VI Un cours de géographie peu ordinaire
– Guillemot !
Guillemot leva les yeux de son cahier et observa l’homme au crâne dégarni et aux grosses lunettes, et dont la chemisette s’ouvrait sur un torse maigre. C’était leur professeur d’histoire et de géographie, depuis maintenant deux ans. Deux ans et un mois et demi.
– Oui monsieur ?
– Et si tu décrivais à tes camarades le Monde Incertain tel que tu l’as vu ?
Guillemot soupira.
Depuis les événements extraordinaires de l’été, sa vie avait beaucoup changé. D’abord, il était entré en quatrième et avait dû se familiariser avec un tas de matières nouvelles, comme les institutions d’Ys, la géométrie et l’athlétisme. Ensuite, sa célébrité toute récente lui attirait de nombreuses marques d’amitié de la part des autres garçons et filles du collège. Enfin, cette même célébrité lui valait toutes les attentions de ses professeurs… Surtout celle de son professeur de géographie. Sans ces attentions, il aurait presque trouvé du plaisir à venir à l’école !
Guillemot sentit, posés sur lui, le regard insistant du professeur et celui plein d’espoir de toute la classe, trop heureuse d’échapper au cours et de passer la fin de l’heure à l’écouter. Finalement, il se décida :
– Le Monde Incertain, commença-t-il au milieu de murmures de soulagement, est l’un des Trois Mondes.
– Quels sont les deux autres Mondes, Camille ? demanda abruptement le professeur à une élève qui s’était mise à bavarder au fond de la salle.
– Heu… Le Monde Certain et le Pays d’Ys ? répondit-elle.
– Exact. Et cesse de papoter, s’il te plaît ! Continue, Guillemot.
– On y accède grâce à l’une des deux Portes situées sur une colline, à côté de Dashtikazar…
– Cédric, tout le monde peut-il emprunter ces Portes ? demanda encore le professeur à un élève qui rêvassait en regardant par la fenêtre.
– Pardon ? Je n’ai pas entendu la question, monsieur...
– Bon sang ! s’énerva le professeur. Pourquoi n’écoutez-vous pas ? Guillemot a vécu une aventure unique ! Vous devriez en prendre conscience et en profiter !
– Donc, reprit patiemment Guillemot, seuls les Sorciers peuvent utiliser ces Portes. Celle du Monde Incertain conduit à des territoires immenses et sauvages. Les gens qui y vivent sont assez rudes. Il faut dire qu’ils n’ont pas le choix : ils doivent cohabiter avec des monstres comme les Orks ou les Gommons, mais aussi avec des hommes cruels, comme le Commandant Thunku qui dirige la ville de Yâdigâr. Cette brute possède une armée de vraies crapules, qui ne pensent qu’au pillage et à la guerre. A côté des gens à peu près normaux, on trouve des tribus étranges : les Hommes des Sables, par exemple, qui demeurent au milieu d’un désert vivant, le Désert Vorace, qui mange tout ce qui n’est pas en pierre ! Le Peuple de la Mer habite des radeaux sur la Mer des Brûlures infestée de méduses…
Au fur et à mesure qu’il racontait ses souvenirs du Monde Incertain, Guillemot sentait l’excitation monter en lui. Toute la classe était maintenant captivée, et le professeur arborait un sourire de triomphe.
–… Les Petits Hommes de Virdu sont grands comme des enfants et exploitent des mines de pierres précieuses ; ce sont les banquiers du Monde Incertain. Ils s’habillent avec des manteaux très confortables ! Il y a aussi des marchands, comme ici. Mais ils sont obligés de louer les services de mercenaires pour protéger leurs convois des voleurs. La plus grosse ville s’appelle Ferghânâ. C’est la ville jumelle de Yâdigâr. Une route de pierres les relie toutes les deux. Au milieu des territoires, il y a une ville qui s’appelle Yénibohor. Elle est occupée par des prêtres qui n’ont pas l’air commode ! Tout le monde en a peur.
Le professeur, debout au tableau, dessinait à la craie la carte du Monde Incertain, d’après les indications de Guillemot.
– La mer qui entoure Ferghânâ s’appelle la mer des Grands Vents, et tout en haut, au-dessus de l’île du Milieu, précisa le garçon en faisant un geste à l’intention du professeur, ce sont les steppes du Nord Incertain. Elles sont habitées par des guerriers nomades. A l’est, il y a une forêt aussi grande qu’une mer, du nom d’Irtych Violet. Je crois que personne ne sait ce qu’il y a derrière.
– Et au sud ? s’enquit le professeur.
– Ce n’est que du désert à perte de vue, hésita Guillemot. Là non plus, on ne sait pas ce qu’il y a… A l’ouest, c’est l’Océan Immense. Il paraît qu’il est gardé par des monstres marins.
Un silence accueillit cette dernière précision. Chacun s’imaginait à sa façon l’univers que venait de décrire Guillemot, et trouvait que le Pays d’Ys, malgré ses landes mystérieuses et ses forêts profondes, ses Sorciers et ses Korrigans, était finalement plutôt banal !
– Quelqu’un veut poser une question à Guillemot ? demanda le professeur.
Au même instant, la sonnerie indiquant la fin des cours retentit. Le professeur arrêta net l’agitation qui s’empara de la classe en annonçant :
– Vous ne partirez qu’après avoir recopié le croquis du Monde Incertain dans votre cahier. Il y aura une interrogation dessus demain !
Des protestations s’élevèrent, mais chacun se rassit et s’empressa de dessiner la carte.
– Évidemment, tu seras dispensé de cet exercice, précisa-t-il à Guillemot. Merci de ta contribution à ce cours de géographie un peu… spécial ! Tu peux partir.
Guillemot ne se le fit pas dire deux fois. Il salua poliment le professeur et quitta la classe.
Il traversa d’un pas rapide la cour du collège. Les grands hêtres commençaient à se parer de belles couleurs brunes et dorées, mais il leur accorda à peine un regard. Il s’apprêtait à franchir le portail lorsqu’il entendit un brouhaha derrière lui. Il se retourna, et aperçut Agathe de Balangru et Thomas de Kandarisar, les deux terreurs de l’établissement, avancer dans sa direction…
– Guillemot ! Tu es là ! s’exclama Thomas, un garçon fort et trapu, à la tignasse rousse.
– On te cherche partout depuis ce matin, expliqua Agathe. Je fais une fête chez moi, cet après-midi : ça serait génial si tu pouvais venir !
Guillemot observa la grande fille un peu maigre qui lui souriait avec sa bouche trop large. Et dire qu’avant qu’il ne l’arrache des griffes du Commandant Thunku dans le Monde Incertain, elle était sa pire ennemie et son plus horrible cauchemar ! Aujourd’hui, Agathe de Balangru ne savait plus quoi faire pour se montrer agréable…
Guillemot ressentit un léger pincement au cœur. A force de bien la regarder, il finissait par ne plus la trouver aussi vilaine que ça. Le caractère qu’on lisait sur ses traits, allié au magnétisme qu’elle dégageait, remplaçait la beauté qu’elle n’avait pas…
Mais le visage sévère d’Ambre fit irruption dans son esprit, et il se reprocha de telles pensées.
Quant à Thomas, la brute qu’il avait sauvée du couteau d’un Gommon sur une plage d’Ys, il avait retrouvé sa place aux côtés d’Agathe. Mais il portait toujours un regard éperdu d’admiration sur l’Apprenti Sorcier !
– Je suis désolé, Agathe, répondit Guillemot avec un soupir sincère. Ç’aurait été avec plaisir, mais… je dois rejoindre Maître Qadehar. Il m’attend sur la lande.
En effet, l’enseignement que lui prodiguait Qadehar, son Maître Sorcier, avait depuis la rentrée une fâcheuse tendance à s’intensifier ! Au point d’ailleurs de lui voler son mercredi après-midi…
– Tant pis, dit Agathe, l’air déçu. Ce sera pour une prochaine fois.
– Oui… Amusez-vous bien !
Guillemot fit un geste, à la fois pour s’excuser et dire au revoir, puis il fila. Il était en retard.
Et Maître Qadehar n’aimait pas attendre.