19

Assise sur le banc, Yasuko était incapable de bouger. Le récit du physicien l’avait accablée. Le choc avait été considérable, elle ne s’en remettait pas. Son cœur semblait lourd.

Il était allé jusque-là… Elle pensait à son voisin, le professeur de mathématiques.

Il ne lui avait rien dit de la manière dont il s’était débarrassé du corps de Togashi. Il s’était limité à lui dire qu’elle n’avait pas à s’en inquiéter. Elle se rappela le ton calme qu’il avait eu pour lui annoncer au téléphone qu’il s’en était occupé, que tout s’était bien passé, et qu’elle n’avait pas de souci à se faire.

Elle avait trouvé étrange que la police lui demande si elle avait un alibi pour le lendemain du crime. Ishigami lui avait donné des instructions précises sur ce qu’elle devait faire ce soir-là : aller au cinéma, puis dîner dans le restaurant de nouilles avant de passer du temps dans le salon de karaoké, et enfin appeler cette amie très tard. Elle lui avait obéi sans comprendre. Lorsqu’elle avait été interrogée, elle avait dit la vérité en pensant qu’elle aurait aimé pouvoir leur demander pourquoi ils lui posaient ces questions. Pourquoi lui parlaient-ils du 10 mars ?

Maintenant elle savait. Ishigami avait tout arrangé pour que la police s’intéresse à ce jour-là. Mais son plan était épouvantable. Elle avait écouté Yukawa en pensant que cela expliquait tout mais elle ne réussissait pas à y croire. Elle ne voulait pas y croire. Elle refusait l’idée qu’il ait été jusque-là pour elle, qu’il était prêt à sacrifier sa vie pour une femme de son âge, ordinaire, sans charme particulier, qui n’avait rien d’intéressant. Yasuko ne se croyait pas assez forte pour accepter cette vérité.

Elle se cachait le visage. Elle ne voulait plus réfléchir. Yukawa lui avait dit qu’il n’en parlerait pas à la police. Qu’elle était libre de choisir ce qu’elle voulait faire, puisque ce n’était que des suppositions sans rien pour les étayer. Elle lui en voulait de l’avoir placée devant un choix si cruel.

Elle ne savait pas ce qu’elle devait faire et elle demeurait pétrifiée sur le banc sans trouver la force de se lever lorsqu’elle sentit une main sur son épaule. Surprise, elle releva la tête.

Quelqu’un était debout à côté d’elle. Elle reconnut Kudo qui la regardait avec inquiétude.

— Que t’arrive-t-il ?

Il lui fallut du temps pour comprendre pourquoi Kudo était là. Elle se rappela leur rendez-vous. Comme elle n’arrivait pas, il avait dû sortir pour aller à sa recherche, inquiet de ne pas la voir.

— Je te demande pardon. Je… je suis épuisée.

Aucune autre justification ne lui vint à l’esprit. D’ailleurs, elle se sentait vidée. Non pas physiquement, mais mentalement.

— Tu n’es pas bien ? demanda doucement Kudo.

Sa voix parut stupide à Yasuko. Elle découvrit qu’ignorer la vérité pouvait être un péché. Et se dit qu’elle en avait été coupable jusqu’à il y a quelques instants.

— Si, ça va, répondit-elle en essayant de se lever.

Elle vacilla, et Kudo tendit le bras pour la soutenir. Elle le remercia.

— Que s’est-il passé ? Tu as mauvaise mine !

Yasuko secoua la tête. Elle ne pouvait rien lui expliquer. Elle ne pouvait rien dire à personne.

— Ce n’est rien. Je me suis assise car je ne me sentais pas bien. Mais ça va maintenant.

Elle avait mis toute son énergie à parler d’un ton normal, sans y parvenir.

— Ma voiture est garée tout près. Tu n’as qu’à te reposer encore un peu, et puis nous pourrons y aller.

Elle tourna la tête vers lui.

— Aller où ?

— J’ai fait une réservation au restaurant. Pour sept heures, mais ce n’est pas grave si nous avons une demi-heure de retard.

— Ah…

Le mot “restaurant” lui fit l’effet d’appartenir à une autre dimension. Voulait-il aller dîner ? Elle devrait manier sa fourchette et son couteau comme il le fallait, un sourire artificiel plaqué sur son visage, la tête pleine de ce qu’elle venait d’apprendre ? Mais Kudo n’était pour rien dans cette histoire, bien sûr.

— Je suis vraiment désolée, souffla-t-elle. Je ne vais pas y arriver. Je préférerais que nous dînions ensemble un jour où je me sens mieux. Aujourd’hui, je ne crois pas que…

— Je comprends, fit Kudo en l’arrêtant d’un geste de la main. Tu as raison, nous ferions mieux de remettre cela à une autre fois. Après tout ce qui s’est passé, tu es fatiguée, c’est normal. Repose-toi. Tu as vécu des jours difficiles. J’ai eu tort de ne pas te laisser le temps de souffler. J’aurais dû y penser. Pardon.

En l’entendant s’excuser si gentiment, Yasuko admira encore une fois sa générosité. Il se faisait véritablement du souci pour elle. Elle ne comprenait pas pourquoi elle n’arrivait pas à être heureuse alors qu’elle était entourée de tant de bonté.

Elle commença à marcher, soutenue par Kudo dont la voiture était garée au bord du trottoir à quelques mètres de là. Il lui offrit de la ramener chez elle. Elle accepta en se disant qu’elle devrait refuser. Le chemin qu’elle aurait dû faire pour rentrer chez elle lui paraissait infiniment long.

— Tu es sûre que cela va aller ? S’il te plaît, n’hésite pas à me dire s’il y a quelque chose, lui répéta Kudo sitôt qu’ils furent assis dans sa voiture.

Peut-être était-ce normal qu’il se fasse du souci en la voyant dans cet état.

— Ne t’en fais pas, ça va aller. Je suis vraiment désolée, répondit-elle avec un sourire, un effort qui lui parut surhumain.

Elle s’en voulait beaucoup, pour tout. Cela lui fit penser à quelque chose. Pourquoi avait-il tenu à la voir aujourd’hui ?

— Tu m’as dit que tu voulais me voir pour me dire quelque chose d’important, non ?

— Euh… oui, c’est vrai, répondit-il en baissant les yeux. Mais ça sera pour une autre fois.

— Tu es sûr ?

— Oui, dit-il en démarrant.

Yasuko regarda dehors en se laissant bercer par la voiture. Le soleil était couché, il faisait presque nuit. Elle aurait voulu que la nuit soit éternelle et que le monde cesse d’exister.

Il arrêta la voiture devant chez elle.

— Repose-toi bien, s’il te plaît. Je t’appellerai.

— Oui, répondit-elle en tendant la main vers la poignée de la portière.

— Attends ! jeta Kudo.

Elle se retourna vers lui et vit qu’il se passait la langue sur les lèvres en tapotant le volant. Il mit une main dans une des poches de son costume.

— Finalement, je crois que je veux te dire ce que j’avais à te dire.

— Quoi donc ?

Il sortit une petite boîte de sa poche. Elle comprit immédiatement ce qu’elle contenait.

— Je n’avais vraiment pas envie de jouer cette scène qu’on voit si souvent dans les feuilletons à la télé et j’espère que tu y verras une pure forme, expliqua-t-il en ouvrant la petite boîte.

Elle contenait une bague, ornée d’un diamant étincelant.

— Mais… fit-elle en le regardant, abasourdie.

— Je ne te demande pas de me répondre tout de suite. Tu dois penser à Misato, et aussi à ce que toi, tu veux faire. Mais je tenais à ce que tu saches que je suis sérieux. Je suis certain que je pourrai vous rendre heureuses toutes les deux. Il prit la main de Yasuko pour lui donner l’écrin. Tu peux l’accepter sans sentir que cela t’oblige à quoi que ce soit. Ce n’est qu’un cadeau. Mais si tu décides que tu veux passer le reste de ta vie avec moi, il prendra une autre signification. Tu veux bien y penser ?

Tout en sentant le poids de l’écrin sur sa paume, Yasuko était désorientée. Elle était tellement stupéfaite qu’elle n’avait même pas compris la moitié de ce qu’il venait de dire. Mais elle avait perçu l’essentiel. Et c’est précisément la raison pour laquelle elle était troublée.

— Je te demande pardon. Je suis allé trop vite, fit-il avec un sourire timide. Prends ton temps pour me répondre. Tu peux demander à Misato ce qu’elle en pense. Il referma l’écrin. Fais ce que tu veux.

Yasuko ne savait que répondre. Les idées se bousculaient dans sa tête. Elle pensait aussi à Ishigami – surtout à Ishigami ?

— Je vais… réfléchir, parvint-elle à lui répondre.

Il hocha la tête avec satisfaction. Elle descendit de sa voiture.

Elle le regarda s’éloigner et décida de rentrer chez elle. Elle jeta un coup d’œil vers la porte de son voisin au moment d’ouvrir la sienne. La boîte aux lettres débordait de courrier, mais elle ne vit pas de journaux. Ishigami avait dû suspendre son abonnement avant de se livrer à la police. Elle n’en fut pas étonnée : penser à tout devait lui être naturel.

Misato n’était pas encore rentrée. Yasuko s’assit et poussa un long soupir. Puis elle alla soudain ouvrir un tiroir de sa commode. Elle en sortit une boîte à gâteaux qui était tout au fond et en souleva le couvercle. Elle y rangeait les lettres qu’elle conservait, et elle prit une enveloppe tout en dessous de la pile. Elle contenait une feuille de papier à lettres couverte de caractères.

Ishigami la lui avait fait parvenir avant de l’appeler pour la dernière fois, en même temps que les trois autres lettres. Leur but était de prouver qu’il la harcelait. Les trois autres lettres se trouvaient actuellement entre les mains de la police.

La feuille de papier lui donnait des instructions précises sur la manière dont elle devait se servir des trois enveloppes et les réponses qu’elle devait apporter aux questions des policiers. Il y avait aussi des instructions pour Misato. Ses explications détaillées exprimaient sa prévenance pour Yasuko et sa fille, sa détermination à ne pas les laisser dans l’embarras. Grâce à cette missive, la mère et la fille avaient pu affronter les policiers sans aucune hésitation. Yasuko l’avait fait en pensant que si elle leur laissait voir qu’elle mentait, elle réduirait à néant les efforts qu’Ishigami avait faits pour elle. Misato s’était probablement dit la même chose.

Il avait conclu ses explications par ces lignes :

Il me semble que Kuniaki Kudo est un homme honnête qui mérite votre confiance. Si vous vous mariez avec lui, il est vraisemblable que vous et Misato trouverez le bonheur. Je vous prie de m’oublier. Vous ne devez pas vous sentir coupable. J’aurai agi en vain si vous n’avez pas une vie heureuse.

Les larmes affluèrent à ses yeux en relisant ces lignes.

Jamais personne ne l’avait aimée ainsi. Ou plutôt elle n’avait jamais imaginé que quelqu’un puisse aimer de cette manière. Sous son apparence indifférente, Ishigami recelait une extraordinaire capacité d’amour.

Lorsqu’elle avait appris qu’il s’était rendu à la police, elle s’était dit qu’il l’avait fait à leur place. Maintenant qu’elle avait écouté Yukawa, elle était encore plus émue par l’affection exprimée par Ishigami dans cette lettre.

Elle irait tout raconter à la police. Mais cela ne le sauverait pas. Il avait tué quelqu’un.

Son regard se posa sur l’écrin que lui avait donné Kudo. Elle l’ouvrit et contempla la bague. Puisque la situation était ce qu’elle était, peut-être devrait-elle envisager de saisir cette possibilité de trouver le bonheur, ne serait-ce que pour exaucer le souhait d’Ishigami. Comme il le lui avait écrit, y renoncer réduirait à néant son sacrifice.

Dissimuler la vérité était intenable. Comment pourrait-elle trouver le bonheur en le faisant ? Elle devrait passer le restant de ses jours en se sentant coupable, sans jamais connaître la sérénité. Mais si elle pouvait le supporter, elle parviendrait au moins à expier un peu sa faute.

Elle passa la bague à son doigt. Le diamant était splendide. Elle aurait été tellement heureuse si elle avait pu choisir Kudo le cœur pur. Mais c’était pour elle un rêve impossible. Le bonheur n’était pas pour elle. Ishigami, lui, avait le cœur parfaitement pur.

Son portable se mit à sonner au moment où elle remettait la bague dans son écrin. Elle regarda l’affichage qui annonçait un numéro qu’elle ne reconnut pas.

— Allô ! répondit-elle.

— Allô, vous êtes bien madame Hanaoka ? demanda une voix masculine qu’elle n’avait jamais entendue.

— Oui, c’est moi, fit-elle, assaillie par un mauvais pressentiment.

— Mon nom est Sakano, je vous appelle du collège de Morishita-Minami.

— Il est arrivé quelque chose à Misato ?

— Quelqu’un l’a trouvée inconsciente derrière le gymnase. Et… euh… il semble qu’elle se soit coupé les veines du poignet.

— Quoi ? s’exclama Yasuko en sentant son cœur frémir.

— Elle a perdu beaucoup de sang et elle a immédiatement été conduite à l’hôpital. Soyez rassurée, ses jours ne sont pas en danger. Cependant, il est vraisemblable qu’il s’agisse d’une tentative de suicide, et nous voulions que vous le sachiez…

Yasuko entendit à peine le reste des mots de son interlocuteur.

Le mur était plein de taches. Il choisit quelques points parmi elles et les lia tous mentalement par des droites. La forme qui émergea était un assemblage de triangles, de rectangles et de losanges. Puis il les peignit mentalement en quatre couleurs. Il voulait éviter que deux figures adjacentes aient la même couleur. Cela aussi, il le fit dans sa tête.

Il y parvint en moins d’une minute. Il effaça les formes de son cerveau et décida de recommencer en sélectionnant d’autres points. L’exercice n’était pas compliqué mais il ne s’en lassait pas. Lorsqu’il en aurait assez, il imaginerait des problèmes de géométrie analytique. Calculer les coordonnées de toutes les taches lui prendrait certainement un temps considérable.

Avoir perdu sa liberté physique ne changeait rien, pensait-il. Il lui suffisait d’un papier et d’un crayon pour faire des problèmes mathématiques. Et même si on devait lui entraver les jambes et les bras, l’empêcher de voir ou d’entendre, il pourrait continuer dans sa tête. Personne ne pouvait atteindre son cerveau. Il avait un paradis infini à sa disposition. Le filon des mathématiques était en lui et il n’aurait pas trop de sa vie pour l’exploiter.

Il se dit à nouveau qu’il n’avait besoin de la reconnaissance de personne. Son ambition avait été de publier des articles et de les faire évaluer. Mais l’essence des mathématiques était ailleurs. Savoir qui a gravi le premier un sommet est important, mais l’essentiel est que le pionnier comprenne ce qu’il a fait.

Il lui avait fallu du temps pour parvenir à cet état. Jusqu’à peu, la vie lui paraissait dénuée de sens. Les mathématiques étaient la seule chose qui comptait pour lui, et il ne voyait pas l’intérêt de continuer à vivre puisqu’il ne pouvait pas y consacrer sa vie. Il pensait chaque jour à mourir. Sa mort n’attristerait ni n’embarrasserait personne, pire, personne ne la remarquerait.

C’était arrivé il y a un an. Ishigami était dans son appartement, une corde à la main. Il cherchait un endroit où l’accrocher. Il n’y en avait guère chez lui. Il avait fini par planter un clou dans une poutre. Il venait de vérifier que le clou supporterait son poids. La poutre avait grincé, mais le clou ne s’était pas tordu et la corde ne s’était pas rompue.

Il ne regrettait rien. Il n’avait pas besoin d’autre raison pour mourir que l’absence de raison de continuer à vivre.

Il grimpa sur un tabouret. Au moment où il allait passer sa tête dans l’anneau de la corde, on sonna à sa porte.

Ce coup de sonnette lui sauva la vie.

Il alla ouvrir par souci de ne pas gêner autrui. La personne derrière la porte pouvait avoir besoin de son aide.

Il vit deux femmes et devina qu’elles étaient mère et fille.

La mère lui expliqua qu’elles venaient d’emménager dans l’appartement voisin. Sa fille baissa la tête pour le saluer. Quelque chose tressaillit en lui en les voyant.

Il trouva leurs yeux extraordinairement beaux. Jusqu’à cet instant, il n’avait jamais été frappé par la beauté. Il ne comprenait pas la signification de l’art. Mais ce fut soudain le cas. Et il s’aperçut que la beauté artistique était de même nature que la beauté d’un problème de mathématiques résolu.

Ishigami n’avait pas gardé un souvenir précis de la conversation qu’il avait eue avec elles. Mais il se rappelait précisément le mouvement de leurs yeux et la manière dont ils avaient cligné.

L’arrivée des Hanaoka avait changé sa vie. Son envie de mourir disparut, il reprit goût à la vie. Imaginer ce qu’elles étaient en train de faire lui procurait du plaisir. Dans le système de coordonnées du monde, les points Yasuko et Misato existaient. Cela lui paraissait un miracle.

Son bonheur était complet les dimanches. Il lui suffisait d’ouvrir sa fenêtre pour entendre leurs voix. Il ne parvenait pas à comprendre le contenu de leurs conversations. Mais leur son que lui apportait la brise était à ses oreilles la plus belle des musiques.

Il n’avait aucune ambition de se rapprocher d’elles. Il en était arrivé à penser qu’il ne devait rien faire. Il avait découvert que sa relation avec elles était semblable à celle qu’il entretenait avec les mathématiques. Il était heureux d’être en contact avec ce qui était pour lui le bonheur suprême. Essayer de parvenir à la renommée aurait signifié porter atteinte à leur dignité.

Les aider lui avait paru évident. Il leur devait la vie. Il n’avait pas eu l’impression de se sacrifier pour elles, mais de leur rendre leur bonté. Elles ne s’en étaient vraisemblablement pas rendu compte. Cela n’avait aucune importance. Parfois on ne pouvait vivre dignement que parce que quelqu’un vous avait sauvé.

Lorsqu’il avait vu le cadavre de Togashi, il avait déjà conçu son plan.

Se débarrasser complètement du corps serait difficile. Tous les efforts possibles ne pourraient réduire à zéro la probabilité qu’il soit identifié. Et même si par miracle il y parvenait, cela ne procurerait pas de réconfort à ses voisines. Elles seraient condamnées à vivre dans la crainte qu’il soit retrouvé. L’idée qu’elles subissent cela lui était insupportable.

Il n’y avait qu’un seul moyen de garantir leur sérénité. Il fallait qu’elles n’aient aucun rapport avec cette histoire. Elles pouvaient paraître impliquées, mais il fallait créer une droite qui ne puisse jamais croiser cet incident.

Il avait alors décidé de se servir de “l’ingénieur”.

Cet homme qui venait de commencer sa vie dans le campement de SDF au pied du pont Shin-Ohashi.

Le 10 mars au matin, Ishigami l’avait abordé. Comme à son habitude, il était assis à l’écart de ses compagnons d’infortune.

Il lui avait dit qu’il avait un travail à lui offrir. Il s’agissait de surveiller un chantier en amont pendant quelques jours. Il avait remarqué que “l’ingénieur” travaillait dans les travaux publics.

Son interlocuteur avait voulu savoir pourquoi il l’avait choisi. C’est un peu compliqué, avait expliqué Ishigami. La personne qui devait s’en occuper avait eu un accident, le chantier serait interrompu s’il n’était pas remplacé, et il fallait trouver quelqu’un.

“L’ingénieur” avait accepté lorsque Ishigami lui avait remis cinquante mille yens. Ishigami l’avait emmené dans la chambre louée par Togashi. Il lui avait fait passer les vêtements de Togashi et lui avait ordonné de rester là jusqu’au soir.

La nuit venue, il lui avait donné rendez-vous à la station de Mizué. Ishigami avait préalablement volé une bicyclette devant la station de Shinozaki. S’il en avait choisi une qui paraissait neuve, c’était parce qu’il souhaitait que le vol soit remarqué.

Il en avait aussi préparé une seconde qu’il avait volée à la station d’Ichinoé, juste avant Mizué. Elle était vieille et mal attachée.

Il avait fait monter “l’ingénieur” sur la neuve et ils avaient pédalé vers la berge de la Kyu-Edogawa.

Il se sentait mal chaque fois qu’il se souvenait de ce qui était arrivé ensuite. Jusqu’à son dernier souffle, “l’ingénieur” n’avait probablement pas compris pourquoi il devait mourir.

Personne ne devait apprendre l’existence de ce deuxième meurtre. Surtout pas les Hanaoka. C’est la raison pour laquelle il avait utilisé la même arme, et qu’il l’avait étranglé de la même manière.

Il avait démembré le corps de Togashi dans sa salle de bains, en six morceaux qu’il avait jetés, lestés, dans la Sumida depuis trois endroits différents, la nuit. Il lui avait fallu trois jours. Cela serait découvert un jour, mais cela ne l’inquiétait pas. La police ne parviendrait pas à l’identifier. Togashi était déjà mort à ses yeux. Personne ne meurt deux fois.

Yukawa était vraisemblablement le seul à avoir compris cette astuce. C’est ce qui avait conduit Ishigami à se rendre à la police. Il avait été prêt à le faire dès le premier instant, et il avait tout préparé.

Yukawa en parlerait probablement à Kusanagi. Kusanagi en parlerait à ses supérieurs. Mais la police ne ferait rien. Il était trop tard pour prouver l’erreur sur la victime. Ishigami avait compris qu’il était sur le point d’être appréhendé. Revenir en arrière était impossible. Il ne voyait aucune raison de le faire. La confession du meurtrier valait plus que les conjectures du physicien génial.

Ishigami se dit qu’il avait gagné.

Il entendit la sonnerie qui signalait l’arrivée de quelqu’un dans le couloir où était sa cellule. Un gardien se leva. Il y eut un bruit de voix, quelqu’un entra. Kusanagi était debout devant la porte.

Le gardien ordonna à Ishigami de sortir. Il le fouilla et confia le prisonnier à Kusanagi qui ne dit pas un mot pendant ce laps de temps.

Au moment où ils quittaient le couloir, Kusanagi regarda Ishigami.

— Comment vous sentez-vous ?

Cet inspecteur lui parlait poliment. Cela avait-il une signification ? Ishigami ne la comprenait pas et ne savait pas non plus s’il avait pour habitude de ne jamais se départir de sa politesse.

— Je dois dire que je suis un peu fatigué. J’aimerais que tout aille vite.

— Dans ce cas, cet interrogatoire sera le dernier. Je veux vous confronter à quelqu’un.

Ishigami fronça les sourcils. De qui pouvait-il s’agir ? Certainement pas de Yasuko.

Ils s’arrêtèrent devant une porte qu’ouvrit Kusanagi. Il aperçut Manabu Yukawa qui tourna vers lui son visage sombre.

Voilà la dernière barrière, pensa-t-il en se tendant.

Les deux hommes de génie se faisaient face en silence, séparés par une table. Debout le dos au mur, Kusanagi les observait.

— Tu as un peu maigri, non ? commença Yukawa.

— Tu crois ? Pourtant je mange comme il faut.

— Je suis rassuré de l’apprendre. Mais… Yukawa s’interrompit pour se passer la langue sur les lèvres. Cela ne te dérange pas de passer pour un harceleur ?

— Je ne le suis pas. Je protégeais Yasuko Hanaoka sans me faire voir. Je l’ai assez dit.

— Je le sais. Et je sais aussi que tu continues à le faire.

Une expression déplaisante apparut sur le visage d’Ishigami qui leva la tête vers Kusanagi.

— Je ne vois pas en quoi cette conversation fait progresser l’enquête.

Kusanagi ne répondit rien.

— Je lui ai fait part de mes conjectures. Au sujet de ce que tu as véritablement fait, et de la personne que tu as tuée, reprit Yukawa.

— Personne ne peut t’en empêcher.

— J’en ai parlé à Yasuko Hanaoka.

La stupeur fit grimacer Ishigami. Mais elle fut vite remplacée par un léger sourire.

— Et est-ce qu’elle a montré un peu de remords ? S’est-elle montrée reconnaissante à mon égard ? Je pense plutôt qu’elle a continué à parler sans vergogne, alors que je l’ai débarrassée de quelqu’un qui la gênait.

Le cœur de Kusanagi se serra en le voyant jouer le méchant. Il ne pouvait qu’admirer un homme capable d’un si grand amour.

— Tu sembles croire que tant que tu ne diras pas la vérité, elle ne sera jamais découverte, mais tu n’as pas tout à fait raison, déclara Yukawa. Un homme a disparu le 10 mars. Un homme qui n’avait commis aucun crime. Si son identité est établie, si sa famille est retrouvée, il sera possible de procéder à un test ADN. Si son ADN correspond à celui du cadavre qui a été pris pour celui de Shinji Togashi, il sera identifié.

— Je ne comprends rien à ce que tu racontes, réagit Ishigami avec un sourire mauvais. Je ne pense pas que cet homme ait eu une famille. Même en admettant qu’il existe d’autres méthodes, établir l’identité du cadavre serait difficile et prendrait un temps considérable. Mon procès sera terminé avant. Je ne ferai en aucun cas appel. La clôture des débats marquera la fin de l’histoire. L’affaire du meurtre de Shinji Togashi sera terminée. Il regarda Kusanagi. Ou bien est-ce que la police va changer d’attitude à cause de la thèse de Yukawa ? Dans ce cas, il lui faudrait me remettre en liberté. Mais pour quelle raison ? Parce que je ne suis pas coupable ? Je suis coupable. Que ferez-vous de ma confession ?

Kusanagi baissa la tête. Il disait vrai. Tant qu’il était impossible de prouver qu’il avait menti, les choses suivraient leur cours. La police fonctionne ainsi.

— J’ai une seule question, dit Yukawa.

Ishigami releva la tête vers lui comme s’il lui lançait un défi.

— Je regrette que tu aies utilisé ta remarquable intelligence à ceci. J’en suis profondément triste. C’est comme de perdre définitivement mon meilleur ennemi, que personne ne pourra remplacer.

Ishigami serra les lèvres et baissa les yeux. Il donnait l’impression de résister à quelque chose.

Quelques instants plus tard, il regarda Kusanagi.

— Il me semble qu’il n’a plus rien à me dire. Pouvons-nous terminer cet entretien ?

Kusanagi tourna les yeux vers Yukawa, qui continuait à se taire.

— Allons-y, fit Kusanagi en ouvrant la porte.

Ishigami sortit le premier, suivi par le physicien.

Au moment où les deux hommes repartaient vers les cellules, sans Yukawa, Kishitani apparut au coin du couloir. Une femme l’accompagnait.

C’était Yasuko Hanaoka.

— Que fais-tu ici ? demanda Kusanagi à son jeune collègue.

— Eh bien… Elle m’a appelé, elle avait quelque chose à me dire, et elle vient de me raconter une chose…

— Tu l’as entendue seul ?

— Non, le chef était avec moi.

Kusanagi regarda Ishigami. Il était blême. Les yeux rougis, il regardait Yasuko.

— Mais pourquoi…

Le visage de Yasuko tétanisée se décomposa. Elle pleurait. Elle marcha jusqu’à Ishigami et se jeta à ses pieds.

— Je vous demande pardon. Je suis navrée. Tout ce que vous avez fait pour moi… pour moi…

Son dos était secoué de tremblements.

— Que dites-vous là ? Vous… vous… délirez, lâcha Ishigami comme une incantation.

— Vous vouliez que ma fille et moi soyions heureuses pendant que vous… Mais ce n’est pas possible. Moi aussi, j’expierai mon crime. Je subirai mon châtiment. Avec vous. Je ne peux pas faire plus. Je ne peux rien de plus pour vous. Je vous demande pardon.

Elle se prosterna devant lui.

Ishigami s’éloigna en faisant non de la tête. Le chagrin déformait ses traits.

Il s’arrêta, fit demi-tour et se prit la tête entre les mains.

Il poussa un cri rauque de bête sauvage, où s’entendaient le désespoir et le trouble, qui fit frémir tous ceux qui l’entendirent.

Un gardien arriva, prêt à se jeter sur lui.

— Laissez-le tranquille, s’interposa Yukawa. Laissez-le au moins pleurer.

Yukawa plaça son bras sur les épaules d’Ishigami.

Ce dernier continua à hurler. Kusanagi avait l’impression de le voir se séparer de son âme.

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