13

Le bar Marian se trouvait à cinq minutes de marche de la gare de Kinshicho, au cinquième étage d’un bâtiment qui abritait plusieurs autres établissements du même genre. L’immeuble n’était pas récent, et l’ascenseur grinçait.

Kusanagi consulta sa montre. Le cadran indiquait un peu plus de dix-neuf heures. Le bar ne serait pas encore plein. Ce serait mieux pour questionner les employés. Difficile de concevoir le succès d’un bar comme celui-ci, se dit-il en regardant les taches de rouille des parois de l’ascenseur.

Une surprise l’attendait. Marian comptait une vingtaine de tables, dont plus d’un tiers étaient occupées. D’après leur apparence, la plupart des clients étaient des employés de bureau mais il y en avait certains dont les vêtements ne permettaient pas de savoir à quelle profession ils appartenaient.

— Je suis allé dans un club de Ginza il y a quelque temps dans le cadre d’une enquête, lui glissa Kishitani à l’oreille. La patronne se demandait où étaient passés tous les habitués qui venaient tous les soirs à l’époque de la bulle. J’ai l’impression qu’une partie s’est repliée ici.

— Je pense que tu te trompes, répondit Kusanagi. Quelqu’un qui a pris le goût du luxe n’accepte pas volontiers de s’en passer. Les gens qui sont ici n’appartiennent pas à la même classe que ceux qui fréquentent Ginza.

Il se tourna vers un employé et lui dit qu’il souhaitait parler au responsable de l’établissement. Le jeune homme lui adressa un sourire et disparut dans l’arrière-salle.

Un autre homme habillé de noir s’approcha et les conduisit au bar.

— Que puis-je vous servir à boire ? demanda-t-il.

— Une bière, répondit Kusanagi.

— Tu crois que c’est bien ? s’enquit Kishitani une fois que le serveur s’était éloigné. Nous sommes en service !

— Si on ne boit rien, les autres clients trouveront ça bizarre.

— On aurait pu commander un thé glacé, non ?

— Tu ne serais pas choqué de voir deux hommes adultes boire du thé glacé dans un bar, toi ?

Une femme d’une quarantaine d’années, vêtue d’un tailleur gris argent, s’approcha d’eux. Ses cheveux étaient relevés en chignon et son maquillage, soigné. Elle était mince, et très jolie.

— Je vous souhaite la bienvenue. On m’a dit que vous vouliez me voir, leur dit-elle avec un sourire.

— Nous sommes de la police, l’informa Kusanagi presque à voix basse.

Debout à côté de lui, Kishitani porta la main à la poche intérieure de son veston. D’un regard, Kusanagi lui intima d’arrêter puis il retourna son attention vers la femme.

— Souhaitez-vous voir nos cartes professionnelles ?

— Non, ce n’est pas nécessaire, dit-elle en s’asseyant à côté de Kusanagi.

Elle lui tendit sa carte de visite. Elle s’appelait Sonoko Sugimura.

— Vous êtes la gérante ?

— Oui, c’est ma fonction ici, acquiesça-t-elle avec un autre sourire, pour leur faire comprendre que le bar ne lui appartenait pas.

— Les affaires vont bien ! commenta Kusanagi en parcourant le bar des yeux.

— Il ne faut pas se fier aux apparences. Mon patron n’a pas encore mis la clé sous la porte parce qu’il a d’autres établissements qui compensent nos pertes ! La plupart de nos clients viennent pour l’aider.

— Vraiment ?

— Notre avenir est loin d’être assuré. Sayoko n’a peut-être pas eu tort de se lancer avec son mari dans le commerce de bouche.

La fierté que Kusanagi percevait dans sa voix ainsi que l’assurance avec laquelle elle parlait de son patron démentaient le pessimisme de ses propos.

— Vous avez déjà eu plusieurs fois la visite de nos collègues, il me semble.

Elle hocha la tête.

— Oui, à propos de M. Togashi. C’est surtout moi qui leur ai parlé. Vous êtes ici pour la même raison ?

— Exactement. Nous sommes désolés de nous montrer si obstinés.

— Je l’ai déjà dit à votre collègue l’autre jour, mais je pense que vous faites erreur si vous soupçonnez Yasuko. Pour commencer, elle n’avait à mon avis aucune raison de faire une chose pareille.

— Je n’irais pas jusqu’à dire que nous la soupçonnons, répondit Kusanagi avec un sourire faux qu’il accompagna d’un geste de dénégation de la main. L’enquête ne progresse guère, et nous avons décidé de tout reprendre à zéro. C’est la raison pour laquelle nous sommes ici aujourd’hui.

— De tout reprendre à zéro… répéta Sonoko Sugimura avec un léger soupir.

— Shinji Togashi est venu ici le 5 mars, n’est-ce pas ?

— C’est exact. J’en ai été très surprise, nous ne l’avions pas vu depuis longtemps, et je ne pensais plus le revoir.

— Vous l’aviez déjà rencontré ?

— Deux fois. Je travaillais autrefois au même endroit que Yasuko, à Akasaka. Il était manifeste que tout allait bien pour lui à ce moment-là.

Elle laissait entendre qu’elle avait eu une autre impression la dernière fois qu’elle l’avait vu.

— Il cherchait à savoir où joindre Yasuko Hanaoka, n’est-ce pas ?

— J’ai compris qu’il souhaitait la retrouver. Mais je ne lui ai rien dit parce que je sais combien il a fait souffrir Yasuko. Ensuite il a parlé avec d’autres personnes que moi. J’ai fait une erreur, je croyais qu’aucune des filles ici ne connaissait Yasuko, mais l’une d’elles était allée dans la boutique de Sayoko. C’est par elle qu’il a appris que Yasuko travaillait là-bas.

— Je vois.

Kusanagi hocha la tête. Dans ces milieux où les relations sont vitales, disparaître sans laisser de traces est quasiment impossible.

— Kuniaki Kudo fait partie de vos habitués ? demanda-t-il.

— M. Kudo ? Celui qui a une imprimerie ?

— Oui.

— Oui, il vient souvent. Moins ces derniers temps, d’ailleurs, répondit-elle en penchant la tête de côté. Vous vous intéressez à lui ?

— Je me suis laissé dire qu’il avait un faible pour Yasuko Hanaoka lorsqu’elle travaillait ici.

Elle acquiesça avec un demi-sourire.

— C’est exact. Il appréciait sa compagnie.

— Croyez-vous qu’il y ait eu quelque chose entre eux ?

Elle fit non de la tête.

— Il y avait des gens pour le penser, mais pour ma part, j’en doute.

— Pourquoi ?

— Ils étaient très proches à l’époque où Yasuko travaillait à Akasaka, c’est-à-dire quand Togashi lui causait beaucoup de tourments. M. Kudo était au courant, je ne sais comment, d’ailleurs. Elle lui demandait conseil mais ils ne me donnaient pas l’impression d’être amants.

— Ils auraient pu le devenir ensuite, après son divorce.

Sonoko Sugimura fit non de la tête.

— M. Kudo n’est pas comme ça. Si leur relation avait évolué de cette manière, les gens auraient pu penser qu’il l’avait aidée à se séparer de son mari dans ce but. Pour la même raison, je pense qu’ils ont ensuite continué à entretenir des relations purement amicales. D’autant plus que M. Kudo est marié.

Sonoko Sugimura semblait ignorer qu’il avait perdu sa femme. Kusanagi se tut, estimant qu’il n’avait pas à le lui apprendre.

Sa vision des choses était probablement exacte. L’intuition des femmes exerçant son métier dépasse de loin celles des policiers.

La certitude qu’avait Kusanagi de l’innocence de Kudo en fut renforcée. Il était temps de passer au point suivant.

Le policier sortit une photo de sa poche et la montra à Sonoko Sugimura.

— Connaissez-vous cette personne ?

Il s’agissait de Tetsuya Ishigami. Kishitani avait pris le cliché à son insu au moment où le professeur quittait le lycée. La photo le montrait de biais, le regard tourné au loin.

Sonoko la considéra avec méfiance.

— Qui est-ce ?

— Vous ne le connaissez pas ?

— Non. Il n’est pas client chez nous.

— Son nom est Ishigami.

— Ishigami…

— Yasuko Hanaoka vous a peut-être parlé de lui.

— Je suis désolée, mais je n’en ai aucun souvenir.

— Il est professeur de lycée. Vous êtes certaine qu’elle ne vous en a jamais rien dit ?

— Euh… Elle fit non de la tête. Nous nous appelons de temps en temps mais elle ne m’en a jamais parlé.

— Est-ce que vous savez si elle a quelqu’un dans sa vie ? Vous a-t-elle demandé conseil, ou raconté quelque chose à ce sujet ?

Sa question fit apparaître un sourire embarrassé sur le visage de Sonoko Sugimura.

— J’ai déjà répondu à votre collègue qui est passé l’autre jour qu’elle ne l’avait pas fait. Il n’est pas impossible qu’il y ait quelqu’un et qu’elle me le cache, mais je ne le crois pas. Elever sa fille lui demande beaucoup d’énergie et j’ai du mal à imaginer qu’il en lui reste assez pour des affaires de cœur. Sayoko est du même avis que moi, d’ailleurs.

Kusanagi acquiesça du menton sans rien dire. Il n’était pas particulièrement déçu car il ne s’attendait pas à découvrir des informations sur le lien entre Ishigami et Yasuko. Mais entendre que Yasuko semblait n’avoir personne dans sa vie fragilisait son hypothèse d’une complicité entre elle et Ishigami.

Un nouveau client entra. Sonoko Sugimura lui fit comprendre par son attitude qu’elle aurait aimé l’accueillir.

— Vous m’avez dit que vous et Mme Hanaoka vous appelez souvent. Pouvez-vous me dire à quand remonte votre dernière conversation ?

— Il me semble que c’était le jour où il a été question de Togashi aux informations. Cela m’a tellement surprise que je l’ai appelée. Je l’ai déjà raconté à votre collègue.

— Comment l’avez-vous trouvée ?

— Elle était comme d’habitude. Elle m’a dit qu’elle avait déjà eu la visite de la police.

Kusanagi omit de préciser qu’il s’agissait de lui et de Kishitani.

— Vous ne lui aviez pas dit que Togashi était venu ici pour savoir où la trouver ?

— Non. Enfin, je devrais plutôt dire que j’avais l’intention de le lui cacher. Je ne voulais pas qu’elle s’inquiète.

Yasuko Hanaoka ignorait donc que Togashi la cherchait. Elle ne pouvait pas prévoir qu’il lui rendrait visite et elle n’avait pas non plus eu le loisir de concevoir un plan pour le tuer.

— Je m’étais demandé si je devais l’en informer, mais elle avait beaucoup de choses à me dire cette fois-là, et je n’ai pas trouvé l’occasion de le faire.

— Cette fois-là ? Kusanagi n’était pas sûr d’avoir bien compris. Vous voulez dire quand ? J’ai l’impression qu’il ne s’agit pas de la dernière fois où vous lui avez parlé.

— Oh, excusez-moi ! Je vous parle de notre avant-dernière conversation. Ce devait être trois ou quatre jours après la visite de Togashi. Elle m’avait laissé un message, et je l’ai rappelée.

— Pourriez-vous me dire la date ?

— Attendez…

Elle sortit son téléphone portable d’une des poches de son tailleur, non pour regarder le journal des appels, comme s’y attendait Kusanagi, mais pour consulter le calendrier. Elle hocha la tête.

— C’était le 10 mars.

— Le 10 mars ? s’exclama-t-il en échangeant un regard avec Kishitani. Vous en êtes sûre ?

— Oui, je ne crois pas me tromper.

Le 10 mars, c’est-à-dire le jour où Shinji Togashi avait été assassiné.

— A quelle heure ?

— Eh bien… J’étais rentrée chez moi, il devait être autour d’une heure du matin. Elle m’avait appelée avant minuit, mais j’étais encore au travail, et je n’ai pas pu répondre.

— Vous avez parlé longtemps ?

— Environ une demi-heure, je pense, comme chaque fois que nous nous téléphonons.

— Donc vous l’avez rappelée. Sur son portable ?

— Non, sur son fixe. Chez elle.

— Vous allez peut-être penser que je fais des histoires, mais cela veut dire que vous l’avez appelé le 11.

— Mais oui, vous avez raison, pour être précis.

— Elle vous avait laissé un message, n’est-ce pas ? Que disait-il ? Je serais heureux de le savoir, si vous voulez bien me le dire.

— Eh bien, elle me disait qu’elle voulait me parler et me demandait de la rappeler.

— Et de quoi voulait-elle vous parler ?

— De rien de grave. Elle voulait me demander le nom du masseur de shiatsu qui m’avait soignée quand j’avais mal au dos…

— Je vois… Est-ce qu’elle vous avait déjà appelée pour des choses de ce genre ?

— Vous savez, nous nous téléphonons moins pour une raison précise que parce que nous avons envie de bavarder.

— Si tard la nuit ?

— Cela n’a rien d’extraordinaire. Je travaille tard le soir, et nous ne pouvons nous parler que la nuit. Généralement, j’essaie de l’appeler la veille de son jour de congé, mais cette fois-là, c’est elle qui m’avait appelée.

Kusanagi fit oui de la tête. Il n’était pourtant pas complètement convaincu.

Les deux inspecteurs quittèrent le bar et Kusanagi réfléchit pendant qu’il marchait vers la gare de Kinshicho. La dernière confidence de Sonoko Sugimura le tracassait. Tard dans la nuit du 10 mars, Yasuko Hanaoka avait répondu à son appel. Chez elle. Donc elle se trouvait à son domicile à ce moment-là.

Plusieurs personnes au sein du groupe chargé de l’enquête estimaient que le crime pouvait avoir été commis après vingt-trois heures. Cette supposition était fondée sur la culpabilité de Yasuko Hanaoka. Même si son alibi tenait, même si elle avait passé du temps dans un salon de karaoké, elle aurait pu commettre le crime plus tard.

Aucun enquêteur cependant ne défendait vraiment cette hypothèse. Elle impliquait que la meurtrière soit arrivée à l’endroit où le corps avait été trouvé aux alentours de minuit, au plus tôt. Même en admettant qu’elle l’ait fait, elle n’aurait pu utiliser les transports en commun une fois son crime commis. Les criminels qui viennent de commettre un forfait évitent généralement les taxis, car cela signifie laisser une trace. En outre, très peu de taxis circulaient à proximité du lieu du crime.

L’heure du vol de la bicyclette posait un autre problème. Il s’était produit avant vingt-deux heures. S’il avait été accompli comme une manœuvre de camouflage, Yasuko devait se trouver à la station de Shinozaki à ce moment-là. Même si le vélo avait réellement été volé par Togashi, une autre interrogation subsistait : de quelle manière avait-il passé son temps jusqu’à ce qu’il rencontre Yasuko autour de minuit ?

Pour toutes ces raisons, Kusanagi et ses collègues n’avaient pas cherché à savoir si elle avait un alibi pour les heures après sa visite au karaoké. S’ils l’avaient fait, ils auraient découvert qu’elle en avait un.

— Dis, tu te souviens de la première fois où nous avons rencontré Yasuko Hanaoka ? demanda Kusanagi à Kishitani pendant qu’ils marchaient côte à côte.

— Oui, pourquoi ?

— Comment lui ai-je demandé si elle avait un alibi ? Est-ce que je lui ai posé une question comme : “Où étiez-vous le 10 mars” ?

— Je ne me souviens pas des détails, mais je crois que c’était quelque chose de ce genre.

— Et sa réponse était qu’elle avait travaillé la journée, et qu’elle était sortie avec sa fille le soir. Elles étaient allées au cinéma, puis elles avaient dîné dans un restaurant de nouilles, et elles avaient fini la soirée dans un salon de karaoké. Elles étaient rentrées chez elles après vingt-trois heures. C’est bien ça, non ?

— Oui, je crois.

— Selon la patronne de chez Marian, Yasuko lui a ensuite téléphoné. Elle n’avait rien d’important à lui dire, mais elle lui a quand même laissé un message. Mme Sugimura l’a rappelée vers une heure du matin, et elles ont bavardé une demi-heure.

— Et alors ?

— Pourquoi Yasuko ne m’en a-t-elle rien dit quand je lui ai demandé si elle avait un alibi ?

— Pourquoi ?… Tu ne crois pas qu’elle pensait peut-être que ce n’était pas nécessaire ?

— Pourquoi ? Kusanagi s’arrêta et regarda son jeune collègue. Si elle a appelé de chez elle une tierce personne, cela prouve qu’elle était chez elle !

Kishitani s’était aussi arrêté. Il faisait la moue.

— C’est juste, mais Yasuko Hanaoka a peut-être pensé qu’il lui suffisait de nous dire ce qu’elle avait fait dehors, et qu’elle t’en aurait parlé si tu lui avais posé la question.

— Est-ce vraiment la seule raison ?

— Peut-il y en avoir d’autres ? La situation aurait été différente si elle voulait cacher son manque d’alibi, mais elle n’en a pas parlé parce qu’elle en avait un. Cela me semble presque bizarre que tu y attaches autant d’importance.

Kusanagi se remit en route sans regarder le visage mécontent de Kishitani. Son jeune collègue avait pris parti pour Yasuko Hanaoka dès le début. Peut-être avait-il tort d’attendre de lui une opinion impartiale.

Il se remémora la conversation qu’il avait eue avec Yukawa dans la journée. Le physicien n’en avait pas démordu : si Ishigami était impliqué, le crime n’était pas prémédité.

Il avait d’abord traité la question du cinéma dans l’élaboration de l’alibi, affirmant qu’Ishigami ne s’en serait pas servi s’il en était l’auteur. “Parce que, comme le montrent vos doutes, une visite au cinéma n’est pas un argument très convaincant. Ishigami s’en serait certainement rendu compte. Et je doute encore plus d’une autre chose. Ishigami n’avait aucune raison d’aider Yasuko Hanaoka à tuer Togashi. Même si ce dernier la tourmentait, Ishigami aurait trouvé un autre moyen de régler ce problème. Il n’aurait certainement pas choisi le meurtre.”

Kusanagi lui avait demandé s’il voulait dire par là qu’Ishigami n’était pas assez cruel pour cela. Impavide, Yugawa avait fait non de la tête.

— Cela n’a rien à voir avec les sentiments. Tuer quelqu’un pour échapper à la souffrance qu’il vous inflige n’est pas rationnel. Commettre un meurtre conduit à d’autres souffrances. Ishigami n’agirait pas aussi stupidement. Au contraire, je le crois capable d’actions très cruelles, à condition qu’elles soient rationnelles.

Comment Yukawa envisageait-il l’implication de son ami dans cette affaire ? Le physicien le lui avait expliqué :

— S’il est impliqué, je ne peux le concevoir que dans des circonstances qui ont exclu sa participation au meurtre proprement dit, dans lesquelles il aurait appréhendé la situation une fois le meurtre commis. Qu’était-il alors capable de faire ? Si le crime avait pu être dissimulé, il s’en serait chargé. Si cela était impossible, il aurait envisagé toutes les mesures visant à retarder la recherche de la vérité par les enquêteurs, et donné des instructions à Yasuko Hanaoka et à sa fille. Par exemple en leur indiquant comment répondre à leurs questions, et à quel moment leur fournir tel ou tel élément pour prouver ce qu’elles avançaient.

En d’autres termes, Yukawa supposait que toutes les déclarations faites par Yasuko Hanaoka et sa fille devant lui et ses collègues ne reflétaient pas leurs pensées mais les instructions qu’Ishigami leur donnait en coulisse.

Mais le physicien avait ensuite repris d’une voix égale :

— Bien sûr, ce ne sont là que conjectures de ma part. Elles sont basées sur l’hypothèse de l’implication d’Ishigami, mais cette hypothèse elle-même peut être erronée. Ou plutôt, je souhaite vraiment avoir tort, faire preuve de trop d’imagination, oui, je l’espère de tout cœur.

Son ami avait eu en disant cela une expression inhabituelle chez lui, douloureuse, triste. Kusanagi avait même eu l’impression qu’il avait peur – peur de perdre ce camarade retrouvé après tant d’années.

Pourquoi Yukawa en était-il arrivé à soupçonner Ishigami ? Il ne lui avait fait aucune confidence à ce sujet. C’est lorsqu’il s’était rendu compte qu’Ishigami avait de la sympathie pour Yasuko que le doute était apparemment né en lui, mais il ne lui avait donné aucun élément sur les raisons qui l’avaient conduit à penser cela.

Les capacités d’observation et le pouvoir de déduction du physicien inspiraient cependant une confiance absolue à Kusanagi. Au point qu’il était convaincu que si son ami pensait quelque chose, il ne pouvait se tromper. Ces réflexions l’amenaient à croire ce qu’il venait d’apprendre dans le bar.

Pourquoi Yasuko n’avait-elle rien dit à Kusanagi de la partie de son alibi qui concernait la nuit du crime ? S’il s’agissait d’un élément conçu pour servir au moment où la police la soupçonnait, il aurait été logique qu’elle en parle dès le début. Si elle n’en avait rien fait, n’était-ce pas parce qu’elle avait reçu des instructions lui enjoignant de ne dire que le minimum nécessaire ?

Kusanagi se souvenait d’une remarque faite par Yukawa avant qu’il ne s’intéresse de près à cette affaire, lorsqu’il lui avait raconté que Yasuko Hanaoka avait sorti les tickets de cinéma de la brochure sur le film. “Quelqu’un de normal n’irait pas jusqu’à penser à l’endroit où garder les billets de cinéma destinés à lui servir d’alibi. Si elle les a glissés dans la brochure en prévoyant votre prochaine visite, la partie n’est pas gagnée.”

Un client entra un peu après dix-huit heures, au moment où Yasuko allait défaire son tablier. Mue par un réflexe conditionné, elle lui souhaita la bienvenue et lui adressa un sourire, mais elle ressentit un léger trouble en le regardant. Elle le connaissait sans vraiment le connaître. La seule chose qu’elle savait de lui était qu’il s’agissait d’un vieil ami d’Ishigami.

— Je vois que vous ne m’avez pas oublié, lui dit-il. Ishigami m’a fait découvrir votre magasin.

— Oui, je m’en souviens, répondit-elle avec un nouveau sourire.

— J’étais dans le quartier, et je me suis souvenu de vos boîtes-repas. Celle que j’ai achetée l’autre jour était délicieuse.

— J’en suis ravie.

— Aujourd’hui… je crois que je vais prendre le plat du jour, Ishigami m’a dit qu’il le prenait toujours, et vous n’en aviez plus la dernière fois. Il vous en reste aujourd’hui ?

— Mais oui !

Elle alla transmettre la commande et défit son tablier.

— Oh ! Vous vous préparez à partir ?

— Oui, je finis à six heures.

— Je l’ignorais. Et vous allez rentrer chez vous ?

— Oui.

— Dans ce cas, me permettrez-vous de vous raccompagner ? J’aimerais vous parler.

— Me parler ? A moi ?

— Oui. Je devrais plutôt dire que je veux vous demander conseil. A propos d’Ishigami.

Il lui adressa un sourire lourd de sens.

Une inquiétude diffuse s’empara de Yasuko.

— Je connais à peine M. Ishigami, vous savez.

— Je n’en ai pas pour longtemps. Nous pourrons bavarder en marchant.

Sa voix était douce, mais sa façon de parler péremptoire.

— Très bien, mais j’ai peu de temps, répondit-elle à son corps défendant.

L’homme se présenta, il s’appelait Manabu Yukawa et il avait fait ses études dans la même université qu’Ishigami, où il enseignait à présent. Ils attendirent que sa commande soit prête et quittèrent la boutique ensemble.

Comme à son habitude, Yasuko était venue en vélo. Elle se mit à le pousser pour marcher avec lui mais il offrit de le faire pour elle.

— Vous n’avez jamais eu de vraies conversations avec Ishigami ?

— Non. Nous échangeons quelques mots lorsqu’il vient au magasin, c’est tout.

— Ah bon ! dit-il avant de s’enfoncer dans le silence.

— Et… vous vouliez me demander conseil, non ? finit-elle par lui demander.

Yukawa continua cependant à se taire. Lorsqu’il ouvrit la bouche, l’angoisse oppressait Yasuko.

— C’est vraiment un type simple.

— Pardon ?

— Il est très simple, Ishigami. Il n’attend jamais de réponses compliquées et ne recherche pas non plus plusieurs choses à la fois. Les moyens qu’il choisit pour arriver là où il veut sont aussi simples. Ce qui fait qu’il ignore le doute. Il en faut beaucoup pour le faire vaciller. Mais cela veut aussi dire qu’il n’est pas très doué pour vivre. Il joue en permanence quitte ou double. Ce risque fait partie de son quotidien.

— Je suis désolée, monsieur Yukawa, mais…

— Excusez-moi. Vous ne devez rien y comprendre, dit-il avec un sourire contraint. Vous avez fait connaissance avec lui lorsque vous vous êtes installé dans son immeuble ?

— Oui, quand je suis allée me présenter aux voisins.

— Vous lui avez dit à ce moment-là que vous travailliez chez ce traiteur ?

— Oui, exactement.

— C’est à partir de ce moment-là qu’il a commencé à y venir ?

— Eh bien… peut-être.

— Y a-t-il quelque chose chez lui qui vous ait frappée même si vos échanges sont limités ? Tout m’intéresse.

Yasuko était embarrassée. Elle ne s’attendait pas à cette question.

— Pourquoi me demandez-vous cela ?

— Parce que… fit-il en tournant les yeux vers elle sans s’arrêter. Parce que c’est mon ami. Il compte pour moi, et je voudrais comprendre ce qui se passe.

— Mais nous n’avons que très peu de contacts…

— Je pense qu’ils sont importants pour lui. Très importants. Vous n’êtes d’ailleurs pas sans le savoir.

Yasuko remarqua son regard grave et elle eut la chair de poule sans comprendre pourquoi. Elle prit conscience du fait qu’il savait qu’Ishigami avait des sentiments pour elle. Et qu’il cherchait à savoir ce qui les avait déclenchés.

Elle se rendit compte qu’elle n’y avait jamais réfléchi. Elle comprenait pourtant mieux que personne qu’elle n’était pas belle au point qu’un homme pût tomber amoureux d’elle au premier regard.

Yasuko fit non de la tête.

— Je n’ai rien remarqué. Je ne mens pas quand je vous dis que je ne lui ai presque jamais parlé.

— Ah bon ! En fait, ce n’est peut-être pas étonnant, fit-il d’un ton un peu plus amène. Que pensez-vous de lui ?

— Eh bien…

— Vous n’êtes pas sans avoir remarqué les sentiments qu’il a pour vous ? Qu’en pensez-vous ?

Cette question inattendue la troubla. Elle devinait qu’il ne la laisserait pas esquiver en riant.

— Ce n’est pas pareil pour moi. Même si je le trouve très bien. C’est quelqu’un de très intelligent.

— Donc vous savez que c’est un homme très bien et qu’il est très intelligent, fit Yukawa en s’arrêtant.

— Enfin, c’est l’impression qu’il me fait.

— Bon. Je suis désolé de vous avoir retardée, dit-il en lui tendant le guidon de la bicyclette. Dites-lui bonjour de ma part.

— Volontiers, mais je ne sais pas quand je le verrai…

Yukawa hocha la tête en souriant et tourna les talons. En le regardant s’éloigner, Yasuko éprouva une indicible oppression.

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