XVIII Une invitée inattendue


Guillemot ouvrit la porte de la maison où il vivait avec sa mère, à l’entrée du village de Troïl, et se précipita dans la cuisine. Il posa sur la table le pain qu’il venait d’acheter à la boulangerie, puis grimpa à toute vitesse l’escalier conduisant à sa chambre.

Il se jeta sur son lit et sortit de sa sacoche d’Apprenti la bande dessinée qu’il avait trouvée au grand magasin du village, une boutique qui vendait absolument de tout, du matériel de bricolage jusqu’aux bonbons, en passant par les journaux et des composants informatiques. Il feuilleta les pages de l’album, s’attarda sur quelques beaux dessins, puis entama sa lecture.

– Guillemot ! Tu n’as pas oublié le pain ?

– Non, m’man ! Je l’ai mis à la cuisine !

– Merci, mon chéri !

Il entendit sa mère aller et venir en bas, et ressentit un inexprimable soulagement. Les portes de placard qui s’ouvraient et se fermaient, le tintement des verres qu’elle rangeait, l’eau qui coulait du robinet, tout participait pour Guillemot à la marche normale de l’univers !

Il hésita, finalement abandonna sa lecture et s’étendit sur le dos, les mains derrière la tête. Son univers à lui n’était pas grand-chose, en définitive : sa maison, sa mère, le collège, Agathe et Thomas, la lande et Gifdu, Maître Qadehar… sans oublier, bien sûr Ambre, Coralie, Gontrand et Romaric ! Tout le monde n’avait pas la chance d’avoir de tels amis !

L’été dernier, lorsqu’ils étaient revenus de leurs aventures dans le Monde Incertain, le Prévost avait organisé une grande fête en leur honneur. Ils avaient dansé longtemps, Ambre et lui, autour du feu, et cela avait été un moment agréable. Sauf à la fin, quand il avait trouvé qu’elle commençait à le regarder d’une drôle de façon…

Gontrand était venu leur présenter sa conquête, une jolie fille rousse du village d’Atteti, dans les Montagnes Dorées. Ils avaient rejoint plus tard Coralie et Romaric autour d’une table et d’un verre de corma. Son cousin avait le visage rouge, et Coralie était plus enjouée que d’ordinaire…

Guillemot se mordit la lèvre : une idylle était-elle en train de se nouer entre eux ? Pauvre Romaric ! Ou pauvre Coralie…

L’Apprenti Sorcier ne put s’empêcher d’envier leur insouciance. Lui-même était assailli par trop de questions auxquelles il ne pouvait pas répondre. Le dénouement de sa rencontre avec Sha, dont il n’avait pas encore soufflé mot à ses amis, lui pesait. Il cherche le fils qu’on lui a volé ; un fils qui aurait aujourd’hui une douzaine d’années, lui avait confié Agathe à leur retour du Monde Incertain. Tu n’es pas celui que je pensais trouver, avait dit l’homme en rouge.

Que signifiait tout cela ? Ses dons pour la magie n’auraient donc rien à voir avec les tentatives d’enlèvement dont il avait fait l’objet ? Ce ne serait pas l’Ombre qui serait derrière toutes ces manigances, mais le Seigneur Sha ? Persuadé que Guillemot était son fils, il aurait tenté de le récupérer ? Comment savoir… Et quel rapport avec Le Livre des Étoiles, que Sha-Yorwan avait dérobé lorsqu’il était jeune ?

Ces pensées fusaient à une vitesse vertigineuse dans sa tête, s’entrechoquant douloureusement. Quelqu’un possédait-il la réponse ? Quelqu’un connaissait-il la vérité ?

Au milieu de ce flot d’incertitudes, une chose au moins était sûre : sans pouvoir se l’expliquer, Guillemot se sentait déçu. Déçu, peut-être, de ne pas être ce fils qu’attendait Sha. Déçu de n’être le fils d’aucun père…

Il soupira, mais, plutôt que de continuer à se morfondre, il se plongea de nouveau dans sa bande dessinée.

Quelques minutes plus tard, alors qu’il était complètement absorbé par sa lecture, sa mère le héla depuis le rez-de-chaussée.

– Mon chéri ! Tu as de la visite !

Guillemot détestait être dérangé lorsqu’il lisait. Il se redressa sur les coudes et demanda d’une voix désagréable :

– Qui ça ?

– Une camarade de classe ! Je la fais monter ?

Une camarade de classe ? Guillemot se creusa la cervelle. Non, il ne voyait pas qui pouvait venir lui rendre visite à Troïl. Saisi par la curiosité, il répondit « oui » et s’assit sur le lit.

Quelqu’un grimpa l’escalier avec légèreté, hésita devant la porte où Guillemot avait suspendu une affiche portant l’inscription NE PAS DÉRANGER : PUISSANT SORCIER EN TRAIN DE LUTTER CONTRE DES FORCES MALÉFIQUES ! puis frappa.

– Entrez !

Une silhouette familière se glissa dans sa chambre et referma la porte derrière elle. Le cœur de Guillemot fit une embardée.

– Bonjour Guillemot ! Ça va ?

C’était Agathe ! Agathe de Balangru…

– Heu… Ça va, oui, merci, bredouilla le garçon, stupéfait.

– J’ai dit à ta mère que j’étais une copine de classe, expliqua la grande fille en s’approchant de lui. Qu’est-ce que tu lis ?

– Une B. D… Avec des sorciers, des chevaliers et des trolls. C’est sympa…

Agathe prit place sur le lit avec un incroyable sans-gêne et se mit à feuilleter l’album. Guillemot sentit ses joues s’empourprer…

Il n’en croyait pas ses yeux ! Il se pinça discrètement : non, il ne rêvait pas ! Son ex-pire ennemie était là, chez lui, dans sa chambre, sur son lit, et lisait sa bande dessinée ! Il frémit en imaginant Ambre entrer à ce moment-là dans sa chambre. Il n’était pas loin de regretter l’époque où Agathe le martyrisait.

– Hum… essaya-t-il de dire pour lutter contre le malaise qui l’envahissait, et… et Thomas ? Il n’est pas avec toi ?

– Non, répondit-elle en tournant vers Guillemot de grands yeux noirs mi-clos. Son père avait besoin de lui. J’ai profité d’être seule pour venir te voir.

– Ah bon ? Et… et pourquoi ?

– Tu ne devines pas ?

La gorge de Guillemot s’assécha brusquement, et il eut du mal à déglutir.

– N… Non.

– Pour t’inviter à la fête de Samain, bien sûr ! Mon père me laissera sa maison. Il n’y aura que Thomas et moi.

Guillemot se retint de pousser un immense soupir de soulagement. Qu’il était bête ! L’espace d’un instant, il avait cru qu’elle allait tenter quelque chose avec lui !

Il retrouva son calme et répondit :

– C’est très gentil, Agathe, mais… j’ai déjà prévu de passer la Samain avec Romaric, Gontrand et les jumelles. M. de Krakal nous prête son appartement !

– Dommage, soupira Agathe en secouant ses cheveux sombres qu’elle avait décidé de laisser pousser. Je m’en doutais un peu, remarque. Vous êtes plutôt du genre inséparable, tous les cinq ! Enfin, ajouta-t-elle en se relevant, on se verra certainement. La fête dure trois jours, et Dashtikazar n’est pas très grand !

– Oui, on s’y rencontrera certainement, confirma Guillemot qui, en même temps, espérait fortement le contraire.

Ambre comprendrait sans doute assez mal les nouveaux rapports qu’Agathe essayait d’établir avec lui…

– Bon, il faut que je file. Ça fait une trotte pour venir te voir !

Avant qu’il ait pu réagir, elle s’approcha de lui et l’embrassa sur la joue. Puis elle s’éclipsa. Guillemot resta abasourdi. Bon sang, oui, pourvu qu’ils ne la rencontrent pas pendant la fête de Samain !

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