Yasuko dit au revoir au client qui avait acheté une boîte-repas au poulet frit et regarda sa montre. Il était presque six heures. Elle soupira et enleva son fichu blanc.
Kudo voulait la voir après le travail. Il l’avait appelée dans la journée pour le lui dire.
— Pour fêter ça, avait-il expliqué d’un ton détendu.
— Fêter quoi ?
— Quoi d’autre que l’arrestation du coupable ? A présent, tu n’as plus à te faire de souci à propos de cette histoire. Ni moi non plus, d’ailleurs. Je ne risque plus d’avoir la visite de la police, et cela se fête, non ?
La voix gaie de Kudo lui avait paru bêtement nonchalante. Cela n’avait rien d’étonnant puisqu’il ne savait pas tout, mais cela avait ôté à Yasuko l’envie de le voir.
— Je n’ai pas envie de le fêter.
— Pourquoi ?
Yasuko n’avait rien répondu et, après quelques secondes de silence, Kudo avait repris, interprétant son silence :
— Ah… Vous étiez divorcés, mais il a été ton mari. J’ai eu tort de te proposer de fêter ça. Pardon.
Il ne s’agissait pas du tout de cela, mais Yasuko ne l’avait pas détrompé. Il avait ajouté :
— J’ai aussi quelque chose d’important à te dire. Je voudrais absolument te voir ce soir. C’est possible ?
Elle aurait préféré refuser. Elle n’avait pas envie de le voir. Elle se sentait coupable vis-à-vis d’Ishigami qui s’était dénoncé à sa place. Mais elle ne trouva pas les mots pour le faire. Que pouvait vouloir lui dire Kudo ?
Ils convinrent de se retrouver à six heures et demie. Kudo voulait inviter Misato, mais elle avait refusé. Elle ne voulait pas laisser Misato le rencontrer en ce moment.
Yasuko laissa un message à sa fille pour lui dire qu’elle rentrerait tard. Elle se sentit mal à l’aise en pensant à sa réaction quand elle l’écouterait.
A six heures, elle défit son tablier et dit à Sayoko et son mari qu’elle s’en allait.
— Je ne savais pas qu’il était déjà si tard ! s’exclama Sayoko qui prenait son dîner dans l’arrière-boutique. Merci pour aujourd’hui. Tu peux y aller, je m’occuperai du reste.
— Alors à demain, fit Yasuko en repliant son tablier.
— Tu as rendez-vous avec Kudo, non ? chuchota-t-elle.
— Hein ?
— Il t’a appelée cet après-midi. Vous avez rendez-vous ?
Yasuko, embarrassée, se tut.
— Je suis contente pour toi, reprit Sayoko en se méprenant sur son silence. Cette histoire est réglée, tu vois Kudo, j’ai l’impression que tu commences enfin à avoir de la chance.
— Tu crois…
— Mais oui ! Tu n’as pas eu la vie facile jusqu’à présent, mais à partir de maintenant, il faut que tu sois heureuse. Pour toi, et pour Misato.
Les paroles de Sayoko lui pesèrent. Elle souhaitait sincèrement son bonheur. Elle ne la soupçonnait aucunement d’avoir tué.
Elle sortit de chez Bententei et se dirigea dans la direction opposée à celle qu’elle prenait pour rentrer chez elle. Elle avait rendez-vous avec Kudo au café-restaurant qui se trouvait au coin de la rue, celui où elle était allée avec Togashi. Kudo avait choisi l’endroit, le plus facile à trouver pour lui, et elle n’avait pas su comment refuser.
Elle emprunta le passage sous l’autoroute et au moment où elle en sortit, elle entendit derrière elle une voix masculine qui l’appelait.
Elle s’immobilisa et vit en se retournant deux hommes qu’elle connaissait. Ils s’approchaient d’elle. Le premier était Yukawa, le vieil ami d’Ishigami, le second Kusanagi, le policier. Yasuko se demanda pourquoi ils étaient ensemble.
— Vous vous souvenez de moi ? lui demanda Yukawa.
Elle répondit d’un hochement de tête en les dévisageant l’un après l’autre.
— Vous auriez une minute ?
— Euh… c’est que… répondit-elle en regardant ostensiblement sa montre sans arriver à lire l’heure tellement elle était choquée. J’ai rendez-vous.
— Ah bon. Vous n’auriez même pas trente minutes à m’accorder ? J’ai quelque chose d’important à vous dire.
— Je suis désolée mais… fit-elle en secouant la tête de côté.
— Un quart d’heure, cela vous irait ? D’ailleurs, dix minutes suffiront. Asseyons-nous sur ce banc, suggéra Yukawa en tendant le doigt vers un petit square qui occupait l’espace sous l’autoroute.
Son ton était plaisant, mais son attitude ne lui laissait pas d’alternative. Yasuko eut l’intuition qu’il était venu lui parler d’une chose essentielle. Chaque fois qu’elle avait rencontré l’universitaire, il avait été aimable avec elle mais elle s’était sentie oppressée.
Elle aurait voulu fuir. Mais elle tenait aussi à savoir ce qu’il avait à lui dire. Elle était certaine que c’était lié à Ishigami.
— Dix minutes, je veux bien.
— Merci, répondit Yukawa, qui sourit en entrant dans le square.
Comme elle hésitait, Kusanagi l’invita de la main. Elle hocha la tête et suivit Yukawa. La présence silencieuse du policier lui était pénible.
Le physicien s’assit sur un banc assez grand pour deux personnes.
— Va là-bas, dit-il à Kusanagi. Je veux lui parler seul.
Kusanagi n’eut pas l’air content mais il fit oui de la tête et retourna vers l’entrée du square où il alluma une cigarette.
Yasuko prit place à côté du physicien en étant consciente de la présence du policier à quelques pas d’elle.
— M. Kusanagi est policier, n’est-ce pas ? Vous pouvez le traiter comme cela ?
— Ne vous préoccupez pas de lui. J’avais l’intention de venir seul. Et avant d’être policier, c’est d’abord mon ami.
— Vous êtes amis ?
— Nous avons fait nos études ensemble, expliqua Yukawa en souriant. Ishigami est de la même année que nous. Mais lui et Kusanagi ne se connaissaient pas avant cette affaire.
Yasuko hocha la tête. Elle n’avait pas compris jusqu’à présent la raison pour laquelle l’universitaire était venu voir Ishigami.
Son voisin ne lui en avait rien dit, mais elle pensait que ce Yukawa était probablement impliqué dans l’échec de son plan. Ishigami ne pouvait pas avoir prévu que Kusanagi et lui avaient un ami commun.
De quoi voulait lui parler cet homme ?
— Je regrette profondément qu’Ishigami se soit livré à la police, commença Yukawa sans s’embarrasser de préambule. En tant que scientifique, je ne supporte pas l’idée qu’un homme aussi brillant que lui doive désormais passer sa vie en prison sans pouvoir se servir de son esprit.
Incapable de lui répondre, Yasuko serra ses mains posées sur ses genoux.
— Je trouve tout cela incroyable. Qu’il ait fait ce qu’il a fait. A votre égard.
Yasuko sentit qu’il la regardait. Elle se raidit.
— Je trouve incroyable qu’il se soit conduit d’une façon aussi indigne à votre égard. Non, c’est faux, je ne trouve pas cela incroyable. Ma conviction est plus forte. Ce que je devrais dire, c’est que je n’y crois pas. Il… Ishigami ment. Pour quelle raison ? Puisqu’il a choisi l’infamie en commettant un meurtre, cela ne devrait pas avoir de sens pour lui de mentir. Pourtant, il le fait. Je ne conçois qu’une seule explication. Il ne ment pas pour lui. Il cache la vérité dans l’intérêt de quelqu’un.
Yasuko avala sa salive. Elle avait du mal à respirer.
Cet homme est tout près de la vérité, pensait-elle. Il comprend qu’Ishigami protège quelqu’un, qu’il n’est pas le vrai coupable. Et il veut sauver Ishigami. La meilleure manière de le faire serait que le véritable criminel se dénonce. Que toute la vérité soit connue.
Elle jeta un regard terrifié à Yukawa. A sa surprise, il souriait.
— Vous devez penser que je suis venu pour vous faire la morale.
— Non, pas du tout… répondit-elle en secouant la tête de côté. D’ailleurs, à propos de quoi me la feriez-vous ?
— Vous avez raison. Toutes mes excuses pour vous avoir tenu des propos étranges, lança-t-il en baissant la tête. Non, je voulais vous apprendre quelque chose. Voilà pourquoi je suis ici.
— Et quoi donc ?
— Eh bien… commença-t-il pour s’interrompre aussitôt. Vous ignorez tout de la vérité.
Elle le regarda en écarquillant les yeux. Il ne souriait plus.
— Votre alibi est probablement vrai, continua-t-il. Vous êtes vraiment allée au cinéma. En compagnie de votre fille. Si ce n’était pas le cas, la police qui a fait tant d’efforts l’aurait découvert, et votre fille qui est encore au collège n’aurait pas pu résister à la pression. Vous ne mentez pas.
— Vous avez raison. Ni elle ni moi n’avons menti. Mais qu’est-ce que cela fait ?
— Cela doit vous paraître étrange. De ne pas avoir à mentir, je veux dire. De voir que la police ne puisse pas faire plus. Lui… Ishigami a fait en sorte que vous n’ayez qu’à dire la vérité aux policiers. Il a tout arrangé pour que la police, indépendamment de ses efforts, ne puisse rien trouver contre vous. Vous ignorez probablement la nature du mécanisme qu’il a créé. Vous devez penser qu’il a utilisé une astuce ingénieuse, mais vous ne savez pas en quoi elle consiste. Je me trompe ?
— Ecoutez, je ne comprends rien à ce que vous me dites, répondit Yasuko en souriant.
Mais son sourire était forcé et elle avait conscience de la raideur de sa lèvre inférieure.
— Il a fait un lourd sacrifice pour vous protéger toutes les deux. Un sacrifice inconcevable pour quelqu’un d’ordinaire, comme vous et moi. Je crois que dès le début, dès que l’irrémédiable avait été commis, il était prêt à prendre votre place si les choses tournaient mal. Tout son plan était fondé sur cette prémisse. Et inversement, cette prémisse devait être indestructible. Mais elle était extrêmement cruelle. N’importe qui d’autre aurait hésité. Ishigami en était conscient. Voilà pourquoi il ne s’est ménagé aucune issue de secours si les choses tournaient mal. L’astuce qu’il a utilisée était en même temps stupéfiante.
Yasuko écoutait Yukawa en sentant la confusion grandir en elle. Elle ne comprenait absolument pas ce dont il lui parlait. Elle devinait cependant que le pire était à venir.
Yukawa ne se trompait pas. Elle ignorait tout du plan conçu par Ishigami. Elle trouvait en même temps étrange que la police ne se soit pas plus acharnée sur elle. En réalité, elle avait eu l’impression, quand la police l’avait interrogée, que les inspecteurs se trompaient de cible.
Yukawa, lui, connaissait le secret.
Il regarda sa montre. Peut-être était-il préoccupé par le temps qui lui restait.
— Cela me fait de la peine de vous apprendre la vérité, fit-il avec une expression sincèrement chagrinée. Parce qu’Ishigami ne voulait surtout pas que vous la sachiez. Je pense qu’il voulait l’éviter à tout prix. Non pas dans son propre intérêt. Mais dans le vôtre. Parce que l’apprendre rendra votre vie encore plus difficile qu’elle ne l’est à présent. Je suis cependant incapable de ne pas vous la dire. Parce que je pense qu’il ne sera jamais récompensé de l’amour extraordinaire qu’il vous porte et qui l’a poussé à risquer de tout perdre. Je devine que ce que je fais n’est pas ce qu’il aurait voulu mais l’idée de vous laisser dans l’ignorance m’est insupportable.
Le cœur de Yasuko battait à tout rompre. Elle avait du mal à respirer, elle était au bord de l’évanouissement. Elle n’avait aucune idée de ce qu’il allait lui dire. Mais elle devinait que cela dépasserait son imagination.
— De quoi s’agit-il ? Si vous êtes prêt à me le dire, faites-le vite !
Ses mots étaient forts, mais elle les prononça d’une voix tremblante, sans vigueur.
— Cette affaire… Le vrai coupable de l’assassinat commis au bord de la Kyu-Edogawa, commença Yukawa qui s’arrêta pour inspirer profondément, c’est lui. Ishigami. Ce n’est ni vous, ni votre fille. Ishigami a tué. Il ne s’est pas dénoncé pour un crime qu’il n’a pas commis. C’est bien lui le coupable.
Ebahie, Yasuko le regardait sans comprendre.
— Mais… reprit le physicien. Le cadavre qui a été trouvé n’était pas celui de Shinji Togashi. Il ne s’agissait pas de votre ex-mari. Mais de quelqu’un d’autre, à qui on avait donné son apparence.
Yasuko fronça les sourcils. Elle continuait à ne pas comprendre. Mais à l’instant où elle remarqua la tristesse des yeux du physicien derrière ses lunettes cerclées de métal, tout devint clair pour elle. Elle poussa un soupir à fendre l’âme et porta sa main à sa bouche. Sa surprise était si grande qu’elle faillit pousser un cri. Son sang se mit à tourner plus vite, et la seconde suivante, elle eut l’impression d’en être vidée.
— Vous avez fini par comprendre la signification de ce que je vous dis, n’est-ce pas ? C’est bien ce qui s’est passé. Ishigami a commis un crime pour vous protéger. Le 10 mars. Le lendemain du jour où le vrai Shinji Togashi a été tué.
Yasuko eut un vertige. Elle avait du mal à tenir assise. Ses membres étaient glacés, et elle avait la chair de poule.
En voyant le changement d’attitude de Yasuko Hanaoka, Kusanagi devina que son ami lui avait révélé la vérité. Même à distance, il voyait qu’elle avait blêmi. Kusanagi ne s’en étonna pas. Après tout, cela la concernait au premier chef.
Il avait lui-même du mal à y croire. Lorsque Yukawa lui avait tout expliqué, il avait commencé par douter. Le physicien n’avait aucune raison de plaisanter mais son récit lui avait paru irréel.
Kusanagi lui avait dit qu’une telle chose était inconcevable. Il aurait tué un autre homme afin de dissimuler le meurtre commis par Yasuko Hanaoka ? Personne n’était capable de faire une chose aussi idiote ! Mais s’il disait vrai, qui avait-il tué ?
Attristé, son ami avait fait non de la tête.
— J’ignore son nom. Mais je sais de quel genre d’homme il s’agissait.
— Que veux-tu dire ?
— Il existe dans notre monde des gens dont personne ne remarquera l’absence s’ils disparaissent, dont personne ne se préoccupera. Il n’y a sans doute pas eu d’avis de recherche. La victime avait probablement rompu avec sa famille, lui avait-il expliqué en montrant du doigt le chemin qu’ils venaient d’emprunter, le long du fleuve. Tu viens d’en voir, des hommes dans cette situation !
Kusanagi n’avait pas immédiatement compris ce qu’il voulait dire. Mais il avait regardé la direction indiquée par son ami et tout s’était éclairé pour lui. Il en avait eu le souffle coupé.
— Les SDF qui vivent là-bas ?
Yukawa ne lui avait pas donné sa confirmation mais il s’était remis à parler.
— As-tu prêté attention à l’homme qui rassemble des canettes vides ? Il sait tout des sans-abri établis ici. Il m’a parlé d’un homme qui est arrivé il y a un mois environ. Il s’est installé près d’eux sans chercher à établir de contacts. Il ne s’était pas encore construit de cabane, il ne devait pas encore être prêt à dormir sur des cartons. L’homme qui collecte les canettes m’a expliqué que les nouveaux arrivants réagissent généralement ainsi. Nous, les êtres humains, avons tous du mal à nous débarrasser de notre orgueil. Mon interlocuteur pensait que ce n’était qu’une question de temps. Il se trouve que cet homme-là a disparu. Rien ne le laissait présager. L’homme aux canettes s’est demandé ce qui lui était arrivé, mais il ne s’en est pas inquiété plus que cela. Les autres SDF ont probablement remarqué son absence, mais personne n’en a parlé. Dans leur monde, il n’est pas rare que les gens disparaissent du jour au lendemain. Or il se trouve, avait continué Yukawa, que cet inconnu a disparu autour du 10 mars. Il était âgé d’une cinquantaine d’années. Il avait un peu d’embonpoint, comme la plupart des hommes de son âge.
Le 11 mars, un corps avait été trouvé au bord de la Kyu-Edogawa.
— J’ignore comment les choses se sont passées, mais Ishigami a découvert le crime de Yasuko Hanaoka, et il a probablement décidé de l’aider à le dissimuler. Il a compris qu’il ne suffirait pas d’éliminer le cadavre. Parce que la police viendrait nécessairement chez elle s’il était retrouvé. Il n’était pas non plus certain qu’elle et sa fille sauraient faire semblant de ne rien savoir très longtemps. Et il a conçu le plan de tuer une autre personne et de faire croire à la police qu’il s’agissait de Shinji Togashi. La police s’occuperait de l’identifier et d’établir les circonstances du meurtre. Plus l’enquête progresserait, moins Yasuko Hanaoka serait soupçonnée. Cela va de soi. Parce qu’elle n’avait rien à voir avec ce crime. Parce qu’il ne s’agissait pas de Shinji Togashi. Toi et tes collègues enquêtiez en d’autres termes sur un autre meurtre.
L’histoire que lui avait racontée calmement Yukawa ne lui paraissait pas vraie. Il n’avait cessé de faire non de la tête en l’écoutant.
— Ishigami a eu l’idée d’un plan aussi extraordinaire probablement parce qu’il avait l’habitude de passer ici tous les jours. J’imagine qu’à les voir, il a réfléchi à leur sujet. En s’interrogeant sur le sens de leur vie, il en est venu à penser que personne ne remarquerait la disparition de l’un d’eux, ni ne regretterait sa mort…
— Tu veux dire qu’il en a conclu qu’il pouvait en tuer un ? s’était assuré Kusanagi.
— Non, je ne pense pas. Mais à mon avis, ils étaient présents à son esprit quand il a élaboré son plan. Je crois t’avoir déjà dit que c’est un homme capable d’accomplir des actes d’une grande cruauté, dans la mesure où ils sont rationnels.
— Tuer quelqu’un est un acte rationnel ?
— Il avait besoin d’un autre cadavre. C’était une pièce indispensable pour parachever son puzzle.
Toute l’histoire était difficile à saisir. Kusanagi la trouvait extraordinaire, comme le ton qu’avait son ami, sans doute celui qu’il prenait pour faire cours à ses étudiants.
— Le lendemain du jour où Yasuko Hanaoka a tué Shinji Togashi, Ishigami a abordé un SDF. Je ne sais pas comment il a procédé, mais je suis certain qu’il lui a présenté toute l’affaire comme un emploi temporaire. Il lui a tout d’abord demandé de se rendre dans la chambre d’hôtel que Togashi avait louée, et d’y rester jusqu’au soir. Ishigami avait fait disparaître toutes les empreintes du vrai Togashi pendant la nuit. Si bien que vous n’avez trouvé là-bas que les empreintes et les cheveux du faux. Le soir venu, l’inconnu a mis les vêtements qu’Ishigami lui avait remis, et il s’est rendu au lieu du rendez-vous.
— A la station de Shinozaki ?
Yukawa avait fait non de la tête en entendant la question de Kusanagi.
— Non. Je pense que c’était celle juste avant, celle de Mizué.
— De Mizué ?
— Ishigami a volé la bicyclette devant la station de Shinozaki, et il a donné rendez-vous à l’inconnu à Mizué, du moins je le pense. Il y est vraisemblablement venu avec un autre vélo. Les deux hommes se sont rendus au bord de la Kyu-Edogawa et Ishigami a tué son compagnon. Il lui a écrasé le visage pour éviter que l’on comprenne qu’il ne s’agissait pas de Togashi, bien sûr. Mais il n’avait pas besoin de brûler le bout des doigts. L’homme avait laissé ses empreintes dans la chambre louée par Togashi et la police l’aurait identifié comme tel de toute manière. Cela aurait cependant paru étrange qu’un criminel qui défigure quelqu’un ne fasse pas disparaître ses empreintes digitales. Il l’a fait en pensant qu’il n’avait pas le choix. Ce geste risquait de retarder l’identification du cadavre. D’où la présence d’empreintes digitales sur la bicyclette. Il n’a brûlé qu’à moitié les vêtements de la victime pour la même raison.
— Il n’avait pas besoin d’un vélo neuf à cette fin, non ?
— Il l’a choisi parce qu’il avait pensé à tout.
— Pensé à tout ?
— Etablir l’heure du crime était pour lui un point essentiel. Le médecin légiste la définit jusqu’à un certain point, mais si le corps n’avait pas été découvert rapidement, cela aurait pu avoir une grande incidence sur le travail du légiste. Au pire, il aurait pu conclure que le crime avait eu lieu dans une période qui incluait la nuit précédente, c’est-à-dire la soirée du 9 mars. Cela aurait été très gênant : Yasuko Hanaoka et sa fille qui avaient tué le vrai Togashi ce soir-là n’avaient aucun alibi pour le 9. Pour écarter ce risque, Ishigami voulait avoir une preuve que le vol avait été commis le 10. Mieux valait choisir un vélo quasi neuf pour être sûr que son propriétaire remarque sa disparition.
— Autrement dit, cette bicyclette remplissait plusieurs fonctions ! s’exclama Kusanagi en se frappant le front du poing.
— Elle avait les deux pneus crevés quand vous l’avez trouvée, n’est-ce pas ? Cela ressemble bien à Ishigami de penser jusque-là. Son but devait être d’empêcher quelqu’un d’autre de s’en servir. Il s’est donné beaucoup de mal pour garantir l’alibi de Yasuko Hanaoka et de sa fille.
— Pourtant leur alibi n’était pas si solide ! Nous n’avons pas réussi à établir de manière définitive qu’elles étaient véritablement allées au cinéma.
— Mais vous n’avez pas non plus réussi à prouver qu’elles n’y étaient pas, non ? fit Yukawa en tendant le doigt vers lui. Leur alibi ne semble pas solide mais vous n’avez pas réussi à le détruire. Parce qu’Ishigami l’a conçu dans ce but. Un alibi parfait pouvait vous faire penser qu’il y avait une astuce. Cela aurait pu vous conduire à envisager la possibilité que le cadavre ne soit pas celui de Shinji Togashi. Ishigami le craignait. Il a mis au point un plan qui ne laissait aucun doute sur l’identité de la victime mais rendait Yasuko Hanaoka suspecte aux yeux de la police et empêchait ainsi la police de changer de point de vue.
Kusanagi avait grogné. Yukawa avait raison. Après avoir établi que la victime était Shinji Togashi, la police avait soupçonné Yasuko Hanaoka. Parce que son alibi n’était pas entièrement convaincant, elle avait continué à la considérer comme la principale suspecte. Ce faisant, ni lui ni ses collègues n’avaient envisagé la possibilité que le corps ne soit pas celui de Shinji Togashi.
— Quel homme effroyable ! murmura Kusanagi.
— Je suis d’accord, avait dit le physicien. C’est grâce à quelque chose que tu m’as dit que je me suis aperçu de cette astuce terrifiante.
— Moi ?
— Tu m’as rapporté les explications qu’il t’avait données sur sa méthode pour préparer les problèmes de ses contrôles, non ? La façon dont il créait l’illusion qu’il s’agissait de géométrie lorsqu’en réalité le problème portait sur les fonctions.
— Et alors ?
— La technique utilisée est la même. Il a fait croire que l’astuce portait sur l’alibi, alors qu’en réalité elle concernait l’identité du cadavre.
Kusanagi poussa une exclamation sourde.
— Tu te souviens que ce jour-là, tu m’as ensuite montré la feuille de présence d’Ishigami ? J’ai vu qu’il avait été absent le 10 au matin. Tu n’y as pas prêté attention, parce que tu pensais que c’était sans rapport avec le crime, mais je l’ai remarqué. La chose qu’il cherchait à cacher à tout prix avait eu lieu la veille.
Yukawa faisait référence au crime commis par Yasuko Hanaoka.
Le récit du physicien était parfaitement logique. Les éléments qui avaient attiré son attention, le vol de la bicyclette comme le fait que les vêtements n’avaient pas entièrement brûlé, étaient essentiels pour découvrir la vérité. Kusanagi dut admettre que ses collègues et lui étaient tombés dans le piège tendu par Ishigami.
Mais il ne parvenait pas à se défaire de son sentiment d’irréalité. Commettre un meurtre pour en cacher un autre… Se trouvait-il vraiment des gens capables d’imaginer cela ? La véritable astuce était peut-être que tout semblait incroyable.
— Cette astuce a une seconde signification importante, déclara Yukawa comme s’il avait deviné les pensées de son ami. Elle rendait inébranlable la résolution d’Ishigami de se livrer à la police si elle devait trop se rapprocher de la vérité. S’il n’avait été que résolu, il courait le risque de prendre peur au dernier moment. Il aurait pu finir par dévoiler la vérité au bout de plusieurs interrogatoires. Mais je ne pense pas qu’il le craigne aujourd’hui. Personne ne peut le faire trembler. Quoi qu’il arrive, il continuera à affirmer qu’il est le coupable. C’est compréhensible. Il a vraiment tué l’inconnu dont le corps a été retrouvé au bord de la Kyu-Edogawa. Il est coupable, et c’est normal qu’il aille en prison. Il peut ainsi parfaitement protéger la femme qu’il aime de toute son âme.
— Il aurait compris que son astuce était sur le point d’être dévoilée ?
— Je le lui ai annoncé. Je lui ai dit que j’avais tout compris. D’une manière qu’il était le seul à pouvoir comprendre. Avec les mêmes mots que ceux que j’ai utilisés avec toi. Il n’y a pas d’engrenage inutile en ce bas monde et l’engrenage décide seul à quoi il peut servir… Tu comprends maintenant de quoi je parle quand je dis engrenage ?
— De cet inconnu qu’il a utilisé comme la pièce qui manquait dans son puzzle ?
— Il a commis un acte impardonnable. Il devait se livrer à la police. Je lui ai parlé d’engrenage pour l’inciter à le faire. Mais je ne pensais pas qu’il le ferait de cette façon. Qu’il la protégerait en prétendant l’avoir harcelée… Je me suis rendu compte de l’autre signification de son astuce en apprenant comment il s’était rendu.
— Où est le cadavre de Shinji Togashi ?
— Je l’ignore. Ishigami l’a fait disparaître. Il a peut-être déjà été découvert en dehors de Tokyo, ou peut-être pas.
— En dehors de Tokyo ? Tu veux dire hors de notre portée ?
— Oui. Il ne voulait pas que l’on puisse établir un lien entre ce corps et Shinji Togashi.
— C’est pour cette raison que tu es allé lire des quotidiens à la bibliothèque ? Tu voulais savoir si on n’avait pas découvert un cadavre quelque part ?
— Oui, et à ma connaissance, ce n’est pas le cas. Cela finira par arriver. Il n’a pas pu le cacher si bien que cela. Mais cela ne l’inquiète pas, car le corps ne sera pas identifié comme celui de Shinji Togashi.
Kusanagi avait dit qu’il allait faire enquêter là-dessus, mais Yukawa avait fait non de la tête. Il avait ajouté que cela reviendrait à rompre sa promesse.
— Je te l’ai dit, non ? Si j’ai pu te raconter tout cela, c’est parce que je parlais à l’ami que tu es pour moi et non au policier. Si tu fais une enquête sur la base de mon récit, je cesserai d’être ton ami.
Le regard du physicien était grave. Kusanagi sentit que toute protestation serait inutile.
— Je veux miser sur elle, avait-il continué en tendant le doigt dans la direction du traiteur. Elle ignore probablement la vérité. Ainsi que l’étendue du sacrifice d’Ishigami. Je veux lui en parler. Et attendre qu’elle décide. Ishigami espère probablement qu’elle ne découvrira jamais la vérité et qu’elle vivra heureuse. Mais cela m’est insupportable. Elle doit connaître la vérité.
— Tu penses qu’elle ira se livrer à la police ?
— Je n’en sais rien. Je mentirais en disant que je suis convaincu qu’elle doit le faire. Quand je pense à lui, j’ai quelque part envie qu’elle s’en tire.
— Si elle ne se dénonce pas, je serai obligé de relancer l’enquête. Même si cela met fin à notre amitié.
— Cela ne m’étonne pas, avait dit Yukawa en hochant la tête.
Kusanagi observait la conversation entre son ami et Yasuko Hanaoka en fumant cigarette sur cigarette. Depuis tout à l’heure, elle gardait la même position, la tête sur les mains. Les lèvres de Yukawa bougeaient, mais son expression ne changeait pas. La tension qui émanait d’eux était cependant perceptible.
Yukawa finit par se lever. Il courba la tête pour saluer Yasuko et revint vers Kusanagi. Yasuko demeura immobile. Elle paraissait tétanisée.
— Ça a pris du temps, fit le physicien.
— Tu as fini ?
— Oui.
— Que va-t-elle faire ?
— Je n’en sais rien. Je lui ai tout raconté, sans lui poser de question ni lui donner de conseil. C’est à elle de décider.
— Je te l’ai déjà dit, mais si elle ne se dénonce pas…
— Je n’ai pas oublié, l’interrompit Yukawa d’un geste de la main en recommençant à marcher. Ce n’est pas la peine de me le redire. J’ai quelque chose à te demander.
— Tu veux rencontrer Ishigami, n’est-ce pas ?
Yukawa écarquilla légèrement les yeux.
— Tu as deviné juste.
— Bien sûr. Je te connais depuis longtemps.
— Si bien qu’on se comprend sans parler ? C’est vrai que pour l’instant, nous sommes encore amis ! s’exclama Yukawa avec un sourire triste.