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Comme à son habitude, Ishigami sortit de chez lui à sept heures trente-cinq. Le vent était plutôt froid pour un mois de mars. Il se mit en route, le menton enfoncé dans son cache-nez, et jeta un coup d’œil sur l’abri à vélos avant de quitter son immeuble. La bicyclette verte qui l’intéressait n’y était pas garée.

Au bout d’une vingtaine de mètres, il arriva sur l’avenue Shin-Ohashi. A gauche, c’est-à-dire en allant vers l’est, elle menait à l’arrondissement d’Edogawa, et à droite, au quartier de Nihonbashi, après avoir franchi la Sumida sur le pont Shin-Ohashi qui lui donnait son nom.

L’itinéraire le plus direct pour se rendre à son travail était de continuer vers le sud en restant dans la même rue. Quelques centaines de mètres plus loin, elle aboutissait au parc de Kiyosumi. Le lycée privé où il enseignait les mathématiques était situé juste avant.

Ishigami attendit que le feu passe au rouge pour tourner à droite, vers le pont. Le vent qui soufflait dans sa direction soulevait son manteau. Il enfonça ses mains dans ses poches et rentra la tête dans ses épaules.

D’épais nuages recouvraient le ciel. Ils se reflétaient dans le fleuve dont ils assombrissaient la surface. Ishigami traversa le pont en regardant les petits bateaux qui remontaient vers l’amont.

Arrivé sur l’autre rive, il descendit l’escalier qui menait à la berge, passa sous le tablier et continua sur l’allée qui longeait la rive de ce côté-ci comme de l’autre. Elles avaient été créées pour servir de promenades aux familles et aux jeunes mais la section située entre les ponts Kiyosu et Shin-Ohashi était peu fréquentée, même en fin de semaine. Là où il se trouvait, on comprenait pourquoi : des SDF y avaient érigé des logements de fortune recouverts de bâches en plastique bleu. De ce côté-ci du fleuve, les voies surélevées de l’autoroute urbaine les protégeaient de la pluie et du vent, ce qui constituait certainement un avantage aux yeux des occupants. L’absence de cabanes sur l’autre rive confirmait cette hypothèse. La préférence des sans-abri pour la vie en groupe était probablement un autre facteur expliquant leur concentration.

Ishigami passa d’un pas égal devant les cahutes bleues. La plus haute atteignait tout juste la taille d’un adulte, d’autres avaient à peine un mètre de haut. Celles-là étaient moins des cabanes que des boîtes. Elles offraient néanmoins une protection adéquate à qui voulait y dormir. A côté des abris, des cintres étaient accrochés dans ce qui faisait visiblement office d’espaces de vie.

Appuyé à la rambarde du talus, un homme se brossait les dents. Ishigami le connaissait de vue. Agé d’une soixantaine d’années, il avait de longs cheveux presque blancs noués en queue de cheval. Il avait renoncé à retrouver du travail. S’il avait été à la recherche d’une tâche de manœuvre à la journée, il aurait déjà quitté les lieux. Les recruteurs font leur sélection de bon matin. Sa coiffure montrait qu’il ne fréquentait pas non plus l’agence d’aide au retour à l’emploi, car elle ne recevrait pas un homme ayant son apparence. La possibilité de trouver du travail à son âge était d’ailleurs proche de zéro.

Debout à côté de sa cahute, un autre homme écrasait des canettes vides. Ishigami, qui le voyait souvent, le surnommait M. Canette. Vêtu proprement, la cinquantaine, il possédait un vélo dont il se servait sans doute pour collecter des canettes. Un peu en retrait des autres qui le protégeaient, son abri occupait un emplacement privilégié. Ishigami en avait déduit que M. Canette était un des plus anciens occupants des lieux.

Légèrement à l’écart du groupe de baraques, un homme était assis sur un banc. Il portait un manteau sali, grisâtre, qui avait dû être beige un jour, et dessous, un veston et une chemise. Ishigami supposait que sa cravate était pliée dans l’une des poches du veston. Depuis le jour où il l’avait vu en train de lire une revue technique, Ishigami l’avait baptisé “l’ingénieur”. Rasé de frais, il avait les cheveux coupés court. “L’ingénieur” n’avait donc pas renoncé à chercher un emploi. Peut-être avait-il l’intention de se rendre à la mission de retour à l’emploi plus tard dans la journée. Ses efforts seraient probablement vains. Il ne retrouverait du travail qu’à condition de se débarrasser de ses prétentions. Ishigami l’avait vu pour la première fois une dizaine de jours auparavant. “L’ingénieur” ne s’était pas encore acclimaté à sa nouvelle vie. Il se percevait comme différent des autres occupants des cabanes de plastique bleu. Bien qu’il fût sans-abri, il n’avait aucune idée de ce dont il avait besoin pour survivre dans ces conditions.

Ishigami poursuivit son chemin. Aux abords du pont Kiyosu, il aperçut une vieille femme qui promenait trois chiens, trois teckels nains équipés chacun d’un collier de couleur différente, rouge, bleu et rose. Elle le vit de loin et le salua d’un sourire qu’il lui rendit. Ils échangèrent quelques paroles quand ils furent près l’un de l’autre.

— Bonjour.

— Bonjour. Il fait frais ce matin !

— C’est bien vrai, répondit-il en faisant la grimace.

— Passez une bonne journée ! Bon travail ! conclut-elle après qu’ils se furent croisés.

— Merci, fit-il en baissant la tête.

Ishigami l’avait vue un jour avec un sac plastique à la main, qui contenait ce qu’il avait pris pour un sandwich. Probablement son petit-déjeuner. Il en avait déduit qu’elle vivait seule, sans doute non loin de là, car elle était parfois chaussée de sandales en plastique, des chaussures avec lesquelles on ne peut pas conduire une voiture. Elle devait être veuve et habiter avec ses chiens dans un appartement assez grand pour qu’elle en ait trois et qu’elle ne pouvait quitter pour quelque chose de plus petit à cause d’eux. Peut-être avait-elle fini de rembourser l’emprunt qu’elle avait pris pour l’acheter, mais elle payait des charges élevées. Son budget était serré : elle n’était pas allée chez le coiffeur de tout l’hiver et ne se teignait pas les cheveux.

Ishigami monta l’escalier qui conduisait au pont Kiyosu. Il aurait dû le traverser pour aller au lycée mais il se dirigea dans la direction opposée.

Un panneau où il était écrit “Bententei” signalait un petit traiteur. Ishigami en poussa la porte en verre.

— Bonjour ! l’accueillit une voix venue de l’autre côté du comptoir, qui, bien que familière, lui paraissait chaque jour nouvelle.

Les cheveux dissimulés par un fichu blanc, Yasuko Hanaoka lui souriait.

Il n’y avait pas d’autres clients. Ishigami s’en réjouit.

— Je voudrais le menu du jour…

— Très bien ! Merci de votre fidélité.

Son ton était enjoué mais Ishigami ne savait pas si elle lui souriait. Les yeux posés sur son portefeuille, il n’osait pas la regarder. Ils étaient voisins et il aurait voulu lui dire autre chose que le nom du menu qu’il souhaitait mais les mots lui manquaient.

— Il fait froid, n’est-ce pas ? réussit-il à bafouiller au moment de payer.

Il n’avait pas parlé fort, et le bruit de la porte poussée par un autre client couvrit le son de sa voix. Yasuko porta son attention sur le nouvel arrivant.

Ishigami quitta le magasin, sa boîte-repas à la main, et repartit vers le pont. Bententei était la raison pour laquelle il faisait un détour.

Une fois passée la première vague des acheteurs matinaux, le calme revenait dans le magasin. Mais l’absence de clients ne signifiait pas qu’il n’y avait rien à faire. Dans la cuisine, située dans l’arrière-boutique, on commençait à préparer les menus du déjeuner. Le restaurant avait des contrats avec plusieurs sociétés qu’il devait livrer avant midi. Yasuko aidait à la cuisine lorsqu’elle n’avait pas de clients à servir.

Au total, quatre personnes travaillaient chez Bententei. Yonezawa, le propriétaire, et Sayoko, sa femme, faisaient la cuisine. Un homme du nom de Kaneko était chargé des livraisons, et Yasuko de la vente au comptoir.

Avant de trouver ce travail, elle était serveuse dans un bar du quartier de Kinshicho où Yonezawa était un habitué. Sayoko en était la gérante mais ce n’est que peu de temps avant qu’elle quitte le bar que Yasuko avait découvert qu’ils étaient mariés. Sayoko le lui avait dit.

Certains des clients du bar s’étaient étonnés que Sayoko l’ait abandonné pour aider son mari dans sa nouvelle entreprise. Mais selon elle, le couple rêvait depuis longtemps d’ouvrir ce commerce et c’était pour y arriver qu’elle avait travaillé dans une boîte de nuit.

Yasuko était restée en contact avec elle après son départ. Leur affaire prospérait. Un an après l’ouverture de chez Bententei, Sayoko lui avait demandé si elle ne voulait pas venir les aider et Yasuko avait accepté. Le couple était débordé et, sans une personne supplémentaire, ils craignaient d’y laisser leur santé.

— Tu ne pourras pas faire ce métier toute ta vie. Misato grandit, bientôt elle aura honte que tu sois entraîneuse. J’espère que ma franchise ne te choque pas, avait ajouté Sayoko.

Misato était le nom de la fille de Yasuko, qui vivait seule avec elle depuis son divorce, cinq ans plus tôt. Elle n’avait pas attendu la remarque de Sayoko pour comprendre que sa situation ne durerait pas éternellement. Il lui fallait quitter le bar, d’abord pour Misato, mais aussi parce qu’elle savait qu’on lui demanderait tôt ou tard de partir.

Elle avait accepté l’offre de Sayoko après un jour de réflexion. Personne au bar n’avait tenté de la retenir.

— Tu as de la chance, avait commenté la gérante.

Yasuko s’était rendu compte qu’elle était soulagée d’apprendre son départ.

Un an plus tôt, juste avant que Misato n’entre au collège, Yasuko et sa fille avaient emménagé dans l’appartement voisin de celui d’Ishigami. Celui où elles vivaient auparavant était loin de chez Bententei. Les horaires de Yasuko avaient changé : elle commençait à présent de bonne heure. Levée à six heures, elle partait de chez elle sur son vélo vert une demi-heure plus tard.

— Le prof est venu aujourd’hui ? lui demanda Sayoko pendant leur pause.

— Comme tous les jours.

Sayoko et son mari sourirent en échangeant un regard complice.

— Qu’est-ce qui vous amuse ?

— Ce n’est rien, ne t’en fais pas ! Il se trouve qu’hier, on s’est demandé s’il n’était pas un peu amoureux de toi, ce prof !

— Comment ça ? sursauta Yasuko, un gobelet de thé à la main.

— Hier, tu étais en congé, non ? Eh bien, il n’est pas venu. Ça ne te paraît pas bizarre qu’il vienne les jours où tu travailles, et pas ceux où tu n’es pas là ?

— Ce n’est qu’un hasard !

— Tu te trompes, n’est-ce pas ? fit Sayoko en recherchant l’assentiment de son mari.

Yonezawa fit oui de la tête en riant.

— Elle le pense depuis un moment. Il ne vient jamais les jours où tu n’es pas là. Et hier, quand il n’est pas venu, elle en a acquis la certitude.

— Pourtant mon jour de congé n’est jamais le même, il change chaque semaine.

— C’est exactement ce qui est louche. Ce prof, c’est ton voisin, non ? Moi, je crois qu’il sait si tu travailles ou non parce qu’il te voit partir le matin.

— Pourtant, je ne le croise jamais à cette heure-là.

— J’imagine qu’il te guette par la fenêtre.

— Je ne pense pas qu’il puisse me voir de chez lui.

— Mais ça ne fait rien. S’il a un faible pour toi, il te le fera savoir tôt ou tard. De toute façon, c’est à notre avantage puisque grâce à toi, nous avons un client fidèle. Ton expérience de Kinshicho sert à quelque chose, conclut Yonezawa.

Yasuko sourit à contre-cœur en finissant son thé. Elle pensait au professeur en question.

Il s’appelait Ishigami. Elle était allée le saluer lorsqu’elle avait emménagé. C’est à cette occasion qu’elle avait appris qu’il était enseignant. Il était trapu, avec un visage rond plutôt grand, et des yeux extrêmement petits. Ses cheveux courts étaient un peu dégarnis et il paraissait âgé d’une cinquantaine d’années, mais il était peut-être plus jeune. Il ne devait pas se préoccuper de son apparence car il était toujours habillé de la même façon. Cet hiver, il portait généralement un pull marron sous le manteau qu’il n’enlevait pas lorsqu’il venait le matin. Pourtant, il faisait souvent la lessive et l’étendait sur son petit balcon. Apparemment, il était célibataire. Yasuko n’avait pas le sentiment qu’il ait jamais été marié.

Entendre que cet homme avait un faible pour elle ne lui fit aucun effet. Elle avait conscience de son existence, de la même manière qu’elle savait qu’il y avait des fissures sur les murs de son appartement. Elle n’y attachait aucune importance et ne voyait pas la nécessité de le faire.

Ils se saluaient lorsqu’ils se croisaient et il lui était arrivé de lui demander conseil à propos de l’entretien de l’immeuble. Elle ne savait presque rien de lui. Elle avait récemment découvert qu’il enseignait les mathématiques, en voyant de vieux manuels ficelés en paquets devant sa porte.

Pourvu qu’il ne me demande pas de sortir avec lui, pensa-t-elle. Immédiatement, elle sourit pour elle-même. Elle se demandait quelle tête aurait ce personnage sévère en lui faisant une telle proposition.

Comme tous les jours, le magasin s’anima en fin de matinée, avec un pic d’affluence au moment du déjeuner. Cela faisait partie de la routine.

Yasuko était en train de changer le rouleau de papier de la caisse enregistreuse lorsque la porte s’ouvrit. Un client entra. Elle leva les yeux vers lui pour le saluer. Et se figea. Les yeux écarquillés, elle était muette de stupeur.

— Ça va plutôt bien pour toi, on dirait.

Son interlocuteur lui souriait. Pourtant son regard était sombre.

— Mais… que fais-tu ici ?

— Il n’y a pas de quoi s’étonner à ce point, non ? Tu ne me croyais pas capable de retrouver mon ex-femme ?

L’homme enfonça ses mains dans les poches de son blouson bleu marine et fit le tour du magasin d’un œil inquisiteur.

— Que veux-tu de moi ? répliqua-t-elle d’un ton vif, mais sans élever la voix car elle n’avait pas envie d’attirer l’attention des Yonezawa qui étaient dans l’arrière-boutique.

— Ne te fâche pas ! Ça fait si longtemps qu’on ne s’est pas vus, tu pourrais au moins faire semblant de sourire, non ? fit-il d’un ton railleur.

— Si tu ne veux rien, va-t’en.

— Bien sûr que je veux quelque chose. Il faut absolument que je te parle. Tu peux sortir ?

— Quelle question idiote ! Tu vois bien que je suis en plein travail, non ?

Yasuko regretta immédiatement ce qu’elle venait de dire. Elle lui avait laissé entendre qu’elle accepterait de lui parler si elle n’était pas au travail.

L’homme se passa la langue sur les lèvres.

— Tu finis à quelle heure ?

— Je n’ai aucune envie de te parler. S’il te plaît, va-t’en. Et ne reviens jamais.

— T’es pas gentille.

— Tu sais très bien pourquoi.

Elle tourna les yeux vers la porte, espérant en vain qu’un client apparaisse.

— Puisque t’es pas gentille avec moi, je vais être obligé d’aller là-bas. Tu ne me laisses pas d’autre choix, dit-il en se frottant la nuque.

— Et là-bas, c’est où ? demanda-t-elle, saisie par un mauvais pressentiment.

— Puisque ma femme ne veut pas m’écouter, je vais devoir parler à sa fille. Son collège est dans le coin, non ?

C’était précisément ce qu’elle craignait.

— Laisse-la en dehors de tout ça !

— Dans ce cas, tu vas devoir m’écouter. Toi ou elle, vous faites l’affaire toutes les deux.

Yasuko soupira. Il lui fallait absolument le faire partir.

— Je finis à six heures.

— Tu commences tôt le matin et tu travailles jusqu’à six heures ? C’est long, dis donc !

— Ça ne te regarde pas.

— Bon, je repasserai à six heures.

— Non, je ne veux pas que tu reviennes ici. Je te retrouverai à six heures et demie au café-restaurant qui se trouve avant le grand carrefour un peu plus loin à droite sur l’avenue.

— D’accord. Mais ne me pose pas de lapin. Si jamais tu le fais…

— J’y serai. Bon, maintenant, va-t’en !

— D’accord. Tu es dure avec moi.

Il jeta un dernier coup d’œil autour de lui et sortit en claquant bruyamment la porte.

Yasuko porta sa main sur son front. Elle avait légèrement mal à la tête. Et envie de vomir. Le désespoir l’envahit.

Elle s’était mariée avec Shinji Togashi huit ans plus tôt. A l’époque, elle était entraîneuse dans un club d’Akasaka. Il faisait partie des habitués.

Togashi, qui vendait des voitures étrangères, présentait bien. Il l’emmenait dans des restaurants chers et lui offrait des cadeaux coûteux. Lorsqu’il l’avait demandée en mariage, elle s’était sentie comme Julia Roberts dans Pretty Woman. Divorcée, Yasuko travaillait en élevant seule sa fille et elle était fatiguée de la vie qu’elle menait.

Au début, elle avait été heureuse avec lui. Comme il avait des revenus stables et suffisants, elle avait pu quitter le monde de la nuit. Il était gentil avec Misato. Sa fille s’efforçait de l’accepter comme un nouveau père.

Cela n’avait pas duré. Togashi avait été licencié. Son employeur avait découvert qu’il détournait de l’argent depuis plusieurs années. Il n’avait pas porté plainte contre lui, pour éviter que l’affaire ne s’ébruite. L’argent avec lequel Togashi s’était montré si prodigue à Akasaka n’avait pas été gagné honnêtement.

Il avait changé du tout au tout. Ou peut-être avait-il montré son vrai visage. Oisif, il ne faisait rien de ses journées, ne sortant que pour aller jouer. Il était violent quand elle s’en plaignait. Il avait commencé à boire. L’ivresse le rendait cruel.

Yasuko avait été contrainte de recommencer à travailler. Togashi la battait pour qu’elle lui donne son salaire. Comme elle s’était mise à cacher l’argent qu’elle gagnait, il avait pris l’habitude d’aller dans le bar où elle travaillait le jour de la paie pour se la faire remettre avant elle.

Misato avait peur du nouveau Togashi. Elle détestait être seule avec lui, au point de venir parfois seule dans le bar où travaillait sa mère.

Lorsque Yasuko lui avait dit qu’elle voulait divorcer, il avait fait la sourde oreille. Si elle insistait, il devenait violent. Elle avait fini par en parler à un avocat que lui avait présenté un des clients du bar. Grâce à son intervention, Togashi avait consenti à signer la demande de divorce. Il avait compris que faute de divorce par consentement mutuel, elle engagerait contre lui une procédure qu’il ne pourrait gagner et qui lui imposerait de dédommager Yasuko.

Le divorce n’avait pas tout résolu. Togashi avait continué à l’importuner. Il venait la trouver pour lui promettre qu’il allait changer, retrouver du travail, et l’implorer de lui accorder une seconde chance. Lorsque Yasuko avait refusé de le voir, il avait importuné Misato. Il était venu rôder à la sortie de son école.

Yasuko était émue quand il se prosternait devant elle, même si elle n’était pas dupe. Peut-être conservait-elle quelque part en elle un sentiment pour cet homme qui avait été son époux. Elle avait fini par lui donner de l’argent. Cela avait été une erreur. Les visites de Togashi s’étaient faites plus fréquentes. Malgré son attitude servile, il devenait de plus en plus impudent.

Yasuko avait changé de bar, déménagé. Elle s’en voulait d’avoir imposé un changement d’école à sa fille. Togashi avait cessé de la harceler lorsqu’elle avait commencé à travailler dans le night-club de Kinshicho. Elle n’avait pas non plus entendu parler de lui dans l’année qui s’était écoulée depuis qu’elle avait déménagé pour se rapprocher de chez Bententei. Elle avait cru être débarrassée de lui.

Elle ne voulait pas importuner les Yonezawa. Il fallait éviter que Misato ne remarque quelque chose. Elle devait à n’importe quel prix se débarrasser définitivement de cet homme. Sa résolution se fit plus forte au fil des heures.

L’heure du rendez-vous arriva et elle partit pour le café-restaurant. Assis à une table proche d’une fenêtre, Togashi fumait une cigarette devant un café. Elle le rejoignit et commanda un chocolat chaud. L’établissement proposait aux clients qui choisissaient des sodas un deuxième verre gratuit, mais elle n’avait pas l’intention de rester longtemps.

— Que me veux-tu exactement ? demanda-t-elle en le regardant droit dans les yeux.

Un bref sourire passa sur son visage.

— Tu es bien pressée.

— Je n’ai pas de temps à perdre. Je suis très occupée, fais vite.

— Yasuko, fit-il en tendant la main vers elle.

Elle retira vivement la sienne qui était sur la table. Il fit la moue.

— Tu es de mauvaise humeur.

— Ça t’étonne ? Que me veux-tu, et pourquoi ne me laisses-tu pas tranquille ?

— Tu pourrais me parler autrement, non ? Tu n’as pas remarqué que je suis sérieux ?

— Comment ça, sérieux ?

La serveuse lui apporta son chocolat chaud. Yasuko prit immédiatement la tasse entre ses mains. Elle voulait le boire et s’en aller.

— Il n’y a personne dans ta vie, non ? demanda Togashi en la regardant par en dessous.

— Ça ne te regarde pas.

— Elever seule un enfant n’est pas facile pour une femme. Cela va te coûter de plus en plus cher. Rien ne garantit que tu y arrives en continuant à travailler chez ce traiteur. Tu ne veux pas m’accorder une seconde chance ? J’ai changé, tu sais.

— Changé comment ? As-tu seulement un travail ?

— Bien sûr. Je viens de trouver quelque chose.

— Donc pour l’instant, tu n’as rien.

— Puisque je te dis que j’ai trouvé quelque chose ! Je commence le mois prochain. La société vient de démarrer. Si tout se passe bien, je serai à même de t’offrir une vie agréable.

— Non merci. Si tu gagnes si bien ta vie, tu n’auras aucun mal à trouver quelqu’un d’autre. S’il te plaît, oublie-moi.

— Yasuko, je ne peux pas vivre sans toi.

Il tendit à nouveau la main pour prendre la sienne qui tenait la tasse de chocolat.

— Ne me touche pas ! s’écria-t-elle en dégageant sa main.

Un peu du liquide chaud tomba sur celle de Togashi. Il poussa un cri de surprise et la retira. Il lui lança un regard mauvais.

— Ne te fatigue pas à me raconter des bêtises. Tu n’imagines quand même pas que je vais te croire ! Il est totalement exclu que je me remette avec toi. Cesse de penser que c’est possible. Tu comprends ce que je te dis ?

Elle se leva. Il la regardait en silence. Elle posa l’argent du chocolat chaud sur la table et partit.

Dehors, elle enfourcha son vélo et commença à pédaler. Elle ne voulait pas lui donner la moindre chance de la rattraper. Elle arriva dans l’avenue du pont Kiyosu, le traversa et tourna à gauche.

Elle lui avait dit ce qu’elle avait à lui dire mais elle ne croyait pas qu’il renoncerait pour autant. Il reviendrait rapidement la voir au magasin. Il la harcèlerait et finirait immanquablement par importuner son employeur. Peut-être ferait-il irruption au collège de Misato. Il finirait par avoir le dessus. Elle lui donnerait de l’argent, et il le savait.

De retour chez elle, elle commença à préparer le dîner. Elle n’avait qu’à réchauffer ce qu’elle avait rapporté de chez Bententei, une tâche simple qu’elle eut cependant du mal à accomplir. Son appréhension grandissante l’empêchait de se concentrer sur ce qu’elle faisait.

Misato n’allait pas tarder à rentrer. Après l’entraînement au club de badminton dont elle faisait partie, elle bavardait avec ses camarades puis prenait le chemin de la maison. Elle y arrivait généralement autour de dix-neuf heures.

La sonnette retentit. Pleine d’un mauvais pressentiment, Yasuko alla dans le petit vestibule. Misato avait sa propre clé.

— Qui est-ce ? demanda-t-elle sans ouvrir la porte.

— C’est moi, répondit une voix masculine après un moment.

Yasuko eut l’impression que tout s’obscurcissait autour d’elle. Elle redoutait ce qui allait se passer. Togashi savait où elle habitait. Il avait dû la suivre depuis le traiteur un jour à son insu.

Comme elle ne répondait pas, il se mit à tambouriner contre la porte.

— Hé !

Elle tourna la clé dans la serrure en secouant la tête de côté. Mais elle ne défit pas la chaîne de sécurité.

La porte s’entrebâilla d’une dizaine de centimètres et le visage de Togashi apparut. Il souriait de toutes ses dents jaunâtres.

— Va-t’en. Pourquoi es-tu venu ici ?

— J’ai encore des choses à te dire. Tu es toujours aussi impatiente, hein !

— Je t’ai demandé de me laisser tranquille, non ?

— Tu pourrais au moins m’écouter. Laisse-moi entrer.

— Non, va-t’en !

— Très bien. Si tu le prends sur ce ton, je vais attendre ici. Misato ne va pas tarder. Puisque tu ne veux pas m’écouter, je lui parlerai à elle.

— Elle n’a rien à voir avec tout ça.

— Si c’est ce que tu penses, laisse-moi entrer.

— Je vais appeler la police.

— Vas-y, si ça te fait plaisir. J’ai rien à me reprocher. Je suis venu voir mon ex-femme, c’est tout. La police sera de mon côté. Tu verras, ils te demanderont pourquoi tu ne veux pas me laisser entrer chez toi !

Yasuko se mordit les lèvres. Elle savait qu’il avait raison. Elle avait appelé la police à plusieurs reprises. Aucun policier n’avait jamais fait le moindre geste pour l’aider.

— Tu ne peux pas rester longtemps.

— Je sais, fit-il d’un ton victorieux.

Elle referma la porte pour détacher la chaîne de sécurité avant de la rouvrir. Il se déchaussa en examinant le petit deux-pièces avec curiosité. Le vestibule donnait sur la pièce à vivre, avec un coin cuisine sur la droite. Derrière le living se trouvait une petite chambre dont le sol était aussi recouvert de tatamis, et un balcon.

— C’est pas grand, ni tout neuf, mais plutôt pas mal, commenta-t-il en s’installant sans vergogne à la table chauffante au milieu de la pièce. Elle est pas branchée, ta chaufferette ! s’exclama-t-il en pressant sur l’interrupteur.

— Je sais ce que tu attends de moi, dit-elle sans s’asseoir en baissant les yeux vers lui. Tu peux me raconter tout ce que tu veux, mais tu es là pour de l’argent.

— Comment ça ? Que veux-tu dire ?

Togashi sortit un paquet de cigarettes de sa poche. Il en prit une, l’alluma avec un briquet jetable et regarda autour de lui. Il ne vit pas de cendrier. Apercevant une boîte de conserve vide dans la corbeille à déchets recyclables, il y fit tomber la cendre de sa cigarette.

— Tout ce que tu veux de moi, c’est de l’argent. Je ne me trompe pas, n’est-ce pas ?

— Si c’est ce que tu crois, tant pis.

— Mais je n’ai aucune intention de t’en donner.

— Ah vraiment ?

— Donc tu peux partir. Et ne jamais revenir.

A peine avait-elle fini de parler que la porte d’entrée s’ouvrit pour laisser passer Misato en uniforme de collégienne. Comprenant que sa mère n’était pas seule, elle s’immobilisa une seconde. Une expression où le désespoir se mêlait à la crainte apparut sur son visage lorsqu’elle reconnut Togashi. Sa raquette de badminton lui glissa des mains.

— Misato ! Ça faisait un bail ! Ce que tu as grandi ! lança-t-il avec un entrain qui sonnait faux.

Misato jeta un coup d’œil à sa mère, défit ses chaussures et entra dans la pièce sans rien dire. Elle alla dans la pièce du fond en fermant la cloison coulissante derrière elle.

— Je ne sais pas ce que tu t’imagines, mais je suis venu pour me réconcilier avec toi, et rien d’autre. J’ai tort, peut-être ? reprit-il d’un ton nonchalant.

— Je t’ai déjà dit que cela ne m’intéresse pas. D’ailleurs, tu n’y crois pas toi-même. La seule raison de ta présence ici est ton désir de me harceler.

Elle était sûre de ne pas se tromper. Togashi alluma la télévision sans rien répondre. Un dessin animé apparut sur l’écran.

Yasuko poussa un soupir et alla dans la cuisine. Son portefeuille se trouvait dans un meuble à tiroirs à côté de l’évier. Elle en sortit deux billets de dix mille yens.

— C’est tout ce que je peux te donner, fit-elle en les posant sur la table chauffante.

— Qu’est-ce que tu fais ? Je croyais que tu ne me donnerais pas un centime.

— C’est la dernière fois.

— J’en veux pas de ton argent, moi !

— Tu n’as pas l’intention de repartir les mains vides, non ? Tu aimerais probablement plus mais je ne peux pas.

Togashi examina les deux billets puis Yasuko.

— Y a rien à faire, hein ? Bon, je m’en vais. Laisse-moi te rappeler que je ne voulais pas de ton argent. Tu m’en as donné parce que tu le voulais.

Il mit les deux billets dans la poche de son blouson, jeta son mégot dans le cendrier improvisé et se leva. Mais au lieu de se tourner vers l’entrée, il fit un pas en direction de la pièce du fond. Il poussa la cloison coulissante. Misato poussa un cri aigu.

— Mais que fais-tu ? s’écria Yasuko.

— Ça te dérange que je dise au revoir à ma belle-fille ?

— Misato n’est plus rien pour toi à présent.

— Et alors ? Bon, salut Misato, à la prochaine ! lança-t-il en faisant un pas vers elle.

D’où elle était, Yasuko ne la voyait pas.

Togashi se retourna et fit mine de partir.

— Elle est de plus en plus mignonne. Dans quelques années…

— Tu as vraiment besoin de dire des bêtises pareilles ?

— Comment ça, des bêtises ? D’ici trois ans, elle te rapportera de l’argent, celle-là. Tu n’auras aucun mal à lui trouver du boulot.

— Maintenant, ça suffit. Dépêche-toi de partir.

— J’y vais, j’y vais. Je reviendrai.

— Il n’en est pas question.

— Qui vivra verra.

— Ecoute…

— Je vais te dire un truc : tu ne m’échapperas jamais. Ce n’est même pas la peine d’y penser, ricana-t-il en se penchant pour mettre ses chaussures.

A cet instant, Yasuko perçut un bruit derrière elle. Elle se retourna et vit Misato, encore vêtue de son uniforme de collégienne, debout à côté d’elle. Elle brandissait quelque chose.

Yasuko n’eut pas plus le temps de la retenir que de lui parler. Misato frappa à plusieurs reprises l’arrière du crâne de Togashi qui s’effondra avec un bruit sourd.

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