X Une leçon volée


Guillemot ne parvenait pas à s’endormir. Il se tourna et se retourna dans son lit, cherchant une position dans laquelle il aurait pu trouver le sommeil. Peine perdue. Il jeta un coup d’œil sur la couche de son Maître. Celui-ci n’était toujours pas rentré. Il devait être encore en train de travailler avec les Sorciers, dans la salle que Bertram et lui avaient découverte.

Pourquoi Maître Qadehar ne profitait-il pas de cette situation exceptionnelle pour le garder avec lui ? Il était son Apprenti, tout de même ! Et c’était un excellent moyen de lui apprendre quantité de choses !

Guillemot bougea sa tête sur l’oreiller à la recherche d’un coin plus frais. Il s’échauffait. Bien sûr, Maître Qadehar avait ses raisons. Il les lui avait même données : il avait peur d’aller trop vite avec lui sur le chemin de la magie. Mais cette peur était en contradiction avec une autre crainte : que Guillemot n’ait pas assez de connaissance, ni d’expérience, pour maîtriser sa puissance… Guillemot s’agita encore un moment sous les draps puis se redressa d’un coup. Sa décision était prise : il descendrait jusqu’à la salle d’entraînement et y jetterait un coup d’œil. Juste un coup d’œil.

Il s’habilla, s’empara d’une chandelle et quitta la chambre sans bruit. Il se faufila dans les couloirs en rasant les murs, s’arrêtant le cœur battant à chaque intersection. Il n’avait aucune envie de justifier sa présence dans un couloir, à cette heure de la nuit, devant l’intendant général ! Avec sa main, il protégea la petite flamme de la bougie qui projetait sur le plafond une lumière vacillante mais claire. Heureusement, il était tard et il ne croisa personne.

Il se retrouva bientôt devant la porte restée entrouverte par laquelle se faufilait un rai de lumière sur le sol. Il s’approcha en retenant son souffle et regarda à l’intérieur.

Les Sorciers étaient tous rassemblés autour de Qadehar. On les sentait fatigués par les exercices de la journée. Ils discutaient. L’un d’entre eux, un homme sec et nerveux enveloppé dans un grand manteau sombre, s’adressa à Qadehar :

– Imaginons, Qadehar, que je sois attaqué par l’Ombre elle-même ou par l’un de ses suppôts…

– Alors, tu peux faire tes prières tout de suite ! lâcha un autre Sorcier.

La remarque déclencha les rires. On sentait qu’ils avaient tous besoin de se détendre.

– Continue, Ulriq, l’encouragea Qadehar.

– Je me demandais, poursuivit le Sorcier, s’il valait mieux, dans le Monde Incertain, pour se protéger d’une attaque physique ou magique, utiliser l’Armure d’Elhaz ou bien le Heaume de Terreur.

Guillemot dressa l’oreille. Elhaz ? C’était le quinzième Graphème de l’alphabet. Il débloquait les situations et enlevait les verrous. Jamais il n’avait senti chez lui un quelconque pouvoir de protection magique…

– C’est une très bonne question, répondit Qadehar. Comme vous le savez, continua le Sorcier en s’adressant à tous, Elhaz devient une protection magique lorsqu’il est employé sous la forme d’un Galdr ou d’un Lokk ! En cas d’attaque physique ou magique, se réfugier sous la protection de l’Armure d’Elhaz reste le moyen le plus commode. Même dans le Monde Incertain…

Qadehar se déplaça de façon à être bien vu de tous les Sorciers.

« Un Lokk ? Qu’est-ce que c’est qu’un Lokk s’étonna silencieusement Guillemot. Il faudra que je demande à Bertram ! »

– L’Armure d’Elhaz, reprit Qadehar en joignant le geste à la parole, s’obtient en associant six fois Elhaz à lui-même dans un Galdr ; dans le Monde Incertain comme dans celui d’Ys, mais en tenant compte des nouvelles formes qu’y prennent les Graphèmes, on visualise, puis on trace dans les airs ou l’on grave autour de soi, six représentations d’Elhaz. L’incantation ne change pas : « Par le pouvoir d’Erda et Kari, Rind, Hir et Loge, Elhaz devant, Elhaz derrière, Elhaz à gauche, Elhaz à droite, Elhaz au-dessus, Elhaz au-dessous, Elhaz protège-moi ! ALU ! »

Qadehar, qui avait dessiné dans la poussière les symboles et prononcé les mots magiques, se trouva aussitôt à l’abri d’un champ de force, une espèce de mur invisible sur lequel quelques Sorciers vinrent taper du doigt. Guillemot était estomaqué.

– Nous connaissons bien cette protection, dit un Sorcier. Mais sera-t-elle efficace là où nous irons ?

– Oui, répondit Qadehar en effaçant les Graphèmes tracés sur le sol et, du même coup, la protection. A condition de tracer correctement les Elhaz Incertains ! Ce n’est pas si facile. Et c’est pourquoi je vous déconseille, tant que vous ne maîtriserez pas totalement les Graphèmes Incertains, d’obtenir la protection d’Elhaz en coiffant le Heaume de Terreur !

– Le Heaume est pourtant plus puissant que l’Armure, s’étonna un grand gaillard dont le manteau de Sorcier était trop court.

– C’est vrai, reconnut Qadehar, mais il est aussi plus complexe à réaliser. Je vous explique : le Heaume de Terreur s’obtient en mêlant huit fois le Graphème d’Elhaz à lui-même dans un Lokk ; pour cela, on dessine dans les airs au-dessus de sa tête ou l’on grave sous ses pieds huit Elhaz fondus formant une étoile à huit branches, chacune se terminant en trident : on obtient, c’est vrai, un nouveau Graphème, Ægishjamur, plus solide parce qu’unique et concentré que les six Elhaz associés dans le Galdr de l’Armure… Mais il suffit qu’un seul des huit Elhaz soit mal fait pour rendre le Lokk inopérant. Tandis que si l’un des six Elhaz nécessaires à l’Armure est mal fait, le Galdr sera certes fragile mais fonctionnera quand même.

Qadehar en fit la démonstration en traçant dans les airs, à l’aide de Mudra, un Heaume de Terreur parfait et un autre défaillant, une Armure parfaite et une autre bancale. Les Sorciers purent ainsi vérifier qu’il disait la vérité. Caché derrière l’embrasure de la porte, Guillemot ne perdait pas une miette de cette fabuleuse leçon.

– Donc, Qadehar, conclut le Sorcier Ulriq, vous nous conseillez dans le Monde Incertain de préférer le Galdr au Lokk ?

– Tant que vous vous posez cette question, c’est que vous n’avez pas l’expérience suffisante, alors mon conseil est : allez au plus simple ! Et le Galdr est toujours plus simple que le Lokk ! Maintenant, mes amis, il est tard, et si j’ai un autre conseil à vous donner, c’est d’aller vous coucher. Demain, la journée sera rude !

Tous rirent et acquiescèrent. Puis ils se dirigèrent vers la sortie par petits groupes, commentant la dernière leçon de Qadehar, le seul d’entre eux qui soit déjà allé dans ce Monde terrible qu’eux-mêmes s’apprêtaient à découvrir…

Dès qu’il entendit Maître Qadehar donner congé aux Sorciers, Guillemot s’empressa de déguerpir et regagna sa chambre à toute vitesse. Il n’avait pas tout saisi de la leçon qu’il avait volée. Mais il en avait compris assez pour qu’elle ouvre de nouvelles perspectives à sa magie ! En soutirant aux uns et aux autres les informations qui lui manquaient, il franchirait rapidement une nouvelle étape dans son initiation ! Avec ou sans l’aide de son Maître.

Qadehar entra sans bruit dans la chambre et se coucha en faisant attention de ne pas réveiller son élève, sans se rendre compte que celui-ci ne dormait pas. Guillemot rangeait en effet consciencieusement dans sa mémoire tout ce qu’il avait vu et entendu durant la nuit, et mit un long moment à trouver le sommeil.

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