9

La bouteille de vin était vide quand ils finirent de manger leur plat de crevettes. Yasuko but la dernière gorgée qui restait dans son verre et poussa un petit soupir. Elle n’arrivait plus à se souvenir à quand remontait la dernière fois qu’elle avait mangé de la cuisine italienne.

— Tu veux boire quelque chose d’autre ? demanda Kudo, dont le visage était légèrement rouge.

— Non merci, mais toi, tu en as peut-être envie ?

— Non, ce n’est pas la peine. Je prendrai plutôt un dessert, répondit-il avec un sourire, tout en s’essuyant les lèvres avec sa serviette.

Yasuko et Kudo avaient souvent dîné ensemble dans des restaurants italiens ou français à l’époque où elle était entraîneuse, mais c’était la première fois qu’il se contentait d’une seule bouteille de vin.

— Tu ne bois plus autant qu’autrefois, on dirait.

Sa remarque le fit réfléchir.

— Tu as raison, je bois un peu moins qu’avant. Je vieillis, on dirait, dit-il en hochant la tête.

— C’est mieux comme ça. Il faut faire attention à ta santé.

— Merci ! répondit-il en riant.

Kudo l’avait invitée le jour même. Elle s’était demandé si elle devait accepter. Son hésitation était naturellement due à la situation. Le moment était mal choisi pour aller dîner le cœur léger. Elle se sentait aussi coupable vis-à-vis de Misato. Elle savait qu’elle redoutait l’enquête policière encore plus qu’elle. Yasuko était aussi préoccupée au sujet d’Ishigami qui l’aidait inconditionnellement à dissimuler le crime.

D’un autre côté, il était essentiel qu’elle se conduise normalement en ce moment. Refuser une invitation à dîner d’un ancien client fidèle n’aurait pas été “normal” pour une femme qui avait travaillé dans un bar. Sayoko aurait pu commencer à douter de son innocence si elle avait appris que Yasuko avait dit non à Kudo.

Elle se rendait cependant compte que ces justifications n’étaient précisément que cela. La raison la plus importante, et de très loin, qui l’avait conduite à accepter, était son envie de le voir.

Elle ne comprenait pas elle-même si elle était amoureuse. Avant de le revoir l’autre jour, elle ne pensait presque pas à lui. La vérité était probablement que pour le moment, elle avait de la sympathie pour lui, mais rien d’autre.

Pourtant, elle ne pouvait nier qu’après avoir accepté son invitation, elle avait senti l’excitation monter en elle un sentiment proche de l’effervescence qu’une femme ressent avant un rendez-vous avec un être cher. Sa température lui semblait un peu plus élevée qu’à l’ordinaire. Son trouble était tel qu’elle avait demandé à Sayoko la permission de partir un peu plus tôt pour avoir le temps de se préparer.

Cet émoi était peut-être lié à son désir d’échapper, ne serait-ce que temporairement, à la pression qui l’étouffait, d’oublier ce qui la tourmentait. Ou bien était-ce le signe que son instinct féminin qui avait longtemps été en sommeil se réveillait ?

Une chose était certaine : elle ne regrettait pas ce dîner. Il lui avait permis de mettre de côté sa mauvaise conscience et de passer un moment agréable pour la première fois depuis longtemps.

— Et qu’as-tu prévu pour le repas de ta fille ce soir ? lui demanda Kudo en buvant un café.

— Je lui ai laissé un message en lui disant de commander quelque chose. Je suis sûre qu’elle a choisi une pizza. Elle adore ça.

— Ah bon ! La pauvre ! Une pizza pendant que nous mangeons de si bonnes choses.

— Je suis sûre qu’elle préfère manger une pizza en regardant la télévision plutôt que de dîner dans un restaurant comme celui-ci. Elle n’aime pas les endroits guindés.

Kudo fit oui de la tête en fronçant les sourcils, puis il se frotta une narine.

— Tu as sans doute raison. Et elle n’aurait pas eu le loisir d’apprécier son repas, assise à la même table qu’un monsieur qu’elle ne connaît pas. Ce sera pour une autre fois. On pourrait aller dans un restaurant de sushis en self-service.

— Merci. C’est gentil de penser à elle.

— C’est tout naturel. J’aimerais la rencontrer. Parce que c’est ta fille.

Il finit son café en regardant Yasuko par en dessous.

Lorsqu’il l’avait appelée, il avait dit qu’il serait heureux si sa fille l’accompagnait, d’un ton qui avait paru sincère aux oreilles de Yasuko. Elle s’en était réjouie.

Elle n’avait pas envisagé une seule minute de venir avec Misato. Elle ne mentait pas en disant que sa fille n’aimait pas ce genre de restaurants, mais elle tenait avant tout à éviter de l’exposer à des rencontres inutiles en ce moment. Elle n’était pas sûre que Misato réussirait à ne pas montrer son trouble si d’aventure la conversation portait sur le meurtre. Elle ne souhaitait pas non plus que sa fille la voie se conduire comme une femme avec Kudo.

— Mais, toi, ça ne pose pas de problèmes que tu ne dînes pas à la maison ?

— Moi… commença Kudo, qui mit ses deux coudes sur la table après y avoir posé sa tasse. Je t’ai invitée à dîner ce soir pour te parler de cela.

Yasuko le dévisagea, intriguée.

— En fait, je suis seul maintenant.

Yasuko ne put réprimer un cri de surprise. Elle écarquilla les yeux.

— Ma femme a eu un cancer. Du pancréas. Elle a été opérée, mais c’était déjà trop tard. Elle est morte l’été dernier. Elle était jeune, tout est allé très vite. Trop vite.

Peut-être parce qu’il avait parlé d’un ton détaché, Yasuko ne parvenait pas à croire ce qu’elle venait d’entendre. Elle passa quelques instants à le regarder, hébétée.

— Tu dis vrai ? réussit-elle à dire.

— Ce serait une plaisanterie de très mauvais goût, répondit-il avec un sourire.

— Oui, bien sûr, excuse-moi, fit-elle en baissant la tête.

Elle se passa la langue sur les lèvres.

— Eh bien… reprit-elle. Je te présente mes condoléances. Ça a dû être terrible.

— Oui, cela n’a pas été facile. Mais tu sais, tout a été tellement vite. Ma femme est allée consulter parce qu’elle avait mal au dos, le médecin m’a convoqué et m’a appris ce dont elle souffrait. Elle est entrée à l’hôpital, on l’a opérée, ensuite, elle ne s’est pas relevée… Cela m’a fait l’effet d’un tapis roulant. Les jours ont passé comme dans un mauvais rêve, puis elle était morte. Je ne saurai jamais si elle a compris de quoi elle souffrait.

Il se tut et but une gorgée d’eau.

— Quand as-tu su qu’elle était malade ?

Kudo réfléchit en penchant la tête de côté.

— Ça fera deux ans en décembre.

— Quand je travaillais encore chez Marian. Tu y venais souvent !

Kudo haussa les épaules en esquissant un sourire.

— T’en parler aurait été inconvenant. Aller s’amuser dans un bar quand votre femme est mourante, ça ne se fait pas.

Yasuko se raidit. Elle ne savait que dire. Elle revoyait le sourire de Kudo quand il venait dans le bar.

— Pour ma défense, je pourrais dire que je vivais des moments difficiles et que je venais chercher un peu de réconfort auprès de toi, ajouta-t-il.

Il fronça les sourcils et se passa la main dans les cheveux. Yasuko demeurait sans voix. Elle se souvenait de son dernier jour au bar. Kudo lui avait offert un bouquet de fleurs, en lui souhaitant bonne chance pour la suite.

Quels pouvaient être ses sentiments alors ? Il vivait des moments bien plus pénibles, mais il l’avait encouragée à prendre un nouveau départ sans rien en montrer.

— La conversation a pris un tour plutôt triste ! commenta-t-il en sortant une cigarette pour dissimuler son embarras. Je t’ai raconté cela pour que tu comprennes que tu n’as pas de soucis à te faire au sujet de ma vie familiale.

— Mais ton fils ? C’est cette année qu’il va passer les examens d’entrée à l’université, non ?

— Il vit chez mes parents. Leur maison est plus proche de son lycée, et j’aurais été incapable de lui préparer des repas chauds les soirs où il travaille tard. Ma mère, elle, est ravie de s’occuper de son petit-fils.

— Donc tu vis seul à présent.

— Je rentre chez moi pour dormir, c’est tout.

— Tu ne nous en as rien dit, l’autre jour !

— J’ai pensé que ce n’était pas la peine. Je suis venu parce que je me faisais du souci pour toi. Mais j’ai décidé de tout te raconter parce que je savais que tu te préoccuperais de ma famille si je t’invitais à dîner.

— Ah bon… murmura Yasuko en baissant les yeux.

Elle comprenait la véritable intention de Kudo. Il voulait lui offrir une relation sérieuse. Peut-être pensait-il à un avenir commun. Cela expliquait son désir de rencontrer Misato.

Il la raccompagna en taxi jusqu’à son appartement.

— Je te remercie de m’avoir invitée aujourd’hui, dit-elle avant de descendre de voiture.

— Tu m’autorises à recommencer ?

Elle attendit un instant avant de lui dire oui, avec un sourire.

— Bon, alors à bientôt ! Salue ta fille pour moi.

— Au revoir, répondit Yasuko.

Elle se disait que transmettre ce bonjour à Misato ne serait pas facile. Le message qu’elle lui avait laissé parlait d’un dîner avec Sayoko et son mari.

Elle regarda s’éloigner le taxi avant de monter son escalier. Misato, les jambes sous la nappe molletonnée qui recouvrait la table chauffante, regardait la télévision. Il y avait un carton de pizza sur la table.

— Bonsoir maman ! fit sa fille en levant la tête vers elle.

— Bonsoir ! Excuse-moi de t’avoir laissée toute seule.

Yasuko n’osait pas la regarder en face. Elle se sentait coupable d’avoir dîné en tête à tête avec un homme.

— Il t’a appelée ?

— De qui parles-tu ?

— Du voisin… M. Ishigami, expliqua Misato à voix basse.

Elle faisait référence à ses appels quotidiens.

— J’avais éteint mon portable.

— Ah bon ! fit Misato avec une expression contrariée.

— Il y a quelque chose qui ne va pas ?

— Non, pas du tout mais… Misato s’interrompit et jeta un coup d’œil à la pendule. M. Ishigami est sorti plusieurs fois de chez lui. Je l’ai vu marcher dans la rue, il a dû t’appeler plusieurs fois.

— Ah…

Yasuko n’était pas surprise. Elle y avait pensé pendant qu’elle dînait avec Kudo. Elle était encore plus préoccupée par le fait qu’Ishigami ait croisé Kudo dans la boutique du traiteur, même si Kudo n’avait vu en Ishigami qu’un client ordinaire.

D’ailleurs, pourquoi son voisin était-il passé à son travail à cette heure inhabituelle ? En compagnie d’un ami, une autre première.

Elle était sûre qu’Ishigami avait reconnu Kudo. Peut-être avait-il deviné que l’apparition dans la boutique de l’homme qui l’avait raccompagnée en taxi l’autre jour signifiait quelque chose. Découragée par cette idée, elle perdit toute envie de répondre à son appel qui ne tarderait pas.

Au moment où elle mettait son manteau sur un cintre en pensant à tout cela, la sonnette de l’entrée retentit. Yasuko croisa le regard de sa fille qui avait sursauté. Elle crut une seconde que c’était Ishigami. Mais c’était impossible.

— Qui est-ce ? demanda-t-elle en s’approchant de la porte d’entrée.

— Je suis désolé de vous déranger à une heure si tardive. Vous avez une minute ? fit une voix masculine qu’elle ne reconnut pas.

Elle entrouvrit la porte sans défaire la chaînette de sécurité. Elle avait déjà vu l’homme debout devant elle. Il sortit sa carte de police de la poche de son veston.

— Mon nom est Kishitani, de la police métropolitaine. Je suis passé l’autre jour avec mon collègue Kusanagi.

— Ah…

Yasuko s’en souvenait mais il était seul ce soir.

Elle ferma la porte. Elle fit signe des yeux à Misato, qui quitta la chaufferette et passa sans bruit dans l’autre pièce. Après s’être assurée que la cloison coulissante était refermée, elle défit la chaînette de sécurité et ouvrit à nouveau la porte.

— Que puis-je pour vous ?

Kishitani baissa la tête.

— Il s’agit à nouveau du cinéma…

Yasuko fronça malgré elle les sourcils. Ishigami l’avait avertie que la police poserait beaucoup de questions à ce sujet, et il ne s’était pas trompé.

— Et plus précisément ? Je vous ai déjà tout dit là-dessus.

— Nous le savons. Mais je suis venu aujourd’hui pour vous emprunter les contremarques que vous avez gardées.

— Les contremarques ? Vous voulez dire les tickets de cinéma ?

— Oui. L’autre jour, quand vous nous les avez montrés, il me semble que mon collègue vous a demandé de les conserver soigneusement.

— Un instant, s’il vous plaît.

Elle ouvrit un tiroir de la bibliothèque. Elle y avait mis les billets qu’elle avait sortis de la brochure devant les inspecteurs.

Elle tendit les deux contremarques au policier qui les prit en la remerciant. Il portait des gants blancs.

— Dois-je comprendre que je suis le suspect no 1 ?

— Pas du tout, répondit Kishitani avec un geste de dénégation de la main. Notre enquête ne progresse pas, et cela nous ennuie. Voilà pourquoi nous nous efforçons actuellement d’éliminer toutes les personnes qui ne nous paraissent pas suspectes. C’est dans ce but que nous vous demandons ces contremarques.

— Vous vous en servirez pour établir quoi ?

— Je ne peux pas vous donner des précisions là-dessus, mais elles nous seront peut-être utiles. Le mieux serait qu’elles prouvent que vous et votre fille êtes bien allées au cinéma… Rien ne vous est revenu à l’esprit à ce sujet ?

— Non, rien de plus que ce que je vous ai dit l’autre jour.

— Ah bon ! s’exclama Kishitani en balayant la pièce du regard. Il continue à faire froid. Vous utilisez toujours une table chauffante en hiver ?

— Une table chauffante ? Oui…

Yasuko se retourna en espérant que l’inspecteur n’ait pas remarqué son frisson. Elle était certaine qu’il n’avait pas parlé de cela par hasard.

— Vous pouvez me dire depuis combien de temps vous avez celle-ci ?

— Euh… Ça doit faire quatre ou cinq ans. Pourquoi voulez-vous le savoir ?

— Il n’y a pas de raison particulière, répondit-il en hochant la tête de côté. Je voulais vous demander… ce soir, vous êtes sortie après votre travail ? Vous êtes rentrée assez tard.

Surprise, Yasuko hésita une seconde. Elle parvint immédiatement à la conclusion que le policier l’avait attendue devant chez elle. Il avait donc pu la voir descendre du taxi.

Mieux valait ne pas mentir.

— J’ai dîné avec quelqu’un que je connais.

Elle cherchait à en dire le moins possible, mais son interlocuteur ne fut pas satisfait de sa réponse.

— Vous êtes revenue en taxi avec un homme. Comment le connaissez-vous ? J’aimerais que vous répondiez à ma question, si cela ne vous dérange pas, expliqua-t-il, l’air embarrassé.

— Est-il vraiment nécessaire que je le fasse ?

— Si cela ne vous dérange pas, comme je viens de le dire. Je sais que c’est une question indiscrète, mais si je ne vous la pose pas, mon supérieur me le reprochera. Je vous garantis que nous n’importunerons pas cette personne. Allez-vous répondre ?

Yasuko soupira ostensiblement.

— J’étais avec M. Kudo. Il venait souvent dans le bar où je travaillais autrefois et lorsqu’il a appris ce qui s’était passé, il est venu me voir parce qu’il s’inquiétait pour moi.

— Quelle est sa profession ?

— Il dirige une imprimerie, mais je n’en sais pas plus.

— Vous savez où le joindre ?

Yasuko fronça les sourcils. Le policier le remarqua et baissa la tête, confus.

— Nous ne prendrons contact avec lui que si nous le jugeons nécessaire. Soyez assurée que nous le ferons d’une manière discrète.

Elle sortit son téléphone portable sans cacher son déplaisir et lui donna à toute vitesse le numéro de Kudo. L’inspecteur en prit note avec empressement.

Avec la même expression embarrassée, Kishitani continua à la questionner au sujet de Kudo. Yasuko fut contrainte de lui parler de sa visite surprise chez Bententei l’autre jour.

Lorsqu’il fut parti, elle referma sa porte et s’assit sur la marche de l’entrée. Elle ressentait une grande fatigue nerveuse.

La porte coulissante s’ouvrit. Misato sortit de l’autre pièce.

— On dirait qu’ils ont des doutes à propos du cinéma, hein ? Tout se passe comme M. Ishigami l’avait prévu. Il est fort, ce prof !

— Oui, c’est vrai, répondit sa mère tout en se relevant.

Elle revint dans la pièce en se passant la main dans les cheveux.

— Tu m’avais dit que tu allais dîner avec les propriétaires de chez Bententei, non ?

Etonnée, Yasuko vit qu’elle faisait la moue.

— Tu nous as entendus ?

— Bien sûr.

— Ah bon…

Yasuko glissa ses jambes sous la couverture molletonnée de la chaufferette. Elle se rappela que l’inspecteur en avait parlé.

— Pourquoi es-tu allée dîner avec lui à un moment pareil ?

— Je n’ai pas pu refuser. Il m’a beaucoup aidée autrefois. L’autre jour, il est passé au magasin parce qu’il se faisait du souci pour nous. J’aurais dû t’en parler.

— Moi, ça ne me fait rien mais…

Au même moment, elles entendirent la porte de l’appartement voisin se refermer. Puis il y eut un bruit de pas qui se dirigeaient vers l’escalier. Elles échangèrent un regard.

— Allume ton portable ! dit Misato.

— Il est allumé, répondit sa mère.

Quelques minutes plus tard, il sonna.

Ishigami était dans la même cabine téléphonique que d’habitude. C’était la troisième fois qu’il y venait depuis le début de la soirée. Les deux précédentes, le portable de Yasuko était éteint. Cela ne s’était encore jamais produit, et il avait eu peur qu’elle ait eu un problème, mais le son de sa voix le rassura.

Il avait entendu sonner à la porte de ses voisines assez tard dans la soirée, et il ne fut pas surpris d’apprendre que c’était un policier. Yasuko lui dit qu’il était venu chercher les contremarques des tickets de cinéma. Ishigami devinait pourquoi : la police souhaitait vraisemblablement les comparer avec celles conservées par le cinéma. Elle ne manquerait pas de comparer les empreintes digitales, à condition de les retrouver. Si celles du cinéma portaient celles de Yasuko, cela prouverait qu’elles étaient allées au cinéma. Dans le cas contraire, les soupçons de la police seraient renforcés.

L’inspecteur lui avait aussi posé des questions sur la table chauffante, expliqua-t-elle. Ishigami ne s’en étonna pas non plus.

— J’imagine qu’ils ont identifié l’arme du crime, expliqua-t-il.

— L’arme du crime ?

— Le cordon de la table. Vous vous en êtes servi, n’est-ce pas ?

Il n’eut pas de réponse. Yasuko ne voulait peut-être pas repenser à l’instant où elle avait étranglé Togashi.

— Un étranglement laisse nécessairement des marques sur le cou, continua Ishigami, pensant que l’heure n’était pas à l’euphémisme. La police scientifique est capable aujourd’hui de déduire de ces marques la nature de l’arme employée.

— C’est pour cela qu’il m’en a parlé…

— Oui, je pense. Mais ne vous en faites pas. J’ai fait le nécessaire à ce sujet.

Il avait prévu que la police identifierait l’arme du crime. C’est la raison pour laquelle il avait emporté le cordon de ses voisines chez lui et leur avait donné le sien. Il avait mis le leur au fond d’un placard. Par chance, le modèle qu’il utilisait était différent. Si l’inspecteur s’était intéressé à ce cordon, il avait dû remarquer la différence.

— Et que vous a-t-il demandé d’autre ?

— Eh bien… commença-t-elle avant de se taire.

— Allô ! Madame Hanaoka ?

— Oh ! Excusez-moi.

— Vous ne vous sentez pas bien ?

— Non, ce n’est rien. J’essayais de me souvenir de ses questions. Il ne m’a parlé de rien de particulier. Il m’a juste fait comprendre que s’ils arrivaient à établir que nous étions allées au cinéma, nous serions lavées de tout soupçon.

— Ils s’intéressent beaucoup au cinéma, n’est-ce pas ? C’est normal, mon plan a été conçu à cette fin. Vous n’avez pas besoin d’avoir peur.

— Cela me rassure de vous entendre dire cela.

Ishigami eut l’impression qu’une lampe s’allumait au fond de son cœur. Il sentit se relâcher la tension qui l’habitait jour et nuit.

Peut-être est-ce pour cela qu’il eut envie de l’interroger sur l’autre homme, cet inconnu entré dans la boutique du traiteur quand il s’y trouvait en compagnie de Yukawa. Ishigami savait qu’il l’avait raccompagnée en taxi ce soir. Il l’avait vu depuis sa fenêtre.

— Je n’ai rien d’autre à vous rapporter, mais vous, avez-vous appris quelque chose ? demanda Yasuko en pensant qu’il n’aurait rien à lui dire.

— Non, rien de spécial. Continuez à vivre normalement. Vous allez continuer à recevoir la visite de policiers pendant quelque temps, mais l’important, c’est que vous gardiez votre calme.

— Oui, je sais.

— Bien. Donnez mon bonjour à votre fille. Bonne nuit.

Ishigami raccrocha après l’avoir entendue lui souhaiter la même chose. L’appareil de téléphone recracha sa carte.

La déception apparut sur le visage de Mamiya en entendant le rapport de Kusanagi. Tout en se massant les épaules, il se balança sur sa chaise.

— Ce qui veut dire que les retrouvailles entre ce Kudo et Yasuko Hanaoka sont postérieures au meurtre. Il n’y a aucun doute là-dessus ?

— Non, si l’on en croit les propriétaires de chez Bententei. Rien ne me donne à penser qu’ils mentent. Selon eux, Yasuko était aussi étonnée qu’eux de sa visite. Elle peut bien sûr avoir joué la comédie.

— N’oublions pas qu’elle travaillait dans un bar. Elle sait nécessairement faire semblant, réagit Mamiya en levant les yeux vers Kusanagi. Pour l’instant, commençons par enquêter un peu à propos de ce Kudo. Cela semble bizarre qu’il ait décidé de réapparaître après le meurtre.

— Oui, mais Yasuko Hanaoka affirme qu’il a repris contact avec elle précisément parce qu’il en avait entendu parler. Ce n’est pas du tout un hasard, osa Kishitani, debout à côté de Kusanagi. S’ils étaient complices, ils ne prendraient pas le risque de se voir, et encore moins de dîner ensemble.

— Cela peut aussi s’interpréter comme un camouflage particulièrement audacieux.

Kishitani fronça les sourcils en entendant les mots de Kusanagi.

— Oui, peut-être, fit-il.

— Est-ce que nous devons interroger ce Kudo ? demanda Kusanagi à Mamiya.

— Pourquoi pas ? S’il est mêlé à cette histoire, il laissera peut-être glisser quelque chose de compromettant. Oui, faites-le donc.

Les deux inspecteurs s’éloignèrent de leur chef après avoir reçu cet ordre.

— Dis, je voulais te rappeler que tu ne dois pas dire tout ce dont tu t’es toi-même persuadé. Les coupables pourraient s’en servir, rappela Kusanagi à son jeune collègue.

— Que veux-tu dire par là ?

— Il se pourrait que Kudo et Hanaoka aient été amants autrefois et qu’ils l’aient caché. Et que cela les ait conduits à décider de tuer Togashi ensemble. Si personne ne connaissait leur relation, ce serait parfait pour préparer ce crime.

— Tu ne crois pas que si c’était le cas, ils continueraient à cacher leur relation ?

— Ce n’est pas sûr. On peut aussi imaginer qu’ils aient compris que dissimuler leur relation n’était pas possible à long terme, et que le meurtre leur donnait une excellente occasion de faire semblant de se retrouver.

Kishitani fit oui de la tête sans paraître convaincu par l’argument de son collègue.

En sortant du commissariat d’Edokawa, les deux hommes montèrent dans la voiture de Kusanagi.

— Le service scientifique estime probable que le crime ait été commis avec un fil électrique. Ou plus précisément avec un fil électrique gainé de textile, dit Kishitani en bouclant sa ceinture de sécurité.

— Du genre de ceux des appareils de chauffage, c’est bien ça ? Par exemple d’une table chauffante.

— J’ai entendu dire que des fibres de celui qui a servi pour le crime ont été trouvées sur le cou de la victime.

— Et alors ?

— J’ai regardé la chaufferette de Mme Hanaoka et je peux te dire que la sienne n’a pas un fil électrique gainé de textile mais de plastique.

— Oui. Et alors ?

— C’est tout.

— Il y a d’autres appareils électriques que les chaufferettes. Et rien ne dit que celui qui a servi pour le crime vienne d’un appareil dont elle se sert quotidiennement. Elle aurait pu en ramasser un ailleurs.

— Hum… fit Kishitani d’une voix qui manquait d’enthousiasme.

Les deux inspecteurs avaient passé la veille à surveiller Yasuko Hanaoka, afin de vérifier si elle avait dans son entourage quelqu’un qui aurait pu être son complice.

Ils l’avaient filée après son travail avec de grands espoirs quand elle était montée dans un taxi où se trouvait déjà un homme. Ils les avaient ensuite vus entrer dans un restaurant du quartier de Shiodome et avaient patiemment attendu qu’ils en sortent.

Le couple avait à nouveau pris un taxi à la sortie du restaurant. La voiture s’était arrêtée devant l’immeuble de Yasuko. L’homme n’en était pas descendu. Kusanagi avait chargé Kishitani d’aller interroger la suspecte pendant qu’il continuait à suivre le taxi. Sa filature était apparemment passée inaperçue.

L’homme habitait un immeuble du quartier d’Osaki. Kusanagi avait appris qu’il s’appelait Kuniaki Kudo.

Kusanagi pensait que le meurtre ne pouvait avoir été perpétré par une femme seule. Si Yasuko Hanaoka y était mêlée, elle devait avoir eu un complice masculin, à moins qu’elle n’ait joué qu’un rôle secondaire. L’important était qu’elle ne pouvait avoir agi seule.

Kudo était-il ce complice ? Kusanagi avait vertement réprimandé son collègue mais il n’avait pas l’impression que cette possibilité fût réelle. Il avait le sentiment qu’il s’agissait d’une fausse piste.

En réalité, il s’intéressait à tout autre chose. Hier soir, pendant que lui et son collègue surveillaient la boutique du traiteur, il avait vu quelqu’un d’inattendu.

Manabu Yukawa, en compagnie du professeur de mathématiques qui était le voisin de Yasuko Hanaoka.

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