Misato lâcha l’objet qu’elle tenait. C’était un vase en cuivre, le cadeau de chez Bententei à ceux qui avaient fêté son ouverture.
— Mais Misato… souffla Yasuko en regardant sa fille.
Pétrifiée, l’adolescente regardait droit devant elle sans rien voir.
La seconde suivante, elle écarquilla les yeux. Elle fixait un point derrière sa mère.
Yasuko se retourna au moment où Togashi se relevait en vacillant. Le visage défait, il pressait une de ses mains contre l’arrière de son crâne.
— Espèces de… rugit-il en leur décochant un regard chargé de haine.
Misato ne détourna pas les yeux. Il chancela puis fit un pas vers elles. Yasuko se mit devant sa fille pour la protéger.
— Arrête !
— Dégage !
Il la saisit par le bras et la projeta contre le mur qu’elle heurta violemment des hanches. Puis il attrapa par l’épaule Misato qui tentait de lui échapper. Il fit pression sur elle de tout son poids et elle s’accroupit. Togashi s’assit sur elle, agrippa ses cheveux d’une main et la gifla de l’autre.
— Je vais te tuer, gronda-t-il d’une voix qui n’avait plus rien d’humain.
Il va la tuer, se dit Yasuko. Si je le laisse faire, elle va mourir.
Elle regarda autour d’elle. Elle vit le cordon de la chaufferette. Elle le débrancha de la prise. L’autre extrémité était encore reliée, à l’élément chauffant sous le plateau de la table, mais elle le tira vers elle.
Elle se glissa derrière Togashi qui continuait à écraser Misato sous lui en rugissant, lui passa le cordon autour du cou et tira de toutes ses forces.
Il émit un son rauque et tomba en arrière. Il dut saisir ce qui lui arrivait car il essaya de desserrer le cordon avec ses doigts. Elle ne relâcha pas son étreinte. Le cordon était sa dernière chance. Si elle échouait, elle ne parviendrait jamais à empêcher cet oiseau de malheur de les persécuter, elle et sa fille, pendant le restant de leurs jours.
Mais elle n’était pas de taille à l’emporter sur lui. Le cordon filait entre ses mains.
Soudain Misato agrippa les doigts de Togashi qui essayait de défaire l’étreinte du cordon. Elle chevaucha l’homme pour l’empêcher de se débattre.
— Vite, maman, vite ! cria-t-elle.
Yasuko n’eut pas le temps de réfléchir. Elle ferma les yeux et tira le cordon de toutes ses forces. Son cœur palpitait. Elle continua en entendant le sang battre dans ses tempes.
Elle n’aurait su dire pendant combien de temps elle continua à tirer. Elle reprit contrôle d’elle-même en entendant la voix de sa fille qui l’appelait tout bas.
Elle ouvrit lentement les yeux. Ses mains tenaient toujours le cordon.
La tête de Togashi était tout près d’elle. Ses yeux ouverts avaient pris un aspect vitreux et semblaient fixer le vide. Les petits vaisseaux qui avaient éclaté sous la peau de son visage lui donnaient une couleur violet foncé. Le cordon s’était enfoncé dans la chair de son cou en y laissant un hématome bleu foncé.
Il ne bougeait plus. Un filet de salive coulait de sa bouche. Du mucus sortait de ses narines.
Yasuko laissa échapper le fil électrique en poussant un cri strident. La tête de Togashi heurta le tatami avec un bruit étouffé. Mais il ne réagit pas.
Misato qui était encore à califourchon sur lui se dégagea avec une expression paniquée. La jupe de son uniforme de collégienne était fripée. Elle s’assit sur le tatami en s’appuyant au mur. Elle ne quittait pas Togashi des yeux.
Yasuko et sa fille passèrent quelques instants en silence. Elles observaient l’homme inanimé. Il semblait à Yasuko que le tube fluorescent qui éclairait la pièce grésillait plus fort que d’ordinaire.
— Qu’est-ce qu’on va faire… murmura Yasuko, la tête vide. On l’a tué.
— Maman…
Elle tourna les yeux vers sa fille en entendant sa voix. Elle était livide. Mais il y avait des traces de larmes sous ses yeux injectés de sang. Yasuko ne savait pas à quel moment sa fille avait pleuré.
Elle reposa les yeux sur Togashi. Elle aurait voulu à la fois déceler le signe qu’il respirait encore et être certaine qu’il ne respirait plus. Elle acquit la certitude qu’il était vraiment mort.
— Tout… est de sa faute, dit Misato en repliant les jambes pour enserrer ses genoux dans ses bras.
Elle y enfonça son visage et se mit à sangloter.
— Qu’est-ce qu’on va faire, murmura à nouveau Yasuko.
Au même instant, la sonnette retentit. Elle en fut tellement surprise qu’elle frissonna de tout son corps.
Misato releva la tête. Des larmes luisaient sur ses joues. La mère et la fille échangèrent un regard. Qui pouvait bien venir les voir à cette heure ?
Une main frappa à la porte. Puis une voix masculine appela :
— Madame Hanaoka !
Yasuko ne parvint pas immédiatement à mettre un nom sur la voix. Pourtant, elle la connaissait. Elle était aussi incapable de bouger que si elle avait été ligotée. La mère et la fille continuèrent à se dévisager.
La personne à la porte frappa de nouveau.
— Madame Hanaoka, madame Hanaoka !
L’inconnu derrière la porte savait qu’elles étaient là. Il fallait répondre. Mais elle ne pouvait ouvrir la porte avec son appartement dans cet état.
— Va dans la pièce du fond. Ferme la cloison et ne l’ouvre surtout pas, chuchota Yasuko en commençant à recouvrer sa faculté de raisonner.
Elle entendit frapper encore une fois. Elle inspira profondément.
— Oui, répondit-elle en forçant sa voix à paraître normale, un effort qui lui parut surhumain. Qui est là ?
— Votre voisin, Ishigami.
Yasuko sursauta. Le bruit qu’elles avaient fait avait dû être inhabituel. Que son voisin le trouve étrange était inévitable. Cela expliquait qu’il soit venu sonner à sa porte.
— Un instant, j’arrive.
Elle s’était efforcée de parler normalement mais elle ignorait si elle y était arrivée.
Misato était dans la petite chambre dont elle avait refermé la cloison coulissante. Yasuko regarda le cadavre de Togashi. Il fallait faire quelque chose.
La table chauffante n’était pas à sa place, probablement parce qu’elle avait tiré le cordon. Elle la déplaça et dissimula le corps sous la nappe molletonnée qui la recouvrait. Le meuble était à un endroit un peu bizarre, mais elle ne pouvait faire mieux.
Elle alla à la porte d’entrée après s’être assurée que ses vêtements n’étaient pas en désordre. Ses yeux se posèrent sur les souliers boueux de Togashi. Elle les fourra au fond du placard à chaussures.
Elle mit la chaîne de sécurité en prenant garde à ne pas faire de bruit. La porte n’était pas verrouillée. Elle éprouva un vif soulagement à l’idée qu’Ishigami ne l’ait pas ouverte.
Elle entrebâilla la porte et vit la grosse tête ronde de son voisin. Ses petits yeux étaient tournés vers elle. Son visage était inexpressif. Elle le trouva déplaisant.
— Euh… euh… que voulez-vous ? demanda-t-elle en souriant tout en sentant la tension tirer les muscles de ses joues.
— J’ai entendu un bruit terrible, répondit son voisin sans se départir de son expression impénétrable. Il vous est arrivé quelque chose ?
— Non, rien de spécial, répondit-elle en secouant la tête. Je suis désolée de vous avoir dérangé.
— Si ce n’est rien, tant mieux.
Yasuko vit que ses petits yeux étaient dirigés vers le séjour. Soudain elle eut très chaud. Elle dit la première chose qui lui passa par la tête.
— J’ai vu un cafard…
— Un cafard ?
— Oui. Il y en a un qui est apparu et ma fille et moi avons essayé de l’attraper et… je crains que nous ayons fait beaucoup de bruit.
— Et vous l’avez tué ?
— Hein ?… fit Yasuko en sentant son visage se crisper.
— Ce cafard, vous avez réussi à vous en débarrasser ?
— Euh… oui. Complètement. Tout va bien maintenant. Vraiment, expliqua-t-elle en hochant vigoureusement la tête.
— Ah bon ! Surtout n’hésitez pas à me solliciter si je peux faire quelque chose.
— Je vous remercie. Je suis vraiment confuse de tout ce vacarme, dit Yasuko en inclinant la tête avant de fermer la porte.
Elle mit le verrou. Elle entendit Ishigami rentrer chez lui et soupira en l’entendant refermer sa porte. Elle s’accroupit sans réfléchir.
Elle entendit la cloison coulissante s’ouvrir dans son dos, puis la voix de Misato qui l’appelait. Yasuko se releva lentement. Elle sentit le désespoir l’envahir à nouveau en voyant la bosse sous la nappe molletonnée de la table chauffante.
— On n’avait pas le choix, murmura-t-elle après un long silence.
— Que va-t-on faire maintenant ? demanda sa fille en la regardant par en dessous.
— La seule chose possible. Téléphoner à… la police.
— Tu vas te rendre ?
— Comment faire autrement ? Il est mort, et il ne va pas ressusciter.
— Et si tu fais ça, que va-t-il t’arriver ?
Yasuko se passa la main dans les cheveux. Elle se rendit compte qu’elle était décoiffée. Son voisin le professeur de maths avait peut-être trouvé cela bizarre. Mais elle ne s’y attarda pas.
— Tu iras en prison, non ? insista sa fille.
— Je crois bien, oui, fit-elle en sentant le renoncement détendre ses lèvres. J’ai tué quelqu’un.
Misato fit non de la tête avec conviction.
— Ça ne tient pas debout.
— Comment ça ?
— Tu n’as rien fait de mal. Le coupable, c’est lui. Vous êtes divorcés, mais il revenait sans cesse à la charge, contre toi ou contre moi… Ce n’est pas juste que tu doives aller en prison à cause de quelqu’un comme lui.
— Ça ne change rien au fait que je l’ai tué.
Etrangement, expliquer cela à sa fille apaisa Yasuko. Elle était à présent capable de raisonner calmement. Sa conviction qu’elle n’avait qu’une seule chose à faire était de plus en plus forte. Elle ne voulait pas que Misato soit la fille d’une meurtrière. Si cela était impossible, elle pouvait au moins lui éviter d’être vue comme telle par la société.
Le combiné sans fil du téléphone entra dans son champ de vision. Elle tendit la main pour le prendre.
— Non ! cria sa fille en se jetant sur elle pour le lui arracher.
— Lâche-moi !
— Non, je veux pas, s’écria sa fille en agrippant son poignet.
Ses bras étaient vigoureux, probablement grâce au badminton.
— Lâche-moi, s’il te plaît.
— Non, je ne te laisserai pas faire ça, maman. Si tu te dénonces, je me dénoncerai aussi.
— Ne dis pas de bêtises !
— C’est moi qui ai porté le premier coup. Tu es venue à mon secours, c’est tout. Et après, je t’ai aidée, donc je suis ta complice.
Déconcertée par cette déclaration, Yasuko relâcha son étreinte. Misato en profita pour s’emparer du téléphone. Elle le colla contre elle comme pour le cacher et alla dans un coin de la pièce en tournant le dos à sa mère.
La police. Yasuko se mit à y penser.
Les policiers la croiraient-ils ? Si elle leur racontait qu’elle avait tué Togashi seule, ne douteraient-ils pas de son récit ? Accepteraient-ils sans discussions sa version des faits ?
Ils ne manqueraient pas de l’interroger longuement. Elle se souvenait du mot “corroborer” qu’elle avait entendu dans des fictions policières à la télévision. Les enquêteurs cherchaient à vérifier par tous les moyens possibles les déclarations des coupables. Ils questionnaient les voisins et les proches, faisaient intervenir la police scientifique, recouraient à tout ce qui était à leur disposition.
Elle eut l’impression que tout devenait noir autour d’elle. Elle se sentait capable de taire ce que sa fille avait fait, même s’ils la menaçaient du pire. Mais elle ne pourrait pas les empêcher de découvrir la vérité. Elle aurait beau les supplier, ils n’accepteraient pas de laisser sa fille en paix.
Yasuko réfléchit à la manière dont elle pourrait les convaincre qu’elle avait agi seule mais y renonça rapidement. Elle avait l’impression que les enquêteurs ne seraient pas dupes de ses mensonges.
Elle parvint à la conclusion qu’il lui fallait avant tout protéger sa fille. Elle ferait tout, dût-elle y laisser sa vie, pour protéger sa pauvre petite fille qui depuis sa naissance n’avait presque pas connu le bonheur, parce qu’elle avait la malchance de l’avoir pour mère.
Mais que pouvait-elle faire ? Existait-il un moyen de parvenir à ce but ?
Au même moment, le téléphone que Misato serrait contre elle se mit à sonner. La jeune fille écarquilla les yeux en regardant sa mère.
Yasuko tendit la main sans rien dire. Misato sembla hésiter puis elle lui passa le combiné sans se hâter.
Yasuko inspira profondément avant d’appuyer sur la touche “début d’appel”.
— Allô !
— Bonsoir, c’est votre voisin, Ishigami.
— Ah !
Le professeur, de nouveau. Que lui voulait-il à présent ?
— Qu’y a-t-il ?
— Je me demandais ce que vous alliez faire.
Elle ne comprit pas le sens de sa question.
— A propos de quoi ?
— Eh bien… continua Ishigami. Libre à vous de vous rendre à la police, si vous le voulez. Mais si vous n’en avez pas l’intention, je pense que je pourrais vous être utile.
— Mais… fit Yasuko, troublée, tout en s’interrogeant sur le sens de cette déclaration.
— Ecoutez, glissa doucement Ishigami. Puis-je venir vous voir tout de suite ?
— Euh… Non, ce… Cela m’ennuierait, dit-elle en sentant son corps se couvrir de sueurs froides.
— Madame Hanaoka, déclara Ishigami avec force. Une femme comme vous n’arrivera pas à faire disparaître le corps toute seule.
Interloquée, Yasuko se demanda comment il pouvait savoir ce qui était arrivé.
Il a dû entendre, se dit-elle. Il avait dû écouter ce qu’elle et sa fille venaient de dire. Ou peut-être les avait-il entendues pendant qu’elles se disputaient avec Togashi.
Elle accepta avec résignation l’idée que tout était perdu. La situation était sans issue. Elle allait devoir se rendre à la police. Elle ferait tout pour préserver sa fille.
— Madame Hanaoka, vous m’entendez ?
— Euh… oui. Je vous entends.
— Me permettez-vous de venir vous voir ?
— Euh… enfin… souffla-t-elle, le téléphone collé contre son oreille, en regardant sa fille.
La peur et l’inquiétude se lisaient sur son visage. Elle devait se demander à qui parlait sa mère.
Si Ishigami avait écouté ce qu’il venait de se passer dans l’appartement, il savait que Misato était mêlée au meurtre. S’il le disait à la police, les enquêteurs ne croiraient pas les dénégations de Yasuko, aussi véhémentes soient-elles.
Elle se prépara au pire.
— Entendu. Je voudrais d’ailleurs vous demander quelque chose, et ce serait très bien que vous passiez.
— Très bien. J’arrive, fit Ishigami.
Au moment où elle appuyait sur la touche “fin d’appel”, Misato lui demanda qui avait appelé.
— Le professeur qui habite à côté. M. Ishigami.
— Et pourquoi va-t-il venir ?
— Je t’expliquerai plus tard. Pour l’instant, va dans la pièce du fond, et ferme bien la cloison. Fais vite.
Misato eut l’air éberlué mais elle lui obéit. Elle tira la cloison derrière elle au moment où Yasuko entendit la porte de son voisin se refermer.
Il sonna. Yasuko descendit la marche de l’entrée pour enlever la chaîne de sécurité.
Elle ouvrit et vit Ishigami, qui avait une expression docile. Il portait à présent un survêtement bleu marine différent de ce qu’il avait tout à l’heure.
— Entrez.
— Je vous remercie.
Il passa dans le séjour pendant que Yasuko refermait la porte et souleva sans hésiter la nappe molletonnée de la table chauffante, comme s’il savait où se trouvait le cadavre.
Un genou à terre, il observa le corps de Togashi avec une concentration intense. Yasuko remarqua qu’il portait des gants de coton blanc.
Elle porta un regard rempli de crainte sur le corps. Toute trace de vie avait disparu du visage de Togashi. Une croûte dont il était impossible de distinguer s’il s’agissait de salive ou de saleté s’était formée sous ses lèvres.
— Est-ce que… vous nous avez entendues ? demanda Yasuko.
— Entendu ? De quoi parlez-vous ?
— De la conversation que j’ai eue avec ma fille. C’est ce qui vous a décidé à m’appeler ?
Ishigami tourna vers elle un visage imperturbable.
— Non, je n’ai rien entendu. Ces appartements sont étonnamment bien insonorisés. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle je me suis installé ici.
— Mais alors, dans ce cas…
— Vous voulez savoir comment j’ai compris ce qui s’était passé ?
— Oui, fit Yasuko en hochant la tête.
Ishigami montra du doigt la boîte de conserve vide qui avait roulé dans un coin de la pièce. De la cendre était tombée sur le tatami.
— Lorsque je suis venu tout à l’heure, j’ai senti une odeur de cigarette. Je me suis dit que vous aviez de la visite, mais je n’ai pas vu de chaussures dans l’entrée. Et j’ai eu l’impression qu’il y avait quelqu’un sous la couverture molletonnée de la table chauffante alors que le cordon de la chaufferette n’était pas branché. Si vous aviez voulu cacher quelqu’un, vous vous seriez servi de la pièce du fond. Par conséquent, la personne sous la nappe molletonnée ne se cachait pas mais y était dissimulée. J’avais entendu des bruits qui faisaient penser à une querelle violente. En vous voyant décoiffée, ce qui est exceptionnel chez vous, je n’ai eu aucun mal à imaginer qu’il s’était passé quelque chose. Ce n’est pas tout. Il n’y a pas de cafards dans cet immeuble. J’y habite depuis longtemps et je suis bien placé pour le savoir.
Stupéfaite, Yasuko regarda ses lèvres bouger pendant qu’il fournissait cette longue explication d’un ton égal. L’idée que c’était celui sur lequel il enseignait les mathématiques à ses élèves lui traversa l’esprit.
Sentant son regard sur elle, elle détourna les yeux avec l’impression qu’il devinait ses pensées.
Il fallait qu’il soit très intelligent et terriblement flegmatique pour parvenir à de telles déductions après un seul regard sur la pièce depuis le seuil de l’appartement. Elle se sentait aussi soulagée. Ishigami ne donnait aucun signe d’avoir deviné les détails de ce qui venait de se passer.
— C’est mon ex-mari. Nous avons divorcé il y a plusieurs années, mais il n’a jamais cessé de me harceler. Il ne me laisse tranquille que si je lui donne de l’argent… Aujourd’hui aussi, c’est ce qu’il voulait et tout à coup, j’en ai eu assez, j’ai perdu mon calme…
Elle s’interrompit et baissa la tête. Elle était incapable de décrire la manière dont elle l’avait tué. Elle devait à tout prix trouver le moyen de laisser Misato hors de tout cela.
— Vous avez l’intention de vous rendre à la police ?
— Je ne crois pas que j’aie le choix. Cela me fait de la peine pour Misato qui n’a rien à voir avec toute cette histoire.
La cloison coulissante s’ouvrit pendant qu’elle parlait. Misato l’avait poussée sans hésitation.
— Je ne veux pas, maman. Je ne veux absolument pas que tu fasses cela.
— Misato, tais-toi !
— Non, je ne me tairai pas. Monsieur, écoutez-moi. Voici comment cet homme a été tué…
— Misato ! cria Yasuko.
L’adolescente baissa la tête et fixa sa mère d’un œil plein de ressentiment. Elle avait les yeux rouges.
— Madame Hanaoka, fit Ishigami d’une voix monocorde. Ce n’est pas la peine de me cacher la vérité.
— Je ne vous cache rien…
— Je sais que vous n’avez pas agi seule. Votre fille vous a aidée, n’est-ce pas ?
Affolée, Yasuko fit non de la tête.
— Mais que dites-vous ? J’ai agi seule. Misato est rentrée juste après… Juste après que je l’ai tué. Elle n’a rien à voir avec toute cette histoire.
Ishigami semblait cependant ne pas croire ce qu’elle venait de dire. Il soupira et regarda Misato.
— Je pense que votre mensonge fait de la peine à votre fille.
— Ce n’est pas un mensonge. Vous devez me croire, plaida Yasuko en posant la main sur son genou.
Il examina du regard sa main puis le cadavre. Il inclina la tête de côté.
— Le problème est de savoir ce que va penser la police. Je ne pense pas qu’elle puisse croire à votre mensonge.
— Pourquoi ?
Yasuko comprit trop tard qu’elle venait de reconnaître qu’elle ne disait pas la vérité. Ishigami désigna le corps de la main droite.
— Il a des hématomes sur les poignets et le dos des mains. En regardant bien, on discerne l’empreinte de doigts. Cet homme a dû être étranglé par quelqu’un qui était derrière lui, et il a essayé de toutes ses forces de défaire ce qui serrait son cou. Les hématomes montrent que quelqu’un a fait pression sur ses mains pour l’en empêcher. Cela saute aux yeux.
— C’est moi qui ai fait ça.
— Madame Hanaoka, c’est impossible.
— Pourquoi ?
— Vous l’avez étranglé par-derrière, n’est-ce pas ? Vous ne pouviez donc pas en même temps faire pression sur ses mains. Il vous aurait fallu quatre bras.
Yasuko resta sans voix en entendant cette explication. Elle avait l’impression d’être dans un tunnel sans issue.
Déçue, elle baissa la tête. Si Ishigami avait pu comprendre tout cela d’un simple coup d’œil, la police ne se laisserait pas non plus tromper.
— Je veux avant tout éviter que Misato soit mêlée à cette histoire. C’est la seule chose qui compte pour moi…
— Moi, je ne veux pas que maman aille en prison, dit Misato, des larmes dans la voix.
Sa mère cacha son visage de ses deux mains.
— Que faire…
Elle avait l’impression que l’air était devenu si lourd qu’il allait l’écraser.
— Monsieur… commença Misato. Vous n’êtes pas venu ici pour conseiller à ma mère de se rendre ?
Ishigami ne répondit pas immédiatement.
— Je vous ai appelée parce que je voulais aider votre mère. Si son souhait est de se rendre à la police, je n’ai aucune objection, mais je me suis dit que si ce n’était pas le cas, vous auriez du mal à vous en sortir seules toutes les deux.
Yasuko détacha ses mains de son visage en l’entendant. Elle se souvint qu’il lui avait dit quelque chose d’étrange au téléphone. “Une femme comme vous n’arrivera pas à faire disparaître le corps toute seule.”
— Vous croyez qu’il y a un moyen de ne pas se rendre à la police ? demanda Misato.
Yasuko releva la tête. Ishigami acquiesça doucement du menton. Son visage était impassible.
— On peut soit dissimuler toute l’affaire, soit vous dissocier de ce crime. Quelle que soit la solution retenue, il faut se débarrasser du cadavre.
— Vous croyez que c’est possible ?
— Misato ! la réprimanda sa mère. Qu’est-ce que tu racontes ?
— Maman, tais-toi. Dites, monsieur, vous pensez que c’est possible ?
— Ce sera difficile, mais pas impossible, répondit Ishigami du même ton machinal.
Yasuko y entendait à présent le reflet de son argumentation logique.
— Maman, il faut accepter l’aide qu’offre monsieur. C’est la seule solution.
— Mais… je ne sais pas…
Elle scruta Ishigami. Il détourna les yeux, donnant le sentiment qu’il attendait tranquillement que la mère et la fille se mettent d’accord.
Yasuko repensa à ce que Sayoko lui avait dit. Le professeur de maths aurait des sentiments pour elle. Il ne venait acheter son repas chez Bententei que s’il était sûr qu’elle n’était pas en congé.
Elle l’aurait peut-être pris pour un déséquilibré si elle ne l’avait pas su. Dans quel univers un voisin que vous connaissez à peine se proposerait-il de vous aider de cette manière ? Il courait le risque de se faire arrêter en cas d’incident.
— Vous ne pensez pas qu’un cadavre sera forcément découvert, même s’il a été caché ? demanda Yasuko, consciente du fait qu’elle faisait un pas qui allait changer son destin.
— Nous n’avons pas encore décidé si nous voulons le cacher, répondit Ishigami. Dans certains cas, il est préférable de ne pas le faire. Je crois qu’il convient de considérer toutes les informations dont vous disposez avant de prendre cette décision. La seule certitude est que le corps ne peut pas rester là où il est.
— De quelles informations parlez-vous ?
— De ce que vous savez de cette personne, expliqua-t-il en regardant le corps. Son adresse, son nom, son âge, sa profession. Ce qu’il est venu faire ici. Ce qu’il comptait faire ensuite. Sa famille, s’il en a une. Dites-moi tout ce que vous savez.
— Eh bien, euh…
— Avant cela, nous allons le déplacer. Mieux vaut nettoyer cette pièce le plus rapidement possible. Parce qu’il reste beaucoup de traces du crime.
A peine avait-il fini de parler qu’il entreprit de soulever le torse du cadavre.
— Mais où allez-vous le mettre ?
— Dans mon appartement, répondit-il comme si cela allait de soi en le soulevant par les épaules avec une force remarquable.
Yasuko aperçut sur son survêtement une étiquette où il était écrit “club de judo”.
Ishigami poussa du pied les livres de mathématiques qui jonchaient les tatamis et posa le cadavre dans l’espace qu’il venait de dégager. Il avait les yeux ouverts.
Il tourna la tête vers Yasuko et sa fille debout dans l’entrée.
— Dites, jeune fille, ce serait bien si vous vous occupiez du ménage. En passant l’aspirateur le plus soigneusement possible. Votre mère va rester ici avec moi.
Le visage blême, Misato acquiesça, et retourna dans l’appartement voisin après avoir jeté un coup d’œil à Yasuko.
— Veuillez fermer la porte.
— Euh… oui.
Elle lui obéit et resta debout dans le petit vestibule.
— Entrez s’il vous plaît. Ce n’est pas aussi bien rangé que chez vous.
Il prit un coussin plat qui se trouvait sur une chaise et le plaça à côté du corps. Yasuko se déchaussa et entra. Elle ne s’assit pas sur le coussin mais dans un coin de la pièce, d’où elle ne voyait pas le corps. Ce n’est qu’à ce moment-là qu’Ishigami comprit que le cadavre lui faisait peur.
— Toutes mes excuses, dit-il en lui tendant le coussin. Je vous en prie, prenez-le.
— Ce n’est pas la peine souffla-t-elle en secouant la tête sans relever les yeux vers lui.
Ishigami remit le coussin sur la chaise et s’assit à côté du corps qui avait au cou un long hématome bleuâtre.
— C’était un fil électrique, non ?
— Pardon ?
— Ce dont vous vous êtes servi pour l’étrangler. C’est bien cela, n’est-ce pas ?
— Euh… vous avez raison. Je me suis servie du cordon de la table chauffante.
— De votre chaufferette, fit Ishigami en se souvenant de la nappe molletonnée. Mieux vaudrait s’en débarrasser. Je m’en occuperai plus tard. Je voulais vous demander… continua-t-il en retournant les yeux sur le corps. Vous aviez rendez-vous avec cet homme aujourd’hui ?
Yasuko fit non de la tête.
— Pas du tout. Il est venu sur mon lieu de travail. J’ai accepté de le rencontrer en fin d’après-midi dans le café-restaurant qui est tout près de là où je travaille. Nous nous sommes séparés et il est passé chez moi à l’improviste.
— Dans un café-restaurant ? demanda Ishigami, déçu à l’idée qu’il pouvait y avoir eu des témoins.
Il mit sa main dans la poche du blouson du cadavre et en sortit des billets de dix mille yens roulés en boule. Il y en avait deux.
— C’est moi qui…
— Qui lui avez donné ?
Elle hocha la tête et Ishigami lui tendit l’argent. Mais elle ne fit aucun geste pour le prendre.
Il se leva pour tirer son portefeuille de la poche de son veston qui était suspendu à un cintre accroché au mur. Il en sortit deux billets de dix mille yens qu’il remplaça par ceux qu’il avait trouvés dans la poche du blouson.
— Ceux-là ne devraient pas vous inspirer de répulsion, dit-il en lui tendant ses deux billets.
Après un moment d’hésitation, elle les accepta en le remerciant tout bas.
— Très bien.
Ishigami recommença à fouiller les vêtements du mort. Son portefeuille était dans une des poches du pantalon. Il contenait un peu d’argent, un permis de conduire et des reçus.
— Shinji Togashi… domicilié à Nishi-Shinjuku, arrondissement de Shinjuku, Tokyo. Est-ce son adresse actuelle ? demanda-t-il à Yasuko en lisant le permis de conduire.
Elle fronça les sourcils et pencha la tête de côté.
— Je n’en sais rien mais je ne crois pas. Il y a habité mais j’ai entendu dire qu’il s’était fait expulser car il ne payait plus son loyer.
— Le permis de conduire a été émis l’an dernier, ce qui veut dire qu’il a déménagé depuis sans faire de changement d’adresse.
— Il devait déménager souvent. Il n’avait pas d’emploi stable, et j’imagine qu’il vivait là où il pouvait.
— Vous devez avoir raison, commenta Ishigami en regardant un des reçus.
“Pension Tobiraya - Deux nuits : 5 880 yens”, était-il écrit. “Payables d’avance”. Ishigami calcula que cela revenait à 2 800 yens la nuit.
Il le montra à Yasuko.
— Ce doit être là qu’il séjournait. Quelqu’un de l’hôtel finira par aller dans sa chambre s’il ne rend pas la clé. Et si l’occupant a disparu, l’hôtel le signalera peut-être à la police. Ou peut-être pas, parce que ne rien faire est plus simple. C’est probablement la raison pour laquelle les chambres sont payables d’avance. Mais il ne faut pas prendre de risques en étant trop optimiste.
Il reprit son inspection du contenu des poches et tomba sur une clé plate sur laquelle était gravé le chiffre 305.
Yasuko la regardait d’un air hébété. Elle semblait n’avoir aucune idée de ce qu’il convenait de faire à présent.
Un bruit d’aspirateur se fit entendre. Misato. Elle le passait probablement très soigneusement. Sa fille non plus ne savait pas ce qui allait leur arriver mais elle essayait de faire du mieux qu’elle pouvait.
Je dois les protéger, pensa-t-il. Il était certain qu’il n’aurait plus jamais la possibilité d’avoir des liens aussi forts avec cette très belle femme. Il devait utiliser tout son savoir et sa force pour empêcher qu’un malheur ne leur arrive.
Ishigami regarda le visage du mort. Toute expression en avait disparu pour laisser seulement place au vide. Pourtant il était facile d’imaginer qu’il avait eu un physique avantageux quand il était jeune. Non, ce n’était pas vrai. Le léger embonpoint que lui avait apporté l’âge devait le rendre encore plus séduisant aux yeux des femmes.
A l’idée que Yasuko avait été amoureuse de cet homme, Ishigami sentit de petites bulles de jalousie monter en lui. Il secoua la tête, honteux d’avoir eu cette pensée. Il recommença à la questionner.
— Pour autant que vous le sachiez, cet homme était-il en contact régulier avec quelqu’un ?
— Je n’en ai pas la moindre idée. Je ne l’avais pas vu depuis longtemps.
— Il ne vous a pas parlé de ce qu’il comptait faire demain ? Avait-il rendez-vous avec quelqu’un ?
— Il ne m’a rien dit. Je suis désolée de ne vous être d’aucun secours, dit Yasuko en baissant la tête avec embarras.
— Ce n’est pas grave, je voulais juste vous poser la question. Je comprends très bien que vous n’en sachiez rien.
Ishigami, qui n’avait pas quitté ses gants, fixa les joues du mort d’un regard perçant et regarda dans sa bouche. Une de ses molaires portait une couronne.
— Il s’est fait soigner les dents ?
— Il est allé chez le dentiste lorsque nous étions mariés.
— C’était il y a combien de temps ?
— Nous avons divorcé il y a cinq ans.
— Cinq ans.
Ishigami se dit qu’il était possible que le dentiste ait gardé le dossier de ce patient.
— A-t-il un casier judiciaire ?
— Je ne pense pas. Mais je ne sais pas ce qu’il a fait depuis notre séparation.
— Il n’est donc pas exclu qu’il en ait un.
— Hum…
Même s’il n’en avait pas, la police aurait pu prendre ses empreintes digitales pour une infraction routière. Ishigami ignorait si la police scientifique avait accès à ce fichier, mais mieux valait tenir compte de cette possibilité.
Se débarrasser du cadavre n’excluait pas qu’il soit trouvé et que son identité puisse être établie. Mais il fallait faire en sorte que cela prenne beaucoup de temps. Et éliminer à cette fin les empreintes digitales et les dents.
Yasuko soupira. Son soupir toucha Ishigami sans qu’il n’y puisse rien. Cela renforça sa détermination à prévenir son désespoir.
Le problème était difficile. Si la police identifiait le cadavre, elle ne manquerait pas de venir trouver Yasuko. Elle et sa fille sauraient-elles résister aux interrogatoires répétés des enquêteurs ? Préparer un subterfuge fragile signifierait qu’il s’effondrerait à la moindre contradiction, révélant immédiatement la vérité.
Il fallait concevoir une théorie parfaite, une défense sans faille. Et ce dans les plus brefs délais.
Ne te précipite pas, se dit-il à lui-même. L’impatience ne l’aiderait pas à trouver une solution. Le moyen de résoudre cette équation existait nécessairement.
Il ferma les yeux, comme il le faisait toujours quand il était confronté à un problème mathématique ardu. Quand il excluait le monde extérieur, les formules commençaient à se transformer dans son cerveau. Mais à cet instant ce n’était pas des formules qui affluaient à son esprit.
Il rouvrit bientôt les yeux et les tourna vers le réveil posé sur la table. Il était plus de vingt heures trente. Puis il regarda Yasuko. Elle retenait son souffle, hésitante.
— Aidez-moi à le déshabiller.
— Pardon ?
— Il faut le déshabiller. Lui enlever non seulement son blouson, mais aussi son pull et son pantalon. Et vite, avant que la rigidité cadavérique ne s’installe, expliqua-t-il en mettant la main sur le blouson.
— Ah… oui.
Elle se mit à l’aider, les mains tremblantes, probablement parce que toucher le cadavre lui était pénible.
— Je vais me débrouiller tout seul. Allez plutôt aider votre fille.
— Je suis désolée, glissa-t-elle en baissant la tête, avant de se lever lentement.
Il l’appela pendant qu’elle lui tournait le dos.
— Madame Hanaoka !
Elle se retourna.
— Vous devez avoir un alibi. Vous voulez bien y réfléchir ?
— Un alibi ? Je n’en ai pas.
— C’est pour cela que vous devez en trouver un, dit-il en posant le blouson du mort sur ses épaules. Faites-moi confiance. Vous pouvez compter sur ma logique.