XXII Nuit d’orage
Qadehar choisit de quitter le monastère de Gifdu une nuit où l’orage grondait. D’abord parce que l’obscurité était toujours propice aux projets de ce genre. Ensuite, parce que les coups de tonnerre qui ébranlaient le vénérable édifice masqueraient les inévitables bruits qui accompagnaient toute évasion. Comme celui d’une nuque frappée sèchement, d’un gémissement et d’un corps s’effondrant sans connaissance sur le dallage d’un couloir…
Qadehar vérifia donc que le Sorcier posté devant la porte de sa chambre n’avait attiré l’attention de personne en tombant. Il l’attrapa ensuite par les pieds, le traîna à l’intérieur de la cellule, l’installa sur son lit et le couvrit de la couverture. Ainsi, il gagnerait du temps…
Puis il s’avança en silence dans le couloir et prit la direction du patio jusqu’à la porte d’entrée, verrouillée de l’intérieur par un sortilège collectif.
« Gérald ? » appela le Sorcier sans proférer un son.
« Je suis là, vieille branche, répondit dans sa tête la voix de l’informaticien. Tu es prêt ? »
« Je suis prêt. »
Qadehar se recula. La porte, sous l’action des vérins commandés depuis son ordinateur par Gérald, gémit puis s’entrouvrit dans un horrible craquement, qu’un grondement dans le ciel couvrit heureusement en partie.
« Tu as la place de passer ? »
« Ça ira. Je ne suis pas gros, moi ! »
– < Ne te moque pas ! Rester toute la journée devant un écran ou des fiches, ça n’arrange pas la ligne ! Je n’ai pas la chance de faire sans arrêt de l’exercice comme toi, en escaladant des tours ou en m’enfuyant d’un monastère ! »
Qadehar ne put s’empêcher de sourire.
« Arrête de râler. Tout le monde va t’entendre ! »
« Dans ce cas, tu devrais filer. Bonne chance, mon vieux. »
« Merci à toi, mon ami. »
La communication mentale s’interrompit. Qadehar appela à lui le Graphème de l’invisibilité psychique, Dagaz, et le fit flotter au-dessus de lui avec un Mudra. Il se glissa dehors et prit d’un pas souple le chemin des gorges. La pluie commença à tomber. Il rabattit sur sa tête la capuche de son manteau de Sorcier.
– Que se passe-t-il ? rugit Urien de Troïl, tiré de son sommeil par des coups puissants donnés contre la porte du château.
– Je pense que quelqu’un souhaite se mettre à l’abri de l’orage, répondit Valentin, drapé dans une vieille robe de chambre, en brandissant une lanterne.
– Va lui ouvrir, sacré nom ! Je vais ranimer le feu. Par un temps pareil, il doit être joliment trempé !
Le sentiment d’hospitalité était très fort à Ys. Quiconque se laissait surprendre par la nuit ou par le mauvais temps pouvait demander asile partout, chez n’importe qui. Gîte et couvert étaient toujours assurés, même par les familles les plus modestes qui considéraient comme un devoir de venir en aide à tout individu en difficulté.
Cependant, la plupart du temps, un visiteur qui ne connaissait personne dans le village où il se trouvait s’adressait au Qamdar, au chef de clan le plus proche, qui avait, plus que les autres, les moyens d’assumer cette solidarité. « Il faut bien que la richesse serve à autre chose que donner des fêtes ou fréquenter les meilleures tavernes ! » aimait à répéter Urien qui, sous des dehors farouches, se montrait toujours disponible pour ceux qui avaient besoin de lui.
Valentin tira le verrou, et Qadehar, ruisselant, s’engouffra dans le hall d’entrée.
– Ouf ! Enfin au sec ! s’exclama le Sorcier en s’ébrouant.
– Donne-moi ton manteau et va dans la salle à manger, ordonna gentiment le majordome qui décida de remettre ses questions à plus tard. Urien s’y trouve déjà. Il rallume le feu.
– Merci, Valentin.
Qadehar se rendit dans la vaste pièce au fond de laquelle Urien fourrageait dans l’âtre.
– Qadehar ! s’écria le colosse en l’apercevant enfin. Quelle surprise ! Approche-toi, viens te sécher devant le feu !
Il jeta sur les braises rougeoyantes un fagot de hêtre sec qui s’enflamma en crépitant. Le Sorcier s’installa sur un tabouret et étendit ses jambes devant les flammes.
– Je rêvais de ce moment ! avoua Qadehar.
Le seigneur de Troïl prit place dans son fauteuil tandis que Valentin les rejoignait avec une théière fumante.
– Merci, Valentin, ajouta-t-il en saisissant la tasse que le majordome lui tendait.
– Sacré nom ! Qu’est-ce que tu fais dehors par un temps pareil ? s’étonna Urien.
– Si je te le dis, tu risques de me remettre dehors.
– Tu piques ma curiosité, Qadehar !
– Mon vieil Urien, tu as ouvert ta porte à un évadé. Un hors-la-loi. Un paria de la Guilde.
Valentin avait pâli.
– Que veux-tu dire ?
– Autant vous raconter toute l’histoire… Il y a quelques jours, la Guilde a lancé contre l’Ombre, dans le Monde Incertain, une opération secrète qu’elle m’a confiée. Cette opération a mal tourné et je suis le seul à en être sorti vivant. La Guilde m’a attribué la responsabilité du désastre, et m’a emprisonné à Gifdu. Je m’en suis échappé cette nuit.
Urien et Valentin restèrent un moment sous le choc. Puis le vieux guerrier donna un énorme coup de poing sur l’accoudoir de son siège.
– Sacré nom de sacré nom ! Qadehar, tu as bien choisi ton refuge ! Mon château est ton château ! La Guilde ne t’atteindra pas ici, j’en fais serment !
– Mais je ne comprends pas, Qadehar, reprit Valentin. Ça ne tient pas debout ! Tu es le Sorcier le plus intègre de la Guilde et tout le monde le sait. Serait-ce un complot contre toi ? Pour t’écarter de la succession de Charfalaq ?
– J’y ai songé, mais je n’en suis pas certain. Même si mon pire ennemi, le Mage de Gri, brigue la place du Grand Mage… La Guilde pense que l’opération a échoué à cause d’un traître. Le fait que j’ai été le seul à en réchapper plaide contre moi. La Guilde n’a pas cherché plus loin : je suis un coupable idéal.
– C’est ridicule ! s’exclama Urien.
– Ce qui est ridicule, renchérit Qadehar après avoir avalé une gorgée de thé, c’est de me soupçonner, moi. En revanche, ce qui ne l’est pas, c’est de penser qu’il y a un traître dans la Guilde. Et je vais même plus loin…
Urien et Valentin échangèrent un regard inquiet.
– Que veux-tu dire ?
– Je veux dire, annonça tranquillement Qadehar, que la Guilde elle-même est peut-être victime d’un complot, et que l’Ombre y dispose sans doute d’appuis depuis longtemps.
– Je le savais ! s’emporta Urien. Je te l’avais dit,
Valentin ! Cette satanée Guilde est trop puissante à Ys ! Et si en plus l’Ombre la contrôle…
– Du calme, Urien, intervint Qadehar. Je n’ai pas dit que l’Ombre contrôlait la Guilde, mais qu’elle y disposait certainement d’espions !
– Qu’est-ce qui te fait songer à un complot ? s’étonna Valentin.
– Un fait très troublant. Vous n’allez pas me croire… Voilà : Yorwan est vivant ! Il se fait désormais appeler Sha. Le Seigneur Sha ! Il a débarqué à Gifdu pendant que j’étais dans le Monde Incertain. Et il a poursuivi Guillemot dans les sous-sols du monastère…
Qadehar crut qu’Urien allait s’étouffer. Valentin lui donna de grandes claques dans le dos.
– Quoi ? finit-il par rugir. Qu’est-ce que tu dis ? Il est toujours en vie ?
– Tais-toi, Urien, commanda sèchement Valentin. Qadehar n’a pas fini de parler.
Urien toussa encore et se rassit, le visage rouge de colère. Le Sorcier continua :
– Il semble que Yorwan et moi ayons été envoyés simultanément sui une mauvaise piste. Que quelqu’un s’est amusé à nous égarer. Enfin… Je ne sais pas ce qui s’est passé lorsque Yorwan a rattrapé Guillemot, mais il a dit qu’il n’était pas le garçon qu’il cherchait, termina Qadehar en baissant les yeux.
Un coup de tonnerre n’aurait pas fait plus d’effet aux deux anciens Chevaliers. Valentin recouvra ses esprits le premier.
– Tu veux dire… Tu veux dire que Guillemot n’est pas le fils de Yorwan ?
– Absurde ! l’interrompit Urien. Yorwan était le fiancé de ma sœur ! Guillemot est forcément son enfant !
Le colosse se leva et, en proie à une terrible agitation, se mit à faire les cent pas dans la pièce.
– C’est ce que je croyais, moi aussi, confia Qadehar à Valentin en baissant la voix, et je pensais que cela expliquait les dons de Guillemot pour la magie. Avec un père tel que Yorwan…
– Je n’ai jamais compris ce qui s’est passé, répondit Valentin en vérifiant qu’Urien ne pouvait pas les entendre. Yorwan aimait passionnément Alicia. Pour elle, il avait rompu ses vœux de célibat et quitté la Guilde. Pourquoi a-t-il commis la folie de voler Le Livre des Étoiles, la veille de leur mariage ?
– Personne n’a jamais compris, dit le Sorcier. Mais aujourd’hui, je pense qu’il faut se mettre en quête de la vraie raison qui a poussé Yorwan à agir !
– Une raison qui aurait un rapport avec le complot que tu évoquais ?
– Peut-être…
– Alicia sait sûrement quelque chose, annonça Urien d’une voix sombre en se plantant devant eux. Je vais tout de suite aller chez elle. Sacré nom ! Elle a intérêt à parler !
– Assieds-toi, Urien, commanda Qadehar d’un ton persuasif. Je suis sûr qu’Alicia ne nous apprendrait rien de vraiment important… Non, la réponse à nos questions se trouve ailleurs.
– Où donc ? interrogea Urien, vaincu, en se laissant tomber dans son fauteuil.
– Dans le Monde Incertain, mes amis ! Que diriez-vous d’une petite escapade au pays des Orks et des brigands ?
D’abord incrédule, le visage d’Urien s’illumina soudain.
– Qadehar, tu parles d’or ! Valentin ! Sors nos armes du placard, sacredieu ! Bon sang de bon sang, enfin un peu d’action !
Valentin regarda attentivement Qadehar, puis, voyant qu’il ne plaisantait pas, s’autorisa un grand sourire.
La vie commençait à redevenir passionnante !