17

Debout à la fenêtre, Manabe Yukawa regardait dehors en lui tournant le dos avec une attitude qui exprimait la mortification et la solitude. Kusanagi n’était pas certain que cela était dû au choc d’apprendre le crime de cet ami qu’il venait de retrouver après de longues années. Il lui semblait plutôt qu’il était sous l’emprise d’un autre sentiment.

— Et alors ? demanda Yukawa sans parler fort. Tu as cru à cette histoire ? A la confession d’Ishigami ?

— La police n’a aucune raison d’en douter. Nous avons pu vérifier ses déclarations de différentes manières. Aujourd’hui, je suis allé enquêter près d’une cabine téléphonique, pas très loin de chez lui. Il nous avait dit qu’il y allait presque tous les soirs pour téléphoner à Yasuko Hanaoka. Il y a un petit bazar juste à côté, et la personne qui le tient l’avait vu. Il s’en souvenait, car les gens n’utilisent guère les cabines téléphoniques de nos jours. Et cela, pas une seule fois, mais plusieurs.

Yukawa tourna lentement les yeux vers son ami.

— “La police n’a aucune raison…” Je te serais reconnaissant de m’épargner ce genre de formules ambiguës. Je te demande si toi tu y crois. Et non l’opinion de la police sur la manière dont l’enquête a progressé.

Kusanagi hocha la tête en soupirant.

— Honnêtement, j’ai du mal. Pourtant son récit ne comporte aucune incohérence. Tout est logique. Mais je n’arrive pas y croire. Pour dire les choses simplement, je n’ai pas l’impression qu’il soit capable d’agir ainsi. J’en ai parlé à mon chef, mais il n’a rien voulu entendre.

— J’imagine qu’il est content puisque le coupable a été pris.

— Tout serait différent s’il y avait au moins un élément douteux, mais il n’y en a pas. Tout colle. Par exemple, pour ce qui est des empreintes digitales laissées sur le vélo, Ishigami affirme qu’il ne savait pas que la victime était venue en vélo. Cela semble convaincant. Toutes ses déclarations sont corroborées par des faits. Par conséquent, je peux dire ce que je veux, personne ne m’écoutera.

— Si je te comprends bien, tu n’es pas convaincu, mais tu es prêt à accepter le cours des choses, qui fait d’Ishigami le coupable.

— Je te serais reconnaissant de m’épargner ce genre de formules ambiguës. Je croyais que tu accordais plus d’importance à la logique qu’aux sentiments ! Et qu’un scientifique a pour règle d’accepter une chose même si elle ne lui plaît pas, à condition qu’elle soit logique. Tu me l’as assez souvent répété.

Yukawa fit doucement non de la tête, et s’assit en face de Kusanagi.

— La dernière fois que j’ai vu Ishigami, il m’a parlé de mathématiques. Du problème P ≠ NP, c’est-à-dire répondre à la question : Qu’est-ce qui est le plus simple, trouver la solution d’un problème, ou vérifier la solution trouvée par quelqu’un d’autre ?

Kusanagi fit une grimace.

— C’est un problème mathématique ? On dirait une question philosophique.

— Ecoute-moi. Ishigami vous a indiqué une solution. En se rendant, en vous faisant ses aveux. Une réponse qui semble correcte de quelque manière qu’on la considère, qu’il a mise au point en utilisant toutes ses capacités intellectuelles. Si vous l’acceptez sans la remettre en question, il a gagné. Ce que vous devriez faire, toi et tes collègues, c’est vérifier qu’elle est correcte, en utilisant tous les moyens dont vous disposez. Il vous a lancé un défi, il vous met à l’épreuve.

— Puisque je t’ai dit que nous avons procédé à diverses vérifications !

— En vous contentant de suivre le chemin qu’il vous a tracé. Vous devriez vous assurer que sa réponse est la seule possible. Confirmer qu’il n’en existe pas d’autre. Ce n’est que lorsque vous l’aurez fait que vous pourrez affirmer qu’il n’y a pas d’autre réponse que la sienne.

Le ton déterminé de son ami indiquait son irritation, une émotion inhabituelle chez le physicien d’ordinaire flegmatique.

— Toi, tu penses qu’Ishigami ment. Et qu’il n’est pas coupable.

Yukawa fronça les sourcils et baissa les yeux. Kusanagi reprit en le regardant :

— Et tu as des preuves ? Si tu as réfléchi à d’autres possibilités, tiens-moi au courant. Ou bien est-ce simplement que tu n’as pas envie de penser que ton vieil ami est un criminel ?

Le physicien se leva et tourna le dos à Kusanagi.

— Yukawa !

— Le fait est que je n’ai pas envie de croire à sa culpabilité. Je pense t’avoir déjà dit que la logique compte beaucoup pour lui. Les sentiments beaucoup moins. Je le crois capable de faire n’importe quoi s’il l’estime utile à la résolution d’un problème. Mais de là à tuer quelqu’un… Et qui plus est, quelqu’un à qui il n’avait jamais eu affaire… Je ne peux pas l’imaginer.

— Tu n’as pas d’autres preuves ?

Yukawa se retourna et fixa son ami d’un regard sombre. Mais ses yeux exprimaient de la tristesse et du chagrin plutôt que de la colère.

— Je suis tout à fait conscient qu’il existe dans ce monde des vérités que l’on n’a pas envie d’admettre.

— Mais malgré tout, tu penses qu’Ishigami est innocent.

Yukawa fit la moue et fit lentement non de la tête.

— Non, je ne dirais pas ça.

— Je devine ce que tu veux dire. Yasuko Hanaoka a tué Togashi, et Ishigami a décidé de la protéger. Mais plus nous procédons à des vérifications, plus cette probabilité diminue. Nous avons des preuves qu’Ishigami s’est conduit comme s’il la harcelait. Je veux bien que ce soit pour la protéger, mais je doute que toutes ces preuves ne soient qu’un faux-semblant. Et puis, tu crois vraiment qu’il existe des gens prêts à s’accuser d’un meurtre qu’ils n’ont pas commis ? Yasuko n’est pas sa femme, elle ne fait pas non plus partie de sa famille. Elle n’est même pas sa petite amie. S’il avait eu envie de l’aider en dissimulant le crime, il aurait pu le faire et se résigner si cela ne marchait pas comme il le voulait. C’est humain.

Yukawa ouvrit plus grand les yeux, comme s’il venait de découvrir quelque chose.

— Se résigner quand les choses ne se passent pas comme prévu, c’est ce que ferait quelqu’un d’ordinaire. Continuer à protéger jusqu’au bout est un acte d’une difficulté incommensurable, murmura-t-il, le regard songeur. Cela vaut pour Ishigami. Il en est assurément conscient. Donc…

— Donc quoi ?

— Donc… Yukawa secoua la tête. Rien.

— Je ne peux pas m’empêcher de penser qu’il est coupable. Et dans la mesure où aucun élément nouveau ne fait surface, je ne vois pas comment l’enquête pourrait changer de direction.

Yukawa se frotta le visage sans rien répondre. Il expira lentement.

— Il a… choisi de vivre en prison.

— S’il a tué quelqu’un, cela va de soi.

— Oui…

Yukawa s’immobilisa, la joue appuyée sur son poing. Il reprit :

— Excuse-moi, mais je voudrais que tu t’en ailles. Je me sens fatigué.

L’attitude du physicien était étrange. Kusanagi aurait aimé lui poser d’autres questions, mais il se leva sans rien dire, car il avait le sentiment que son ami était épuisé.

En sortant du laboratoire, il croisa dans le couloir mal éclairé un jeune homme qui venait d’arriver par l’escalier. Kusanagi reconnut cet étudiant plutôt maigre, au visage nerveux. Il s’appelait Tokiwa et faisait sa maîtrise avec Yukawa. C’est de lui qu’il avait appris que le physicien était probablement à Shinozaki un jour où son ami était absent lorsqu’il était venu le voir.

Tokiwa devait s’en souvenir car il le salua de la tête en passant à côté de lui.

— Excusez-moi… l’interpella Kusanagi.

Déconcerté, l’étudiant se retourna et l’inspecteur lui sourit.

— J’aurais voulu vous demander quelque chose, si vous avez un peu de temps.

Tokiwa consulta sa montre et répondit que c’était possible, à condition que cela ne prenne pas longtemps.

Ils sortirent ensemble du bâtiment où se trouvaient les laboratoires de physique et entrèrent dans la cafétéria fréquentée par les étudiants en sciences. Ils s’assirent à une table après s’être acheté des cafés dans une machine.

— Il est bien meilleur que le café en poudre de votre laboratoire, remarqua Kusanagi après en avoir bu une gorgée, dans le but de détendre l’atmosphère.

Tokiwa sourit, sans se défaire de son expression crispée.

Kusanagi renonça à son idée de commencer par lui parler de tout et de rien et entra dans le vif du sujet.

— Je voulais vous poser une question à propos de M. Yukawa. Auriez-vous remarqué un changement chez lui ces derniers temps ?

Tokiwa sembla embarrassé. Kusanagi comprit que sa question avait été maladroite.

— Je me demandais s’il ne s’intéressait pas à quelque chose qui n’a pas de rapport avec son travail.

L’étudiant pencha la tête de côté. Il avait l’air de réfléchir.

Kusanagi sourit.

— Rassurez-vous, il n’est pas impliqué dans une histoire louche. Je ne peux pas vous en dire plus, mais j’ai l’impression qu’il me cache quelque chose. Vous savez sans doute comme moi qu’il est un peu excentrique.

Il ne lui était pas facile d’évaluer comment l’étudiant interpréta ce commentaire, mais le jeune homme se détendit et fit oui de la tête. Peut-être n’était-ce qu’une manière de manifester son assentiment avec le qualificatif d’excentrique.

— Je suis incapable de vous dire ce qu’il cherche, mais l’autre jour, je l’ai entendu téléphoner à la bibliothèque.

— A la bibliothèque ? De l’université ?

Tokiwa acquiesça.

— Il voulait savoir s’il pouvait y consulter des quotidiens.

— Des quotidiens ? Quelle étrange question ! Quelle bibliothèque n’en a pas ?

— Vous avez raison, mais je crois que sa question portait sur la durée pendant laquelle la bibliothèque les garde.

— Il s’intéresse aux vieux journaux…

— Non, pas vraiment aux vieux journaux. Il me semble qu’il a demandé s’il pouvait consulter les journaux parus depuis un mois.

— Parus depuis un mois… Et que lui a-t-on répondu ? Que c’était possible ?

— Je crois que oui. Il y est allé immédiatement après.

Kusanagi hocha la tête, et Tokiwa se leva en le remerciant pour le café. Il emporta son gobelet qui était encore à moitié plein.

La bibliothèque de l’université était un bâtiment à deux étages. Kusanagi, qui ne l’avait utilisée que deux ou trois fois quand il était étudiant, était incapable de dire si elle avait changé depuis. Elle lui paraissait neuve.

Il demanda à une bibliothécaire assise à un comptoir proche de l’entrée si elle pouvait le renseigner sur les journaux consultés récemment par le professeur Yukawa. Elle le regarda avec méfiance.

Il se résolut à lui montrer sa carte de police.

— Je ne vous demande pas de me dire s’il l’a fait ou pas, mais de me renseigner sur les articles qu’il a lus, expliqua-t-il sans trouver de meilleure manière de formuler sa question.

— Je crois me souvenir qu’il était à la recherche d’articles parus en mars, répondit-elle d’un ton prudent.

— Et de quels genres d’articles s’agissait-il ?

— Je n’en sais pas plus. Elle réfléchit et reprit : Il s’intéressait aux faits divers.

— Aux faits divers ? Et où sont les journaux ?

Elle lui montra une rangée de rayonnages bas qui contenaient des piles de quotidiens en expliquant que chacune d’entre elles regroupait les journaux parus pendant une période de dix jours.

— Nous ne mettons à la disposition des visiteurs que les journaux du mois précédent. Autrefois, nous les gardions plus longtemps, mais avec Internet, ce n’est plus nécessaire, puisque les quotidiens mettent leurs archives en ligne.

— Yukawa… le professeur Yukawa vous a dit que cela lui suffisait ?

— Oui. Il s’intéressait à ceux parus après la date du 10 mars.

— Du 10 mars ?

— Oui, j’en suis presque sûre.

— Je peux les consulter ?

— Je vous en prie. Revenez me voir lorsque vous aurez fini.

Elle lui tourna le dos et Kusanagi alla prendre la pile de quotidiens qu’il posa sur une table. Il avait décidé de lire les pages “Faits divers” de chacun à partir du 10 mars.

Il s’agissait du jour où Shinji Togashi avait été assassiné. Il avait vu juste : Yukawa était venu ici à la recherche d’informations sur le meurtre. Mais que voulait-il vérifier dans les journaux ?

Kusanagi chercha les articles qui en parlaient. Le premier remontait à l’édition du soir du 11 mars. Il en trouva d’autres dans l’édition du matin du 13 mars, après l’identification du corps. Mais les journaux n’en avaient plus reparlé jusqu’à ce qu’Ishigami se livre à la police.

En quoi ces articles avaient-ils pu intéresser le physicien ?

Kusanagi les lut attentivement plusieurs fois. Aucun ne disait de choses importantes. Il avait fourni à son ami des informations bien plus détaillées. Leur lecture ne lui avait probablement rien appris.

L’inspecteur croisa les bras.

Pour commencer, il ne croyait pas que quelqu’un comme Yukawa ait pu se fier aux journaux pour apprendre quelque chose sur cette affaire. Il y a beaucoup de meurtres aujourd’hui et les quotidiens n’ont pas pour habitude d’en parler longtemps. Ils ne publient d’articles que lorsqu’un nouvel élément important apparaît. Aux yeux du public, la mort de Togashi était un événement qui n’avait rien d’extraordinaire. Yukawa en était certainement conscient.

Mais il n’était pas non plus du genre à agir sans réfléchir.

Comme Kusanagi l’avait confié au physicien, quelque chose l’empêchait de croire à la culpabilité d’Ishigami. Il n’arrivait pas à se débarrasser de sa crainte que ses collègues et lui fassent fausse route. Il ne pouvait pas plus se défaire du sentiment que Yukawa avait compris où était leur erreur. Le physicien les avait déjà aidés en de nombreuses occasions. N’était-il pas à même de leur fournir de précieux conseils cette fois-ci ? Si c’était le cas, pourquoi ne le faisait-il pas ?

L’inspecteur remit les journaux à leur place et retourna au comptoir.

— Ils vous ont été utiles ? s’enquit la bibliothécaire d’un ton légèrement inquiet.

— Oui, plutôt, répondit-il sans s’engager.

— M. Yukawa s’est aussi intéressé aux journaux de province, lança-t-elle au moment où il s’apprêtait à prendre congé.

— Pardon ? fit Kusanagi en se retournant vers elle. Aux journaux de province ?

— Oui, il m’a demandé si nous avions aussi des journaux de Chiba ou de Saitama. Je lui ai dit que nous n’en avions pas.

— Il n’a rien demandé d’autre ?

— Non, je ne pense pas.

— De Chiba ou de Saitama…

Il quitta la bibliothèque sans être plus éclairé. Il ne comprenait pas du tout le raisonnement de Yukawa. Pourquoi avait-il besoin des journaux de province ? Kusanagi se trompait-il du tout au tout ? L’intérêt de son ami pour les journaux n’avait-il aucun lien avec l’affaire ?

Il retourna vers le parking en y réfléchissant. Il était venu en voiture.

Au moment où il allait démarrer, il aperçut Manabu Yukawa qui sortait du bâtiment de physique. Il avait enlevé sa blouse blanche, et une veste bleu marine était posée sur ses épaules. Visiblement plongé dans ses pensées, il se dirigeait vers une sortie du campus sans un regard pour les alentours.

Kusanagi mit sa voiture en route après avoir vu son ami prendre à gauche après le portail de l’université. Il quitta le campus et vit Yukawa héler un taxi. La voiture de Kusanagi déboucha sur l’avenue au moment où le taxi partait.

Célibataire, Yukawa passait le plus clair de son temps à l’université. Il avait coutume de dire à son ami qu’il n’avait rien à faire chez lui, et qu’il préférait lire ou faire du sport sur son lieu de travail plutôt que dehors. Il avait ajouté qu’il trouvait plus commode d’y prendre ses repas.

Il n’était pas encore cinq heures. Kusanagi ne croyait pas possible que son ami ait décidé de rentrer chez lui.

Il mémorisa tout en suivant le taxi son numéro et le nom de la société à laquelle il appartenait, pour pouvoir vérifier où Yukawa était descendu s’il le perdait de vue.

Le taxi roulait vers l’est. La circulation était assez dense. Kusanagi laissa quelques voitures entre la sienne et l’autre, mais il réussit heureusement à profiter des mêmes feux verts.

Le taxi arriva à Nihonbashi. Il s’arrêta juste avant la Sumida, au pied du pont Shin-Ohashi. L’appartement d’Ishigami n’était pas loin.

Kusanagi immobilisa sa voiture au bord du trottoir et suivit son ami des yeux. Il descendit l’escalier qui menait à la berge du fleuve. Il n’avait apparemment pas l’intention de se rendre dans l’immeuble du professeur de mathématiques.

L’inspecteur regarda autour de lui à l’affût d’une place. Il eut de la chance : un emplacement dépendant d’un parcmètre était libre à proximité. Il s’y gara et courut vers l’escalier.

Yukawa marchait tranquillement sur la berge en direction de l’aval du fleuve. Il semblait se promener sans but précis. Il jetait parfois des coups d’œil aux sans-abri mais il poursuivait son chemin.

Il ne s’arrêta qu’une fois arrivé à la fin de leur campement et posa les coudes sur la rambarde du côté du fleuve. Il tourna soudain les yeux vers Kusanagi.

L’inspecteur eut une seconde d’hésitation. Yukawa, pour sa part, ne paraissait nullement surpris. Il esquissa un sourire. Il semblait avoir remarqué que son ami le suivait depuis quelque temps.

Kusanagi s’approcha de lui à grands pas.

— Tu savais que j’étais là ?

— Ta vieille Skyline n’est pas très discrète. On n’en voit plus beaucoup aujourd’hui.

— Tu es venu ici parce que tu savais que je te suivais ? Ou bien était-ce ta destination dès le départ ?

— Les deux, mon capitaine. Ou ni l’un ni l’autre. J’avais l’intention d’aller un peu plus loin. Quand j’ai vu ta voiture, j’ai décidé de descendre plus tôt que prévu. Je voulais t’amener ici.

— Que veux-tu que je fasse dans cet endroit ? demanda Kusanagi en inspectant les alentours du regard.

— C’est ici que j’ai parlé pour la dernière fois avec Ishigami. Voici ce que je lui ai dit : “Dans notre monde, aucun engrenage n’est inutile, et c’est l’engrenage lui-même qui décide à quoi il servira.”

— Engrenage ?

— Ensuite, je lui ai fait part des quelques doutes que j’avais à propos de cette affaire. Il s’est refusé à les commenter, mais il y a répondu après que nous nous étions quittés. En se livrant à la police.

— Tu veux dire qu’il s’y est résigné après t’avoir écouté ?

— Résigné… Peut-être, d’une certaine façon, mais je pense surtout qu’il avait le sentiment d’avoir joué sa dernière carte. Il l’avait visiblement bien préparée.

— De quoi lui as-tu parlé ?

— Je viens de te le dire ! D’engrenages.

— Et après, tu lui as fait part de quelques doutes, non ? C’est ce que je te demande.

Un sourire triste flotta sur le visage de Yukawa qui secoua ensuite la tête.

— Ils n’ont aucune importance.

— Aucune importance ?

— L’important, c’était cette histoire d’engrenage, puisqu’elle l’a conduit à se rendre.

Kusanagi soupira bruyamment.

— Tu es allé lire de vieux journaux à la bibliothèque, n’est-ce pas ? Dans quel but ?

— Tokiwa t’en a parlé ? Je vois que tu t’intéresses de près à mes mouvements.

— N’imagine pas que je le fasse avec plaisir. Mais comme tu ne veux rien me raconter…

— Je ne suis pas fâché. Puisque c’est ton travail, tu es libre d’enquêter, même à mon sujet.

Kusanagi scruta le visage de son ami et baissa la tête.

— Yukawa, s’il te plaît, arrête de parler par allusions. Tu sais quelque chose, n’est-ce pas ? Dis-moi ce que c’est. Ishigami n’est pas le vrai coupable, non ? Si c’est ça, le laisser payer pour quelqu’un d’autre est amoral. Je ne peux pas croire que tu laisses un vieil ami dans cette situation.

— Lève la tête !

Kusanagi obéit et le regarda. Il frémit. Le physicien faisait une affreuse grimace. Il fermait les yeux, une main sur le front.

— Bien sûr que je ne veux pas le laisser payer pour quelqu’un d’autre. Mais il est trop tard. Je ne comprends pas pourquoi il en est arrivé là…

— Qu’est-ce qui te fait souffrir à ce point ? Pourquoi ne te confies-tu pas à moi ? Nous sommes amis, non ?

En l’entendant, Yukawa ouvrit les yeux et le regarda, le visage sévère.

— Tu es mon ami mais tu es aussi policier.

Kusanagi était pris de court. Pour la première fois depuis qu’ils se connaissaient, il avait l’impression qu’un mur les séparait. Parce qu’il était policier, son ami refusait de lui dire la raison de sa souffrance.

— Je vais aller voir Yasuko Hanaoka, dit Yukawa. Tu m’accompagnes ?

— Je peux ?

— Si tu veux. A condition que tu gardes le silence.

Après un instant de réflexion, Kusanagi accepta.

Yukawa fit demi-tour et se mit à marcher. Son ami le suivit. Il comprit qu’il se dirigeait vers le traiteur. Il avait très envie de lui demander pourquoi il voulait la voir mais il n’en fit rien.

Le physicien remonta sur l’avenue par l’escalier situé avant le pont Kiyosu. Kusanagi le suivit. Yukawa l’attendait en haut.

— Tu vois cet immeuble de bureaux ? demanda-t-il en le désignant du doigt. Il a une porte vitrée, non ?

Kusanagi suivit son regard et aperçut leurs silhouettes qui s’y reflétaient.

— Oui, et alors ?

— Quand j’ai rencontré Ishigami juste après le meurtre, j’y ai vu nos deux silhouettes. Ou plutôt, je ne les ai pas vues, mais Ishigami me les a montrées. Jusqu’à cet instant, je n’avais pas pensé une minute qu’il était mêlé à cette histoire. J’étais simplement ravi de cette occasion de retrouver un vieux rival.

— Tu veux dire qu’en voyant vos reflets, tu as commencé à douter de lui ?

— Il a fait ce commentaire : “Toi, tu es resté jeune, pas comme moi, tu as encore tous tes cheveux.” J’ai compris qu’il était mécontent d’avoir perdu les siens. Cela m’a estomaqué. Je ne le croyais pas capable de se préoccuper de son physique. Il refusait par principe de juger les gens sur leur apparence, et ne voulait pas d’une vie où cela comptait. Mais à ce moment-là, il s’en préoccupait. Il se plaignait de sa calvitie. C’est comme ça que j’ai compris qu’il était dans un état où il ne pouvait s’empêcher de penser à son apparence. Autrement dit, qu’il était amoureux. Je me suis demandé pourquoi il avait fait cette sortie. Pourquoi tout d’un coup, il se faisait du souci à propos de son aspect.

Kusanagi devina où son ami voulait en venir.

— Tu as pensé qu’il était sur le point de voir la femme dont il était amoureux.

Yukawa hocha la tête.

— Exactement. L’idée m’est venue que c’était la femme qui travaillait chez ce traiteur, sa voisine, dont l’ex-mari venait d’être assassiné. Cela a fait naître un soupçon en moi. Sur son attitude vis-à-vis de ce meurtre. L’affaire aurait dû beaucoup l’inquiéter mais il se montrait indifférent. M’étais-je trompé en le croyant amoureux ? J’ai décidé de le revoir et de l’accompagner chez le traiteur. Je pensais y apprendre quelque chose. Il se trouve que pendant que nous y étions est arrivée une personne qu’il ne s’attendait pas à voir, un homme que connaissait Yasuko Hanaoka.

— Kudo, dit Kusanagi, son ami.

— C’est ce que j’ai appris. Le visage d’Ishigami pendant qu’elle lui parlait… Yukawa fronça les sourcils et secoua la tête. En le voyant, j’ai eu la certitude que je ne m’étais pas trompé. Sa jalousie était évidente.

— Cela a ravivé tes soupçons.

— Oui. Il n’y avait qu’une seule manière d’élucider cette contradiction apparente.

— Ishigami devait être impliqué dans cette affaire. C’est ce que tu as pensé, et la raison pour laquelle tu as commencé tes investigations ? demanda Kusanagi en regardant son reflet dans la vitre. Tu es redoutable. La jalousie d’Ishigami a causé sa perte.

— Je me souvenais de lui parce que c’était un vrai original. Sinon, je n’aurais rien remarqué.

— Ce qui est sûr, c’est qu’il n’a pas eu de chance, dit Kusanagi en recommençant à marcher.

Il s’arrêta au bout de quelques mètres en remarquant que son ami n’avait pas bougé.

— Je croyais qu’on devait aller chez Bententei.

Yukawa s’approcha de lui en courbant le dos.

— Je peux te demander quelque chose de très difficile ?

Kusanagi se força à sourire.

— Tout dépend de ce que c’est.

— Es-tu prêt à m’écouter comme un ami ? En oubliant que tu es policier ?

— Comment ça ?

— J’ai quelque chose à te dire. Mais à toi en tant qu’ami, et non au policier que tu es. Tu devras par conséquent le garder pour toi et n’en parler à personne. Ni à tes supérieurs ni à personne d’autre. Es-tu prêt à me le promettre ?

Les yeux de Yukawa derrière ses lunettes avaient une expression désespérée. Il réalisa que son ami était dans une situation qui le forçait à faire un choix.

Il aurait aimé pouvoir lui répondre que cela dépendait de ce qu’il allait lui dire. Mais il n’en fit rien, car il comprenait que cela aurait signifié la fin de leur amitié.

— D’accord. Je te le promets.

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