagi le regarda en se demandant s’il lui avait dit que la mère travaillait chez un traiteur.

— Mais dis-moi, comment se fait-il que tu t’intéresses à cette affaire ? Tu n’as pas pour habitude de me demander comment vont mes enquêtes.

— Je ne dirais pas que je m’y intéresse. J’y pense un peu, je ne sais pas pourquoi. Je ne déteste pas les alibis en béton.

— C’est bien parce que leur alibi est en béton, ou tout au moins difficilement vérifiable, que cette enquête est difficile.

— Vous soupçonnez cette mère et sa fille ?

— Peut-être, et nous n’avons pas d’autres suspects pour l’instant. Le fait qu’elles soient allées au cinéma et dans un salon de karaoké le soir du crime paraît un peu louche.

— Je comprends ce que tu dis, mais il faut rester rationnel. Tu devrais peut-être t’intéresser à autre chose qu’à cet alibi.

— Je n’ai pas attendu ton conseil pour ça, dit Kusanagi.

Il sortit une feuille de papier de la poche de son manteau et la déplia sur la table. Elle montrait un homme debout.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Une image de la victime le soir où elle a été tuée. Des collègues à moi s’en sont servi pour enquêter autour de la station de Shinozaki.

— Tu m’as bien dit que ses vêtements n’avaient pas brûlé complètement, non ? Il portait un blouson bleu, un pull gris et un pantalon noir. Comme beaucoup de monde.

— N’est-ce pas ? Il y a tellement de gens qui nous disent qu’ils ont l’impression de l’avoir vu que cela en devient énervant. L’équipe qui recueille les témoignages est découragée.

— Vous n’avez recueilli aucune information qui vous semble utilisable pour l’instant ?

— En gros, non. Enfin, à part un témoignage de quelqu’un qui a dit se souvenir d’un homme habillé de cette manière, qui lui a paru louche. Il s’agit d’une jeune femme qui l’a vu traîner sans but. Comme le dessin est affiché dans la station, elle est allée en parler au poste de police.

— Voilà une personne pleine de bonne volonté ! Vous devriez lui poser plus de questions.

— Encore une fois, on n’a pas attendu ton conseil pour le faire. Mais il ne devait pas s’agir de la victime.

— Comment pouvez-vous le savoir ?

— Cela s’est produit non pas près de la station de Shinozaki, mais de la précédente sur la même ligne, celle de Mizué. Et le visage ne colle pas. Lorsque nous lui avons montré une photo de la victime, elle a dit que l’homme qu’elle avait remarqué avait un visage plus rond.

— Un visage plus rond, hein…

— Donner des coups d’épée dans l’eau fait partie de notre quotidien. Notre monde n’a rien à voir avec votre univers dans lequel il suffit que les choses soient logiques pour être reconnues.

Kusanagi saisit un morceau de pomme de terre avec ses baguettes et regarda son ami qui fixait le vide, les bras croisés. L’expression du physicien lui fit comprendre qu’il était en pleine réflexion.

Peu à peu le regard du physicien se fit plus précis et se posa de nouveau sur Kusanagi.

— Le visage de la victime avait été abîmé, n’est-ce pas ?

— Oui. Et le bout de ses doigts brûlé. Probablement dans le but de retarder son identification.

— De quoi le meurtrier s’est-il servi pour abîmer son visage ?

Kusanagi s’assura que personne ne pouvait les entendre et se pencha au-dessus de la table.

— Probablement d’un marteau, mais nous ne l’avons pas retrouvé. Apparemment, plusieurs coups ont été portés, au point de briser les os. La mâchoire et les dents étaient dans un tel état qu’une comparaison avec une radio chez un dentiste aurait été impossible.

— Un marteau… murmura Yukawa en coupant en deux une tranche de radis blanc.

— Pourquoi est-ce que cela t’intéresse ?

Le physicien posa ses baguettes et mit ses deux coudes sur la table.

— Si tu penses que la femme qui travaille chez le traiteur est coupable, tu as réfléchi à ce qu’elle a fait ce jour-là. Et tu penses qu’elle a menti lorsqu’elle a dit être allée au cinéma.

— Je ne suis pas encore parvenu à une conclusion à ce sujet.

— Peu importe. Explique-moi ton raisonnement, demanda Yukawa en l’invitant à le faire d’une main tout en levant son verre de l’autre.

Kusanagi fit la grimace et se passa la langue sur les lèvres.

— Je n’oserais pas parler de raisonnement, mais voici la manière dont je vois les choses. La femme qui travaille… appelons-la Mme A, pour simplifier.

Mme A a quitté son travail à six heures passées. Elle est allée à pied à la station de Hamacho en dix minutes. En métro, il lui a fallu environ vingt minutes pour arriver à Shinozaki. Elle s’est rendue sur les lieux du crime, en bus ou en taxi depuis la gare, ce qui fait qu’elle y est arrivée vers sept heures.

— Et pendant ce temps, que faisait la victime ?

— Elle était en route vers le même endroit. Mme A lui avait probablement donné rendez-vous. Mais l’homme a fait le trajet entre Shinozaki et le lieu du crime à bicyclette.

— A bicyclette ?

— Oui. Nous en avons trouvé une à côté du corps, où nous avons relevé ses empreintes digitales.

— Ah bon ? Je croyais qu’il avait le bout des doigts brûlé.

Kusanagi acquiesça.

— On l’a compris une fois que nous l’avons identifié. Les empreintes digitales du vélo correspondent à celles retrouvées dans la chambre qu’il avait louée. Je sais ce que tu vas me dire ! Cette concordance prouve que la personne qui a loué la chambre est la même que celle qui a utilisé le vélo, mais pas que c’est elle qui a été tuée. Et le fait qu’elles coïncident peut aussi prouver que le locataire de la chambre est le coupable. Mais nous avons pu établir qu’il y avait dans la chambre des cheveux identiques à ceux de la victime. Nous attendons les résultats de l’ADN pour confirmer qu’il s’agit bien des siens.

Yukawa sourit ironiquement.

— Je ne mets pas en doute la capacité de la police à ne pas se tromper ! Mais cette histoire de bicyclette m’intrigue. La victime avait laissé la sienne à la gare ?

— Non, tu n’y es pas…

Kusanagi lui expliqua les circonstances du vol de la bicyclette.

Yukawa écarquilla les yeux derrière ses lunettes cerclées de métal.

— Autrement dit, la victime aurait pris le temps de voler un vélo à la gare au lieu de prendre un bus ou un taxi.

— Exactement. Nous savons que cet homme était au chômage, et presque sans le sou. Il n’avait pas envie de dépenser de l’argent pour prendre le bus.

L’air peu convaincu, Yukawa croisa les bras et expira profondément.

— Soit. Ce sont à tes yeux les circonstances dans lesquelles Mme A aurait rencontré la victime sur les lieux du crime. Continue.

— Je pense qu’elle lui avait donné rendez-vous et l’attendait cachée quelque part. Quand elle l’a vu arriver, elle s’est approchée de lui discrètement par-derrière. Elle lui a passé autour du cou la cordelette qu’elle avait préparée et l’a serrée de toutes ses forces.

— Stop ! lança Yukawa en écartant les deux mains. Quelle taille avait la victime ?

— A peu près un mètre soixante-dix, répondit Kusanagi dépité, car il devinait ce que son ami allait lui dire.

— Et Mme A ?

— A peine un mètre soixante.

— C’est-à-dire au moins dix centimètres de moins, fit Yukawa en se prenant le menton dans la main droite. Tu vois où je veux en venir, non ?

— Je sais qu’étrangler quelqu’un de plus grand que soi est difficile. Les marques sur le cou de la victime indiquent qu’elle a été étranglée par quelqu’un qui se trouvait au-dessus d’elle. Il est possible qu’elle ait été assise. Ou sur son vélo.

— Ce qui compte pour toi, c’est de trouver une explication qui t’arrange.

— Pas du tout, rétorqua Kusanagi en tapant du poing sur la table.

— Et ensuite ? Mme A l’a déshabillé, sorti le marteau qu’elle avait apporté pour le défigurer, puis elle lui a brûlé le bout des doigts avec un briquet. Ensuite, elle a mis le feu à ses vêtements et elle est partie. C’est bien cela ?

— Elle avait le temps d’arriver à neuf heures à Kinshicho, non ?

— Dans l’absolu, oui. Mais ton raisonnement semble assez invraisemblable. J’ai du mal à croire que tous tes collègues l’acceptent.

Kusanagi fit la moue et vida son verre de bière. Il en commanda une autre avant de tourner les yeux vers son ami.

— Beaucoup d’entre eux ont du mal à imaginer qu’une femme ait pu faire tout cela.

— Je les comprends. Même en admettant qu’elle ait pu l’attaquer par-derrière, je ne vois pas comment elle aurait pu l’étrangler s’il s’est défendu. Et il a dû le faire. J’ai aussi du mal à imaginer qu’une femme fasse subir au cadavre le traitement que tu as décrit. Je suis au regret de déclarer que je ne suis pas d’accord avec votre hypothèse, inspecteur Kusanagi !

— Je m’en doutais, tu sais ! Je ne suis pas non plus convaincu qu’elle soit la bonne. Je pense que c’est une des possibilités.

— Tu laisses entendre que tu en envisages d’autres. Allez, ne fais pas de manières, dis-moi tout !

— Parce que tu crois que je fais des manières ! Si on suppose que la victime a été tuée à l’endroit où son corps a été trouvé, je trouve mon hypothèse plausible. Mais je ne suis pas sûr que ce soit le cas. D’ailleurs, la plupart de mes collègues en doutent, indépendamment du fait que Mme A soit ou non l’auteur du crime.

— Moi aussi, j’en doute. Mais l’inspecteur Kusanagi n’a pas commencé par là. Pourquoi ?

— C’est simple. Si Mme A est coupable, c’est impossible. Elle n’a pas de voiture. Ni même de permis de conduire. Elle n’a donc pas pu transporter le cadavre.

— Je vois. Ce n’est pas un point négligeable.

— Et puis il y a ce vélo retrouvé sur place. On peut y voir un élément destiné à faire croire aux enquêteurs que le crime a eu lieu là-bas mais dans ce cas, y laisser les empreintes digitales de la victime n’a pas de sens. Puisque le bout de ses doigts a été brûlé.

— Je suis d’accord. Ce vélo est une énigme. En un certain sens, commenta Yukawa en pianotant des doigts sur la table avant de s’arrêter. Tu ne crois pas plus vraisemblable que ce meurtre ait été commis par un homme ?

— C’est l’opinion de la majorité de mes collègues. Mais ils continuent cependant à soupçonner Mme A.

— Elle aurait un complice masculin ?

— Pour le moment, nous nous intéressons à ses relations. Elle travaillait dans un bar autrefois, et il est impossible qu’elle n’ait pas d’hommes dans sa vie.

— Une telle déclaration ne manquerait pas de t’attirer des ennuis auprès des femmes qui travaillent dans les bars, si elles t’entendaient !

Un sourire illumina le visage de Yukawa. Il but une lampée de bière.

— Tu peux me montrer le dessin de tout à l’heure ? reprit-il, le visage sérieux.

— Tiens ! fit Kusanagi en le lui tendant.

— Je me demande pourquoi le meurtrier a jugé utile de le déshabiller, murmura Yukawa en le regardant.

— Sans doute pour retarder l’identification. Il lui a fracassé le visage et brûlé les doigts probablement pour la même raison.

— Dans ce cas, pourquoi n’est-il pas reparti avec les vêtements ? Il y a mis le feu, la combustion n’a pas été complète, ce qui vous a permis de faire ce dessin !

— Il n’a sans doute pas eu le temps.

— Identifier quelqu’un à partir de son portefeuille ou de son permis de conduire, passe encore. Mais à partir de ses vêtements ? Déshabiller la victime est très risqué. Le meurtrier voulait probablement partir au plus vite.

— Où veux-tu en venir ? Tu vois une autre raison pour la déshabiller ?

— Je ne peux en être certain. Mais il me semble que tant que vous n’aurez pas répondu à cette question, vous ne pourrez pas arrêter l’auteur du crime, expliqua Yukawa en traçant du doigt un grand point d’interrogation sur la copie du dessin.

Les résultats du dernier contrôle des élèves de la troisième classe de première étaient lamentables, comme ceux de l’ensemble des élèves de première. Ishigami avait l’impression que d’année en année, les lycéens utilisaient de plus en plus mal leur cerveau.

Il rendit les contrôles aux élèves et annonça la date du contrôle supplémentaire. Dans ce lycée, les élèves ne pouvaient passer en classe supérieure que s’ils parvenaient à obtenir dans chaque matière un résultat dépassant un niveau fixé par l’établissement. Ils faisaient autant de contrôles supplémentaires qu’il le fallait pour y arriver, et les redoublements étaient exceptionnels.

Des voix s’élevèrent pour critiquer l’annonce du professeur. Cela n’avait rien d’inhabituel et Ishigami n’en fit aucun cas, mais un élève s’entêta.

— M’sieur, dans certaines universités, il n’y a pas d’épreuves de maths à l’examen d’entrée, et ceux d’entre nous qui choisissent celles-là n’ont plus besoin de faire des maths, non ?

Ishigami dévisagea l’élève. Il s’appelait Morioka et se grattait la nuque en cherchant l’assentiment de ses camarades. Ishigami n’était pas le professeur principal de cette classe mais il savait que Morioka, en dépit de sa petite taille, exerçait une grande influence sur la classe. Malgré de nombreuses réprimandes, il venait au lycée en moto, ce qui était interdit.

— C’est ce que tu comptes faire, Morioka ? demanda-t-il.

— Oui, si je me décide à faire des études supérieures. Pour l’instant, je n’en ai pas l’intention et de toute façon j’arrête les maths l’année prochaine, donc je n’ai rien à faire de mes résultats en maths. Je vous plains, m’sieur, d’enseigner à des imbéciles de mon genre. On pourrait peut-être, comment dire, s’entendre comme des adultes pour se faciliter mutuellement le travail ?

Toute la classe se mit à ricaner au moment où il dit : “comme des adultes”. Ishigami réussit à sourire.

— Si tu penses que ce n’est pas drôle pour moi, débrouille-toi pour réussir le contrôle supplémentaire. Il portera sur le calcul différentiel. C’est tout.

Morioka émit un “tss” désapprobateur. Il croisa ostensiblement les jambes.

— Le calcul différentiel, à quoi ça va nous servir ? A part nous faire perdre du temps ?

Debout devant le tableau, Ishigami, qui s’apprêtait à faire le corrigé du contrôle, se retourna. Il n’avait pas l’intention de rater l’occasion qui lui était offerte.

— Morioka, tu aimes la moto, non ? Tu as déjà vu une course de motos ?

L’élève acquiesça, intrigué.

— Les coureurs ne roulent pas à une vitesse constante. Ils la modifient en fonction du terrain, de l’orientation du vent ou de leur stratégie. Le gagnant est celui qui sait s’il convient d’accélérer ou non. Tu me suis ?

— Oui, mais quel rapport avec les mathématiques ?

— Le degré d’accélération est la différentielle de la vitesse à ce moment-là. De plus, la distance à courir est définie par la vitesse qui change sans arrêt. Tu continues à penser que le calcul différentiel ne sert à rien ?

Peut-être parce qu’il n’avait pas compris l’explication, Morioka parut déconcerté.

— Les coureurs ne pensent pas à tout ça. A mon avis, s’ils gagnent, c’est grâce à leur expérience et à leur instinct.

— Tu as raison. Mais pense à leur équipe. Elle détermine la stratégie à suivre en faisant sans arrêt des simulations pour déterminer le moment où le coureur doit accélérer, et elle se sert pour cela du calcul différentiel. Les coureurs eux-mêmes n’en ont peut-être pas conscience, mais le fait est que les logiciels auxquels ils ont recours l’utilisent.

— Il suffit par conséquent que les gens qui fabriquent ces logiciels connaissent les mathématiques, non ?

— Peut-être, mais qui sait ? Il n’est pas dit que tu ne deviennes pas programmeur.

Morioka fit non de la tête.

— Comment je pourrais devenir programmeur, moi ?

— Peut-être pas toi, mais d’autres élèves de la classe. C’est pour eux que le cours de mathématiques est conçu. Il faut que vous sachiez que ce que je vous enseigne n’est qu’une ouverture sur l’univers des mathématiques. Vous ne pourrez jamais y avoir accès si vous ne savez même pas où elle se trouve. Les gens qui n’aiment pas ça n’ont évidemment pas besoin d’y entrer. Les contrôles que je vous donne ont pour but de vérifier si vous avez compris où se trouve cette ouverture.

En parlant, Ishigami fit le tour de la classe des yeux. Chaque année, il se trouvait un élève pour demander à quoi servaient les mathématiques. Il y répondait toujours de la même façon. Il avait pris l’exemple de la course parce qu’il savait que Morioka aimait la moto. L’année précédente, il s’était servi du rôle des mathématiques pour les ingénieurs du son car l’élève qui l’avait interrogé voulait devenir musicien. Ishigami ne se laissait pas démonter.

A son retour dans la salle des professeurs, il trouva un message sur son bureau. “M. Yukawa vous a appelé”, était-il écrit, suivi par un numéro de portable. Il reconnut l’écriture d’un collègue.

Que lui voulait le physicien ? Il eut un mauvais pressentiment.

Le portable à la main, il sortit dans le couloir. Son interlocuteur répondit dès la première sonnerie.

— Désolé de te déranger, dit abruptement Yukawa.

— C’est urgent ?

— Oui, plutôt. On peut se voir aujourd’hui ?

— Aujourd’hui ? J’ai encore un peu à faire. Mais je devrais pouvoir après cinq heures.

Ishigami avait fini ses cours pour la journée. Il n’était pas professeur principal, et n’avait donc pas à surveiller sa classe pendant l’heure d’études qui terminait la journée. Il pouvait confier la clé du dojo à un collègue.

— Dans ce cas, je viendrai te chercher au lycée à cinq heures. Cela te convient ?

— Oui. Où es-tu maintenant ?

— Pas loin de ton lycée. Bon, à tout à l’heure !

— D’accord.

Après avoir raccroché, Ishigami ne rangea pas immédiatement son portable. Quelle pouvait être la raison qui amenait Yukawa à venir le voir sur son lieu de travail ?

A cinq heures, il avait fini de corriger ses copies. Il quitta la salle des professeurs et se dirigea vers l’entrée principale en traversant le terrain de sports.

Il aperçut Yukawa, qui portait un manteau noir, devant le passage piéton en face du lycée. Le physicien sourit en lui faisant signe de la main.

— Désolé de te déranger, lui dit Yukawa.

— Que me vaut cette visite soudaine ? demanda Ishigami d’un ton aimable.

— Je te le dirai en marchant, d’accord ?

Ils partirent en direction de l’avenue du pont Kiyosu.

— Non, allons plutôt par là, dit Ishigami en désignant une rue sur le côté. On sera plus vite chez moi.

— Je voudrais que tu m’emmènes chez ce traiteur, déclara tout de go Yukawa.

— Chez le traiteur… Mais pourquoi ? l’interrogea Ishigami en sentant son visage se crisper.

— Pour acheter une boîte-repas, bien sûr ! J’ai encore beaucoup à faire aujourd’hui, et je voulais m’acheter mon dîner. Puisque tu y vas tous les matins, je me suis dit que ce devait être une bonne adresse.

— Ah… Je vois. Je veux bien t’accompagner, dit Ishigami en changeant de direction.

Les deux hommes marchèrent côte à côte le long de l’avenue où passaient des camions.

— J’ai vu Kusanagi l’autre jour. Tu sais, je t’en ai parlé, l’inspecteur qui est venu chez toi.

Ishigami sentit la tension monter en lui. Son mauvais pressentiment se fit plus fort.

— Et alors ?

— Il n’avait rien de spécial à me dire. Il vient me raconter ses malheurs quand il est coincé dans son travail. Ce sont souvent des problèmes embêtants, qui ne se règlent pas facilement. Un jour, il m’a demandé de l’aider à résoudre une énigme qui impliquait un esprit frappeur. J’ai eu du mal avec cette histoire.

Yukawa entreprit de la lui raconter. Elle n’était pas sans intérêt. Mais il ne pouvait être venu le voir que pour cela.

Les deux hommes arrivèrent chez Bententei avant qu’Ishigami ait le temps de lui demander la véritable raison de sa visite.

Ishigami éprouva une certaine inquiétude en y entrant avec Yukawa. Il était incapable de prévoir la réaction de Yasuko. Il n’y venait jamais à cette heure-ci, ni en compagnie d’un ami, et elle risquait d’en tirer des conclusions erronées. Il espérait que sa réaction serait normale.

Yukawa poussa la porte vitrée du traiteur sans se préoccuper de l’humeur de son ami. Ishigami n’eut d’autre choix que de le suivre. Yasuko parlait à un client.

Elle sourit à Yukawa en lui disant bonjour avant de tourner les yeux vers son compagnon. Une expression étonnée, légèrement embarrassée, flotta sur son visage. Son sourire se figea.

— Il… vous dérange ? demanda Yukawa à qui cela n’avait pas échappé.

— Euh… non, dit-elle en secouant la tête avec un sourire innocent. C’est mon voisin. Et un client fidèle…

— Oui, il me l’a dit. C’est d’ailleurs parce qu’il m’a parlé de votre magasin que j’ai eu envie de goûter votre cuisine.

— C’est très gentil, répondit Yasuko en baissant les paupières.

— Nous avons fait nos études ensemble, expliqua Yukawa en se retournant vers Ishigami. Je lui ai rendu visite l’autre soir.

— Ah ! s’exclama-t-elle avec un hochement de tête.

— Il vous en a parlé ?

— Oui, quelques mots.

— Ah bon ! Dites, quelle boîte-repas me recommandez-vous ? D’ordinaire, laquelle prend-il ?

— M. Ishigami choisit toujours le menu du jour, mais nous n’en avons plus aujourd’hui.

— C’est dommage. Dans ce cas, que me suggérez-vous ? Tout a l’air délicieux.

Pendant que Yukawa faisait son choix, Ishigami observait les alentours de l’autre côté de la vitrine. La police surveillait peut-être le traiteur. Il préférait éviter d’être vu en train de parler avec Yasuko comme s’il la connaissait bien.

Et ce n’est pas tout, pensa-t-il en regardant Yukawa du coin de l’œil. Pouvait-il lui faire confiance ? Devait-il s’en méfier ? Etant donné son amitié avec cet inspecteur Kusanagi, il n’était pas exclu que la police soit informée de sa visite.

Yukawa finit par faire son choix. Yasuko partit transmettre la commande.

Au même moment, un autre client poussa la porte et entra. En l’apercevant, Ishigami serra involontairement les lèvres.

Cet homme qui portait une veste marron était sans aucun doute celui qu’il avait vu l’autre jour devant son immeuble. L’homme qui avait raccompagné Yasuko en taxi. A l’abri sous son parapluie, Ishigami les avait observés pendant qu’ils bavardaient comme s’ils se connaissaient bien.

L’inconnu ne parut pas le reconnaître. Il attendait le retour de Yasuko au comptoir.

Elle réapparut quelques secondes plus tard. Elle eut l’air surprise de voir le nouvel arrivant.

L’inconnu esquissa un sourire et la salua d’un léger signe de tête sans rien dire. Il avait probablement l’intention de lui parler après le départ des autres clients.

Ishigami s’interrogea sur son identité. Depuis quand la connaissait-il ?

Il n’avait pas oublié la mine de Yasuko à sa descente du taxi l’autre soir, d’une gaieté qu’il ne lui avait jamais vue, une expression qui n’était ni celle d’une mère ni d’une vendeuse accueillant un client. Peut-être était-ce le seul moment où il avait vu sa vraie nature, son visage de femme.

Elle lui montre un aspect d’elle-même qu’elle me cache, se dit-il.

Son regard passa de l’inconnu à Yasuko. Ishigami eut le sentiment qu’ils étaient dans une bulle d’air qui se balançait sous ses yeux. Une sensation proche de l’irritation se diffusa en lui.

La boîte-repas de Yukawa était prête. Après l’avoir payée, il se retourna vers Ishigami en s’excusant de l’avoir fait attendre.

En sortant du magasin, les deux hommes descendirent sur la berge de la Sumida. Ils marchaient côte à côte.

— Cet homme, tu as quelque chose contre lui ?

— Hein ?

— Je parle de celui est arrivé après nous. J’avais l’impression qu’il te dérangeait.

Ishigami tressaillit, tout en ressentant malgré lui de l’admiration pour la perspicacité de son camarade d’études.

— Ah oui ? Je ne sais pas qui c’est, répondit-il en feignant l’indifférence.

— Ah bon ! C’est aussi bien comme ça, commenta Yukawa sans montrer de scepticisme.

— Mais pourquoi voulais-tu me voir d’urgence ? J’imagine que ce n’était pas juste pour aller acheter une boîte-repas.

— Tu as raison. Je ne te l’ai pas encore expliqué, continua Yukawa en faisant la moue. Je t’ai dit tout à l’heure que ce Kusanagi a l’habitude de venir me voir pour avoir mon avis à propos de choses embêtantes. L’autre jour, il est passé parce qu’il sait que tu es le voisin de cette femme. Il m’a demandé une chose qui ne me plaît guère.

— Quoi donc ?

— La police continue apparemment à la soupçonner. Ils n’ont rien trouvé qui puisse prouver sa culpabilité. Ils aimeraient la surveiller de près. Ce n’est pas facile à faire et ils ont pensé à toi.

— Ils ne vont quand même pas me demander ça ?

Yukawa se gratta la tête.

— Si, en quelque sorte. Ils ne veulent pas que tu la surveilles vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Mais que tu les préviennes si tu remarques quelque chose d’inhabituel. Que tu leur serves d’espion, quoi ! Je trouve ça culotté, mais la police n’est pas connue pour ses bonnes manières.

— Et tu es venu pour me le demander ?

— Ils ne manqueront pas de te faire cette requête officiellement. Ils souhaitaient simplement que je te sonde à ce sujet. Je pense que tu peux refuser, et même que tu devrais, mais c’est à toi de voir.

Yukawa semblait embarrassé. Ishigami trouvait difficile à croire que la police sollicite l’aide d’un simple citoyen pour cela.

— Ta visite chez Bententei était liée à cette histoire ?

— En toute honnêteté, oui. J’avais envie de voir de mes propres yeux à quoi ressemblait cette femme. Elle ne me fait pas l’impression d’être capable de tuer quelqu’un.

Moi non plus, faillit dire Ishigami avant de se raviser.

— Peut-être, mais il ne faut pas se fier aux apparences, non ? déclara-t-il.

— Certainement. Qu’en penses-tu ? Tu serais prêt à accepter la requête de la police ?

Ishigami fit non de la tête.

— Franchement, non. L’idée d’épier quelqu’un ne me plaît pas, et de toute façon, je n’aurais pas le temps. Ça ne se voit peut-être pas, mais je suis très occupé.

— Je peux l’imaginer. Bon, je le ferai savoir à Kusanagi. On n’en parle plus. Excuse-moi si je t’ai mis mal à l’aise.

— Mais non, pas du tout.

Ils étaient près du pont Shin-Ohashi et des cahutes des sans-abri.

— Il me semble que cette histoire est arrivée le 10 mars, reprit Yukawa. Kusanagi m’a dit que tu étais rentré assez tôt ce jour-là.

— Oui, je n’avais rien de particulier à faire, je crois que j’ai dit aux policiers que j’étais revenu vers sept heures.

— Et tu t’es ensuite mis à tes problèmes ?

— Oui, si on peut dire.

Tout en lui répondant, Ishigami se demanda si Yukawa cherchait à établir s’il avait un alibi. Si c’était le cas, cela signifiait qu’il le soupçonnait de quelque chose.

— Je ne t’ai pas demandé si tu as un autre hobby que les mathématiques.

Ishigami rit.

— Non, je n’ai rien qui y ressemble. Les mathématiques me suffisent.

— Tu ne cherches jamais à te détendre ? En allant faire un tour en voiture, par exemple ? demanda Yukawa en faisant le geste de tenir un volant.

— Même si j’en avais le désir, cela me serait impossible. Je n’ai pas de voiture.

— Mais tu as le permis, non ?

— Ça te surprend ?

— Non. Parce que même si tu as fort à faire, tu as pu trouver le temps de prendre des leçons de conduite.

— Quand j’ai décidé de quitter notre université, je l’ai passé en toute hâte. Je pensais que ça pourrait m’aider à trouver du travail. En réalité, cela ne m’a servi à rien. Il s’interrompit et regarda le profil de Yukawa. Tu voulais vérifier si je savais conduire ?

Le physicien cligna des yeux comme s’il était surpris.

— Non. Pourquoi ?

— J’en ai eu l’impression.

— Je n’avais pas d’intention particulière. Je me disais que tu aimais peut-être conduire. Et j’avais envie de parler d’autre chose que de mathématiques.

— De mathématiques et de ce meurtre, tu veux dire.

Yukawa le surprit en riant aux éclats alors qu’il avait parlé d’un ton sarcastique.

— Tu as tout à fait raison.

Ils s’arrêtèrent sous le tablier du pont. Un homme aux cheveux blancs faisait cuire quelque chose dans une casserole placée sur un réchaud. Une bouteille d’alcool était posée à côté de lui. D’autres SDF traînaient dans les parages.

— Bon, je vais te laisser. Toutes mes excuses pour t’avoir parlé de choses déplaisantes, lança Yukawa lorsqu’il arriva en haut de l’escalier du pont.

— Dis à l’inspecteur Kusanagi que je suis désolé de ne pas pouvoir l’aider. Et que je regrette de ne pas pouvoir lui fournir ma collaboration.

— Tu n’as pas besoin de t’excuser. Tu permets que je revienne te voir un de ces jours ?

— Bien sûr mais…

— On parlera de mathématiques en buvant un verre…

— Ça ne serait pas plutôt de ce meurtre et de mathématiques ?

Yukawa haussa les épaules et fronça le nez.

— Ce n’est pas exclu. A propos, j’ai une idée pour un nouveau problème de mathématiques. Tu pourrais y penser si tu as le temps ?

— De quoi s’agit-il ?

— Qu’est-ce qui est le plus difficile : élaborer un problème que personne ne peut résoudre, ou résoudre ce problème ? En supposant que la réponse existe nécessairement. Tu ne trouves pas l’idée intéressante ?

— Très, répondit Ishigami en regardant Yukawa. Je vais y réfléchir.

Yukawa hocha la tête et lui tourna le dos. Il continua à marcher vers la rue.

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