12

Sitôt que Yasuko entra dans le salon de thé de l’hôtel, un homme assis au fond lui fit signe de la main : Kudo, qui portait une veste vert foncé. Un tiers des tables était occupé. En se dirigeant vers lui, légèrement penchée en avant, elle remarqua quelques couples ainsi que des hommes d’affaires en pleine discussion.

— Excuse-moi de t’avoir demandé de venir tout de suite, lui dit-il en souriant. Tu veux boire quelque chose ?

Yasuko commanda un thé au lait à la serveuse qui était déjà arrivée à leur table.

— Il s’est passé quelque chose ? demanda-t-elle.

— Rien de grave mais… Il s’interrompit pour prendre sa tasse de café, et reprit avant de la porter à ses lèvres. J’ai eu la visite d’un policier, hier.

Yasuko écarquilla les yeux.

— Je m’en doutais…

— Tu leur as parlé de moi ?

— Pardon. L’autre jour, après notre dîner, un inspecteur est venu me demander où j’étais allée, qui j’avais rencontré. Il a beaucoup insisté, et je me suis dit que mon silence rendrait la situation plus suspecte à leurs yeux…

Kudo fit un geste de dénégation de la main.

— Tu n’as pas besoin de t’excuser. Je ne t’en veux pas. Je pense même que c’est une bonne chose que la police sache qui je suis, puisque j’ai l’intention de te voir souvent.

— Vraiment ? fit-elle en le regardant par en dessous.

— Oui. Mais cela veut probablement dire qu’ils vont m’embêter pendant quelque temps. D’ailleurs, quelqu’un m’a filé pendant que je venais ici.

— Filé ?

— Je ne m’en suis pas rendu compte tout de suite, mais en conduisant, j’ai remarqué qu’une voiture collait à la mienne. Je ne pense pas que je me faisais des idées. Elle m’a suivi jusque dans le garage de cet hôtel.

Yasuko regardait fixement Kudo qui parlait de tout cela comme si c’était sans importance.

— Et ensuite ? Que s’est-il passé ?

— Je ne sais pas, répondit-il avec un haussement d’épaules. Le conducteur était loin de moi, je ne l’ai pas bien vu et tout d’un coup il avait disparu. Pour te dire la vérité, j’ai vérifié en t’attendant si je ne voyais pas d’autres personnes de ce genre, mais je n’ai rien remarqué. Ce qui ne veut pas dire que quelqu’un ne nous observe pas sans que nous le sachions.

Yasuko regarda autour d’elle sans repérer personne de louche.

— Ils te soupçonnent, non ?

— Selon un de leurs scénarios, tu as organisé le meurtre de Togashi, et je t’ai aidée. Hier, l’inspecteur ne s’est pas gêné pour me demander si j’avais un alibi.

La serveuse apporta le thé au lait. Yasuko jeta un nouveau coup d’œil sur la salle pendant qu’elle le posait sur leur table.

— Si nous sommes sous surveillance, tu ne crois pas que le fait que nous nous rencontrions ainsi renforce leurs soupçons ?

— Ça m’est égal. Je n’ai rien à cacher. Et si nous cherchions à nous dissimuler, cela nous rendrait encore plus louches à leurs yeux. Notre relation n’a rien de malhonnête.

Comme pour illustrer ses propos, Kudo se pencha vers sa tasse de café en prenant ses aises. Yasuko mit une main sur la sienne.

— Je suis contente que tu voies les choses ainsi mais je ne voudrais à aucun prix te causer des ennuis. Tu ne crois pas que nous ferions mieux de ne pas nous voir pour l’instant ?

— J’étais sûr que tu réagirais de cette façon, dit Kudo en posant son café pour lever le visage vers elle. C’est pour cela que je voulais te voir. Tu aurais appris tôt ou tard que j’avais eu la visite de la police, et je voulais éviter que tu te fasses du souci à ce sujet. Que les choses soient claires, tu n’as pas à t’en faire pour moi. Ils m’ont demandé si j’avais un alibi, il se trouve que j’ai même un témoin pour le prouver. La police va vite m’oublier.

— Dans ce cas, d’accord.

— Je suis plus inquiet pour toi. Les enquêteurs comprendront bientôt que je ne suis pas ton complice, mais ils ne renonceront pas si vite à te soupçonner. L’idée qu’ils vont continuer à le faire me déprime.

— Personne n’y peut rien. Togashi cherchait à me rencontrer.

— Qu’est-ce qui a pu le conduire à vouloir te retrouver ? C’est incroyable que même mort, il continue à t’importuner, dit-il, la mine sombre, avant de reprendre en la regardant : Dis-moi, tu n’as vraiment rien à voir avec cette affaire, n’est-ce pas ? Comprends-moi bien, je ne doute absolument pas de toi, mais si tu as eu des contacts avec lui, même de loin, je voudrais que tu m’en parles.

Yasuko regarda attentivement son visage aux traits harmonieux. Voilà la vraie raison pour laquelle il voulait me voir aujourd’hui, se dit-elle. Il ne me fait pas entièrement confiance.

— Ne t’inquiète pas, je n’ai rien à voir avec tout cela.

— Je le savais, mais je voulais te l’entendre dire. Il hocha la tête et regarda sa montre. Et si on dînait ensemble ? Je connais un bon restaurant de brochettes.

— Je suis désolée, mais ce soir, je ne peux pas. Je n’ai pas prévenu Misato.

— Ah bon ! Je ne vais pas insister, tant pis. Il tendit la main vers la note et se leva. On y va ?

Pendant qu’il réglait leurs consommations, elle fit à nouveau le tour du salon de thé des yeux sans voir personne qui ressemblait à un policier.

C’est dommage pour Kudo, pensa-t-elle, mais aussi longtemps qu’ils le considèrent comme suspect, je n’ai pas trop de soucis à me faire. Ils ne sont pas près de trouver la vérité.

Elle ne savait pas si elle devait poursuivre cette relation avec lui. Elle en avait envie, mais elle craignait que cela ne la conduise à un échec majeur. Le visage impassible d’Ishigami lui revint à l’esprit.

— Je vais te raccompagner.

— Non, ce n’est pas la peine. Je vais prendre le métro.

— Mais non, je suis venu en voiture.

— Je te remercie, mais j’ai des courses à faire.

— Hum… Kudo parut contrarié mais il finit par lui sourire. Dans ce cas, je te dis au revoir. Je t’appellerai.

— Merci pour tout, dit-elle avant de tourner les talons.

Son téléphone portable sonna pendant qu’elle traversait la rue pour retourner à la gare de Shinagawa. Elle ouvrit son sac en marchant et vit que l’appel venait de Sayoko.

— Allô !

— Yasuko ? C’est moi, Sayoko. Je ne te dérange pas ?

Elle parlait d’un ton un peu tendu.

— Pas du tout. Que se passe-t-il ?

— Tout à l’heure, après ton départ, on a de nouveau eu la visite d’un policier. Il m’a posé de drôles de questions, je voulais te mettre au courant.

Yasuko ferma les yeux en serrant son portable. La police, encore. Comme une araignée, elle tissait sa toile autour d’elle.

— Quelles drôles de questions ? demanda-t-elle avec inquiétude.

— Ça a à voir avec ce bonhomme, le prof de maths. Il s’appelle Ishigami, non ?

Yasuko faillit lâcher son téléphone.

— Comment ça, avec lui ?

Sa voix tremblait.

— Le policier m’a dit : “J’ai entendu dire que vous avez un client qui vient chez vous parce que cela lui donne l’occasion de voir Mme Hanaoka”, et après, il m’a demandé de lui donner son nom. A mon avis, Kudo a dû lui en parler.

— Kudo ? demanda-t-elle sans comprendre le lien avec lui.

— J’ai oublié de te dire que je lui ai parlé de ce client qui vient tous les matins rien que parce que tu travailles chez nous. Il a dû le raconter à la police.

Elle établit le rapport. L’inspecteur qui avait rendu visite à Kudo était allé chez le traiteur pour vérifier cette information.

— Et que lui as-tu répondu, Sayoko ?

— La vérité, parce que je me suis dit que ce serait bizarre de la dissimuler. Qu’il s’agissait de ton voisin, le prof de maths. Mais j’ai ajouté que rien ne le prouvait, et que ce n’était qu’une supposition de notre part.

Yasuko avait la bouche sèche. La police avait à présent une raison de s’intéresser à Ishigami. Etait-ce uniquement lié à Kudo ? Ou disposait-elle d’un autre indice ?

— Allô ! Yasuko !

— Euh… oui.

— Maintenant que tu sais ce que je lui ai raconté, j’espère que cela ne va pas poser de problème. On dirait que ça t’ennuie.

Elle se serait arraché la langue plutôt que de répondre oui.

— Non, pourquoi ? Il n’a rien à voir avec toute cette histoire.

— Oui, bien sûr ! Mais je tenais quand même à te le dire.

— Merci !

Yasuko raccrocha. Elle avait la nausée, presque envie de vomir.

Elle se sentait encore mal quand elle rentra chez elle. En chemin, elle s’était arrêtée dans un supermarché mais elle avait oublié ce qu’elle y avait acheté.

Ishigami était assis devant son ordinateur lorsqu’il entendit la porte de sa voisine s’ouvrir et se refermer. Trois photos apparaissaient sur l’écran. Les deux premières montraient Kudo, et la troisième, Yasuko, au moment où elle entrait dans l’hôtel. Il aurait préféré en avoir une où ils apparaissaient ensemble, mais il avait opté pour la prudence, de peur que Kudo ne le remarque, et parce qu’il aurait été terriblement embarrassé si Yasuko l’avait vu.

Ishigami avait prévu le pire. Ces clichés lui seraient utiles s’il devait se produire, mais il était déterminé à tout faire pour l’éviter.

Il leva les yeux vers la pendule. Il était près de vingt heures. Yasuko n’était pas restée longtemps avec Kudo. Il était conscient du soulagement que lui procurait cette idée.

Il prit sa carte téléphonique et quitta son appartement. Il suivit le même chemin que d’ordinaire dans la nuit, regardant attentivement autour de lui pour s’assurer que personne ne le surveillait.

Il pensait à sa conversation avec Kusanagi. Ses questions avaient été étranges. Elles étaient liées à Yasuko Hanaoka mais il avait eu l’impression qu’elles se rapportaient en réalité à Manabu Yukawa. Quelle était la nature de la relation entre les deux hommes ? Il ne savait pas s’il était considéré comme suspect et il avait du mal à décider quel devait être son prochain mouvement.

Il appela Yasuko sur son portable depuis la cabine habituelle. Elle décrocha à la troisième sonnerie.

— C’est moi. Je ne vous dérange pas ?

— Non.

— Il s’est passé quelque chose aujourd’hui ?

Il aurait voulu lui demander de quoi elle avait parlé avec Kudo mais il ne voyait pas comment aborder ce sujet. Il n’était pas censé le savoir.

— Eh bien, c’est que…

Elle s’interrompit comme si elle hésitait à continuer.

— Quoi donc ? Il est arrivé quelque chose ? demanda Ishigami en pensant que Kudo avait dû lui raconter des choses extraordinaires.

— Un policier est venu chez nous, je veux dire chez Bententei. Et j’ai appris qu’il avait posé une question à votre sujet.

— A mon sujet ? De quelle manière ? demanda-t-il en avalant sa salive.

— C’est un peu compliqué, mais le couple qui tient Bententei parle de vous de temps en temps… J’espère que vous n’allez pas vous fâcher…

Ishigami s’irrita de ces précautions oratoires. Elle ne devait pas être bonne en maths, se dit-il.

— Ecoutez, je ne vais pas me fâcher, alors allez droit au but, s’il vous plaît. Que disent-ils de moi ? demanda Ishigami en pensant qu’elle allait lui dire qu’ils le trouvaient ridicule.

— Moi, je leur ai dit qu’ils avaient tort, mais selon eux, c’est pour me voir que vous êtes un client fidèle.

— Quoi ? s’exclama Ishigami, en sentant sa tête tourner.

— Je suis confuse. Ce n’est qu’une plaisanterie, ils ne le pensent pas sérieusement. Ils n’ont pas de mauvaises intentions, ils n’y croient pas eux-mêmes, continua Yasuko du mieux qu’elle le pouvait, bien qu’il fût incapable de comprendre ne serait-ce que la moitié de ce qu’elle lui disait.

C’est comme ça que me voient les autres…

Ils ne se trompaient pas. La réalité était qu’il leur achetait une boîte-repas presque tous les jours dans le seul but de la voir. Il aurait menti en affirmant qu’il ne le faisait pas avec l’espoir qu’elle le remarque. Mais il brûlait de honte à l’idée que des tiers s’en étaient aperçus. A coup sûr, voir un homme aussi laid que lui s’amouracher d’une femme aussi belle que Yasuko devait les amuser.

— Vous êtes fâché ?

Ishigami se gratta la gorge.

— Non… Et que s’est-il passé avec l’inspecteur ?

— Euh… Eh bien, il était au courant et il leur a demandé qui était ce client. Et mes patrons leur ont donné votre nom.

— Je vois, fit Ishigami qui était couvert de sueur. De qui l’inspecteur tenait-il cette rumeur ?

— Je ne saurais vous dire.

— Il n’a pas posé d’autres questions ?

— Pas que je sache.

Le combiné collé à l’oreille, Ishigami hocha la tête. Ce n’était pas le moment d’hésiter. La réalité était indéniable : la police était en passe d’ajuster sa mire sur lui, même s’il ignorait ce qui l’avait menée à lui. Il lui fallait réfléchir aux mesures à prendre.

— Votre fille est là ?

— Misato ? Oui.

— Vous pouvez me la passer ?

— Euh… oui.

Ishigami ferma les yeux. Il réfléchit en se concentrant du mieux qu’il pouvait : Quels étaient les plans de Kusanagi et de ses collègues ? Qu’allaient-ils faire ? Quel serait leur prochain mouvement ? Il sursauta légèrement lorsque le visage de Manabe Yukawa lui vint à l’esprit. Que pouvait penser le physicien ?

Il entendit une voix de jeune fille dire : “Allô.” Misato avait pris le téléphone.

— Bonsoir, c’est moi, Ishigami, commença-t-il. L’amie à laquelle tu as parlé du film le 12 s’appelle bien Mika, n’est-ce pas ?

— Oui. Je l’ai raconté au policier.

— Oui, tu me l’as déjà dit. Mais tu en as une autre, qui s’appelle Haruka, non ?

— Oui, Haruka Tamaoka.

— Tu as discuté du film avec elle depuis ?

— Non, je ne crois pas. Enfin, peut-être qu’on en a un peu reparlé.

— Tu n’en as encore rien dit à la police, n’est-ce pas ?

— Non. Je n’ai parlé que de Mika. Parce que vous m’aviez dit que ce n’était pas la peine de mentionner Haruka.

— Oui, c’est vrai. Mais je pense que tu peux le faire maintenant.

Ishigami commença à lui donner des instructions précises tout en observant les alentours.

Une fumée grise montait du terrain vague adjacent au court de tennis. En s’en approchant, il vit Yukawa, les manches de sa blouse blanche retroussées, qui tapait avec un bâton sur le fût métallique à l’origine de la fumée.

Il avait dû entendre Kusanagi arriver car il se retourna.

— Tu me suis à la trace, on dirait.

— Les policiers suivent à la trace les gens qu’ils estiment suspects.

— Alors comme ça, je fais maintenant partie des suspects ? s’exclama Yukawa avec un sourire. Cela faisait longtemps que tu n’avais pas émis de supposition aussi hardie ! Tu fais preuve d’une telle flexibilité que je te prédis une belle carrière.

— Tu ne me demandes même pas pourquoi je te trouve suspect ?

— C’est inutile. Les hommes de sciences sont toujours suspects aux yeux de leurs contemporains, expliqua-t-il en frappant plus fort sur le fût.

— Que brûles-tu ?

— Rien d’important. De vieux dossiers dont je n’ai plus besoin. Je ne fais pas confiance aux déchiqueteuses.

Yukawa souleva le seau d’eau posé à côté du barril et le renversa à l’intérieur. De la fumée blanche s’éleva avec un sifflement.

— J’ai à te parler. Je veux te poser des questions en tant qu’inspecteur de police.

— Les grands airs que tu prends ! lanca Yukawa qui commençait à s’éloigner avec son seau, comme s’il était certain que le feu était éteint.

Kusanagi lui courut après.

— Hier, je suis allé chez Bententei après t’avoir quitté. J’y ai appris quelque chose de très intéressant. Tu ne veux pas savoir ce que c’est ?

— Pas spécialement.

— Je vais te le dire quand même. Ton ami Ishigami est amoureux de Yasuko Hanaoka.

Yukawa, qui marchait à grands pas, s’arrêta. Ses yeux brillaient.

— Ce sont les gens du traiteur qui te l’ont dit ?

— Oui. Enfin, l’idée m’est venue à l’esprit en te parlant et je suis allé les voir pour en obtenir la confirmation. La logique, c’est important, mais un policier a une autre arme qui compte, son intuition.

— Et alors ? demanda Yukawa qui ne le regardait plus. Savoir qu’il est amoureux d’elle a un impact sur votre enquête ?

— Ne fais pas l’idiot à un moment aussi crucial ! J’ignore à quelle occasion tu t’en es rendu compte, mais je pense que c’est parce que tu le soupçonnes d’être son complice que tu te démènes en te cachant de moi.

— Je n’ai pas le souvenir de m’être démené.

— Tout ça pour te dire que j’ai à présent une raison de soupçonner Ishigami. Dorénavant, nous allons le suivre de près. Dans ce contexte, et aussi parce que nous nous sommes séparés en mauvais termes hier, je suis venu te proposer un accord de paix par lequel je te fournirai les informations dont je dispose, et toi, tu me tiendras au courant de tes découvertes. Qu’en penses-tu ? Ce n’est pas une mauvaise proposition, non ?

— Tu me surestimes. Je n’ai encore rien découvert. Je me contente de conjectures.

— Dans ce cas, je voudrais les connaître, déclara Kusanagi en regardant son ami droit dans les yeux.

Yukawa évita son regard et se remit à marcher.

— Allons dans mon laboratoire.

Kusanagi s’assit à la table du laboratoire no 13, qui portait d’étranges marques de brûlures. Yukawa y posa deux tasses qui étaient comme toujours d’une propreté douteuse.

— Si tu penses qu’Ishigami est son complice, de quelle manière envisages-tu son rôle ? demanda Yukawa.

— C’est moi qui réponds le premier ?

— C’est toi qui as proposé la paix, non ? rétorqua Yukawa qui s’était assis pour boire son café instantané à son aise.

— D’accord. Je n’ai encore rien dit à mon patron, donc je ne peux que te soumettre mes suppositions. Si l’on considère que le crime a été commis ailleurs, Ishigami a transporté le corps.

— Je croyais que tu étais opposé à la thèse selon laquelle la victime avait été tuée ailleurs ?

— Tout change si elle a un complice. Mais c’est elle qui a tué. Il n’est pas impossible qu’Ishigami l’ait aidée, mais elle était avec lui, et je suis certain qu’elle a activement participé.

— Tu es sûr de toi, dis donc !

— Si Ishigami a tué et a ensuite transporté le corps, il n’est plus complice mais meurtrier. Je veux bien croire qu’il est amoureux d’elle, mais je doute qu’il soit allé jusque-là. Il aurait tout à perdre si elle le trahissait. Il a dû lui faire porter une part de la responsabilité.

— Mais tu ne peux pas envisager que ce soit lui qui ait commis le meurtre, et qu’ils se soient occupés du corps ensemble ?

— Je ne dirais pas que c’est impossible, mais cela me semble peu vraisemblable. Dans l’alibi de Yasuko Hanaoka, la partie qui concerne le cinéma est ambiguë, mais le reste est solide. Ils ont dû agir en tenant compte de l’heure. Je doute qu’elle ait participé au déplacement du corps, parce qu’il était difficile de prévoir combien de temps cela prendrait.

— Quelle partie de son alibi n’est pas vérifiable ?

— Celle qui concerne le cinéma, entre dix-neuf heures et vingt et une heures dix. Nous avons trouvé des témoins pour le restaurant et le salon de karaoké. Je pense qu’elle a véritablement été au cinéma. Parmi les souches de billets conservées par l’exploitant du cinéma, nous en avons trouvé une qui portait ses empreintes digitales, et une autre celles de sa fille.

— Par conséquent, tu penses que le crime a été commis par Yasuko et Ishigami pendant cet intervalle de deux heures et dix minutes.

— Peut-être se sont-ils aussi débarrassés du corps pendant ce temps-là, mais je pense qu’il est plus vraisemblable qu’elle ait quitté les lieux du crime avant lui.

— Et où a eu lieu le crime ?

— Je l’ignore. De toute façon, c’est elle qui a dû faire venir Togashi à l’endroit où il a été tué.

Yukawa inclina sa tasse en silence. Il fronçait les sourcils. Ce n’était pas la tête qu’il faisait lorsqu’il était convaincu par ce qu’il entendait.

— Tu as quelque chose à dire, non ?

— Non, rien de spécial.

— Mais si, je le vois bien. Maintenant que je t’ai expliqué mon point de vue, c’est ton tour de parler.

Yukawa soupira.

— Cela s’est fait sans voiture.

— Comment ?

— Je te dis qu’Ishigami ne s’est probablement pas servi d’une voiture. Pourtant, il en fallait une pour transporter le corps, non ? Comme il n’en a pas, il aurait dû en louer ou en emprunter une. Je ne crois pas qu’il dispose d’un moyen de se procurer une voiture sans que cela laisse de trace, ni sans laisser de traces dans la voiture. Les gens ordinaires ne savent pas comment faire cela.

— J’ai l’intention de contrôler toutes les agences de location de voitures.

— Bon courage ! Je te garantis que tu ne trouveras rien.

Kusanagi lui décocha un regard assassin mais Yukawa fit comme s’il ne l’avait pas vu.

— Tout ce que je dis, c’est que si la victime a été tuée ailleurs, Ishigami s’est certainement chargé de transporter le corps. Mais il n’est pas impossible que le crime ait eu lieu là où nous l’avons trouvé. Puisqu’elle n’était pas seule, tout est possible.

— Tu veux dire qu’ils ont tué Togashi ensemble, l’ont défiguré, lui ont brûlé le bout des doigts, l’ont déshabillé avant de mettre le feu à ses vêtements, pour ensuite quitter le lieu du crime à pied ?

— Ils n’en sont peut-être pas partis ensemble. Il fallait qu’elle revienne à temps pour la fin du film.

— Selon ton scénario, la victime se serait servie de la bicyclette retrouvée là-bas.

— Oui, c’est ça.

— Et Ishigami le Dharma aurait oublié d’effacer les empreintes digitales du vélo. Ishigami aurait commis une erreur aussi élémentaire.

— Même les génies peuvent se tromper.

Yukawa fit lentement non de la tête.

— Pas lui.

— Dans ce cas, pourquoi ne les a-t-il pas effacées ?

— J’y ai beaucoup pensé, dit Yukawa en croisant les bras. Et je continue, car je n’ai pas encore trouvé la solution.

— Tu ne crois pas que tu y accordes trop d’importance ? C’est un génie des mathématiques, mais un débutant en matière de crime.

— C’est la même chose, déclara posément le physicien. Et pour lui, le crime est probablement plus simple.

Kusanagi secoua lentement la tête avant de lever sa tasse.

— Je vais surveiller Ishigami. Si Yasuko a un complice masculin, l’enquête prend une nouvelle dimension.

— Dans ton scénario, le crime a été réalisé d’une manière plutôt approximative. De nombreux indices ont été négligés : les empreintes digitales sur le vélo n’ont pas été effacées, les vêtements de la victime n’ont pas brûlé complètement. J’aimerais que tu répondes à une question. A ton avis, y a-t-il eu ou non préméditation ? Ou penses-tu que le crime a été accompli impulsivement, à cause de quelque chose qui s’est passé ?

— Eh bien… Kusanagi s’interrompit avant de reprendre en scrutant le visage de son ami. Il n’est pas impossible qu’il résulte d’une impulsion. On peut imaginer que Yasuko ait convoqué Togashi pour discuter avec lui et qu’Ishigami l’ait accompagnée pour lui servir de garde du corps, en quelque sorte. Ensuite, l’entretien aurait dérapé, et ils l’auraient tué ensemble. Tu ne penses pas que c’est vraisemblable ?

— Si ton hypothèse est correcte, elle est incompatible avec cette histoire de cinéma, dit Yukawa. Elle n’avait pas besoin d’un alibi si elle avait prévu de le voir pour parler avec lui. Même pas d’un alibi imparfait.

— Parce que tu penses que tout était prémédité ? Qu’elle et Ishigami attendaient Togashi dans le but de le tuer ?

— Cela me paraît peu probable.

— Tu ne sais pas ce que tu veux ! s’exclama Kusanagi en feignant la lassitude.

— Ishigami n’aurait jamais conçu un scénario aussi boiteux. Je ne peux pas imaginer qu’il ait élaboré un plan aussi plein de trous.

— Tu peux dire ce que tu veux mais… Il fut interrompu par la sonnerie de son téléphone portable. Excuse-moi, dit-il avant de répondre.

L’appel venait de Kishitani qui avait une information importante à lui transmettre. Kusanagi l’écouta en prenant des notes.

— Nous venons d’apprendre une chose intéressante, commenta-t-il après avoir raccroché. Une des camarades de Misato, la fille de Yasuko, vient de faire un témoignage d’un grand intérêt.

— Quoi donc ?

— Le jour du crime, Misato lui aurait dit qu’elle devait aller au cinéma avec sa mère le soir.

— Vraiment ?

— Kishitani vient de le confirmer. Par conséquent, la mère et la fille n’ont pas décidé d’aller au cinéma à la dernière minute.

Kusanagi leva la tête vers son ami.

— Il est donc permis de penser qu’il y a bien eu préméditation.

Mais Yukawa, le regard grave, secoua la tête de côté.

— C’est impossible, dit-il d’un ton sévère.

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