XX Les bons conseils de Gérald


Debout dans la petite chambre où on l’avait relégué, au cœur du monastère, Qadehar était assailli de sentiments contradictoires. Comment avait-on pu en arriver là ?

Quelques jours plus tôt, il avait été désigné pour conduire la plus audacieuse attaque jamais lancée par la Guilde contre l’Ombre ; il était alors considéré comme le plus puissant et le plus capable des Sorciers d’Ys, et on chuchotait partout qu’il succéderait prochainement à Charfalaq. Ironie du sort ! Aujourd’hui, déchu de ses droits et objet de la méfiance générale, il était retenu prisonnier à Gifdu, dans l’attente des conclusions d’une improbable commission d’enquête…

Bien sûr, il allait et venait librement dans les bâtiments. Mais il ne pouvait les quitter, et il se savait discrètement épié ; le moindre de ses mouvements faisait l’objet d’une surveillance constante !

Qadehar serra les poings de colère. Il se sentait meurtri par l’attitude des autres Sorciers.

Lorsqu’il avait expliqué au Conseil ce qui s’était réellement passé devant la tour de Djaghataël, personne n’avait semblé le croire, hormis Gérald qui avait pris sa défense. Charfalaq, le Grand Mage, s’était contenté de lui renouveler son estime, mais n’avait rien fait d’autre pour le sortir de ce mauvais pas. Le raisonnement du Mage de Gri, quant à lui, était très simple et paraissait même cohérent : puisque l’expédition avait été préparée dans le plus grand secret, par quel hasard les Sorciers auraient-ils été attendus à Djaghataël ? Voilà ce qui contrariait le Sorcier : que des hommes de la Guilde puissent douter de sa parole…

Cette affaire cependant l’inquiétait bien au-delà de ses sentiments personnels. Car le Mage de Gri avait raison : personne, en dehors de la Guilde, ne connaissait ce projet d’attaque. Ce qui signifiait que quelqu’un, au sein de la Guilde, avait fourni des informations à Thunku ! Il y avait donc un traître parmi les Sorciers. Un traître, qui était peut-être également au service de l’Ombre.

Qadehar frissonna à cette idée.

Qu’en pensait Gérald ? Il se secoua, sortit de sa chambre et prit la direction de la salle d’informatique où il était sûr de le trouver.

Tout en déambulant dans les couloirs, il songea à cet autre épisode qui avait ébranlé ses certitudes. Yorwan ! Il était bien vivant, et parfaitement à l’aise, semblait-il, dans la peau du Seigneur Sha !

Lorsqu’il était parti à sa recherche, dans le Monde Incertain, après que Yorwan eut volé Le Livre des Étoiles, il avait fouillé partout, menant une enquête longue et rigoureuse qui avait abouti au constat de sa disparition. Yorwan s’était volatilisé, et tout le monde avait cru que des brigands l’avaient tué et avaient fait disparaître son corps après l’avoir dépouillé.

Des années plus tard, quand le Seigneur Sha avait fait son apparition à Djaghataël, les rapports des Poursuivants avaient alors décrit un magicien originaire de Ferghânâ, doué mais sans scrupule, qui s’était fait une mauvaise réputation dans le Monde Incertain. Par la suite, le Seigneur Sha ne fit rien qui attire l’attention sur lui, aussi les Poursuivants en restèrent-ils là.

Qui aurait pu se douter que le Seigneur Sha et Yorwan étaient une seule et même personne ? Qadehar se souvint de la surprise qui l’avait saisi lorsqu’il avait reconnu son ancien condisciple sous les traits de l’homme qui traquait Guillemot. Et là aussi tout semblait se compliquer : que signifiaient les paroles mystérieuses que Yorwan avait prononcées avant de prendre la fuite ? Yorwan était-il d’une manière ou d’une autre impliqué dans le massacre de Djaghataël ? Et quels étaient ses rapports avec l’Ombre ?

Il avait beau retourner ces questions dans sa tête, il était incapable d’y répondre. Une chose était sûre, cependant : L’Ombre, Sha, Le Livre des Étoiles… Charfalaq, malgré son grand âge, voyait juste depuis le début : tout tournait autour de Guillemot ! Pour quelles raisons ? Il finirait bien par le savoir. Au diable la commission d’enquête, au diable la Guilde et le Grand Mage ! La vérité était ailleurs, et il allait la trouver…

Il déboucha dans la grande salle où ronronnaient les ordinateurs que Gérald mettait à la disposition des hôtes de Gifdu. Le Sorcier était dans son bureau, à l’entrée. A côté de lui, un jeune homme, l’air hautain, l’aidait à classer des fiches.

– Quelle bonne surprise ! s’exclama Gérald en apercevant Qadehar. Je croyais que tu allais entamer une grève de la faim, dans ta cellule !

De petite taille et le ventre rond, des lunettes posées sur un regard plein de malice, Gérald était connu – et redouté ! – pour son sens de l’humour et son impertinence. Son crâne presque chauve abritait la plus grande intelligence de la Guilde, et, même s’il n’était pas le meilleur dans le maniement des Graphèmes et s’il s’attirait facilement pour cela le mépris des plus jeunes, sa capacité de réflexion en faisait un Sorcier très écouté des plus sages.

Ce qui expliquait qu’il ait pu obtenir gain de cause devant le Conseil, et sauver Qadehar des cachots de Gri !

Qadehar désigna d’un mouvement de menton interrogateur le jeune homme qui le fixait avec un regard-sans gêne.

– Sois sans crainte, mon vieil ami, le rassura Gérald. Je te présente Bertram, Sorcier fraîchement ordonné, qui fut mon Apprenti. Il a toute ma confiance.

– Bertram, bien sûr ! acquiesça Qadehar. Excuse-moi, je ne t’avais pas reconnu : la dernière fois que je t’ai vu, tu gisais près de l’entrée du monastère !

Bertram allait répondre par une insolence dont il avait le secret, mais Gérald le retint en même temps qu’il se mit à rire.

– Ne le taquine pas trop ! C’est un grand timide.

– J’ai l’habitude, répondit Qadehar. J’ai un Apprenti qui se transforme en pivoine à la moindre réflexion !

– Ça ne m’étonne pas, lança Gérald, de la part du monstre que tu es devenu pour la Guilde !

Qadehar redevint grave.

– Pour combien de personnes suis-je resté un Sorcier digne de confiance ?

– Il est difficile de répondre. En tout cas, pour moi-même et Qadwan, ça ne fait pas de doute, ainsi que pour beaucoup d’autres… de second ordre, hélas. Charfalaq t’estime, sans aucun doute. Mais il est de plus en plus difficile de savoir ce que pense cette vieille taupe…

– En ce qui me concerne, la haine que vous manifeste le Mage de Gri suffit à vous rendre sympathique ! intervint Bertram.

– Merci, Bertram, répondit Qadehar après un temps de surprise. Nous partageons le même sentiment…

Puis, se tournant vers Gérald :

– Mais il a l’air très bien ce jeune Sorcier, dis-moi !

– Je ne suis pas mécontent de lui, confirma Gérald.

– J’ai bien réfléchi, continua Qadehar en reprenant son sérieux. Je crois qu’il y a un traître dans la Guilde

Bertram tiqua, mais son ancien Maître ne parut pas surpris.

– J’en suis arrivé à la même conclusion.

– A ton avis, que dois-je faire ?

Gérald planta son regard dans celui de Qadehar, et déclara :

– Cette histoire ne tient pas debout. Quelqu’un doit la dénouer. Qadwan se fait vieux. Quant à moi, avec Charfalaq qui sombre dans la sénilité, je dois veiller sur Gifdu. Qadehar, mon ami, tu es le seul à pouvoir agir !

– Tu me conseilles donc de…

– De filer d’ici ! Pour mener ta propre enquête, en toute liberté. Pourquoi crois-tu que j’ai suggéré l’idée de cette stupide commission ? Pour gagner du temps ! Alors, sers-t’ en…

Qadehar réfléchit un instant. Il pesa le pour et le contre.

– Oui, c’est réalisable. Je sais où trouver refuge : je connais quelqu’un qui ne porte pas la Guilde dans son cœur et qui m’accueillera à bras ouverts ! Mais le problème, c’est que mon enquête va me conduire dans le Monde Incertain.

– Et alors ? s’enquit Gérald.

– Guillemot se retrouvera seul à Ys, sans personne pour le protéger. C’est embêtant… D’autant que je ne peux plus prendre le risque de le confier à un monastère de la Guilde, où le traître se trouve peut-être !

Au seul nom de Guillemot, le visage de Gérald s’illumina.

– Ah, celui-là… C’est la première fois que je rencontre un Sorcier aussi doué avec les Graphèmes qu’avec le clavier d’un ordinateur !

– Guillemot est Apprenti, corrigea Qadehar. Pas Sorcier…

– Quand on est capable d’ouvrir une porte bloquée par un sortilège en inventant un ordinateur dans le sable et en piratant un système protégé par mes soins, on devrait être promu tout de suite Grand Mage, s’enthousiasma Gérald.

– Si tu veux, si tu veux… céda Qadehar.

Depuis l’épisode des sous-sols de Gifdu où Guillemot avait tenu tête au Seigneur Sha en construisant un sortilège que même les Mages ne réussissaient pas toujours, Qadehar se demandait aussi où se trouvaient les limites de son Apprenti.

– Mais cela ne règle pas mon problème… ajouta-t-il.

Gérald réfléchit, puis soudain claqua des doigts.

– J’ai une idée !

Il se tourna vers Bertram.

– Bertram et Guillemot ont eu le temps de faire connaissance et de s’apprécier. Je me trompe, Bertram ?

– Pas du tout, Maître. Vous avez tout à fait raison, confirma avec un grand sourire le jeune Sorcier.

– Pourquoi ne pas faire de Bertram le garde du corps de Guillemot ? Il nous a prouvé, en parvenant à déclencher l’alarme au nez et à la barbe du Seigneur Sha, qu’il était à la fois capable et courageux. Officiellement, il pourrait être envoyé par la Guilde pour faire travailler ton Apprenti en ton absence ! Qu’en penses-tu, Bertram ?

– Vous voulez faire de moi la nounou officielle de ce sale môme ? s’écria Bertram, à la fois flatté par cette marque de confiance et enthousiaste à l’idée de revoir Guillemot. Tudieu, c’est d’accord, j’accepte !

– C’est une bonne idée, reconnut Qadehar.

– Parfait ! conclut Gérald en se frottant les mains. Qadehar, prépare tes affaires : nous allons organiser ta fuite. Pendant ce temps, je vais fabriquer une fausse attestation de la Guilde attachant Bertram à Guillemot !

Maître Qadehar, rassuré par la tournure que prenaient les événements, retourna dans sa chambre d’un pas léger. Gérald, tout en rédigeant l’attestation, sermonna Bertram sur la responsabilité qui allait être la sienne. Bertram, lui, ne pensait qu’à une chose : auprès de Guillemot, sa vie serait plus excitante qu’à Gifdu !

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