XXVI Un mauvais présage
– C’est dingue comme tu peux ronfler, Bertram, s’exclama Ambre en émergeant de son duvet. Ça alors ! Casse-pieds de jour comme de nuit !
– Je ne ronfle pas, tu dis n’importe quoi, rétorqua le Sorcier d’une voix endormie en se recroquevillant sous les couvertures qu’on lui avait prêtées.
– Si, Bertram, tu ronfles, confirma Guillemot qui posait les bols du petit déjeuner sur la table. Allez, debout tout le monde !
– Debout les larves ! renchérit Romaric qui surveillait la casserole de lait sur la plaque électrique. Il fait très beau, dehors !
Guillemot tira les rideaux et le soleil entra à flots dans la grande pièce où ils avaient tous dormi, sur des matelas posés à même le sol. Gontrand, Bertram et Coralie grognèrent et enfouirent leur tête à l’abri de la lumière. Ambre, dans son pyjama rouge, bondit sur ses pieds et alla distribuer des coups de pied aux paresseux.
– Tiens, pseudo-sorcier, ça, c’est pour tes ronflements de cette nuit ! Et ça pour tes grattements de guitare, Gontrand ! Toi, prends ça, ma vieille, pour toutes les fois où je poireaute devant la salle de bains !
– Arrête, Ambre ! C’est pas drôle !
Ambre rejoignit Guillemot et Romaric à table.
Les autres ne tardèrent pas à se lever à leur tour, en geignant et en se plaignant d’avoir été réveillés trop brutalement.
– Quel est le programme, aujourd’hui ? demanda Coralie en bâillant.
– Ce soir, danses autour du feu sur la Grand-Place, répondit Romaric en remuant une cuillère dans son bol de chocolat.
– Chett après-midi, continua Guillemot qui se débattait avec une énorme tartine de Nutella, che chont les jeux d’adrèche, au chtade !
– Et ce matin ? intervint Bertram en se grattant la joue.
– Ce matin, il faut aller chercher nos cailloux sur la plage, rappela Ambre qui regardait d’un air désolé Guillemot se mettre du Nutella plein les doigts.
– Dans ce cas… Première à la salle de bains ! lança Coralie en faisant mine de se lever.
– Pas question ! hurlèrent les quatre autres en abandonnant ce qu’ils étaient en train de faire et en se précipitant sur elle.
Seul Bertram resta à table, sidéré.
Après qu’ils se furent lavés et habillés, ils quittèrent l’appartement et prirent le chemin de la plage.
Les rues, étroites et sinueuses, étaient sombres : les immeubles qui les bordaient comptaient facilement quatre ou cinq étages, et le soleil n’était pas encore assez haut dans le ciel pour éclairer les pavés de granit clair.
Ils débouchèrent avec soulagement sur la plage qui occupait en partie la baie au fond de laquelle Dashtikazar s’étendait. Il était encore tôt et la plupart des écoliers et étudiants, qui avaient fait la fête tard dans la nuit, dormaient encore.
La bande se dirigea vers le feu qui fumait encore par endroits. A l’aide de branches, ils étalèrent les cendres chaudes sur le sable, puis se risquèrent à la recherche de leurs pierres. Coralie fut la première à trouver la sienne, juste à côté de celle de Bertram.
– Mon Caillou Blanc est intact ! s’exclama-t-elle joyeusement.
– Le mien aussi, lança Bertram en le lui montrant et en souriant. C’est un signe !
– Un signe de quoi ? demanda Romaric d’une voix glaciale.
– Eh bien… bredouilla Bertram qui avait vu Romaric torse nu la veille au moment de se coucher et qui en avait conclu qu’il n’était pas à l’abri d’une sévère défaite en cas d’affrontement physique. C’est un signe de chance ! Pour moi ! D’avoir trouvé ma pierre intacte !
– J’ai mon caillou, annonça Gontrand. Intact également.
– Moi aussi, dit Guillemot en soufflant sur la pierre qu’il tenait dans la main pour la débarrasser de ses cendres.
– Le mien a éclaté, déclara Ambre, l’air malheureux.
Ils se rassemblèrent sans un mot autour de la jeune fille qui serrait entre ses doigts un morceau de pierre sur lequel on lisait la moitié de son nom.
– Ce n’est pas grave, tenta de la consoler Guillemot.
– Si, c’est grave, répondit Coralie d’un ton catastrophé. Tu ne te rends pas compte !
– Elle a raison, c’est mauvais signe, dit Ambre d’une voix grave.
Devant le désarroi de sa sœur, Coralie s’avança d’un pas décidé vers le panier dans lequel ils avaient pris la veille leurs pierres blanches. Elle en choisit une belle, écrivit « Ambre » dessus avec le stylo qui pendait au bout d’une cordelette, et la lui tendit :
– Tiens. On a tous notre Caillou Blanc entier à présent.
Ambre regarda Coralie avec reconnaissance et l’embrassa affectueusement. Puis elle se força à sourire et accepta le nouveau galet, en jetant dans les cendres l’ancien que le feu avait fendu.
– C’est très bien, Ambre, de réagir comme ça, acquiesça Bertram qui bondit sur l’occasion de se montrer gentil avec elle. Ce n’est qu’une pierre, après tout !
Elle le remercia et, ensemble, ils regagnèrent la ville.
– Alors, et ces rêves ? demanda Guillemot à Ambre alors qu’ils marchaient de nouveau seuls, derrière les autres, en direction du stade où se déroulaient les jeux d’adresse marquant le deuxième jour de fête.
– Oh, tu sais, je t’ai tout dit dans mes lettres, répondit Ambre après un silence. Depuis que je suis rentrée du Monde Incertain, je fais des rêves bizarres.
– Souvent ?
– Presque toutes les nuits.
– Ce sont toujours les mêmes rêves ?
– Oui, et non. En fait, je rêve toujours d’une forêt immense. Après, les rêves changent. Parfois, je suis poursuivie par des bêtes qui ressemblent à des sangliers, mais avec des têtes de chien. Parfois aussi, je monte à cheval derrière une femme aux longs cheveux et aux yeux verts. Ou alors, je suis allongée sur un lit très dur et j’entends une chanson qui m’endort… Le plus pénible, c’est que dans ces rêves, j’ai l’impression d’avoir vraiment vécu tout ça. Alors que, dans la réalité, je ne suis jamais allée dans cette forêt, et que je n’ai jamais rencontré cette femme !
Guillemot restait perplexe.
– Je ne sais pas quoi répondre, Ambre. Peut-être que tout est lié au fait que tu as mal supporté le voyage à travers la Porte du Deuxième Monde, comme Maître Qadehar l’a déjà expliqué… Rappelle-toi, ton mal de tête et ton envie de dormir, en arrivant dans le Monde Incertain !
– Je ne suis pas près de l’oublier, grogna Ambre.
Pas plus tard que le mois dernier, j’étais au lit avec le même mal de crâne ! A propos, merci de m’avoir écrit.
– Oh, c’est normal. Il faut se soutenir dans les moments difficiles ! On est amis, non ?
– Oui, on est amis, dit Ambre en se mordillant les lèvres.
Il y eut un petit silence. Puis la jeune fille recommença à se plaindre :
– N’empêche, j’ai été la seule cette année à tomber malade. Comme j’ai été la seule à souffrir de notre séjour dans le Monde Incertain ! Et comme je suis la seule, aujourd’hui, à avoir retrouvé mon Caillou Blanc cassé…
– Celui que Coralie t’a donné n’est pas joli ? demanda Guillemot qui ne voulait pas qu’elle replonge dans sa mélancolie.
– Si… répondit-elle en se forçant à sourire. Disons qu’il fera l’affaire !
– Tu veux qu’on parle de tes rêves à Bertram ? proposa Guillemot. C’est un Sorcier après tout ! Il aura peut-être une idée.
– Non, refusa Ambre dans un joli mouvement de tête. Non pas que je mette en doute les compétences de Bertram, mais… je préfère que ça reste entre nous. Comme un secret.
Elle leva vers lui ses grands yeux bleus.
– Si tu veux… bafouilla Guillemot, soudain confus et mal à l’aise.
Us rejoignirent leurs amis devant un grand baquet d’eau, à la surface duquel flottaient des pommes énormes.
– Si on arrive à en attraper une avec les dents, ça signifie qu’on réussira tout ce que l’on entreprendra dans l’année ! annonça Coralie en découvrant des dents d’une blancheur éclatante.
Elle se fit attacher les mains dans le dos et partit à la pêche aux pommes. Elle soufflait, suffoquait, tout en provoquant de grandes éclaboussures. Les jeunes présents autour du baquet se moquaient d’elle, tandis que ses amis l’encourageaient. Finalement, Coralie se redressa, la tête en arrière, ruisselante d’eau, les dents plantées dans une pomme qui l’étouffait à moitié.
– Bravo, Coralie ! la félicita sa sœur.
– A ton tour, Bertram, commanda Romaric.
– Moi ? Pourquoi moi ? s’étonna le Sorcier.
– Je veux vérifier quelque chose.
– Vérifier quoi ? demanda Bertram soupçonneux.
– Tu verras bien… Allez, tu es une mauviette ou quoi ?
Piqué au vif, Bertram mit les mains derrière le dos et tenta sa chance à son tour, sous les quolibets des uns et les encouragements des autres. Il ramena lui aussi une pomme, qu’il cracha avant d’adopter une attitude victorieuse.
– Personne d’autre ne veut tenter sa chance ? demanda Bertram en s’essuyant le visage avec une serviette que lui tendit l’un des garçons autour du baquet.
– Non merci, répondit Gontrand. Je ne tiens pas à prendre froid !
– Dis plutôt que tu as peur de mouiller tes cheveux ! le taquina Coralie en l’ébouriffant.
– Ah non ! s’exclama Gontrand en se recoiffant. Ça ne va pas recommencer !
Guillemot le décoiffa encore et Gontrand prit la fuite en protestant, poursuivi par ses amis. Bertram retint Romaric par la manche.
– Tu voulais vérifier quoi, avec le coup de la pomme ?
– Que tu ne nous porterais pas la poisse, répondit tranquillement le garçon avant de s’échapper et de courir après les autres.