XXIV Rue des Sarabandes
Les fêtes de Samain se déroulaient pendant trois jours au début du mois de novembre. La tradition voulait que la première de ces journées soit consacrée aux ancêtres et à leur mémoire, que l’on entretenait en rendant visite aux cimetières et en écoutant poliment les récits des parents et grands-parents sur l’ancien temps.
Les deux autres jours étaient beaucoup plus amusants : tous les élèves et étudiants d’Ys se retrouvaient à Dashtikazar, la capitale, pour célébrer, au cours de jeux et de danses, la fin de la belle saison et l’attente impatiente de son retour. Le Prévost donnait à cette occasion, comme à celle du carnaval où l’on brûlait symboliquement l’hiver, des consignes de grande indulgence aux Chevaliers chargés de maintenir l’ordre dans la ville.
Pour échapper au vacarme, les habitants les plus âgés se rendaient chez des parents ou des amis, à la campagne, et, suivant une très vieille coutume, ils dressaient des bûchers sur les collines, échangeant autour des flammes leurs souvenirs en même temps qu’ils se confiaient l’espoir que l’hiver ne soit pas trop long…
Ayant sacrifié à la tradition des ancêtres dans leurs villages respectifs, Guillemot, Romaric, Gontrand, Ambre et Coralie s’étaient retrouvés dans l’appartement qu’Utigern de Krakal, le père des jumelles, leur avait prêté pour la durée de la fête, rue des Sarabandes.
– Gontrand, tu peux arrêter un moment ? se plaignit Romaric.
– Impossible, répondit Gontrand qui grattait les cordes de son instrument, assis en tailleur sur le tapis, au centre de la vaste salle à manger. L’Académie m’a recommandé de faire des gammes tous les jours.
– Va sur le balcon, alors, soupira l’Écuyer. On ne s’entend plus parler avec ta guitare !
– Hors de question, continua Gontrand impassible. Il y a trop de bruit dehors. Et puis, pour ta gouverne, ce n’est pas une guitare, mais une cithare.
Dehors, en effet, des groupes de jeunes gens riaient et s’interpellaient en remontant la rue, fort justement baptisée des Sarabandes, en direction de la grande place de Dashtikazar.
– Laisse-le, intervint Guillemot, c’est important pour lui…
– Oui, renchérit Coralie, et plus vite il aura terminé ses gammes et plus vite on sera débarrassés !
– Vous êtes tous des ignares ! lança Gontrand du coin de la pièce où il s’était retiré.
– C’est ça, Assurancetourix, c’est ça ! lui répondit Romaric. Sois heureux que l’on ne te ligote pas sur une chaise pour avoir la paix !
Ambre revint de la cuisine avec des sandwichs.
Gontrand abandonna aussitôt son instrument pour rejoindre le groupe d’affamés.
– Tiens donc, ironisa Romaric. Le musicien génial ne résiste pas à l’appel du ventre ?
– De la cuisine, j’avais entendu « faire des gammes » et pas « faire des grammes » ! railla Ambre.
– Vous vous êtes tous donné le mot pour m’embêter ou quoi ? s’énerva le grand garçon. Je suis le seul à travailler, ici. Il n’y a que moi qui devrait avoir le droit de manger !
Coralie s’approcha de lui par-derrière et le décoiffa.
– Ah non ! J’ai horreur de ça !
Gontrand se recoiffa rageusement en lançant des regards mauvais, donnant bien malgré lui le signal de l’assaut général. Ses amis le laissèrent se relever lorsqu’il eut les cheveux complètement ébouriffés.
– D’accord, vous avez gagné, j’arrête pour aujourd’hui, se rendit Gontrand qui avait pris le parti d’en rire. Mais ce sera de votre faute si l’Académie de Musique me vire !
– On prend le risque, dit Romaric
– De toute façon, conclut Coralie, tu n’aurais pas pu jouer longtemps : la nuit va tomber, ce sera bientôt l’heure de la chasse au Jeshtan !
Au même instant, on frappa à la porte d’entrée de l’appartement. Les cinq amis se regardèrent.
– Vous attendez quelqu’un ? demanda Ambre.
Les autres firent signe que non. Mais Guillemot, sans
que personne s’en rende compte, avait brusquement pâli.
« Bon sang ! songea-t-il, pourvu que ce ne soit pas Agathe ! »
Ambre alla ouvrir.
Un personnage étrange fit alors son apparition : torse bombé, tête haute et regard moqueur, il portait au menton un petit bouc, au-dessus de la lèvre une fine moustache, et il était vêtu d’un manteau de Sorcier…
– Bertram ! s’exclama Guillemot en se précipitant à sa rencontre. Mais qu’est-ce que tu fais là ?
– Je t’expliquerai, promit Bertram en serrant chaleureusement la main de Guillemot. Tu ne me présentes pas à tes amis ?
– Hum… si, si, bien sûr. Bertram, voici Romaric ; c’est mon cousin, il est Écuyer à Bromotul.
– Une autre de ces brutes sans cervelle ? commenta le Sorcier en relevant le sourcil de façon outrée et en tendant une main lointaine à Romaric qui en resta bouche bée.
– Et, hum… lui, c’est Gontrand, continua Guillemot, mal à l’aise ; il est de Bounic et il étudie à l’Académie de Musique de Tantreval.
– Un bouseux qui joue du biniou ! lâcha Bertram en le toisant.
– Voilà Coralie, la fille d’Utigem de Krakal, poursuivit rapidement Guillemot pour empêcher Gontrand de répondre.
Bertram posa ses yeux sur Coralie et resta interdit.
– Quelle beauté ! Permettez, mademoiselle, que j’embrasse vos jolies mains !
– Tu ne te permets rien du tout et tu laisses ma sœur tranquille, intervint Ambre, les poings sur les hanches et le regard furieux.
– Hum… voici Ambre, la sœur de… tenta de dire Guillemot.
– En voilà une belle pouliche ! s’exclama Bertram en s’approchant de la jeune fille aux cheveux courts. Et qui a du caractère !
Bertram n’eut pas le temps d’en dire plus. Ambre lui décocha un coup de genou dans le bas-ventre qui plia le Sorcier en deux et l’envoya gémir sur le tapis.
– Bravo Ambre ! s’écria Gontrand, aux anges.
– Je t’adore ! ajouta Romaric avec vénération.
– Tu es folle ? Qu’est-ce qui t’a pris ? protesta Coralie. Il voulait juste m’embrasser les mains pour rendre hommage à ma beauté !
– Qu’il commence par rendre hommage au tapis, laissa tomber froidement Ambre avant de se tourner vers Guillemot : tu connais cet imbécile ?
– Il doit s’agir d’un malentendu, se défendit Guillemot. C’est Bertram, un Sorcier de Gifdu. Il n’est pas comme ça, d’habitude… Enfin, pas tout à fait ! Je ne comprends pas.
– Eh, il veut dire quelque chose, je crois ! les appela Coralie qui s’était approchée de Bertram, toujours plié en deux et gémissant sur le sol.
Le jeune Sorcier se tenait en effet l’entrejambe d’une main et tendait l’autre désespérément en direction de Guillemot. Des mots sortaient péniblement de sa bouche. Il avait du mal à articuler.
– Tu as raison, Coralie, reconnut Romaric. On dirait qu’il veut dire quelque chose.
– C’est touchant de voir un ver de terre essayer de communiquer, ajouta Gontrand.
– Je pense qu’on devrait abréger ses souffrances et l’écraser d’un coup de talon, proposa Romaric.
– Excellente idée, acquiesça Gontrand.
– Arrêtez un peu tous les deux ! gronda Guillemot en approchant son oreille des lèvres de Bertram.
– Et voilà, soupira Gontrand. Notre Guillemot ne peut jamais s’empêcher de venir en aide aux malheureux ! Je pense qu’il nous faudrait un chef plus énergique pour la bande. Ambre, par exemple !
– Tout à fait d’accord avec toi, continua Romaric.
– La ferme ! intima Guillemot. Je n’entends pas ce qu’il dit !
– Plaisantais… Je… De l’humour… D’où je viens on… comprend la plaisanterie…
– Il réclame une mort rapide ? demanda Gontrand, plein d’espoir.
– Ou l’assistance d’un notaire, pour ses dernières volontés ? ajouta Romaric.
Bertram avait empoigné par le col Guillemot, qui continuait à traduire pour ses amis
– Chose grave… Qadehar… Remplacer…
Puis, tout d’un coup, Bertram retrouva son souffle et sa voix : -Je suis ici envoyé par Qadehar ! Il lui est
ARRIVÉ QUELQUE CHOSE DE GRAVE ! IL M’A DEMANDÉ DE LE REMPLACER AUPRÈS DE TOI !
– Et avant ? lui demanda doucement Romaric tandis que Guillemot s’était reculé en défaillant, que disais-tu ?
– C’ÉTAIT UNE PLAISANTERIE ! D’OÙ JE VIENS, ON COMPREND LA PLAISANTERIE ! ON A LE SENS DE L’HUMOUR !