XII Révélation


Le lendemain, à l’aube, les trente représentants de la Guilde choisis pour mener l’attaque dans le Monde Incertain se rassemblèrent dans le gymnase. Bien entendu, Guillemot et Bertram étaient présents, comme tous les hôtes de Gifdu. Qui aurait voulu rater l’événement ? Les Sorciers qui participaient à l’expédition avaient fière allure, vêtus de leur manteau sombre et munis de leur sacoche remplie d’instruments et de livres : l’Ombre serait sans nul doute un adversaire puissant, et rien ne devait être laissé au hasard.

– Je crois qu’on n’a jamais vu un tel rassemblement ! chuchota Bertram à Guillemot. Il y a ici ce qu’on connaît de mieux en matière de Sorciers !

– Ah bon ? ironisa Guillemot. Je ne t’y vois pas pourtant !

– Très drôle !

Un brouhaha à l’entrée du gymnase attira leur attention : le Grand Mage Charfalaq, chef suprême de la Guilde, venait lui aussi assister au départ de l’expédition. Le vieil homme, voûté et presque aveugle, le visage dissimulé sous la capuche de son manteau, s’avança lentement, en s’aidant d’un bâton, en direction de Qadehar. Cet homme avait beau être le Grand Mage, auquel tous devaient sollicitude et respect, il inspirait à Guillemot une profonde antipathie. Antipathie peut-être liée au fait que l’été dernier, le vieux Sorcier avait voulu le retenir contre son gré dans le monastère ! Mais même en dehors de cet épisode, et sans qu’il puisse dire pourquoi, quelque chose chez le vieux Sorcier le terrifiait.

Charfalaq, après avoir pris la main de Qadehar entre les siennes, décharnées, s’adressa aux hommes présents dans le gymnase.

– Sorciers de la Guilde, commença-t-il de sa voix éraillée, c’est un grand jour. Nous allons peut-être mettre fin à la menace que l’Ombre fait peser depuis trop longtemps sur notre Pays d’Ys.

Une longue quinte de toux secoua le vieillard.

– C’est à Qadehar que j’ai décidé de confier la responsabilité de l’attaque, reprit-il. Nul autre que lui n’était digne d’un tel honneur.

Des applaudissements fusèrent de toutes parts pour saluer la déclaration. Charfalaq leva un bras, traça dans les airs Kenaz, le Graphème du Feu qui réconforte, et en guise de bénédiction le poussa en direction du groupe de Sorciers prêts à partir. Puis il s’éloigna. Les Sorciers se rassemblèrent et se prirent la main pour former une chaîne. Qadehar, en tête, scrupuleusement imité par les autres, adopta rapidement huit postures successives, correspondant à huit Graphèmes. Ils chantèrent tous en même temps le Galdr correspondant à la séquence. Le dernier mot n’avait pas fini de résonner que le gymnase s’illumina, le temps d’un éclair ; comme aspirés par le néant, les trente Sorciers disparurent brusquement, sous les yeux ébahis de l’assistance.

L’expédition partie, chacun reprit sa tâche. Charfalaq s’éclipsa, Eugène retrouva son poste dans le pigeonnier du monastère, et Qadwan reprit possession de son gymnase. Quant à Guillemot, privé de son Maître, il choisit de rester auprès de Bertram, qui accepta sa compagnie non sans avoir protesté haut et fort qu’il n’était pas une bonne d’enfant, et que s’ils n’avaient pas scellé leur amitié par un pacte, il l’enverrait volontiers promener. Mais en vérité, Bertram était ravi !

– Ce Galdr du Désert est une chose surprenante, confia Bertram à Guillemot en évoquant le départ fulgurant des Sorciers. C’est la première fois que je le vois fonctionner.

Les deux garçons se dirigèrent vers la salle des ordinateurs.

– C’est très pratique, répondit Guillemot. Avec ce Galdr, plus besoin de Porte ! On calcule précisément sa trajectoire et l’on se rend d’un Monde à un autre ; aussi facilement qu’on peut le faire d’un bout à l’autre d’Ys !

– Tu as déjà vu quelqu’un faire ça, à Ys ? s’étonna Bertram en fronçant les sourcils.

– Oui. Mon Maître. Un jour, il est venu à mon secours en entrant dans un arbre et en ressortant d’un rocher, à plus d’un kilomètre.

– Théoriquement, concéda Bertram, je sais le faire aussi ! Mais je n’ai jamais essayé…

– Qadehar dit qu’il faut une solide expérience du Wyrd pour réussir ce tour. Il est donc fortement déconseillé aux Apprentis et aux jeunes Sorciers de tenter le coup !

Ils rirent tous les deux. Comme ils arrivaient à une bifurcation, ils vérifièrent leur direction sur une Pierre Bavarde.

– Quand même, reprit Bertram, ça me fait quelque chose de rester là, alors que d’autres Sorciers risquent leur vie contre le Seigneur Sha !

Guillemot crut que son cœur allait s’arrêter de battre.

– Qu’est-ce que tu as dit ? demanda-t-il à Bertram d’une voix qui tremblait. Le Seigneur Sha ?

– Oui, tudieu, le Seigneur Sha ! Celui de la tour de Djaghataël. Tu ne savais pas que c’était l’Ombre ?

– L’Ombre ? Comment ça, l’Ombre ? s’étouffa Guillemot.

– C’est Charfalaq qui est arrivé à cette conclusion, expliqua Bertram qui observait Guillemot avec circonspection. D’après les descriptions données par Gontrand, ton ami le gratteur de banjo qui s’est échappé de la tour de Djaghataël au péril de sa vie, on considère cette tour comme le fief possible de l’Ombre. Et comme celui qui l’habite, le Seigneur Sha, est un grand ami de Thunku, l’homme qui a envoyé des Gommons et des Orks pour t’enlever, Charfalaq en a déduit que Sha et l’Ombre ne sont qu’une seule et même personne… Pourquoi te mets-tu dans cet état ?

Guillemot n’eut pas envie de répondre. Il sentit un profond désarroi l’envahir. Depuis qu’Agathe, au retour du Monde Incertain, lui avait confié que le Seigneur Sha cherchait à récupérer un garçon de son âge qui serait peut-être son fils, il s’était laissé aller à toutes les suppositions, même les plus folles. Sans oser en parler à son Maître, et encore moins à sa mère ! Il passait régulièrement des nuits entières à se demander si on ne lui mentait pas à propos de son vrai père. Il n’était arrivé à aucune conclusion satisfaisante… Cependant, apprendre que son Maître allait donner la chasse à ce Sha, qui était peut-être l’Ombre, mais qui savait certainement aussi quelque chose sur ses origines, le troublait profondément.

Il s’assit sur le sol et, tandis que Bertram, incrédule, tentait de le réconforter, il pleura doucement.

– Je suis là, Maître. Vous vouliez me voir ?

– Oui, Lomgo… Scribe fidèle… Je dois écrire deux lettres… Deux lettres très importantes…

L’homme aux yeux de rapace observait sans émotion apparente la forme aux contours indistincts qui s’agitait au fond de la pièce aux murs gris. Des tables étaient recouvertes de cartes et de feuilles griffonnées ; des instruments et des livres jonchaient le sol. Le

Maître connaissait ces derniers temps de fréquents et inhabituels accès d’excitation et même Lomgo, qui était considéré comme son confident, en ignorait la raison. Il soupçonnait que l’euphorie du Maître était, d’une manière ou d’une autre, liée à cet enfant qu’il cherchait depuis des années et qu’il avait enfin trouvé. Mais comment en être sûr, avec le Maître ?

La silhouette enveloppée de ténèbres s’approcha du scribe, impassible dans sa longue tunique blanche. Le crâne rasé et décharné de l’homme brillait à la lueur des torches, dont la flamme vacillait au passage du Maître.

– Lomgo… Tu ne seras pas oublié, à l’heure de mon triomphe… Fidèle, oui, fidèle scribe…

La voix puissante et caverneuse, qui faisait trembler les serviteurs de la demeure, était devenue caressante, et Lomgo se sentit flatté. Il fit quelques pas jusqu’à la chaise proche de l’unique lucarne qui éclairait la pièce, où il s’asseyait toujours pour écrire sous la dictée du Maître. Il ouvrit son écritoire et, d’une main à laquelle manquait un doigt, il saisit une plume.

– Nous allons d’abord écrire à Thunku… Ensuite nous écrirons à notre ami… Notre vieil ami, qui se sent bien seul dans sa tour…

Le Maître éclata d’un ricanement sinistre, qui glaça Lomgo, pour la première fois depuis bien longtemps.

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