XXXII Veillée d’armes
Urien, équipé de pied en cap, faisait les cent pas dans la grande pièce du château. Il s’arrêta devant la cheminée, au-dessus de laquelle se déployaient fièrement les armoiries de la famille de Troïl : un oiseau blanc volant au-dessus d’une terre noire, sur fond de ciel rouge.
Le colosse se sentait ému. Combien de fois avait-il caressé du regard les couleurs ancestrales, avant de se lancer dans une de ces quêtes impossibles où l’on ne gagnait, en définitive, que l’estime de soi ? Urien avait le sentiment de vivre de nouveau !
– Déjà là, vieux camarade ? lui lança Valentin d’un ton enjoué en déposant sur le sol les sacs de voyage qu’il avait préparés.
– Sacré nom, mon ami ! répondit Urien avant d’éclater d’un grand rire joyeux, j’avais trop peur de rater le départ !
– L’armure te va vraiment très bien, constata Valentin, admiratif.
– Tu trouves ? dit Urien. Bah ! Qu’est-ce donc qu’une armure, comparée à ça !
Le colosse sortit la hache de guerre de son fourreau et fit tournoyer l’arme autour de lui.
– Quel gosse tu fais ! le taquina Valentin avec un sourire.
Lui-même se sentait aussi tout excité.
– Qadehar ne vient pas ? s’enquit Urien en rangeant sa hache.
– Il se repose. Il nous rejoindra plus tard. Il pense qu’il vaut mieux arriver dans le Monde Incertain au milieu de la nuit.
Urien grogna d’impatience. Mais il se calma vite. L’attente qui précédait l’action avait une saveur particulière qu’il savait apprécier.
Il jeta dans l’âtre un fagot, puis il approcha deux tabourets près du feu. Valentin et lui s’y installèrent. Quelques instants plus tard, les deux hommes se remémoraient avec animation leurs exploits du temps passé…
– Êtes-vous prêts ? demanda Qadehar en faisant irruption dans la salle.
Urien et Valentin sursautèrent. Une partie de la nuit s’était écoulée, et ils avaient cessé de parler depuis longtemps, le regard absorbé par le jeu des flammes. Chacun s’était plongé dans des souvenirs plus personnels, notamment ceux où il avait aperçu la mort…
– Nous sommes prêts, Qadehar, répondit Urien. Sacré nom, oui, nous sommes prêts !
– Prenez vos affaires alors. Nous partons.
Le Sorcier entraîna les deux Chevaliers au centre de la salle à manger. Us se chargèrent des sacs que Valentin avait préparés.
– Il n’y a qu’une chose qui me chagrine, gémit Urien. C’est de devoir partir sans cheval !
– Je suis désolé, expliqua Qadehar, les chevaux supportent mal le trajet entre les Mondes. Maintenant, concentrez-vous, et tâchez de reproduire scrupuleusement chacun de mes mouvements. Le Galdr du Désert réclame beaucoup d’attention.
– Oui, tu nous as déjà tout expliqué, le coupa Urien d’une voix agacée.
– Si je le répète encore une fois, c’est parce que je sais à qui j’ai affaire, répondit Qadehar d’une voir sèche en foudroyant du regard le colosse.
Urien baissa la tête et se mordit les lèvres
– Allons Urien, le gronda gentiment Valentin, ne fais pas le gamin…
– Bon, ça y est ? s’impatienta Qadehar. Nous n’allons pas y passer le reste de la nuit, que je sache !
Urien prit docilement la main du Sorcier et tendit l’autre à son ami.
Qadehar adopta successivement la posture des huit Graphèmes composant le Galdr, en fredonnant le sortilège.
Les Chevaliers l’imitèrent du mieux qu’ils purent.
Soudain, ils entendirent une porte s’ouvrir, puis se refermer brutalement. Ils furent avalés par un tourbillon puissant et précipités dans un trou noir.
Les trois hommes avaient quitté Ys.
Dans sa tour de pierre, l’Ombre marchait de long en large. La silhouette ténébreuse semblait en proie à une impatience terrible. Dans son agitation, des lambeaux d’obscurité se détachaient et allaient mourir contre les murs en grésillant.
– Qu’attendent-ils donc tous… pour m’apporter l’enfant… J’ai pourtant prévenu… tous ceux qui me respectent ou qui me craignent… que je voulais l’enfant rapidement… Très rapidement… Que j’y mettrai le prix… Faudra-t-il que je fasse tout moi-même… Des incapables, des incapables… Je suis entouré d’incapables…
Un bruit de pas rapides se fit entendre dans l’escalier. L’Ombre se retourna et se figea face à la porte. Lomgo surgit dans la pièce, tout essoufflé.
– Un message, Maître. Il vient du Monde d’Ys.
– Eh bien, qu’attends-tu, scribe fidèle… Lis, lis-moi le message… Et prie pour que les nouvelles soient bonnes…
Lomgo reprit son calme puis, après avoir jeté un regard inquiet à la silhouette qui semblait frémir derrière son manteau d’ombre, il lut lentement :
– J’ai le plaisir,
Sinistre Sire,
De vous informer
Que le Maître du Palais tient votre gamin
Entre ses mains.
Dites où et quand,
Vous voulez vous voir livrer
Ce jeune brigand.
Veuillez votre vieillesse,
Agréer mes politesses.
– Les Korrigans… Les Korrigans l’ont trouvé les premiers… Maudits soient ces gnomes et leur impertinence… Ils me le paieront… un jour… Mais l’essentiel, oui, l’essentiel… C’est que l’enfant soit à moi… A moi…
L’Ombre éclata d’un rire de dément. Le scribe s’empressa de filer.