14

La mauvaise humeur était apparente sur les visages des élèves. Certains exprimaient même de la douleur. D’autres avaient dépassé ce stade et affichaient leur découragement. Morioka, pour sa part, n’avait pas même jeté un regard à sa copie depuis le début de l’examen. Il regardait par la fenêtre, la tête posée sur le poing. Il faisait beau, le ciel au-dessus de la ville était uniformément bleu. Peut-être regrettait-il de ne pouvoir passer la journée à profiter du soleil au lieu de la consacrer à ces bêtises.

Les vacances de printemps avaient commencé. Mais certains élèves devaient passer de déprimantes épreuves. Les élèves qui n’avaient pas réussi à atteindre le niveau minimum requis pour passer en classe supérieure étaient si nombreux que le lycée avait organisé une session de rattrapage. Trente des élèves de la classe d’Ishigami avaient dû y participer, un nombre bien plus important que dans les autres matières. La session se concluait par un examen final, qui avait lieu ce jour.

Pendant qu’il le préparait, Ishigami avait reçu l’ordre du proviseur adjoint de ne pas choisir de problèmes trop complexes.

— Je n’aime pas le reconnaître, mais vous savez comme moi qu’en réalité, ce n’est qu’une formalité. Nous ne pouvons pas admettre en classe supérieure des élèves qui ont échoué. Cela ne vous amuse probablement pas non plus de passer votre temps à cela. Les élèves se plaignent depuis longtemps de la difficulté de vos problèmes. Je vous serai par conséquent reconnaissant de faire en sorte que tous ceux qui passent cet examen final le réussissent sans difficulté.

Ishigami ne pensait pas du tout que les problèmes qu’il posait à ses élèves étaient difficiles. Il les trouvait simples. Ils ne s’écartaient pas de ce qui avait été vu en classe, et un élève qui maîtrisait les connaissances fondamentales aurait dû pouvoir les résoudre en peu de temps. Ils n’étaient qu’une variation de ce qu’il leur avait enseigné. Cette variation les rendait cependant différents de ceux des manuels ou des cahiers d’exercices, et les élèves qui s’étaient contentés de retenir les étapes à suivre avaient du mal à les résoudre.

Mais il s’était conformé aux instructions du proviseur adjoint pour cette épreuve. Il avait utilisé des problèmes qui provenaient des recueils d’exercices, que l’on pouvait résoudre en ayant travaillé normalement.

Morioka bâilla ouvertement et regarda l’horloge. Son regard croisa celui d’Ishigami.

Contrairement à l’expression embarrassée que le professeur s’attendait à voir apparaître sur son visage, l’élève lui fit une grimace en croisant ses deux avant-bras devant lui pour former le “x” de l’échec, comme pour lui faire comprendre qu’il avait renoncé.

Ishigami y répondit par un sourire. Morioka sembla d’abord décontenancé, puis il sourit à son tour et recommença à regarder par la fenêtre.

Ishigami se souvint de la question qu’il lui avait posée quelque temps auparavant : “Le calcul différentiel, à quoi ça va nous servir ?” Le professeur le lui avait expliqué en utilisant l’exemple des courses de motos, mais il n’était pas sûr d’avoir été compris.

L’attitude de Morioka ne lui avait pas déplu. Questionner la nécessité de ce qui est enseigné est sain. Ce n’est qu’après avoir dissipé ce genre d’incertitude que l’on peut véritablement étudier. Ce questionnement était indispensable pour trouver le chemin qui menait à la compréhension de la véritable nature des mathématiques.

Trop d’enseignants ne faisaient pas l’effort de répondre aux doutes élémentaires exprimés par leurs élèves. Ishigami avait tendance à penser qu’ils en étaient incapables. Comme le seul but de ces enseignants qui ne comprenaient pas la véritable nature des mathématiques était de suivre le programme et de permettre à leurs élèves d’obtenir les notes nécessaires, ces doutes les dérangeaient.

Ishigami s’interrogeait sur ce qu’il était en train de faire. Avec cet examen sans aucun rapport avec l’essence des mathématiques, son unique objectif était d’attribuer à ses élèves les notes dont ils avaient besoin. Le noter, décider qui avait réussi et qui avait raté, n’avait aucun sens. Ce n’était ni des mathématiques ni de l’éducation.

Ishigami se leva. Il inspira profondément.

— Vous pouvez arrêter de répondre aux questions, dit-il en faisant le tour de la salle des yeux. Pendant le temps qui reste, je veux que vous écriviez ce que vous pensez aujourd’hui au dos de la feuille d’examen.

Une certaine confusion apparut sur le visage des élèves. Un brouhaha s’éleva, fait de murmures : “Comment ça, ce qu’on pense ?”

— Je veux connaître vos idées sur les mathématiques. Tant que vous parlez de cela, vous pouvez écrire ce que vous voulez, ajouta-t-il. Cette partie-là aussi comptera pour la note.

Le soulagement remplaça l’embarras chez les élèves.

— Vous le noterez ? Ça comptera pour combien ? demanda un garçon.

— Tout dépendra de ce que vous écrivez. Si vous n’avez pas réussi à résoudre les problèmes, faites un effort supplémentaire pour cette partie-là ! répondit-il en se rasseyant.

Tous les élèves retournèrent leur feuille d’examen. Certains se mirent immédiatement à écrire. Morioka en était.

Je vais pouvoir tous les faire passer, se dit Ishigami. Donner des points pour une copie blanche était impossible, mais pas en attribuer autant qu’il en fallait si les élèves avaient écrit quelque chose. Le proviseur adjoint lui ferait peut-être une remarque, mais il ne pourrait qu’approuver sa décision de faire réussir tous les élèves.

La sonnerie qui marquait la fin de l’examen retentit. Ishigami accorda cinq minutes de plus aux quelques élèves qui réclamaient encore un peu de temps.

Il quitta la salle de classe après avoir ramassé toutes les copies. Sitôt qu’il fut dehors, les élèves commencèrent à parler tout haut. Certains s’exclamèrent : “On a eu de la chance !”

Il retourna dans la salle des professeurs. Un employé administratif l’y attendait.

— Monsieur Ishigami, quelqu’un veut vous voir.

— Quelqu’un veut me voir ?

L’employé s’approcha et lui souffla à l’oreille :

— Il m’a dit qu’il était inspecteur de police.

— Ah…

— Comment voulez-vous faire ? demanda l’employé en le regardant avec une expression intriguée.

— Que voulez-vous que je fasse ? Il m’attend, non ?

— Oui, mais je peux inventer quelque chose pour le faire partir.

Ishigami sourit poliment.

— Ce n’est pas la peine. Où est-il ?

— Je l’ai fait attendre dans le parloir.

— Je vais y aller.

Il rangea les copies dans sa serviette et quitta la salle des professeurs. Il les corrigerait chez lui.

Comme l’employé le suivait, il lui dit qu’il n’avait pas besoin de lui. Il devinait sa curiosité, son désir de connaître la raison de cette visite. D’ailleurs, si l’employé lui avait offert de renvoyer le policier, c’était certainement parce qu’il se disait que cela lui permettrait de questionner plus facilement Ishigami.

En arrivant au parloir, il ne fut pas surpris de voir l’inspecteur Kusanagi.

— Je suis désolé de vous déranger sur votre lieu de travail, s’excusa-t-il en se levant pour le saluer.

— Comment avez-vous deviné que je serais ici, alors que les vacances de printemps ont commencé ?

— Je suis d’abord passé chez vous, et comme vous n’étiez pas là, j’ai téléphoné au lycée et j’ai appris que vous surveilliez un examen de rattrapage. Les enseignants n’ont pas la vie facile !

— Celle des élèves est encore plus difficile. Et il s’agissait d’un examen de repêchage.

— Ah, vraiment ? Si c’est vous qui l’avez préparé, il devait être difficile.

— Pourquoi dites-vous cela ? demanda Ishigami en scrutant le visage du policier.

— Pour rien… c’est juste une impression.

— Il n’était pas difficile même s’il comportait quelques pièges pour les élèves qui se laissent égarer par leurs a priori.

— Quelques pièges ?

— Oui, comme un problème de fonctions qui avait l’apparence d’un problème de géométrie, expliqua-t-il en s’asseyant en face de Kusanagi. Mais peu importe ! Que me vaut votre visite aujourd’hui ?

— Rien de grave, fit l’inspecteur qui s’assit à son tour et sortit son calepin. Je voulais vous poser quelques questions sur ce fameux soir.

— De quel soir parlez-vous ?

— De celui du 10 mars. Pendant lequel, comme vous le savez certainement, a eu lieu le crime sur lequel j’enquête.

— Ce cadavre retrouvé sur la berge de l’Arakawa ?

— Non, pas de l’Arakawa, mais de la Kyu-Edogawa, le corrigea Kusanagi. L’autre jour, je vous ai posé des questions à propos de votre voisine, Mme Hanaoka, n’est-ce pas ? Je vous avais demandé si vous n’avez rien remarqué de spécial chez elle ce soir-là.

— Je m’en souviens. Et je crois vous avoir répondu que ce n’était pas le cas.

— Exactement. J’aurais voulu vous poser encore quelques questions à ce sujet.

— Mais lesquelles ? Je ne me souviens de rien de particulier, et je ne pense pas pouvoir me rappeler quelque chose, déclara Ishigami avec une expression aimable.

— Bien sûr, mais un détail qui vous semble insignifiant peut ne pas l’être à nos yeux. Cela m’aiderait si vous pouviez vous souvenir de ce qui s’est passé ce soir-là de la manière la plus détaillée possible, même si cela n’a aucun lien avec cette affaire.

— Ah… je vois, répondit Ishigami en se caressant le cou.

— Je me suis dit que vous auriez peut-être un peu de mal, puisque du temps a passé depuis, et je me suis permis d’emprunter cela, dit-il en montrant la feuille de présence d’Ishigami, la répartition de ses heures entre les différentes classes, et le tableau des horaires du lycée. Vous vous en souviendrez peut-être mieux en vous y référant. Le secrétariat du lycée a bien voulu m’en donner copie.

Ces documents firent comprendre à Ishigami le but du policier. Malgré ses propos ambigus, il n’était pas en quête d’informations sur Yasuko Hanaoka mais il voulait vérifier s’il avait un alibi. Ishigami ne voyait aucun élément concret qui justifie l’attention que lui accordait la police. Mais une chose le préoccupait. Il s’agissait bien évidemment des agissements de Manabu Yukawa.

En tout état de cause, si le policier avait pour but de vérifier son alibi, il devait réagir. Ishigami se redressa sur sa chaise.

— Ce soir-là, je suis resté au lycée jusqu’à la fin de l’entraînement de judo et j’ai dû rentrer chez moi vers dix-neuf heures. Je crois vous l’avoir déjà dit.

— En effet. Et vous n’êtes pas sorti ensuite ?

— Eh bien… non, je ne pense pas.

Il hésitait intentionnellement pour se donner le temps de comprendre où voulait en venir Kusanagi.

— Vous n’avez pas eu de visite ? Personne n’a téléphoné ?

Ishigami inclina légèrement la tête de côté en l’entendant.

— Vous parlez de moi ? Ou de ma voisine ?

— De vous.

— De moi ?

— Je comprends parfaitement que vous vous demandiez quel rapport cela peut avoir avec cette affaire. N’allez pas penser que nous vous soupçonnons, non, nous cherchons simplement à établir ce qui s’est passé dans l’entourage de Yasuko Hanaoka ce soir-là.

Ishigami trouva cette explication peu convaincante. L’inspecteur en était probablement conscient.

— Je n’ai eu aucune visite ce soir-là. Je ne pense pas non plus que quelqu’un m’ait appelé. Je reçois très peu d’appels en général.

— Bien.

— Je suis vraiment désolé que vous vous soyez donné la peine de venir me voir alors que je ne peux rien dire qui vous soit utile.

— Cela n’a aucune importance. Mais… commença Kusanagi en prenant en main la feuille de présence d’Ishigami. Je vois que vous avez été absent le 11 au matin. Vous n’avez assuré que vos cours de l’après-midi, ce jour-là. Il s’est passé quelque chose ?

— Le 11 ? Non, rien de grave. J’étais souffrant, et je suis resté chez moi. Les cours du troisième trimestre étaient presque finis, je me suis dit que cela ne poserait pas de problème.

— Vous êtes allé chez le médecin ?

— Non, je n’étais pas mal à ce point. D’ailleurs, j’ai pu donner mes cours l’après-midi.

— Tout à l’heure au secrétariat, on m’a dit que vous étiez rarement absent. Mais qu’il vous arrivait environ une fois par mois de vous absenter une matinée.

— Le fait est que c’est de cette façon que je prends mes congés.

— Et on m’a aussi indiqué que vous continuiez vos recherches en mathématiques, en travaillant fréquemment toute la nuit. La personne du secrétariat m’a expliqué qu’il vous arrivait de prendre une matinée de congé quand vous passiez une nuit blanche à vos recherches.

— Oui, je me souviens de leur en avoir parlé.

— D’après ce que j’ai compris, vous le faites environ une fois par mois, continua Kusanagi en regardant le planning. La veille du 11, autrement dit le 10, vous n’aviez pas non plus assuré vos cours du matin. Le secrétariat n’y a rien trouvé de bizarre, puisque ce n’est pas rare chez vous, mais votre absence du 11 leur a causé une certaine surprise. Parce que vous n’aviez jamais été absent deux matinées de suite.

— Jamais… Vraiment ? s’interrogea Ishigami en se posant la main sur la tête.

La plus grande prudence s’imposait.

— N’y accordez pas trop d’importance. Comme vous venez de le dire, j’avais travaillé tard dans la nuit du 9 et je ne suis venu au lycée qu’après midi le 10. Il se trouve qu’en rentrant chez moi ce soir-là, je ne me sentais pas bien, j’avais même un peu de fièvre, et je n’ai pas pu assurer mes cours du 11 au matin non plus.

— Mais vous avez donné ceux de l’après-midi ?

— Oui.

— Je vois, dit Kusanagi en lui lançant un regard ouvertement soupçonneux.

— Cela vous semble bizarre ?

— Non, non, mais vous ne deviez pas être bien malade si vous avez pu faire vos cours l’après-midi. Et en général, quelqu’un dans votre position ne s’absente pas même s’il ne se sent pas bien. D’autant plus que vous aviez déjà été absent la veille.

Son ton laissait clairement entendre qu’il trouvait suspecte la conduite d’Ishigami. Il devait savoir qu’il courait le risque que ce dernier prenne la mouche.

Ishigami eut un rire contraint comme s’il hésitait à le faire.

— Je ne peux pas vous dire le contraire mais le fait est que je me sentais si mal ce matin-là que je n’ai pas réussi à me lever. Cela allait beaucoup mieux en fin de matinée et je suis venu au lycée même si je n’étais pas encore tout à fait dans mon assiette. Je me sentais évidemment coupable de m’être déjà absenté la veille, comme vous venez de me le faire remarquer.

Kusanagi écouta ses explications en le regardant droit dans les yeux avec insistance. Ishigami eut l’impression que l’inspecteur était convaincu que le doute se manifesterait dans les yeux d’un suspect en train de mentir.

— Je vois. C’est vrai que comme vous faites du judo, une demi-journée de repos doit suffire à vous remettre d’aplomb. La personne du secrétariat m’a dit que c’était la première fois que vous aviez été souffrant.

— Mais pas du tout ! Il m’arrive d’avoir un rhume, comme tout le monde.

— Et c’était le cas ce jour-là ?

— Que voulez-vous dire ? Ce jour-là n’avait aucune signification particulière pour moi.

— Ah oui, j’avais oublié, fit Kusanagi qui referma son calepin et se leva. Je suis désolé de vous avoir dérangé sur votre lieu de travail.

— Et moi de ne pas avoir pu vous aider.

— Mais non.

Les deux hommes sortirent ensemble du parloir. Ishigami raccompagna le policier.

— Vous avez revu Yukawa depuis l’autre jour ? lui demanda Kusanagi en marchant.

— Non. Et vous ? Vous avez l’habitude de vous rencontrer de temps en temps, non ?

— Oui, mais j’ai été trop occupé ces temps-ci. Nous devrions passer une soirée ensemble tous les trois. Yukawa m’a dit que vous ne détestiez pas le saké ! s’exclama le policier en faisant le geste de lever un verre.

— Ce serait avec plaisir, mais vous ne croyez pas qu’il vaudrait mieux attendre que cette affaire soit terminée ?

— Vous avez raison, mais nous ne travaillons pas tout le temps, vous savez. Je vous appellerai !

— Je vois. Je compte sur vous.

— Vous pouvez ! conclut Kusanagi avant de quitter le lycée.

Ishigami revint dans le couloir et il observa depuis une fenêtre le policier qui s’éloignait. Kusanagi avait sorti son portable. De là où il était, Ishigami ne voyait pas son visage.

Il s’interrogeait sur la signification de cette visite destinée à vérifier son alibi. L’inspecteur devait avoir un motif pour le soupçonner. Quel pouvait-il être ? Il n’avait pas eu l’impression d’être considéré comme un suspect lors de leurs précédentes rencontres.

Pour autant qu’Ishigami puisse en juger par les questions posées par Kusanagi aujourd’hui, le policier n’avait pas encore compris la vraie nature de cette affaire. Il tâtonnait encore à bonne distance de la vérité. Mais découvrir qu’Ishigami n’avait pas d’alibi avait dû le satisfaire. Ce n’était pas un problème. Tout restait dans les limites prévues par Ishigami.

Le problème…

Le visage de Manabu Yukawa lui vint à l’esprit. Jusqu’à quel point avait-il subodoré la vérité ? Jusqu’à quel point était-il disposé à l’exposer ?

Yasuko lui avait raconté une chose étrange l’autre jour au téléphone. Yukawa lui aurait demandé ce qu’elle pensait de son voisin. Il s’était apparemment aperçu des sentiments qu’Ishigami avait pour elle.

Ishigami se remémora ses échanges avec Yukawa sans voir quel indice il lui avait donné à ce sujet. Comment le physicien avait-il pu s’en rendre compte ?

Il fit demi-tour et se dirigea vers la salle des professeurs. En chemin, il croisa l’employé de tout à l’heure.

— Et… le policier ?

— Il a obtenu les renseignements qu’il cherchait et il vient de partir.

— Vous ne rentrez pas encore chez vous ?

— Non, je viens de me souvenir que j’avais encore une chose à faire.

Ishigami s’éloigna de l’employé et se hâta de retourner dans la salle des professeurs.

Il s’assit à son bureau et se pencha pour regarder sous sa table. Il sortit quelques dossiers du casier qui s’y trouvait. Leur contenu n’avait rien à voir avec ses cours. Ils renfermaient une partie des résultats auxquels Ishigami était parvenu dans sa recherche d’une solution à un problème mathématique très complexe auquel il travaillait depuis plusieurs années.

Il les plaça dans sa serviette et sortit de la salle.

— Je vous ai déjà dit que la réflexion consiste à observer en réfléchissant. Se réjouir parce qu’une expérience produit le résultat escompté, c’est une impression, rien de plus ! Je ne peux pas croire que tout se soit passé comme vous vous y attendiez. Je veux que vous découvriez des choses lorsque vous réalisez une expérience. J’attends de vous que vous réfléchissiez un peu plus avant de rédiger votre compte rendu.

Contrairement à son habitude, Yukawa était irrité. Il rendit son rapport à l’étudiant dépité en secouant la tête avec mécontentement. L’étudiant inclina la sienne et quitta le bureau.

— Toi aussi, cela t’arrive de te mettre en colère ! s’exclama Kusanagi.

— Je ne suis pas en colère. Je lui ai expliqué un point important, c’est tout, dit Yukawa qui se leva pour se faire un café instantané. Tu as appris quelque chose depuis notre dernière rencontre ?

— J’ai vérifié si Ishigami avait un alibi. C’est-à-dire que je suis allé le voir pour lui en parler.

— Une attaque frontale, hein ? fit Yukawa, le dos appuyé à l’évier, sa tasse à la main. Comment a-t-il réagi ?

— Il m’a dit qu’il avait passé la soirée chez lui ce jour-là.

Yukawa fronça les sourcils et secoua la tête de côté.

— Je t’ai demandé comment il avait réagi, et non pas ce qu’il t’avait répondu.

— Comment il a réagi… Il n’a montré aucune hésitation. Il savait que je l’attendais, il a eu le temps de se préparer, je pense.

— Il ne t’a pas donné l’impression qu’il trouvait bizarre que tu lui demandes s’il avait un alibi ?

— Non, il ne m’a pas demandé pourquoi je lui posais cette question. Il faut dire que je ne l’ai pas non plus fait directement.

— C’est bien lui. Il avait peut-être prévu que tu le lui demanderais, remarqua Yukawa comme pour lui-même, avant de boire une gorgée de café. Et il t’a dit qu’il avait passé la soirée chez lui ?

— En plus, il n’a pas assuré ses cours le lendemain matin, parce que, soi-disant, il avait de la fièvre.

Kusanagi posa sur le bureau du physicien la feuille de présence d’Ishigami qu’il s’était procurée au lycée.

Yukawa revint s’asseoir à sa table de travail. Il prit le document.

— Le lendemain matin… c’est ça ?

— Il devait avoir des choses à régler après le meurtre. Et ça l’a empêché d’aller travailler.

— Cette femme qui travaille chez le traiteur, elle a fait quoi ce matin-là ?

— Je le lui ai bien sûr demandé et j’ai vérifié ses dires. Elle est arrivée à son travail à la même heure que d’habitude. Sache que sa fille a été à l’école. Elle n’est même pas arrivée en retard.

Yukawa reposa le document et croisa les bras.

— Qu’est-ce qu’il pouvait bien avoir à régler ?

— Je ne sais pas, moi. Se débarrasser de l’arme du crime ?

— Ça lui aurait pris plus de dix heures ?

— Pourquoi plus de dix heures ?

— Le crime a eu lieu dans la nuit du 10, non ? Qu’il n’ait pas été travailler le matin du 11 signifie que cela lui aurait pris plus de dix heures.

— Il a dû dormir aussi, non ?

— Tu crois que dans une telle situation, on peut dormir avant d’avoir tout arrangé ? Et même si cela lui avait pris tout ce temps et qu’il n’ait pas pu fermer l’œil de la nuit, il serait quand même allé au travail, à coup sûr.

— Tu veux dire que quelque chose l’a forcé à être absent le matin du 11 ?

— J’essaie de comprendre ce que cela peut être, dit Yukawa en saisissant l’anse de sa tasse.

Kusanagi replia la feuille de présence.

— J’ai une question précise à te poser aujourd’hui. Pourquoi as-tu commencé à soupçonner Ishigami ? Tant que je ne le saurai pas, j’aurai du mal à progresser.

— Tu m’étonnes. Tu n’as pas eu besoin de moi pour mettre le doigt sur le fait qu’il a des sentiments pour Yasuko Hanaoka, non ? Tu n’as donc pas besoin de mon opinion sur cette question.

— Tu te trompes. Je ne travaille pas tout seul, comme tu le sais. Je ne peux pas dire à mon chef que j’ai décidé de m’intéresser à lui sans le justifier.

— Et ça ne suffit pas que tu lui expliques que tu as découvert qu’un professeur de maths du nom d’Ishigami figure parmi les gens qui gravitent autour d’elle ?

— C’est exactement ce que j’ai fait. Et j’ai enquêté sur la nature de leurs relations. Mais à mon grand regret, je n’ai rien découvert qui prouve qu’ils ont une relation intime.

En l’entendant, Yukawa se mit à rire si fort qu’il en trembla.

— C’est normal.

— Que veux-tu dire par là ?

— Rien de particulier. Juste qu’il n’y a probablement rien entre eux. J’irai jusqu’à affirmer que tu ne trouveras rien même si tu cherches longtemps.

— Tu dis ça comme si cela n’avait pas d’importance. Mon chef n’est déjà plus très intéressé par Ishigami. A ce rythme, bientôt je ne pourrai plus continuer à enquêter comme je l’entends. Voilà pourquoi je voudrais que tu m’expliques ce qui a attiré ton attention sur Ishigami. Yukawa, tu peux me bien me le dire, non ? Pourquoi ne veux-tu pas m’en parler ?

Peut-être parce que son ton s’était fait pressant, le physicien retrouva son sérieux et posa sa tasse.

— Parce que cela n’aurait pas de sens. Et que cela ne te servirait à rien.

— Comment ça ?

— La chose qui a fait que j’ai commencé à penser qu’Ishigami était peut-être lié à cette affaire, j’ai l’impression de t’en avoir déjà parlé plusieurs fois. Un détail anodin m’a fait remarquer qu’il avait des sentiments pour elle. Ce détail m’a donné envie de regarder de plus près s’il n’était pas impliqué dans cette affaire. Tu me demandes comment j’ai pris conscience des sentiments qu’il a pour elle et je ne peux que te répondre que c’était une intuition. Que j’ai probablement eue parce que je le connais un peu. Tu m’as souvent parlé de l’intuition des policiers, non ? Eh bien, il s’agit de quelque chose du même ordre.

— Je n’aurais jamais imaginé t’entendre dire une chose pareille. Toi, me parler d’intuition !

— Une fois de temps en temps, je peux, non ?

— Et si je te demandais de me dire à quelle occasion tu as remarqué cela ?

— Je refuserais de répondre, répondit Yukawa au tac au tac.

— Hein ?

— Parce que cela touche à son orgueil. Je ne peux en parler à personne.

Au moment précis où Kusanagi soupirait, quelqu’un frappa à la porte et un étudiant entra.

— Bonjour, le salua Yukawa. Désolé de vous avoir convoqué sans délai. Je voulais vous parler du rapport que vous m’avez rendu l’autre jour.

— Oui monsieur, fit l’étudiant à lunettes au garde à vous.

— Je l’ai trouvé très bien. Mais je voulais vérifier un point. Pourquoi avez-vous parlé de physique de la matière condensée à ce sujet ?

Le regard de l’étudiant se fit embarrassé.

— Parce que c’était un examen dans cette matière…

Yukawa sourit ironiquement et secoua la tête de côté.

— Le sujet appartenait en réalité à la physique des particules. J’aurais voulu que vous le traitiez sous cet angle. Je l’ai donné dans le cadre d’un cours de physique de la matière condensée mais vous avez eu tort de ne pas réfléchir à d’autres domaines. Soyez plus attentif, sinon vous ne serez jamais un bon scientifique. Les préjugés sont nos ennemis. Ils nous empêchent de voir ce que nous avons sous les yeux.

— Je m’en souviendrai, répondit l’étudiant en hochant la tête.

— Je vous donne ces conseils parce que vous en valez la peine. Merci d’être passé !

L’étudiant sortit du laboratoire après l’avoir remercié.

Kusanagi dévisagea son ami.

— J’ai quelque chose de collé à la figure ? lui demanda Yukawa.

— Non, pas du tout, mais j’ai l’impression que tous les scientifiques raisonnent de la même façon.

— Comment ça ?

— Ishigami m’a tenu le même langage, expliqua Kusanagi avant de lui résumer la conversation qu’il avait eue avec lui au sujet des problèmes d’examen.

— Les élèves qui laissent leurs a priori les égarer… Une formulation qui lui ressemble, sourit Yukawa.

La seconde suivante, son expression changea. Il se leva soudain de sa chaise, mit une main sur la tête et marcha jusqu’à la fenêtre. Puis il leva la tête comme pour regarder le ciel.

— Qu’est-ce qui te prend ?

Mais le physicien l’arrêta de sa paume tendue, comme pour lui intimer de ne pas troubler sa réflexion. Kusanagi se résolut à le regarder en silence.

— C’est impossible, murmura Yukawa. Il n’a pas pu faire cela…

— De quoi parles-tu ? ne put s’empêcher de demander le policier.

— Montre-moi le papier que tu avais tout à l’heure. La feuille de présence d’Ishigami.

Kusanagi s’empressa de lui obéir en la sortant de sa poche. Yukawa la contempla et grogna :

— Quand même… pas ça…

— Yukawa, dis-moi ce qui se passe ! Explique-toi !

Le physicien lui rendit la feuille.

— Je suis désolé mais j’ai besoin d’être seul maintenant.

— Qu’est-ce que tu racontes ?

Kusanagi n’était pas d’accord. Mais lorsqu’il regarda son ami, il ne sut plus que dire.

Son visage était déformé par la douleur et le chagrin. Kusanagi ne l’avait jamais vu réagir ainsi.

— Va-t’en ! Excuse-moi, répéta Yukawa dans ce qui était presque un gémissement.

Kusanagi se leva. Il avait encore beaucoup de questions à lui poser. Mais force fut d’accepter qu’il ne lui restait qu’à laisser son ami seul.

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