Le visage impassible, Ishigami observait Kusanagi. Du moins son regard était-il fixé sur lui, mais peut-être ne le voyait-il pas. Comme il était en face de l’inspecteur, ses yeux étaient posés sur lui mais son attention était probablement tournée vers autre chose. Son expression, ou plutôt son absence complète d’expression, le donnait à penser.
— J’ai vu cet homme pour la première fois le 10 mars, commença-t-il d’une voix dépourvue d’émotion. Quand je suis revenu du lycée, il rôdait devant la porte de ma voisine. Je l’ai vu mettre la main dans sa boîte aux lettres.
— Excusez-moi, mais vous parlez de qui ?
— De ce Togashi. Je ne savais pas comment il s’appelait à ce moment-là, dit-il d’un ton légèrement plus animé.
Kishitani assistait à l’interrogatoire. Il était chargé de prendre des notes. Ishigami avait refusé la présence d’autres policiers. Il avait expliqué qu’il arriverait mieux à dire ce qu’il avait à dire s’il n’était pas interrompu par les questions de plusieurs personnes.
— Je lui ai adressé la parole parce que je trouvais sa conduite bizarre. Il a perdu contenance, et m’a répondu qu’il voulait voir Yasuko Hanaoka, qu’il était son mari dont elle vivait séparée. J’ai tout de suite compris qu’il mentait, mais je n’en ai rien montré pour ne pas l’effaroucher.
Ishigami prit une petite inspiration.
— Je sais tout de Yasuko Hanaoka. Je savais qu’elle était divorcée, et les efforts qu’elle avait faits pour que cet homme ne la retrouve pas.
— Comment se fait-il que vous sachiez tant de choses sur elle ? Vous êtes son voisin mais vous m’avez dit que vous ne vous parliez presque pas, et que vous n’étiez pour elle qu’un des clients du traiteur où elle travaille.
— C’est ma couverture.
— Votre couverture ?
Ishigami se redressa tout en rentrant un peu le torse.
— Je suis son garde du corps. Ma mission est de la protéger de tous les hommes qui s’approchent d’elle avec de mauvaises intentions. Mais je ne tiens pas à ce que les gens le sachent. Parce que je suis aussi professeur de lycée.
— Mais la première fois que je vous ai rencontré, vous m’avez dit que vous ne la voyiez que très rarement, il me semble ?
Ishigami soupira.
— Vous étiez venu me voir dans le cadre de votre enquête sur le meurtre de Togashi, n’est-ce pas ? Comment aurais-je pu vous dire la vérité ? Vous auriez commencé à me soupçonner.
— Je vois, fit Kusanagi avec un hochement de tête. Donc, puisque vous êtes son garde du corps, vous savez tout d’elle ?
— Exactement.
— Vous voulez dire que vous avez eu des relations intimes avec elle autrefois ?
— Oui. Mais je dois vous répéter que personne n’était au courant. Comme elle a une fille, il fallait éviter qu’elle remarque quelque chose, et nous communiquions d’une manière très habile, avec la plus grande prudence.
— Ce qui veut dire, concrètement ?
— Je dispose de plusieurs manières. Voulez-vous que je commence par là ? demanda Ishigami en lui lançant un regard interrogateur.
Kusanagi trouvait toute l’histoire étrange, depuis la façon dont il lui avait annoncé tout de go qu’il avait des relations intimes avec Yasuko Hanaoka jusqu’aux circonstances. Mais il souhaitait avant tout se faire une idée de la situation.
— Non, vous m’en parlerez plus tard. J’aimerais que vous m’expliquiez plus précisément comment les choses se sont passées avec M. Togashi. Vous m’avez dit que vous avez fait semblant de croire qu’il était l’époux de Mme Hanaoka.
— Il m’a demandé si je savais où elle était. Voici ce que je lui ai dit : “Elle n’habite plus ici. Elle a dû déménager à cause de son travail, il y a quelque temps.” Il a eu l’air étonné. Et il a voulu savoir si je connaissais sa nouvelle adresse. Je lui ai répondu que oui.
— Que lui avez-vous raconté ?
Ishigami sourit à cette question.
— Qu’elle habitait à Shinozaki. Je lui ai parlé d’un petit appartement au bord de la Kyu-Edogawa.
D’où le lien avec Shinozaki, pensa Kusanagi.
— Mais cela n’a pas pu lui suffire ?
— Non, il voulait que je lui en donne l’adresse. Je l’ai fait attendre dehors, et je suis rentré chez moi pour écrire une adresse sur un papier en regardant la carte. Elle correspondait à la station de retraitement des eaux usées. Je n’ai pas aimé son air satisfait lorsque je lui ai donné. Il m’a remercié avec enthousiasme.
— Pourquoi aviez-vous choisi cet endroit ?
— Pour le faire venir dans un endroit désert, bien sûr ! Je connais bien les alentours de cette station.
— Un instant, s’il vous plaît. Vous voulez dire que dès que vous avez rencontré Togashi, vous avez décidé de le tuer ? demanda Kusanagi en observant le visage d’Ishigami, car il était surpris.
— Oui, bien sûr, répondit Ishigami impassible. Comme je vous l’ai expliqué, mon devoir est de protéger Yasuko Hanaoka. Et d’éliminer tout homme qui la tourmente, dans les meilleurs délais. C’est ma mission.
— Vous étiez certain qu’il la faisait souffrir ?
— Je n’en étais pas seulement certain, je le savais. Il l’avait tourmentée. Elle s’était installée dans l’appartement voisin du mien pour lui échapper.
— C’est elle qui vous l’avait dit ?
— Je l’ai appris grâce aux dispositions particulières que j’ai déjà mentionnées.
Ishigami parlait sans aucune hésitation. Il avait dû longuement réfléchir avant de se livrer à la police. Mais l’histoire qu’il était en train de raconter paraissait peu naturelle. Elle ne ressemblait en tout cas pas à l’image qu’avait Kusanagi de lui. Il décida cependant de continuer son interrogatoire.
— Et qu’avez-vous fait après lui avoir donné le papier ?
— Il m’a demandé si je savais où elle travaillait. Je lui ai dit que je savais que c’était dans un genre de restaurant mais que j’en ignorais l’adresse. Et j’ai ajouté qu’elle ne revenait qu’après onze heures du soir, avec sa fille qui venait l’attendre là-bas. Il va sans dire que rien n’était vrai.
— Pourquoi lui avez-vous menti ?
— Pour contrôler ses mouvements. Je lui avais donné l’adresse d’un lieu désert, mais je voulais éviter qu’il n’y arrive trop tôt. En lui disant qu’elle ne rentrait qu’après vingt-trois heures, avec sa fille, j’étais sûr qu’il ne s’y rendrait pas avant cette heure-là.
— Un instant ! fit Kusanagi en levant la main en l’air pour l’interrompre. Vous aviez réfléchi à tout cela en quelques secondes ?
— Exactement. Pourquoi ?
— Pour rien… L’idée que vous avez pu le faire sans aucune hésitation m’impressionne.
— Ce n’est pas grand-chose, dit Ishigami qui ne souriait plus. J’avais compris qu’il n’avait qu’une seule idée en tête, rencontrer Yasuko Hanaoka. Et j’ai utilisé son désir à mon profit. Cela n’a rien de compliqué, non ?
— Peut-être pas pour vous, répondit Kusanagi en se passant la langue sur les lèvres. Que s’est-il passé ensuite ?
— Je lui ai donné mon numéro de portable. En lui demandant de m’appeler s’il ne trouvait pas l’appartement. N’importe qui se serait demandé pourquoi je faisais preuve d’une telle gentillesse, mais lui, il n’y a même pas pensé. Il n’était pas très intelligent.
— Personne ne peut imaginer que quelqu’un que vous rencontrez pour la première fois a décidé de vous tuer.
— Non, mais il aurait dû trouver bizarre qu’un inconnu lui offre de l’aider de cette manière. Quoi qu’il en soit, il a mis le papier dans sa poche comme s’il avait une grande valeur et il est parti d’un pas allègre. Une fois certain qu’il n’était plus là, je suis rentré chez moi et j’ai commencé mes préparatifs.
Il s’interrompit et tendit la main vers son gobelet à thé qui devait déjà être froid. Il en but néanmoins avec plaisir.
— Quels préparatifs ? s’enquit Kusanagi.
— Ce n’était pas grand-chose. Je me suis changé, j’ai mis des vêtements pratiques et j’ai attendu que le temps passe. En réfléchissant à la manière dont j’allais le tuer. J’ai envisagé plusieurs méthodes, et j’ai choisi de l’étrangler. Parce que c’était le moyen le plus sûr. J’aurais pu le poignarder ou le battre à mort, mais il était difficile de prévoir à quel point il saignerait sur moi. Je n’étais pas certain de pouvoir le tuer d’un seul coup. Et puis on n’a pas besoin d’une arme compliquée pour étrangler quelqu’un. Il faut juste une corde solide, et j’ai décidé de me servir du cordon de ma table chauffante.
— Pourquoi donc ? Il existe de nombreuses autres cordes.
— J’ai pensé à me servir d’une cravate ou d’un morceau de ficelle plastique pour les paquets. Mais ces deux objets ont un défaut, ils glissent entre les mains. Et ils auraient pu s’étirer. Non, le cordon de la table chauffante était le plus adapté.
— Et vous l’avez emporté avec vous ?
Ishigami fit oui de la tête.
— Je suis parti de chez moi vers vingt-deux heures. J’étais également muni d’un cutter et d’un briquet jetable. Sur le chemin de la gare, j’ai remarqué une bâche en plastique bleu que quelqu’un avait jetée, je l’ai ramassée et je l’ai pliée pour l’emporter. Je suis allé en métro jusqu’à la station de Mizué, où j’ai pris un taxi qui m’a emmené à proximité de la Kyu-Edogawa.
— Pourquoi n’êtes-vous pas descendu à Shinozaki ?
— Parce que cela m’aurait fait courir le risque de tomber sur lui, rétorqua Ishigami. J’ai fait s’arrêter le taxi à bonne distance de l’adresse que je lui avais indiquée. Pour moi, le plus important était d’éviter qu’il me voie avant le moment où j’avais décidé de passer à l’acte.
— Qu’avez-vous fait après être descendu du taxi ?
— Je suis allé à pied à l’endroit où j’étais sûr qu’il viendrait, en faisant attention à ne pas me faire remarquer. En réalité, je n’ai rencontré personne. Il s’interrompit pour boire une autre gorgée de thé. Mon téléphone portable a sonné peu de temps après mon arrivée sur la berge. C’était lui. Il m’appelait pour me dire qu’il se trouvait à l’adresse que je lui avais donnée mais qu’il ne voyait pas d’immeuble. Je lui ai demandé de me dire où il était. Il m’a renseigné sans faire aucune difficulté. Il ne se rendait même pas compte que j’étais tout près de lui. J’ai raccroché en lui expliquant que j’allais vérifier l’adresse et que je le rappellerais, mais je l’avais repéré. Comme un idiot, il s’était assis sur l’herbe du talus. Je me suis approché de lui sans bruit, tout doucement. Il n’a rien remarqué. Il ne s’est aperçu de ma présence que lorsque j’étais derrière lui. Je lui ai immédiatement passé le cordon autour du cou. Il s’est débattu mais j’ai serré très fort et il s’est vite effondré. C’était vraiment très facile. Ishigami reprit une gorgée et s’aperçut que son gobelet était vide. Pourrais-je avoir encore un peu de thé ?
Kishitani se leva et remplit son gobelet. Ishigami le remercia poliment.
— La victime était bien bâtie, et n’avait que quarante ans. J’ai du mal à croire que cela ait été si facile s’il s’est débattu, lança Kusanagi.
Sans rien répondre, Ishigami cligna des yeux.
— Je suis chargé du club de judo. Je peux dominer presque n’importe quel adversaire en l’attaquant par-derrière.
Kusanagi hocha la tête et tourna les yeux vers les oreilles d’Ishigami. Elles étaient en chou-fleur, la marque d’honneur des judokas. De nombreux policiers avaient les mêmes.
— Et après l’avoir tué ? demanda Kusanagi.
— Il fallait absolument que je dissimule son identité. Parce que si elle était découverte, il y avait un risque qu’un lien soit établi avec Yasuko Hanaoka. J’ai commencé par le déshabiller. Je me suis servi du cutter que j’avais apporté pour aller plus vite. Ensuite, j’ai écrasé sa figure, expliqua-t-il d’un ton égal. J’ai ramassé une grosse pierre, j’ai recouvert son visage de la bâche en plastique, et j’ai frappé très fort, plusieurs fois, je ne saurais vous dire combien. Mais au moins dix. Puis je lui ai brûlé le bout des doigts avec le briquet. Ensuite, j’ai pris ses vêtements et je suis parti. Au moment où j’allais descendre du talus, j’ai aperçu un bidon métallique. J’ai mis les vêtements dedans et j’ai essayé de les faire brûler. La flamme qui en est sortie était beaucoup plus grande que ce à quoi je m’attendais, j’ai eu peur que quelqu’un ne la remarque, et je suis vite parti. J’ai marché jusqu’à la rue où passe le bus, j’ai hélé un taxi qui m’a emmené à la gare de Tokyo. Là, j’en ai pris un autre pour rentrer chez moi. Il devait être minuit passé lorsque je suis arrivé. Ishigami expira profondément. Voilà la manière dont j’ai procédé. Le cordon que j’ai utilisé, le cutter et le briquet sont chez moi.
Kusanagi alluma une cigarette en regardant du coin de l’œil Kishitani qui prenait des notes. Puis il dirigea son attention vers Ishigami en soufflant de la fumée. Il ne lut aucune émotion dans ses yeux.
Son récit semblait vraisemblable. Il concordait avec l’état du corps et les lieux du crime. Ces informations n’ayant pas été divulguées à la presse, il était difficile de penser que son histoire était une fiction.
— Vous avez dit à Yasuko Hanaoka que vous étiez l’auteur du crime ?
— Pourquoi le lui aurais-je dit ? J’aurais été très ennuyé qu’elle le raconte à quelqu’un d’autre. Les femmes ne savent pas garder un secret.
— Vous ne lui en avez donc jamais parlé ?
— Non, bien sûr. J’ai évité au maximum les contacts avec elle pour éviter que vous, les policiers, ne remarquiez quelque chose.
— Vous avez dit tout à l’heure que vous aviez un moyen de prendre contact avec elle que personne ne pouvait voir, n’est-ce pas ? Quel est-il ?
— J’en ai plusieurs. Par exemple, je peux écouter ce qu’elle dit.
— Vous voulez dire que vous lui donnez rendez-vous quelque part à cette fin ?
— Non. Quelqu’un pourrait nous voir. Elle me parle chez elle. Je l’entends grâce à un équipement.
— Un équipement ?
— J’ai fixé un amplificateur de sons sur le mur qui donne sur son appartement. Et je m’en sers.
Kishitani, surpris, releva la tête. Kusanagi devina ce qu’il voulait dire.
— Vous l’espionnez ?
Ishigami cligna des yeux comme s’il était désagréablement surpris et secoua la tête.
— Je ne l’espionne pas. J’écoute ce dont elle se plaint.
— Mais sait-elle que vous êtes équipé de cet appareil ?
— Peut-être pas. Mais je suis certain qu’elle parle en direction du mur que nous partageons.
— Vous voulez dire qu’elle vous parle ?
— Oui. Bien sûr, comme elle vit avec sa fille, elle ne peut pas me parler directement. Elle fait semblant de lui parler, mais en réalité elle me fait parvenir des messages.
La cigarette que Kusanagi tenait entre ses doigts était à moitié consumée. Il fit tomber la cendre dans le cendrier. Son regard croisa celui de Kishitani, qui pencha la tête de côté avec une expression perplexe.
— Elle vous l’a dit ? Qu’elle s’adressait à vous en faisant semblant de parler à sa fille ?
— Elle n’a pas besoin de me le dire pour que je le sache. Je comprends tout d’elle, déclara-t-il avec un hochement de tête.
— Ce qui veut dire qu’elle ne vous en a pas parlé. Vous ne pensez pas que vous vous faites des idées ?
— Bien sûr que non ! Ishigami, jusque-là impassible, s’anima légèrement. C’est parce qu’elle s’en plaignait que j’ai appris que son ex-mari la tourmentait. Qu’elle le raconte à sa fille n’avait aucun sens, c’est évident ! Elle ne l’a fait que pour me mettre au courant. Elle me demandait de faire quelque chose à son sujet.
Kusanagi fit un geste apaisant d’une main et éteignit sa cigarette de l’autre.
— Quelles sont les autres méthodes que vous utilisiez ?
— Le téléphone. Je l’appelais tous les soirs.
— Chez elle ?
— Non, sur son portable. Ne croyez pas que je lui parlais. Je le laissais sonner, c’est tout. Si j’avais quelque chose d’urgent à lui dire, je lui parlais. Sinon, je le laissais simplement sonner. Je raccrochais toujours après la cinquième sonnerie. Nous en avions décidé ainsi.
— Vous en aviez décidé tous les deux ? Ce qui signifie que vous le lui aviez dit ?
— Tout à fait. Nous en étions convenus.
— Bien. Je vais lui demander de le confirmer.
— Bonne idée ! C’est le plus sûr, s’exclama Ishigami d’un ton confiant, avec un mouvement du menton.
— Je vais devoir vous demander de me répéter plusieurs fois ce que vous m’avez raconté. Parce que nous avons besoin de votre confession.
— Je le comprends très bien. C’est inévitable.
— Je voudrais vous poser une dernière question, dit Kusanagi en croisant les mains sur la table. Pourquoi vous êtes-vous livré à la police ?
Ishigami prit une grande inspiration.
— Je n’aurais pas dû ?
— Vous ne répondez pas à ma question. J’imagine que vous aviez une raison, un motif pour le faire. J’aimerais le connaître.
Ishigami respira bruyamment.
— Je ne vois pas le rapport avec votre travail. Cela ne vous suffit pas que le coupable décide de se rendre, poussé par son orgueil ? Vous avez besoin d’autres motifs ?
— Vous ne me faites pas l’effet d’être poussé par votre orgueil.
— Si vous vous voulez savoir si j’ai conscience d’avoir mal agi, je serai obligé de vous répondre quelque chose de légèrement différent. Si j’avais su qu’elle allait me trahir comme elle l’a fait, je n’aurais pas tué.
— Vous trahir ?
— Cette femme… Yasuko Hanaoka, commença Ishigami en relevant un peu le menton. Elle m’a trahi. Elle voit un autre homme. Alors que je l’ai débarrassée de son ex-mari ! Je n’aurais pas agi si elle ne m’avait pas laissé entendre qu’elle souffrait. Elle avait dit qu’elle souhaitait sa mort. Je l’ai fait à sa place. On peut dire qu’elle a été ma complice. Vous devriez l’arrêter aussi.
La police décida de procéder à une perquisition dans l’appartement d’Ishigami afin de chercher des preuves corroborant ses déclarations. Pendant qu’elle avait lieu, Kusanagi et Kishitani interrogèrent Yasuko Hanaoka. Elle était déjà rentrée de son travail. Misato était aussi à la maison, mais un autre inspecteur l’emmena dehors. Non par crainte de la choquer, mais pour lui poser des questions.
Yasuko ouvrit de grands yeux en apprenant qu’Ishigami s’était rendu. La stupéfaction la rendit muette.
— Vous ne vous y attendiez pas ? lui demanda Kusanagi en scrutant son visage.
Elle lui répondit en faisant non de la tête, et il lui fallut quelque temps pour retrouver l’usage de la parole.
— Absolument pas. Mais pourquoi s’en est-il pris à Togashi…
— Vous ne devinez pas son motif ?
Une expression complexe passa sur son visage, où il crut lire une certaine hésitation. Il avait l’impression qu’elle lui cachait quelque chose.
— Ishigami dit qu’il l’a fait pour vous. Qu’il l’a tué pour vous.
Yasuko fronça les sourcils avec une expression accablée, et poussa un grand soupir.
— Je vois que vous vous doutiez de quelque chose.
Elle hocha légèrement la tête.
— J’avais compris qu’il avait des sentiments pour moi. Mais jamais je n’aurais pensé qu’il puisse faire une chose pareille…
— Il nous a dit qu’il était en contact avec vous depuis longtemps.
— Avec moi ? Son visage prit une expression farouche. Ce n’est pas vrai.
— Il vous téléphonait, pourtant. Chaque soir !
Kusanagi lui rapporta les propos d’Ishigami. Elle fit une grimace.
— Alors c’était lui qui m’appelait ?
— Vous ne le saviez pas ?
— Je m’en doutais, mais je n’en étais pas sûre. Il ne disait jamais son nom.
Yasuko raconta qu’elle avait commencé à recevoir ces appels environ trois mois plus tôt. L’homme qui l’appelait ne disait pas qui il était. Il lui parlait de choses qui se rapportaient à sa vie privée, qu’il ne pouvait savoir que s’il la surveillait de très près. Elle s’était dit qu’un homme la harcelait et elle avait pris peur. Elle ne voyait absolument pas de qui il pouvait s’agir. Comme ces appels étaient fréquents, elle avait pris l’habitude de ne pas y répondre. Un jour, elle avait décroché par mégarde, et voici ce que son interlocuteur lui avait dit : “J’ai deviné que tu étais trop occupée pour me répondre. Voilà ce que je te propose à partir de maintenant : je vais continuer à t’appeler tous les soirs et tu n’as qu’à me répondre si tu veux me dire quelque chose. Je laisserai sonner cinq fois, et si tu veux me parler, réponds avant que je ne raccroche.”
Elle lui avait dit oui et à partir de ce moment-là, il lui avait téléphoné tous les soirs, apparemment d’un téléphone public. Elle ne lui répondait pas.
— Vous n’avez pas reconnu la voix d’Ishigami ?
— Comment aurais-je pu, alors que je ne lui avais presque jamais parlé ? Les premiers appels remontaient à l’époque de mon emménagement, je ne me souvenais pas de sa voix que je connais à peine encore aujourd’hui. D’autant plus que je ne l’ai pas soupçonné une minute, lui, un professeur de lycée !
— Les enseignants, il y en a de toutes sortes de nos jours, intervint Kishitani, qui était assis à côté de Kusanagi, en baissant la tête comme pour s’excuser de son interruption.
Kusanagi se souvint que son jeune collègue avait pris parti pour Yasuko Hanaoka dès le début de l’affaire. Il devait être soulagé de savoir qu’Ishigami s’était dénoncé.
— Y a-t-il eu autre chose que ces appels ?
Yasuko leur demanda d’attendre un instant et elle se leva pour prendre trois enveloppes dans un tiroir de la commode. Son nom était écrit sur chacune, sans que celui de l’expéditeur ne soit indiqué.
— De quoi s’agit-il ?
— Je les ai trouvées dans ma boîte aux lettres. Il y en avait d’autres que je n’ai pas gardées. Mais je me souvenais d’avoir entendu à la télévision qu’il vaut mieux garder ce qui peut servir de pièces à conviction devant un tribunal, et j’ai conservé ces trois-là, malgré mon dégoût.
— Permettez-moi de les regarder, dit Kusanagi en les ouvrant.
Elles contenaient chacune une lettre d’une seule page, imprimée sur une imprimante. Aucune d’entre elles n’était longue :
Ces derniers temps, tu te maquilles un peu plus. Et tu t’habilles de manière plus voyante. Je ne te reconnais pas. La simplicité te va mieux. Je n’aime pas non plus quand tu rentres tard. Ne traîne pas en route quand tu reviens du travail.
J’ai l’impression que tu es préoccupée. Si c’est le cas, je te prie de m’en parler. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle je t’appelle chaque soir. Je suis sûr de pouvoir te donner des conseils sur des tas de choses. Tu ne peux pas faire confiance aux gens. Tu ne dois pas leur faire confiance. Tu ferais mieux de faire comme je te dis.
J’ai un mauvais pressentiment. Je me demande si tu ne m’as pas trahi. Je ne veux pas y croire, mais si jamais ce devait être le cas, je crois que je ne te le pardonnerais pas. Je suis ton seul allié. Je suis le seul à te protéger.
Kusanagi remit les lettres dans les enveloppes après les avoir lues.
— Je peux les garder ?
— Je vous en prie.
— Vous n’avez rien d’autre à nous signaler ?
— Non, pas pour ma part mais… répondit-elle d’un ton hésitant.
— Votre fille vous a parlé de quelque chose ?
— Non, mais M. Kudo, lui…
— Ah oui, M. Kudo. De quoi s’agit-il ?
— L’autre jour quand je l’ai rencontré, il m’a dit qu’il avait reçu une lettre bizarre. L’adresse de l’expéditeur n’était pas mentionnée, et la lettre lui ordonnait de ne pas s’approcher de moi. Je crois qu’elle contenait aussi une photo prise à son insu.
— Et elle lui avait été adressée…
Etant donné les circonstances, cette missive ne pouvait qu’être attribuée à Ishigami. Kusanagi pensait à ce que lui avait dit Manabu Yukawa. Il lui avait fait l’impression de respecter Ishigami en tant que mathématicien. Il ne pourrait qu’être choqué en apprenant la manière dont il avait harcelé cette femme.
On frappa à la porte, et le visage d’un jeune inspecteur apparut dans l’entrebâillement lorsque Yasuko répondit : “Entrez !” Il faisait partie du groupe qui avait fouillé l’appartement d’Ishigami.
— Monsieur Kusanagi, vous pouvez venir une minute ?
— J’arrive, répondit-il en se levant.
Mamiya était assis sur une des chaises de l’appartement voisin face à la table où l’ordinateur d’Ishigami était allumé. Les jeunes inspecteurs s’affairaient à remplir des cartons.
— Regarde-moi ça, fit Mamiya à Kusanagi en tendant le doigt vers une étagère fixée au mur.
— Ça alors ! ne put s’empêcher de s’exclamer Kusanagi.
Le papier peint qui recouvrait le mur avait été arraché sur un carré d’une vingtaine de centimètres de côté, et le panneau de bois qu’il y avait dessous avait été enlevé. Un fil électrique y était fixé qui aboutissait de l’autre côté à une paire d’écouteurs.
— Mets les écouteurs ! ordonna Mamiya.
Kusanagi s’exécuta. Il entendit immédiatement une conversation.
Si nous trouvons des éléments qui corroborent les déclarations d’Ishigami, je pense que tout devrait aller vite et que nous cesserons rapidement de vous importuner.
C’était la voix de Kishitani. Le son n’était pas très net, mais assez clair pour que celui qui écoute n’ait pas l’impression que la conversation se déroule dans l’appartement voisin.
… Comment M. Ishigami sera-t-il jugé pour son crime ?
C’est le juge qui en décidera. Il s’agit d’un meurtre et même s’il échappe à la peine de mort, il sera certainement condamné à une longue peine de prison. Cela signifie qu’il ne pourra plus vous harceler.
Kusanagi enleva les écouteurs en pensant que Kishitani se montrait trop bavard.
— Tu montreras ça à Yasuko Hanaoka. Ishigami affirme qu’elle le savait mais cela me semble impossible, dit Mamiya.
— Vous pensez qu’elle n’était au courant de rien ?
— J’ai écouté tout ce que tu lui as dit grâce à ça, fit son supérieur avec un grand sourire. Ishigami la harcelait. Il s’était persuadé qu’elle partageait ses sentiments, et il voulait éliminer tous les hommes qui s’approchaient d’elle. Il ne pouvait que haïr son ex-mari.
— Ah !
— Pourquoi fais-tu cette tête ? Il y a quelque chose qui ne te plaît pas ?
— Non, je suis perplexe, parce que je m’étais fait une idée d’Ishigami qui ne colle absolument pas avec les déclarations qu’il a faites.
— Nous avons tous plusieurs visages. Les hommes qui harcèlent les femmes sont généralement très différents de ce qu’on imagine.
— J’en suis conscient… Vous avez trouvé autre chose, à part cet amplificateur de son ?
— Un cordon de table chauffante. Il était dans le carton où il l’entrepose. Un cordon gainé de textile. S’il correspond aux marques sur le cou de la victime, l’affaire est dans le sac.
— Et quoi encore ?
— Je vais te montrer quelque chose ! s’exclama Mamiya en manipulant la souris de l’ordinateur.
Il accomplit maladroitement le geste qu’il venait probablement d’apprendre d’un de ses subordonnés.
— Regarde-moi ça !
Le traitement de texte apparut sur l’écran. Il l’ouvrit sur une page de texte que lut Kusanagi.
Je connais l’identité de l’homme que tu fréquentes. Voici deux photos pour le prouver.
J’ai une question à te poser. Quelle est la nature de vos relations ?
Si vous formez un couple, je considérerai cela comme une trahison insupportable.
Comprends-tu ce que j’ai fait pour toi ?
Cela me donne le droit de te donner des ordres. Romps immédiatement avec cet homme.
Si tu ne le fais pas, je serai contraint de diriger ma colère contre lui.
Il me sera très simple de lui faire subir le même sort qu’à Togashi. J’y suis prêt, et je sais comment faire.
Je te répète que je ne suis pas disposé à supporter la trahison que constituerait pour moi une relation amoureuse entre toi et cet homme. Sois sûre que je me vengerais.