6

Comme à l’ordinaire, il y avait peu de monde en cours ce jour-là. Dans l’amphithéâtre d’une capacité de cent personnes, une vingtaine de places seulement étaient occupées. La plupart des étudiants avaient choisi un siège éloigné de la chaire, qui leur permettrait de partir sitôt l’appel fait, ou de s’occuper d’autres choses que du cours.

Les étudiants en mathématiques étaient particulièrement rares. Ishigami était probablement le seul qui assistait à ce cours sur l’histoire de la physique appliquée, un sujet guère apprécié des étudiants.

Malgré son peu d’intérêt pour ce thème, Ishigami occupait sa place habituelle, la deuxième à partir de la droite, au premier rang. Il la visait à chaque cours. Pour garder le point de vue le plus objectif possible, il évitait les places au milieu de la rangée. Il savait que même les meilleurs professeurs ne disent pas que des choses exactes.

Il était souvent seul au premier rang, mais ce jour-là un autre étudiant était assis derrière lui. Il n’y avait pas spécialement prêté attention car il avait à faire en attendant l’arrivée de l’enseignant. Il avait sorti un cahier et réfléchissait à un problème.

— Tu es un adepte d’Erdös ?

Ishigami ne comprit pas immédiatement que la question s’adressait à lui. Au bout de quelques instants, il leva la tête parce que le nom d’Erdös avait attiré son attention. Il se retourna.

Les cheveux de l’étudiant assis derrière lui arrivaient aux épaules, une chaîne dorée brillait à son cou. Il portait une chemise déboutonnée jusqu’à la poitrine et se tenait le menton de la main. Ishigami, qui le connaissait de vue, savait qu’il avait opté pour la physique.

Au moment où Ishigami se disait que ce ne pouvait être lui qui venait de parler, l’autre reprit, sans lâcher son menton :

— Il y a des limites à ce qu’on peut faire avec du papier et un crayon. Mais peut-être que l’important, c’est d’essayer.

Ishigami fut légèrement étonné d’entendre la même voix.

— Tu as compris ce que je fais ?

— J’y ai juste jeté un coup d’œil. Je ne suis pas là pour t’espionner, expliqua-t-il en montrant le cahier d’Ishigami du doigt.

Ishigami reposa les yeux sur son travail, une feuille couverte de calculs qui n’étaient qu’une toute petite partie de ce qu’il était en train de faire. Si un seul regard avait suffi à son interlocuteur pour comprendre de quoi il s’agissait, il devait connaître ce problème.

— Tu t’y es déjà attaqué ? lui demanda-t-il.

L’étudiant aux cheveux longs détacha sa main de son menton. Un sourire embarrassé apparut sur son visage.

— J’ai pour principe de ne faire que le nécessaire. En plus, j’ai choisi la physique. Je me sers des théorèmes créés par les mathématiciens, c’est tout. Je laisse à toi et tes semblables le soin de les démontrer.

— Mais celui-ci t’intéresse ? demanda Ishigami en prenant son cahier.

— Oui, parce qu’il a déjà été démontré. Cela ne peut pas me nuire de le connaître, répondit-il en le regardant droit dans les yeux. Le problème des quatre couleurs est résolu. Il est possible de colorier n’importe quelle carte en quatre couleurs.

— Non, pas toutes.

— Tu as raison. Seulement celles qui sont planaires ou sphériques.

Il s’agissait d’un des problèmes mathématiques les plus célèbres, formulé en 1879 par le mathématicien Arthur Cayley. “Peut-on colorier en quatre couleurs n’importe quelle carte planaire ou sphérique ?” Pour établir que c’était possible, il fallait soit le démontrer soit imaginer une carte où cela était impossible. Près d’un siècle avait été nécessaire pour le résoudre. En 1976, Kenneth Appel et Wolfgang Haken, deux mathématiciens de l’université de l’Illinois, avaient prouvé en se servant d’un ordinateur que toutes les cartes étaient des variations de cent cinquante modèles de cartes fondamentales, et démontré que toutes pouvaient être coloriées avec quatre couleurs.

— Pour moi, la démonstration est incomplète, dit Ishigami.

— Ça ne m’étonne pas. Et si je comprends bien, tu essaies de le résoudre avec une feuille et un crayon.

— Ils ont choisi une manière trop lourde pour un être humain. Cela les a amenés à utiliser un ordinateur. Il n’existe pas non plus de moyen irréfutable pour juger si leur démonstration est juste ou non. Une démonstration qui ne peut se faire que sur ordinateur n’est pas vraiment mathématique.

— Tu es vraiment un adepte d’Erdös, conclut l’étudiant aux cheveux longs avec un sourire malicieux.

Paul Erdös est un mathématicien hongrois, qui voyageait à travers le monde et collaborait partout où il allait avec d’autres chercheurs. Il avait la conviction que les bons théorèmes doivent pouvoir être démontrés de façon belle et claire. Il disait de la démonstration d’Appel et Haken qu’elle était probablement juste, mais qu’elle n’était pas belle.

L’étudiant aux longs cheveux avait compris qu’Ishigami était un adepte d’Erdös.

— Avant-hier, je suis allé voir le professeur d’analyse numérique pour lui poser une question à propos d’un problème de son dernier partiel, commença-t-il en changeant de sujet. L’énoncé ne comportait pas d’erreur, mais la réponse à laquelle on arrivait manquait d’élégance. Apparemment, c’était lié à une erreur au moment de l’impression du sujet de l’examen. J’ai été très étonné lorsqu’il m’a dit qu’un autre étudiant lui en avait déjà parlé. Pour être honnête, j’ai même été vexé. Parce que j’étais fier de penser que j’avais été le seul à le remarquer…

— Ce n’était pas sorcier… lâcha Ishigami.

— Quoi de plus normal qu’Ishigami s’en soit rendu compte… a dit ce professeur. J’ai compris mes limites. Je ne suis pas fait pour les maths.

— Tu as bien dit que tu avais choisi la physique, non ?

— A propos, je m’appelle Yukawa. Enchanté, fit-il en lui tendant la main.

Ishigami la prit en pensant que ce type était bizarre. Cela lui donna envie de rire, parce que c’était exactement ce que ses camarades disaient de lui.

Yukawa et lui ne devinrent pas des amis proches mais ils prirent l’habitude d’échanger quelques mots chaque fois qu’ils se croisaient. Yukawa était un puits de science, et ses connaissances ne se limitaient pas aux mathématiques et à la physique. Il s’y entendait aussi en littérature et en art, des domaines qu’Ishigami considérait comme inintéressants. Ishigami était évidemment incapable de dire à quel point son camarade était versé dans ces matières. Il n’en savait pas assez pour en juger, et Yukawa cessa bientôt de lui parler d’autres choses que de mathématiques, peut-être parce qu’il avait remarqué que rien d’autre ne le passionnait.

Pour Ishigami, Yukawa était le premier camarade qu’il s’était fait à l’université, et quelqu’un dont il reconnaissait les compétences.

Les mathématiques et la physique ayant des cursus différents, plus ils progressèrent dans leurs études, moins ils eurent l’occasion de se voir. Les étudiants pouvaient changer d’orientation s’ils le souhaitaient, à condition d’avoir un niveau suffisant, mais ni l’un ni l’autre n’en avait le désir. Ishigami trouvait que c’était une bonne chose. Ils partageaient l’ambition de construire le monde par la logique, mais avec des approches diamétralement opposées. Ishigami voulait y arriver en construisant des piles de briques que constituaient les calculs. Pour Yukawa, tout commençait par l’observation. Lorsqu’il découvrait une énigme, il cherchait à la résoudre. Ishigami aimait les simulations, Yukawa, les expériences.

Ils se voyaient rarement mais Ishigami entendait de temps en temps parler de Yukawa. Il avait ressenti une admiration sincère en apprenant qu’une entreprise américaine souhaitait acquérir un engrenage magnétique conçu par son camarade pendant sa dernière année de maîtrise.

Après avoir obtenu la sienne, Ishigami quitta l’université et perdit contact avec Yukawa. Plus de vingt ans s’étaient écoulés depuis.

— Je vois que tu n’as pas changé ! s’exclama Yukawa en regardant les étagères de l’appartement.

— Comment ça ?

— Ta passion pour les mathématiques est intacte, non ? Ça m’étonnerait qu’un de nos enseignants de maths ait chez lui une bibliothèque équivalente à la tienne.

Ishigami ne répondit rien. Ses étagères n’étaient pas seulement garnies de livres de mathématiques mais aussi de dossiers remplis de revues mathématiques du monde entier. Il se les était procurées pour l’essentiel sur Internet et se faisait fort de mieux comprendre l’actualité de son domaine qu’un chercheur peu sérieux.

— Assieds-toi, s’il te plaît. Je vais nous faire du café.

— Cela me va très bien, mais je t’ai aussi apporté ça, dit Yukawa en sortant du sac en papier qu’il tenait à la main une boîte qui contenait un excellent saké.

— Tu n’aurais pas dû…

— Cela fait si longtemps qu’on ne s’était pas vus, je ne voulais pas arriver les mains vides.

— Tu me mets dans l’embarras ! Je vais commander des sushis. J’imagine que tu n’as pas encore dîné.

— Tu n’as pas besoin de faire ça pour moi.

— Je n’ai pas dîné non plus.

Il prit le téléphone et ouvrit le registre où il rangeait les adresses de restaurants livrant à domicile. Il hésitait en lisant le menu du restaurant de sushis où il avait l’habitude de commander le menu le plus simple.

Il composa le numéro et commanda un assortiment de poissons crus et deux menus supérieurs. Le restaurateur manifesta une certaine surprise. Ishigami se demanda à quand remontait la dernière fois qu’il avait reçu quelqu’un chez lui.

— Je ne m’attendais pas du tout à te voir ! s’exclama-t-il en se rasseyant.

— Quelqu’un que je connais m’a appris par hasard que tu habitais ici, et cela m’a donné envie de venir te voir.

— Quelqu’un que tu connais ? Et que je connais aussi ?

— Oui, c’est une drôle de coïncidence, expliqua Yukawa qui se frotta le nez, légèrement embarrassé. Un inspecteur de police est passé chez toi, non ? Un certain Kusanagi.

— Un inspecteur de police ?

Ishigami frémit intérieurement mais il tourna la tête vers son camarade d’études en s’efforçant de ne rien laisser paraître. Devait-il en déduire que Yukawa savait quelque chose ?

— Il est de la même année que nous.

Ishigami en fut étonné.

— De la même année ?

— On faisait tous les deux partie du club de badminton. Il n’en a pas l’air, mais il a fait ses études à Teito comme nous. En sciences humaines.

— Ah… je comprends mieux maintenant, fit Ishigami en sentant se dissiper la vague angoisse qui lui étreignait la poitrine. Je me souviens qu’il a fait une remarque à propos d’un courrier de l’association des anciens élèves. Je me suis demandé s’il avait un attachement particulier pour Teito. Il aurait pu me le dire.

— A ses yeux, les diplômés de la faculté de sciences n’ont rien à voir avec lui. C’est comme si nous appartenions à une autre espèce.

Ishigami hocha la tête. Il partageait ce sentiment. L’idée que quelqu’un qui avait fréquenté la même université au même moment que lui était devenu inspecteur de police lui paraissait étrange.

— Kusanagi m’a dit que tu enseignais au lycée, dit Yukawa en le regardant droit dans les yeux.

— Oui, dans un lycée pas loin d’ici.

— C’est ce que j’ai appris.

— Et toi, tu enseignes à Teito, non ?

— Oui, j’appartiens au laboratoire no 13, dit-il d’un ton indifférent.

Ishigami pensa qu’il ne s’agissait pas de fausse modestie, car il savait son camarade profondément dépourvu de vanité.

— Tu es professeur ?

— Non, pas encore. J’attends qu’une place se libère, répondit Yukawa d’un ton insouciant.

— Après le succès de ton engrenage magnétique, j’étais sûr que tu l’étais déjà.

Yukawa partit d’un éclat de rire puis se passa la main sur la figure.

— Tu dois être le seul à te souvenir de ce truc. Le mécanisme n’a jamais eu d’application et c’est devenu un bon exemple de théorie oiseuse, expliqua-t-il en débouchant la bouteille qu’il avait apportée.

Ishigami se leva pour prendre deux verres qu’il mit sur la table.

— Moi, j’étais sûr que toi, tu étais déjà professeur d’université et que tu avais relevé le défi de l’hypothèse de Riemann, dit Yukawa. Que t’est-il arrivé, Ishigami le Dharma ? Ton amour pour Erdös a-t-il fait de toi un mathématicien errant ?

— Non, ce n’est pas ça, glissa Ishigami avec un léger soupir.

— Et si on trinquait ? suggéra Yukawa sans insister, en remplissant les deux verres.

Ishigami avait évidemment décidé de consacrer sa vie aux mathématiques. Comme Yukawa, il avait eu l’intention de commencer son doctorat sitôt finie sa maîtrise.

Mais il n’avait pu le faire parce qu’il avait ses parents à charge. Ils étaient âgés, en mauvaise santé. Il travaillait pour payer ses études mais ne gagnait pas assez pour les faire vivre.

Un de ses professeurs lui avait parlé d’une nouvelle université qui recherchait un assistant en mathématiques. Elle était située à une distance qui lui permettait d’y aller depuis chez lui et il avait décidé de se présenter, pensant que cela lui permettrait de continuer ses recherches. Mais cet emploi avait ruiné sa vie.

Mener des recherches là-bas s’était avéré impossible. Les professeurs titulaires, enfermés dans des querelles de pouvoir, n’avaient ni l’ambition de former des étudiants d’excellence ni la volonté de faire avancer la science. Le professeur chargé de commenter le rapport rédigé par Ishigami, au prix de grands sacrifices, l’avait enfermé dans un tiroir pour ne jamais l’en ressortir. Les étudiants avaient un niveau si faible qu’ils ne maîtrisaient même pas les connaissances qu’ils auraient dû acquérir au lycée. Le temps que devait passer Ishigami à les aider empiétait sur ses heures de recherche. Ce travail exigeant était rémunéré par un salaire dérisoire.

Il aurait voulu trouver un poste dans une autre université mais savait cet espoir chimérique. Rares étaient celles qui avaient un département de mathématiques, et ceux qui existaient disposaient d’un budget trop limité pour employer un assistant. A la différence des écoles d’ingénieurs, ils ne bénéficiaient pas de l’aide des grandes entreprises.

Contraint de reconsidérer la manière dont il envisageait sa vie, il avait décidé de la gagner grâce à la certification d’enseignant du secondaire obtenue lorsqu’il était étudiant. Cela signifiait renoncer à une carrière de mathématicien.

Il exposa tout cela à Yukawa en pensant qu’il n’avait pas eu de choix. La plupart des gens qui doivent abandonner la recherche le font pour des raisons similaires. Ishigami comprenait que son cas n’avait rien d’exceptionnel.

Les deux hommes burent du saké en mangeant les sushis et le poisson cru. Lorsque la bouteille apportée par Yukawa fut vide, Ishigami sortit un flacon de whisky. Il en buvait rarement, mais aimait en savourer pour se détendre après avoir résolu un problème mathématique difficile.

Leur conversation n’était pas très animée, mais Ishigami prenait du plaisir à parler des mathématiques en évoquant les souvenirs de leur vie étudiante. Il prit conscience du fait qu’il n’avait pas eu l’occasion de discuter de cette façon depuis longtemps. N’était-ce d’ailleurs pas la première fois depuis qu’il avait quitté l’université ? Yukawa était peut-être la seule personne qui le comprenait, et qui le reconnaissait comme son égal, pensa Ishigami en le regardant.

— J’oubliais quelque chose d’important, dit soudain Yukawa tout en plaçant devant Ishigami une grande enveloppe marron. Regarde ce qu’il y a dedans, continua-t-il avec un sourire.

Elle contenait plusieurs feuilles de format A4, couvertes de calculs. Ishigami parcourut la première et comprit de quoi il s’agissait.

— Tu t’es lancé dans une réfutation de l’hypothèse de Riemann ?

— Il t’a suffi d’un coup d’œil pour le comprendre ?

L’hypothèse de Riemann est l’un des problèmes non résolus les plus connus dans le monde des mathématiques. Personne n’est encore parvenu à démontrer que l’hypothèse élaborée par ce mathématicien est exacte.

Le rapport apporté par Yukawa tentait de démontrer qu’elle était inexacte. Ishigami savait que de nombreux mathématiciens par le monde avaient essayé en vain de le faire.

— Un professeur de mathématiques m’a laissé faire une copie. De ses travaux qui n’ont pas encore été publiés. La réfutation est incomplète, mais apparemment elle va dans le bon sens, ajouta Yukawa.

— L’hypothèse de Riemann serait erronée ?

— Tout ce que je dis, c’est que cette tentative va dans une direction valable. Si l’hypothèse est juste, il doit y avoir une erreur quelque part.

Les yeux de Yukawa avaient une expression malicieuse. Ishigami la remarqua et comprit que son ami lui lançait un défi. Il voulait voir à quel point “Ishigami le Dharma” avait régressé.

— Je peux y jeter un œil ?

— C’est pour ça que je te l’ai apportée.

Ishigami commença à la lire. Très vite, il se releva pour aller s’asseoir à son bureau. Il sortit un bloc et prit un stylo.

— Tu connais le problème P ≠ NP, n’est-ce pas ? demanda Yukawa dans son dos.

Ishigami se retourna.

— Savoir s’il est fondamentalement plus difficile de chercher la solution d’un problème que de vérifier sa solution. Ou d’établir le degré de difficulté. C’est un des problèmes pour lesquels l’Institut de mathématiques Clay offre une récompense.

— Je te reconnais bien là, rit Yukawa en vidant son verre.

Ishigami revint s’asseoir à côté de lui.

A ses yeux, les mathématiques étaient semblables à une chasse au trésor. Il fallait commencer par définir un angle d’attaque puis réfléchir à un chemin pour déterrer le trésor, autrement dit qui mène à la réponse. Accumuler les calculs conformément à ce plan devait permettre de découvrir de nouveaux indices. Si on ne trouvait rien, il fallait changer de route. A condition de faire cela avec obstination, patience et résolution, on pouvait parvenir au trésor, une solution exacte que personne n’avait encore trouvée.

La même métaphore permettait de penser qu’il était plus simple de vérifier la solution de quelqu’un d’autre que de trouver soi-même une nouvelle route. Mais en réalité, ce n’était pas le cas. Suivre une route erronée et arriver à un faux trésor, autrement dit démontrer que ce trésor est faux, est parfois plus difficile que de chercher le vrai trésor. D’où l’intérêt de l’extraordinaire problème P ≠ NP.

Ishigami oublia l’heure. L’envie de combattre, la volonté de chercher, et sa fierté, l’emplissaient d’excitation. Sans quitter un instant les calculs des yeux, il utilisait chaque cellule de son cerveau.

Il se leva soudain. Se retourna en brandissant son bloc. Allongé en chien de fusil, la tête couverte de son manteau, Yukawa dormait. Ishigami le secoua par l’épaule.

— Réveille-toi ! J’ai compris.

Yukawa se redressa lentement en ouvrant des yeux ensommeillés. Il se frotta le visage et regarda Ishigami.

— Que se passe-t-il ?

— J’ai compris. Je suis au regret de t’apprendre que cette réfutation est erronée. La tentative est intéressante, mais elle comporte une erreur fondamentale dans la distribution des nombres premiers…

— Attends un peu, s’il te plaît, demanda Yukawa en mettant sa main devant le visage d’Ishigami. Comment veux-tu que je comprenne tes explications alors que je viens juste de me réveiller ? Je n’y arriverais même pas si j’étais bien réveillé. Je dois t’avouer que je ne comprends rien à l’hypothèse de Riemann. Je t’ai apporté ce travail juste parce que je me suis dit que cela t’intéresserait.

— Pourtant, tu m’as dit qu’il allait dans la bonne direction, non ?

— C’est ce que m’a dit ce professeur de maths. Il a découvert que la réfutation contenait une erreur, et elle n’a pas été publiée.

— Dans ce cas, c’est normal que je l’ai trouvée, fit Ishigami, déçu.

— Moi, je trouve ça remarquable. Mon collègue m’a dit que tu ne la trouverais sans doute pas tout de suite, répondit Yukawa en regardant sa montre. Il ne t’a fallu que six heures. C’est brillant.

— Six heures ? s’exclama Ishigami en regardant dehors.

Le ciel blanchissait. Son réveil indiquait qu’il était presque cinq heures.

— Tu n’as pas changé, cela me rassure. Ishigami le Dharma n’est pas mort. C’est ce que je me suis dit en te regardant assis à ton bureau.

— Toutes mes excuses. J’ai oublié que tu étais là.

— Ne t’en fais pas pour moi. Tu ferais mieux de dormir un peu. Tu as cours aujourd’hui, non ?

— Oui. Mais je n’arriverai pas à dormir dans l’état dans lequel je suis. Cela faisait longtemps que je ne m’étais pas concentré comme ça. Merci, dit-il en lui tendant la main.

— Je suis content d’être venu te voir, répondit Yukawa en la serrant.

Ishigami dormit jusqu’à sept heures, d’un sommeil réparateur, parce que son cerveau était fatigué et aussi parce qu’il était intellectuellement satisfait. Au réveil, il avait la tête plus claire que d’ordinaire.

— Ta voisine se lève tôt, remarqua Yukawa pendant qu’il se préparait.

— Ma voisine ?

— Je l’ai entendue partir tout à l’heure. Il devait être un peu après six heures.

Yukawa ne dormait pas à ce moment-là.

— D’après ce Kusanagi dont je t’ai parlé hier, elle fait partie des suspects. C’est pour ça qu’il est venu te voir, continua-t-il pendant qu’Ishigami se demandait comment réagir.

Il enfila son veston sans faire de commentaires.

— Il te parle de son travail ?

— Il vient me voir pour parler de choses et d’autres. Il repart généralement en se plaignant de son travail, ou à peu près.

— Mais c’est quoi, cette affaire ? Cet inspecteur Kusanagi, si c’est bien son nom, te l’a dit précisément ?

— Il s’agit d’un meurtre. La victime est l’ex-mari de ta voisine.

— Ah bon… fit Ishigami, le visage impassible.

— Tu la fréquentes, ta voisine ?

Ishigami réfléchit très vite. Rien dans le ton de Yukawa ne lui donnait à penser qu’il avait posé cette question dans un but précis. Sa réponse avait sans doute peu d’importance à ses yeux. Mais l’amitié entre Yukawa et cet inspecteur le préoccupait. Il risquait de lui parler de leurs retrouvailles la prochaine fois qu’il verrait Kusanagi. Il fallait donc lui donner une réponse sans ambiguïté.

— Je ne la fréquente pas, mais j’achète souvent mon repas chez le traiteur où travaille ma voisine, cette Mme Hanaoka. L’autre jour, j’ai oublié de le dire à l’inspecteur Kusanagi.

— Elle travaille chez un traiteur ?

— Je n’y vais pas parce qu’elle y travaille, je me suis rendu compte qu’elle y travaille parce que j’y vais. Le magasin est tout près du lycée.

— Je vois. Ça ne te dérange pas, même si tu ne la connais pas plus que ça, qu’elle soit soupçonnée par la police ?

— Pas spécialement. Cette affaire ne me regarde pas.

— Certainement.

Il n’eut pas l’impression que Yukawa trouvait sa réaction étrange.

Ils quittèrent ensemble l’appartement à sept heures et demie. Yukawa accompagna Ishigami presque jusqu’au lycée, au lieu d’aller prendre le métro à la station la plus proche, celle de Morishita, parce qu’il aurait moins de changements.

Il ne lui reparla ni du meurtre ni de Yasuko Hanaoka. Ishigami se demanda un moment si Yukawa était venu à la demande de Kusanagi mais il se dit qu’il se trompait. Kusanagi n’avait d’ailleurs aucun motif de le soupçonner de quoi que ce soit.

— Tu prends un chemin intéressant, commenta Yukawa, probablement à cause des cahutes des SDF, lorsqu’ils marchaient sur la berge de la Sumida.

L’homme à la longue queue de cheval presque blanche faisait la lessive. Un peu plus loin, l’homme aux canettes était occupé à en écraser, comme à son habitude.

— Tous les matins, c’est pareil. Depuis un mois. On pourrait régler sa montre sur leurs actions.

— Les gens qui n’ont plus à respecter d’horaires ont tendance à être de plus en plus ponctuels.

— Je suis d’accord avec toi.

Ils prirent l’escalier juste avant le pont Kiyosu, à proximité d’un immeuble de bureaux. Ishigami hocha la tête en voyant leurs deux silhouettes se réfléchir dans une porte en verre.

— Tu es resté jeune, toi, pas comme moi. Tu as encore tous tes cheveux.

— J’en ai peut-être encore beaucoup, mais moi non plus je ne suis plus ce que j’étais. Mon cerveau fonctionne moins bien.

— Tu es bien exigeant !

Ishigami lui donna la réplique d’un ton léger qui ne concordait pas avec son inquiétude grandissante. Yukawa l’accompagnerait-il jusque chez Bententei ? Il n’était pas entièrement certain que ce physicien de génie, avec son extraordinaire capacité d’observation, ne perçoive pas quelque chose au sujet de sa relation avec Yasuko Hanaoka. Il craignait aussi qu’elle soit surprise de le voir avec quelqu’un qu’elle ne connaissait pas.

— Voilà le traiteur dont je t’ai parlé.

— Hum. Bententei ? Le nom est drôle.

— Je vais m’y arrêter.

— Bien. Moi, je vais te dire au revoir ici, dit Yukawa en s’arrêtant.

Ishigami, qui ne s’y attendait pas, en fut soulagé.

— Je suis désolé de ne pas t’avoir réservé un meilleur accueil.

— Ça n’aurait pas pu être mieux, dit Yukawa en souriant. Tu n’as plus envie de réintégrer l’université pour faire de la recherche ?

Ishigami fit non de la tête.

— Je peux faire tout seul ce que je ferais là-bas. Et je doute qu’à l’âge que j’ai, je puisse intéresser une université.

— Je n’en suis pas si sûr, et je ne crois pas que ce soit impossible. Bon courage pour la suite !

— A toi aussi !

— J’étais content de te revoir.

Ils se serrèrent la main et Ishigami le regarda s’éloigner, non parce qu’il était triste mais parce qu’il ne voulait pas qu’il le voie entrer chez le traiteur.

Lorsque Yukawa disparut de son champ de vision, il fit demi-tour et hâta le pas.

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