15

La pendule indiquait sept heures trente. Ishigami sortit de son appartement, sa serviette à la main. Elle contenait son bien le plus précieux, le dossier des recherches qu’il menait sur une théorie mathématique. Il les avait entamées des années auparavant. Cette théorie avait déjà été le sujet de sa maîtrise à l’université. Ses travaux n’étaient pas encore terminés.

Il estimait avoir encore besoin d’une vingtaine d’années pour les achever. C’était un minimum. A ses yeux, le sujet était si difficile qu’il méritait qu’un mathématicien y voue sa vie. Il était tout aussi persuadé d’être le seul capable de le faire.

Ishigami pensait souvent que sa vie serait parfaite s’il pouvait consacrer toute son énergie et tout son temps à ses recherches sans avoir à les gaspiller pour d’autres tâches. Chaque fois qu’il se laissait envahir par l’angoisse de ne pas parvenir au bout de son travail avant de mourir, il regrettait le temps passé à des choses sans rapport avec ses recherches.

Il ne pouvait envisager de se séparer de ce dossier. Sitôt qu’il avait une minute de libre, il se sentait obligé de faire progresser, ne serait-ce que d’un pas, ses travaux. Il lui suffisait pour cela de disposer d’un crayon et de papier. Il était comblé chaque fois qu’il pouvait le faire.

Il suivit machinalement son trajet habituel. Il traversa le pont Shin-Ohashi, descendit sur la berge de la Sumida. Les abris couverts de bâches en plastique bleu s’alignaient sur sa droite. L’homme à la longue queue de cheval blanche faisait chauffer une casserole sur un réchaud. Ishigami ne voyait pas ce qu’il y avait à l’intérieur. Un chien d’une race indéterminée, au pelage marron clair, était attaché à côté de lui. Il était assis, le dos tourné à son maître, comme s’il était épuisé.

L’homme aux boîtes de conserve en écrasait, comme à son habitude. Il parlait tout seul, à voix basse. Deux grands sacs poubelles remplis de boîtes écrasées étaient posés à côté de lui.

Il arriva au banc situé un peu plus loin. Personne ne l’occupait. Ishigami tourna un instant la tête pour y jeter un coup d’œil. Il ne ralentit pas.

Quelqu’un s’approchait de lui en venant de la direction opposée. C’était l’heure de la vieille dame aux trois chiens, mais ce ne devait pas être elle. Il releva la tête pour s’en assurer.

Il poussa un cri de surprise et s’arrêta.

L’autre personne n’en fit pas autant. Bien au contraire, elle vint à sa rencontre en souriant. Elle ne s’immobilisa qu’arrivée à sa hauteur.

— Bonjour ! le salua Yukawa.

Ishigami hésita une seconde et se passa la langue sur les lèvres avant de répondre :

— Tu m’attendais ?

— Evidemment ! répondit avec entrain le physicien. Enfin pas tout à fait. Je suis venu à pied depuis le pont Kiyosu, et je me suis dit que j’allais sans doute te croiser.

— Tu avais un besoin pressant de me voir ?

— Pressant… je n’en suis pas sûr. Peut-être, fit-il en penchant la tête de côté.

— Tu veux me parler maintenant ? demanda Ishigami en regardant sa montre. Je n’ai pas beaucoup de temps.

— Dix minutes, un quart d’heure me suffiront.

— Dans ce cas, faisons-le en marchant, si tu es d’accord.

— Ça me convient mais… Yukawa regarda autour de lui. Je voudrais te parler ici quelques minutes. Deux ou trois minutes. Asseyons-nous sur ce banc.

Sans attendre l’assentiment d’Ishigami, il y alla.

Ishigami soupira avant de le rejoindre.

— On a déjà fait ce trajet ensemble, remarqua Yukawa.

— C’est vrai.

— Et tu m’as dit, en regardant les SDF, qu’on pourrait régler sa montre sur leurs actions. Tu te rappelles ?

Yukawa hocha la tête, l’air satisfait.

— Nos vies, la tienne comme la mienne, sont régies par le temps. Parce que nous sommes tous les deux happés par les engrenages de la montre qu’est la société dans laquelle nous vivons. Une montre ne peut fonctionner sans engrenages. Les gens ne tolèrent pas que l’on vive seul en suivant ses propres règles. Cela nous apporte la stabilité mais en même temps nous prive de liberté. J’ai entendu dire que parmi les sans-abri, certains n’ont aucune envie de retrouver la vie qu’ils avaient avant.

— Tes deux ou trois minutes seront vite passées si tu continues à les gâcher ainsi. Ishigami consulta sa montre. Tu en as déjà utilisé une.

— Ce que je voulais dire, c’est que dans notre monde, aucun engrenage n’est inutile, et que l’engrenage lui-même décide à quoi il servira. Yukawa ne quittait pas Ishigami des yeux. Tu as décidé de quitter l’enseignement ?

Ishigami ouvrit de grands yeux étonnés.

— Pourquoi me demandes-tu cela ?

— Je ne sais pas, j’en ai l’impression. Parce que je ne pense pas que tu croies que l’engrenage qui t’a été assigné soit d’enseigner les mathématiques au lycée.

Yukawa se leva du banc.

— Allons-y !

Les deux hommes se mirent à marcher sur la berge surélevée de la Sumida. Ishigami se taisait, laissant à son ami le soin d’animer la conversation.

— J’ai appris que Kusanagi était venu te voir. Pour vérifier ton alibi.

— Oui, la semaine dernière.

— Il te soupçonne.

— Oui, j’en ai l’impression. Je dois avouer que je ne comprends absolument pas pourquoi.

Yukawa esquissa un sourire en l’entendant.

— A dire vrai, il n’y croit pas entièrement. Il a remarqué que je m’intéressais à toi et cela a attiré son attention, c’est tout. Je ne devrais sans doute pas te le dire, mais la police n’a presque rien qui justifie un quelconque soupçon à ton égard.

Ishigami s’arrêta.

— Pourquoi me racontes-tu cela ?

Yukawa s’immobilisa à son tour et le regarda.

— Parce que je suis ton ami. C’est ma seule raison.

— Tu penses que tu dois me le dire parce que tu es mon ami ? Pourquoi ? Je n’ai rien à voir avec ce meurtre. Que la police me soupçonne ou non, cela ne change rien pour moi.

Yukawa soupira profondément. Puis il secoua légèrement la tête de côté. Ishigami le remarqua. Il ressentit de l’irritation en voyant l’expression presque attristée du physicien.

— Ce n’est pas une question d’alibi, dit calmement Yukawa.

— Hein ?

— Kusanagi et ses collègues ne pensent qu’à démontrer que l’alibi est faux. Ils croient qu’ils parviendront à la vérité s’ils arrivent à prouver que l’alibi de Yasuko Hanaoka ne tient pas, si tant est qu’elle soit coupable. De la même façon, si tu es son complice, ils pensent que détruire ton alibi leur permettra de faire s’effondrer votre citadelle.

— Je ne comprends pas du tout pourquoi tu me dis tout cela, reprit Ishigami. C’est normal que les policiers raisonnent ainsi, non ? Si tant est, comme tu le dis, qu’elle soit coupable.

Yukawa esquissa à nouveau un sourire.

— Kusanagi m’a raconté quelque chose d’amusant. Au sujet de la manière dont tu prépares les problèmes d’examen. Il m’a expliqué que tu utilises les a priori de tes élèves pour les égarer. Que tu donnes à un problème l’aspect d’une question de géométrie quand il porte en réalité sur les fonctions. J’en ai été impressionné. Cela me paraît une excellente méthode pour voir quels sont les élèves qui essaient de résoudre les problèmes sur la base de ce qu’ils ont dans leur manuel, sans comprendre la vraie nature des mathématiques. Ils croient avoir affaire à un problème de géométrie qu’ils essaient de résoudre grâce à la géométrie. Et ils n’y arrivent pas. Le temps passe mais ils ne progressent pas d’un centimètre dans la résolution du problème. Ce n’est peut-être pas très gentil, mais c’est une manière efficace de vérifier ce dont ils sont capables.

— Où veux-tu en venir ?

— A Kusanagi et ses collègues, reprit-il d’un ton sérieux. Ils s’égarent en cherchant à démonter les alibis. C’est certainement normal, puisque leur suspect no 1 ne cesse de souligner qu’elle en a un. Mais ils n’avancent pas d’un pouce. Ils voudraient y trouver une faiblesse, c’est humain. Nous faisons la même chose dans nos recherches. Mais dans notre monde, il arrive souvent que la faiblesse se trouve à un endroit qui n’a rien à voir avec notre cible. Kusanagi et ses collègues sont tombés dans ce piège. Plus précisément, ils en sont prisonniers.

— Tu ne crois pas que si tu as des doutes sur la direction de l’enquête, tu ferais mieux d’en faire part à la police plutôt qu’à moi ?

— Bien sûr. Je finirai par le faire, tôt ou tard. Mais je voulais d’abord te parler. Je t’ai déjà dit pourquoi tout à l’heure.

— Parce que tu es mon ami, c’est ça ?

— Et aussi parce que je ne veux pas perdre ton talent. Je voudrais que tu cesses sans tarder de te préoccuper de ces choses embêtantes pour te consacrer à ce que tu as à faire. Je ne veux pas que tu gâches tes ressources intellectuelles.

— Je n’ai pas attendu tes recommandations, rassure-toi, je ne perds pas mon temps.

Ishigami se remit à marcher, non parce qu’il craignait d’être en retard, mais parce que rester sur place lui était pénible.

Yukawa lui emboîta le pas.

— Pour résoudre cette énigme, il faut cesser de penser que c’est l’alibi qui compte. Le problème est différent. Et la différence est plus grande encore que celle qui existe entre la géométrie et les fonctions.

— Je te pose cette question pour ma gouverne, mais à ton avis, quelle est la nature du problème ? demanda Ishigami qui marchait en regardant droit devant lui.

— Il faudrait plus de temps pour y répondre même brièvement, mais on pourrait dire qu’il porte sur le camouflage. Sur une manœuvre de dissimulation. Les enquêteurs s’y sont laissé prendre. Ce qu’ils prennent pour des indices n’en sont pas. Ils sont tombés dans le piège qui leur était tendu lorsqu’ils ont mis la main sur ce qu’ils ont pris pour une indication.

— Le problème paraît complexe.

— Il l’est. Mais si l’on change un tout petit peu de perspective, il est étonnamment simple. Si une personne médiocre cherche à réaliser une opération de camouflage complexe, elle creusera sa propre tombe en recherchant la complexité. Une personne géniale ne tombera pas dans ce travers. Elle arrivera à rendre le problème extrêmement complexe en sélectionnant une méthode très simple qu’une personne normale n’utiliserait certainement pas.

— Je croyais que les physiciens n’aimaient pas s’exprimer de façon abstraite.

— D’accord. Je vais essayer d’être plus concret. Tu as encore le temps ?

— Oui.

— Tu auras le temps d’aller chez le traiteur ?

Ishigami jeta un coup d’œil à Yukawa.

— Je n’y vais pas tous les jours.

— Ah oui ? Pourtant, j’ai entendu dire que tu y allais quasiment tous les jours.

— C’est le lien que tu vois entre cette affaire et moi ?

— Je pourrais répondre “oui”, ou “pas tout à fait”. Que tu ailles tous les jours acheter une boîte-repas là-bas n’a aucune importance, mais si tu y vas pour voir la femme en question, je ne peux pas négliger le fait que tu le fasses.

Ishigami s’arrêta et dévisagea Yukawa.

— Tu penses que parce que nous étions amis autrefois, tu peux te permettre de me dire n’importe quoi ?

Yukawa ne détourna pas les yeux. La fermeté de son regard exprimait sa détermination à soutenir celui de son ami.

— Tu es vraiment fâché ? Je sais que j’ai été désagréable.

— Tout ça est ridicule.

Ishigami se remit à marcher. Les deux hommes étaient presque arrivés au pont Kiyosu, et ils commencèrent à monter l’escalier.

— Les vêtements qui devaient être ceux de la victime ont été retrouvés non loin de l’endroit où gisait le corps, déclara Yukawa qui suivait Ishigami. A moitié consumés, dans un bidon en métal. La police suppose que le meurtrier les a brûlés. Quand je l’ai appris, je me suis demandé pourquoi il n’était pas resté sur place jusqu’à ce qu’ils soient complètement consumés. Kusanagi et ses collègues en ont déduit qu’il était pressé de quitter les lieux, mais moi, je me suis dit qu’il aurait pu partir en les emportant et s’en occuper plus tard. A moins que le meurtrier ait cru qu’ils brûleraient plus vite. Comme cette question m’obsédait, j’ai décidé de brûler moi-même des vêtements dans les mêmes conditions.

Ishigami s’arrêta à nouveau.

— Tu as brûlé des vêtements ?

— Oui, dans un bidon métallique qui avait la même taille. Un blouson, un pull, un pantalon, des chaussettes… et des sous-vêtements. Je les ai achetés chez un fripier, ça m’a coûté plus cher que je ne pensais. Nous ne sommes pas comme les mathématiciens, nous. Les expériences nous sont indispensables.

— Et à quel résultat es-tu arrivé ?

— Tout a très bien brûlé, en produisant des gaz toxiques. Tout. En un rien de temps. Probablement moins de cinq minutes.

— Et alors ?

— Comment se fait-il que le meurtrier n’ait pas attendu cinq minutes ?

— Je ne sais pas.

Arrivé en haut de l’escalier, Ishigami prit à gauche sur l’avenue du pont Kiyosu, la direction opposée à celle de chez Bententei.

— Tu ne vas pas t’acheter de boîte-repas ? lui demanda Yukawa comme il s’y attendait.

— Quelle obstination ! Je t’ai dit que je n’y vais pas tous les jours, répondit-il en fronçant les sourcils.

— J’espère que ça ne te privera pas de déjeuner, fit Yukawa debout à côté de lui. On a trouvé une bicyclette près du cadavre. Les enquêteurs ont établi qu’elle avait été volée près de la station de Shinozaki. On y a trouvé les empreintes digitales de la victime.

— Et alors ?

— Le meurtrier n’était pas bien malin, puisqu’il a pris la peine de défigurer la victime à coups de marteau et de lui brûler le bout des doigts. Mais si on suppose qu’il les a laissées intentionnellement, cela change tout. Dans quel but ?

— A ton avis ?

— Pour établir un lien entre la victime et la bicyclette… peut-être. Parce que cela n’aurait pas arrangé le meurtrier que le lien ne soit pas établi.

— Pourquoi ?

— Parce qu’il voulait faire croire à la police que la victime était venue en vélo sur le lieu du crime depuis Shinozaki. Il avait donc besoin d’une bicyclette particulière.

— Pourquoi ? Ce vélo n’était pas ordinaire ?

— Si, tout à fait. Mais il avait une caractéristique. Il était presque neuf.

Ishigami sentit ses poils se dresser sur tout son corps. Il réussit à grand-peine à contrôler sa respiration.

Il tressaillit en entendant une voix lui dire “bonjour”. Une lycéenne à bicyclette venait de le dépasser. Elle baissa légèrement la tête en le regardant.

— Ah… bonjour, se hâta-t-il de répondre.

— Je suis impressionné. Moi qui croyais qu’aujourd’hui les élèves ne saluaient plus leurs professeurs !

— Ceux qui le font sont très rares. Dis-moi, quelle importance a le fait que la bicyclette soit presque neuve ?

— La police n’en a rien conclu d’autre que la victime a préféré voler un vélo neuf plutôt qu’un vieux, mais les choses ne sont pas si simples. Ce qui comptait pour le meurtrier, c’était l’heure à laquelle le vol avait pu être commis.

— C’est-à-dire ?

— Le criminel ne voulait pas d’une bicyclette abandonnée près de cette gare depuis plusieurs jours. Il voulait que le propriétaire déclare ce vol. Il lui fallait donc une bicyclette neuve ou presque. En général, les propriétaires de vélos neufs ne les abandonnent pas près des gares, et la probabilité qu’ils déclarent un vol est plus élevée. Mais cette histoire de vélo n’est pas un élément essentiel du camouflage du crime. Pour le criminel, c’était un plus si cela fonctionnait comme il le souhaitait, et il a opté pour une méthode avec une probabilité de succès plus élevée.

— Hum !

Ishigami continua à marcher devant Yukawa sans faire de commentaire sur son raisonnement. Ils furent bientôt près du lycée. Des lycéens y arrivaient.

— Tout ce que tu me racontes là est intéressant et j’aimerais bien continuer à t’écouter, fit-il en s’immobilisant pour regarder le physicien. Mais je préfère finir le trajet seul, si tu le veux bien. Je n’ai pas envie que des élèves t’entendent.

— Ça vaut probablement mieux. J’ai l’impression de t’avoir dit ce que j’avais à te dire.

— C’était passionnant. L’autre jour, tu m’as posé une colle, n’est-ce pas : Qu’est-ce qui plus difficile, concevoir un problème insoluble, ou résoudre ce problème ? Tu te rappelles ?

— Oui. Et je t’ai dit qu’à mon avis concevoir un tel problème est plus difficile. La personne qui doit le résoudre ne doit pas oublier de respecter le concepteur.

— Je vois. Mais alors, que penses-tu du problème P ≠ NP ? Quel est le plus simple, chercher la solution d’un problème, ou vérifier sa solution ?

Une expression perplexe apparut sur le visage de Yukawa. Il ne comprenait visiblement pas ce que pensait Ishigami.

— Tu as fourni une réponse le premier. Et maintenant le moment est venu de savoir comment répondrait une tierce personne, dit Ishigami en tendant le doigt vers son ami.

— Ishigami…

— Bon, à la prochaine ! fit-il en s’éloignant.

Il serrait sa serviette contre lui. On en est déjà là, pensa-t-il. Le physicien a tout compris…

Misato continua à garder le silence pendant qu’elle mangeait son dessert. Yasuko se demanda avec inquiétude si elle avait fait une erreur en le priant de l’accompagner.

— Alors, Misato, tu n’as plus faim ? demanda Kudo à l’adolescente, avec la même amabilité que celle qu’il lui montrait depuis le début de la soirée.

Misato fit oui de la tête, sans même le regarder, tout en portant une nouvelle cuillerée à sa bouche.

Ils finissaient leur dîner dans un restaurant chinois de Ginza. Kudo avait insisté pour que Yasuko vienne avec sa fille, et elle ne lui avait pas laissé le choix. Comme la perspective d’un bon repas ne suffisait pas à appâter une adolescente de son âge, Yasuko avait utilisé un argument massue en affirmant que son refus d’accepter l’invitation risquait d’attirer l’attention de la police.

Elle le regrettait. Elle craignait que Kudo, qui avait passé son temps à chercher en vain un sujet de conversation intéressant pour Misato, ait trouvé la compagnie de sa fille déplaisante.

Une fois la dernière bouchée avalée, Misato se tourna vers sa mère :

— Je vais aux toilettes.

— Bien, répondit-elle.

Sitôt que l’adolescente eut quitté la table, Yasuko se tourna vers Kudo en joignant les mains :

— Pardonne-moi !

— Hein ? Mais de quoi donc ? demanda-t-il l’air surpris.

De toute évidence, il jouait la comédie.

— Elle est timide, tu sais ! Et encore plus en présence d’hommes adultes.

Kudo rit.

— Je ne m’attendais pas à ce qu’elle m’accepte d’emblée. A son âge, j’avais la même attitude qu’elle. Mon but aujourd’hui était de faire connaissance, c’est tout.

— Merci.

Kudo acquiesça de la tête et sortit des cigarettes et un briquet de la poche de son veston posée sur le dossier de sa chaise. Il n’avait pas fumé pendant le repas, probablement à cause de Misato.

— Je voulais te demander… Il n’y a rien de neuf ? l’interrogea-t-il après avoir recraché de la fumée.

— De quoi parles-tu ?

— Mais… de l’affaire, bien sûr.

— Ah… soupira Yasuko en détournant les yeux avant de reprendre en le regardant : Non, rien de particulier. La vie suit son cours.

— Je suis content de l’apprendre. La police n’est pas revenue te voir ?

— Non, pas récemment. Ils ne sont pas non plus revenus au magasin. Et chez toi ?

— Non, non plus. Je ne fais apparemment plus partie des suspects. Il fit tomber la cendre de sa cigarette dans le cendrier. Mais il y a une chose qui m’inquiète un peu.

— Quoi donc ?

— Eh bien… commença-t-il avec une expression embarrassée. Ces derniers temps, il arrive souvent que le téléphone sonne et qu’il n’y ait personne au bout du fil lorsque je décroche. Quand je suis chez moi.

— Ah bon ! Mais c’est très désagréable ! s’exclama Yasuko en fronçant les sourcils.

— Et puis… fit-il d’un ton hésitant, en sortant un papier d’une poche de son veston. J’ai trouvé ça dans ma boîte aux lettres.

Yasuko le regarda, vit son nom et sursauta. Elle lut : “Ne t’approche pas de Yasuko Hanaoka. Un type comme toi ne saura pas la rendre heureuse.”

Le texte était écrit sur un traitement de texte. Il n’était pas signé.

— Tu l’as reçu par la poste ?

— Non, je l’ai trouvé dans ma boîte aux lettres, sans timbre.

— Tu soupçonnes quelqu’un ?

— Absolument pas. C’est pour cela que je voulais t’en parler.

— Je ne vois pas du tout qui pourrait avoir fait cela… dit-elle en tirant à elle son sac à main d’où elle sortit un mouchoir pour essuyer ses mains moites. Tu n’as reçu que cette lettre ?

— Non, il y avait aussi une photo.

— Une photo ?

— Prise le jour où je t’avais donné rendez-vous à Shinagawa. Au moment où je descendais de ma voiture, dans le parking de l’hôtel. Pourtant je n’ai rien remarqué, dit Kudo en penchant la tête de côté.

Sans même y penser, Yasuko parcourut la salle des yeux. Mais il était impossible que quelqu’un les surveille dans ce restaurant.

Le retour de Misato les força à parler d’autre chose. Ils se séparèrent à la sortie du restaurant et Yasuko et sa fille prirent un taxi.

— C’était bon, n’est-ce pas ?

Misato, qui continuait à bouder, ne lui répondit pas.

— Tu t’es montrée bien impolie à faire la tête tout le temps.

— Tu n’avais qu’à pas m’amener. Je voulais pas venir.

— Mais tu étais invitée !

— Tu n’avais qu’à y aller toute seule. La prochaine fois, ça sera sans moi.

Yasuko soupira. Kudo croyait qu’avec le temps, Misato finirait par l’accepter, mais elle n’en était pas certaine.

— Tu vas te marier avec lui ?

Cette question soudaine surprit tellement Yasuko qu’elle tressaillit.

— Qu’est-ce que tu racontes !

— Je suis sérieuse ! T’as envie de te marier avec lui, non ?

— Non.

— C’est vrai ?

— Bien sûr. Nous nous voyons de temps en temps, c’est tout.

— Je préfère ça.

— Que veux-tu dire ?

— Rien, dit Misato en tournant lentement la tête vers sa mère. Je me disais que ce ne serait pas très malin de trahir ce monsieur…

— Ce monsieur ? De qui parles-tu ?

Misato rentra le menton en regardant sa mère droit dans les yeux. Yasuko comprit qu’elle parlait de leur voisin sans oser dire son nom, probablement parce qu’elle craignait que le chauffeur de taxi ne l’entende.

— Tu n’as pas besoin de te faire de souci à ce sujet, glissa Yasuko en se détendant.

— Hum ! dit Misato qui ne semblait pas la croire.

Yasuko se tracassait au sujet d’Ishigami. Elle n’avait pas attendu que Misato le lui rappelle. Elle y pensait depuis que Kudo lui avait parlé de cette étrange missive.

Elle ne voyait qu’une seule personne capable d’avoir fait cela. Elle n’avait pas oublié le regard sombre qu’Ishigami lui avait lancé quand il l’avait vue descendre du taxi dans lequel Kudo l’avait ramenée chez elle.

Elle n’avait aucun mal à imaginer qu’Ishigami soit rongé de jalousie vis-à-vis de Kudo. Les sentiments qu’il avait pour elle étaient indiscutablement la raison pour laquelle il l’avait aidée à dissimuler le crime et continuait à les protéger, elle et sa fille, de la police.

Etait-ce aussi lui qui harcelait Kudo ? Si c’était le cas, Yasuko s’inquiétait de ses intentions à son égard. Voulait-il dorénavant contrôler sa vie, sous prétexte qu’il était son complice ? Cela signifiait-il qu’il ne la laisserait pas se marier avec un autre homme, ni même avoir des relations avec quelqu’un d’autre que lui ?

Grâce à Ishigami, Yasuko semblait en passe d’échapper à la police pour le meurtre de Togashi. Elle lui en était reconnaissante. Avait-il dissimulé le crime pour la contraindre à passer le reste de ses jours sous sa surveillance ? Mais alors, sa vie serait la même que si Togashi était vivant ! La seule différence serait qu’Ishigami le remplacerait. Et qu’elle ne pouvait pas plus se soustraire à lui que le trahir.

Le taxi arriva devant leur immeuble. Elles en descendirent et gravirent l’escalier. Il y avait de la lumière dans l’appartement de son voisin.

De retour chez elle, Yasuko se changea. Elle venait de finir lorsqu’elle entendit se refermer la porte d’Ishigami.

— Tu as entendu, maman ? demanda Misato. Tu vois, il t’attendait ce soir aussi.

— Je sais, répondit sa mère d’un ton cassant.

Quelques minutes plus tard, son téléphone portable sonna.

— Bonsoir, c’est Ishigami. Elle ne s’était pas trompée. Je ne vous dérange pas ?

— Non, pas du tout.

— S’est-il passé quelque chose de spécial aujourd’hui ?

— Non, rien.

— Ah bon ! Tant mieux.

Elle l’entendit respirer bruyamment.

— J’ai plusieurs choses à vous dire ce soir. Tout d’abord, j’ai déposé trois lettres dans votre boîte. Vérifiez qu’elles y sont tout à l’heure.

— Trois lettres… répéta Yasuko en regardant la boîte aux lettres accrochée à sa porte.

— Vous en aurez besoin plus tard, gardez-les précieusement. Vous avez bien compris ?

— Euh… oui.

— Vous trouverez aussi une feuille qui vous explique comment vous en servir. Il va sans dire que vous devrez la détruire. C’est compris ?

— Oui. Voulez-vous que j’aille voir tout de suite ?

— Non, cela ira très bien plus tard. Et j’ai une chose importante à vous dire.

Ishigami s’interrompit. Yasuko devina qu’il hésitait.

— Oui. Quoi donc ? demanda-t-elle.

— C’est à propos de cette manière de communiquer avec vous, commença-t-il. Cet appel sera le dernier. Je ne vous contacterai plus. Et vous ne devez pas non plus le faire. Quoi qu’il arrive désormais, vous et votre fille devez continuer à être des spectateurs. Il n’y a que de cette façon que vous vous en sortirez.

Yasuko l’écoutait, le cœur battant.

— Mais… monsieur Ishigami, je ne suis pas sûre de tout saisir…

— Vous comprendrez plus tard. Je ne peux pas vous en dire plus pour le moment. Mais vous ne devez à aucun prix oublier ce que je viens de vous dire. Vous m’avez bien compris ?

— Attendez un peu, s’il vous plaît. Vous ne pourriez pas me donner un peu plus d’explications ?

Misato, qui avait remarqué l’émotion de sa mère, s’approcha d’elle.

— Je ne pense pas que cela soit nécessaire. Eh bien, au revoir.

— Mais… écoutez… dit-elle, mais il avait déjà raccroché.

Le portable de Kusanagi sonna alors qu’il était en voiture. Kishitani était au volant et Kusanagi y répondit à moitié allongé sur le siège avant qu’il avait baissé au maximum.

— Kusanagi à l’appareil.

— C’est moi, Mamiya, fit la voix rauque de son supérieur. Reviens immédiatement au commissariat d’Edokawa.

— Vous avez trouvé quelque chose ?

— Non. Tu as de la visite. Quelqu’un veut te voir.

— De la visite ? demanda Kusanagi en pensant à Yukawa.

— Oui, Ishigami. Le professeur de lycée qui habite l’appartement voisin de celui de Yasuko Hanaoka.

— Ishigami ? Il veut me voir ? Je ne peux pas lui parler au téléphone ?

— Non, répondit Mamiya d’un ton ferme. Il a quelque chose d’important à nous dire.

— Il vous a déjà parlé ?

— Il dit que c’est à toi qu’il veut dire le plus important. Donc dépêche-toi de revenir.

— D’accord, j’arrive tout de suite. Il plaça sa main sur le téléphone et tapa sur l’épaule de Kishitani. Il faut qu’on retourne immédiatement au commissariat d’Edokawa.

— Il dit que c’est lui qui l’a tué, ajouta Mamiya.

— Hein ? Qu’est-ce que vous dites ?

— Il affirme avoir tué Togashi. Il vient de reconnaître les faits.

— Pas possible ! s’exclama-t-il en se redressant d’un bond.

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