VIII Bertram


Guillemot retrouva sans plaisir une des petites chambres qu’on donnait aux visiteurs, dans les hauteurs du monastère, et qu’il partageait cette fois encore avec son Maître. Elle était semblable à celle qu’il avait déjà occupée, lors de son précédent passage à Gifdu : simple et propre, avec deux lits, une table, deux chaises et une salle de bains adjacente. La différence, c’était que celle-ci ne se situait pas dans l’aile sud, au troisième étage, là où la vue portait loin au-dessus des gorges. Depuis son évasion avec une corde, l’été dernier, on avait pris soin de le tenir éloigné des façades extérieures.

La fenêtre de la pièce ouvrait donc, depuis le deuxième étage, sur la cour intérieure entourée d’une galerie d’arcades où aimaient déambuler et bavarder les Sorciers, en face de la massive porte d’entrée du monastère.

Comme la première fois, il se sentit vite seul. Son Maître, avec qui il partageait la chambre, était sans cesse sollicité et de toutes parts. En effet, trente Sorciers parmi les plus puissants de la Guilde avaient été choisis pour mener l’attaque contre l’Ombre, et Qadehar en avait été désigné chef…

Le monastère de Gifdu, haut lieu de la Guilde, était donc en pleine effervescence. Guillemot l’avait rapidement constaté : une multitude de Sorciers arpentait les couloirs avec un air affairé, et même Gérald, le maître des ordinateurs avec lequel il s’entendait pourtant si bien, s’était contenté d’un geste rapide de la main pour le saluer. Quant à Qadwan, le vieux Sorcier responsable du gymnase, il avait aussi peu de temps que les autres à lui accorder. La seule personne qui semblait apprécier ses visites était Eugène, le Sorcier en charge de la poste du monastère, qui ces jours-ci, bien plus que de coutume, croulait sous des tonnes de courrier.

Pour tromper son ennui et la déception d’être exclu des préparatifs de l’expédition, Guillemot consacrait une heure ou deux au tri des lettres, avant de reprendre le chemin des Bibliothèques. Il empruntait les couloirs que seules les Pierres Bavardes, des pierres gravées fournissant des indications sur les directions à suivre, permettaient de distinguer les uns des autres. Le monastère était immense, aussi bien en surface qu’en sous-sol, et ses couloirs, qui se ressemblaient tous, formaient un véritable labyrinthe. Les Apprentis qui y venaient la première fois s’égaraient constamment, jusqu’à ce qu’ils percent le secret des Pierres Bavardes…

Ce matin-là, Guillemot resta un long moment dans la Bibliothèque du Monde Incertain. Il y avait passé beaucoup de temps l’été dernier pour préparer son escapade ; pas un ouvrage, sur les rayonnages métalliques de la petite pièce, n’avait échappé à sa curiosité !

Il lut un chapitre sur l’histoire de Gifdu, dans la spacieuse salle lambrissée de la Bibliothèque d’Histoire, et apprit ainsi que le monastère avait été construit cinq cents ans avant Dashtikazar, la capitale d’Ys, vieille de mille ans.

Ses pas le conduisirent ensuite jusqu’à la Bibliothèque de la Nature, remplie d’animaux empaillés, où il visionna un documentaire sur les goélands. En sortant de la salle, il faillit renverser un Sorcier pressé…

– Oups ! Désolé !

– Ce n’est pas grave. Mais prends garde, la prochaine fois !

Guillemot considéra avec curiosité l’individu qui réajustait le col de sa chemise. Son manteau de Sorcier était immaculé et semblait tout neuf. C’était un jeune homme qui pouvait avoir seize ans, aux cheveux assez longs coiffés en arrière, de taille moyenne mais d’apparence vigoureuse. Ses yeux sombres étaient moqueurs et ses lèvres semblaient à jamais figées dans un sourire ironique. Le ton de sa voix était insolent. Enfin, fait peu courant à Ys, il portait un bouc au menton et une moustache clairsemée.

– Vous êtes nouveau ? Je ne vous ai encore jamais vu, déclara Guillemot après l’avoir examiné.

– Moi non plus je ne t’ai jamais vu, répondit le jeune

Sorcier d’une voix où perçait le sarcasme. Rien d’étonnant, remarque, petit comme tu es…

– Il peut être dangereux de se fier aux apparences, répondit Guillemot, insensible aux grands airs du jeune homme. Regardez Charfalaq, notre Grand Mage : il a l’air d’un puissant Sorcier, non ? Eh bien pourtant, c’est un vieux gâteux !

Le jeune Sorcier marqua un temps de stupeur, puis éclata de rire. Il donna une tape amicale sur l’épaule de Guillemot :

– Un gamin impertinent, doué d’humour… Est-ce que tu ne serais pas le Guillemot dont tout le monde parle ?

– J’espère que vous n’avez pas cru tout ce que l’on a dit…

– Jusqu’à présent, si. Mais comme on raconte que tu es grand comme un ours et que tes yeux lancent des éclairs, je serai dorénavant plus critique !

– Méfiez-vous quand même, continua Guillemot : grand comme un ours, c’est sûr que non. Mais pour les éclairs…

– Bah, laisse tomber, tu ne m’impressionnes pas. Et arrête de me vouvoyer ! J’ai l’impression d’être un vieux croûton ! Je m’appelle Bertram, continua-t-il en tendant la main à Guillemot qui la serra franchement.

– Enchanté, si je peux me permettre, répondit Guillemot en contrefaisant la voix de Gérald qui l’avait accueilli par cette phrase lors de sa première arrivée au monastère.

– Ça, tu peux laisser tomber aussi ! Pour ta gouverne, Gérald est… enfin, a été pendant cinq ans mon Maître Sorcier !

– Pendant cinq ans ? Je croyais que trois années suffisaient pour endosser le manteau de la Guilde !

– Le respect se perd, ironisa Bertram. En réalité, Gérald est un sadique, un Maître beaucoup plus exigeant que les autres. Rien à voir avec Qadehar, par exemple, qui est une véritable nounou…

– Je n’en crois pas un mot, déclara Guillemot avec un sérieux qui déconcerta un moment le Sorcier fraîchement ordonné. Dis-moi plutôt la vérité.

– La vérité, jeune et présomptueux Apprenti, c’est que j’ai toutes les qualités pour faire un très grand Sorcier, voilà. Seulement Gérald trouvait que j’étais, comment dire… un peu trop fou. Un jeune chien fou ! C’est ce qu’il a dit de moi pendant cinq ans.

– Et qu’est-ce qui l’a fait changer d’avis ?

– La peur que je finisse par le mordre !

– N’essaie pas de t’échapper tout le temps avec des plaisanteries, dit Guillemot en le regardant droit dans les yeux. Avec moi, ça ne prend pas.

Bertram observa le garçon qui se tenait devant lui et, l’espace d’un instant, il lui sembla que c’était lui l’Apprenti et Guillemot le Sorcier. Il secoua les épaules pour chasser cette impression désagréable.

– Et pourquoi est-ce que je devrais me justifier devant un gamin ?

– Je ne sais pas, dit Guillemot en fronçant les sourcils. Peut-être parce que je suis le seul, avec Gérald, à ne pas fuir devant ton air hautain et dédaigneux !

– Ça alors ! s’exclama Bertram. Quel sale môme !

C’était la première fois depuis longtemps que Bertram se faisait moucher de la sorte. Le pire, c’est qu’il ne parvenait pas à se vexer…

– Bon, acquiesça Bertram. D’accord ! Mais donnant donnant : si l’on doit se faire des confidences, autant sceller un pacte d’amitié. Donne-moi ta main…

Guillemot la lui tendit sans hésiter. Bertram sortit un morceau de charbon d’if de sa sacoche et y dessina le signe de l’amitié. Il fit la même chose dans sa propre paume. Puis ils se serrèrent vigoureusement la main, mélangeant les traces de charbon.

Guillemot insistait :

– Maintenant que nous sommes officiellement amis… pourquoi Gérald a-t-il changé d’avis en te permettant de prêter le serment des Sorciers ?

– Parce que je lui ai promis d’être sage, répondit Bertram avec un clin d’œil.

Guillemot eut le sentiment de s’être fait avoir, mais ne put répliquer. Ils furent en effet interrompus par Eugène, débordé par une quantité de courrier impressionnante, et qui avait encore besoin de lui. Guillemot quitta Bertram en lui donnant rendez-vous au réfectoire pour le repas du soir. En suivant Eugène en direction du pigeonnier où se trouvait la poste du monastère, il se dit que son séjour à Gifdu promettait, grâce au jeune Sorcier, d’être moins ennuyeux que prévu.

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