XXV La chasse au Jeshtan
– Dépêchez-vous, supplia Coralie en se tordant les mains. On va rater la chasse au Jeshtan !
– Attends un peu, la calma Gontrand. Guillemot n’est pas prêt…
– Guillemot, hurla Coralie qui trépignait dans l’escalier, dépêche-toi !
Guillemot, sous le choc des révélations que venait de leur faire Bertram, était encore assis sur le tapis du salon. Le brouhaha joyeux montait maintenant de la rue par la grande baie vitrée entrouverte. Près de lui, Ambre et Romaric tentaient de le convaincre de les rejoindre, sous le regard perplexe de Bertram qui se tenait à bonne distance de la jeune fille.
– Allez, cousin ! Je sais, ce n’est pas drôle, ce qui est arrivé à Maître Qadehar… Mais rester là à te morfondre ne l’aidera pas, et ne changera rien…
– Il a raison, Guillemot, enchaîna Ambre. Ne sois pas idiot ! C’est la première fois depuis les grandes vacances que nous sommes tous les cinq ensemble.
Ne gâche pas nos retrouvailles, comme l’autre zouave essaie de le faire depuis son arrivée…
– Le zouave en question s’appelle Bertram, hasarda le Sorcier en levant le doigt.
– Un nom aussi ridicule que ta moustache et tes bouts de poils sur le menton, rétorqua Ambre, acide.
– Écoutez, soupira Bertram, essayons de partir sur de nouvelles bases. Je regrette ce qui s’est passé. C’est ma façon à moi d’être drôle et…
– Bertram a raison, intervint Guillemot. Ce qui arrive à mon Maître est suffisamment terrible comme ça, alors nos petits soucis…
– Ah, vous voyez ? triompha Bertram.
– Petit souci, petit souci, c’est vite dit, objecta Romaric en fixant le Sorcier.
– De toute façon, reprit Bertram en retrouvant sa superbe, j’ai ici un papier de la Guilde me confiant Guillemot. Que vous le vouliez ou non, je…
– Tu sais où tu peux te le mettre, ton papier ? répondit Romaric en ricanant.
– Je vous signale, dit Gontrand de son air placide, que Coralie est en train de faire une syncope dans l’escalier.
Guillemot se décida.
– Bon, bougonna-t-il en se relevant. Je n’ai pas le cœur à m’amuser, mais je viens quand même avec vous. Et Bertram aussi. Je suis Apprenti Sorcier : je dois me conformer aux volontés de mon Maître, qui souhaite que Bertram me protège…
– Tout à fait ! dit Bertram en hochant la tête.
– On peut toujours essayer de le supporter, concéda Ambre après réflexion.
– Oui, continua Gontrand. Mais juste un essai, alors ! Disons ce soir…
Au même instant, Coralie, hors d’elle, fit irruption dans l’appartement et empêcha Bertram de s’insurger contre cette idée d’essai :
– Vous avez décidé de gâcher la fête de Samain, ma parole !
– On arrive, on arrive, répliqua Romaric sur le ton de la moquerie : Guillemot terminait de se préparer, et on hésitait à renvoyer ou à garder la maquilleuse…
– Crétin ! répondit l’Apprenti Sorcier qui pourtant ne put s’empêcher de sourire.
– Tu m’enlèves le mot de la bouche, ajouta Bertram.
Ils dévalèrent tous ensemble l’escalier dans un fracas terrible.
Dans la rue, des bandes de jeunes gens couraient dans tous les sens, en criant et en riant. La chasse au Jeshtan, qui inaugurait la première nuit de fête, avait commencé ! Le Jeshtan était, dans la tradition d’Ys, un gnome maléfique qui s’attaquait aux réserves de nourriture accumulées durant l’été pour passer la mauvaise saison : il était donc indispensable de le traquer et de le mettre hors d’état de nuire avant l’arrivée définitive de l’hiver…
– Je l’ai vu ! hurla une fille. Par-là !
La foule amorça un mouvement dans sa direction.
– Vite, allons-y ! dit Coralie, tout excitée.
– C’est parti ! répondit Gontrand en se mettant à courir avec elle.
Les quatre autres leur emboîtèrent plus mollement le pas.
– Emprisonner Maître Qadehar ! protesta Guillemot, furieux. Ils n’avaient pas le droit !
– Et tu dis, Bertram, que la Guilde a jugé Qadehar comme un vulgaire criminel ? demanda Romaric.
– Oui, répondit Bertram – le Sorcier avait décidé d’adopter une attitude conciliante. Le seul qui a essayé de le défendre a été Gérald, mon ancien Maître. A la fin, le Grand Mage Charfalaq avait l’air très triste, mais le Conseil a bel et bien suspendu Maître Qadehar de ses fonctions…
– Ça ne tient pas debout ! décréta Ambre. Si c’est Sha qui est à l’origine du massacre de Djaghataël, pourquoi n’a-t-il pas tué les Sorciers de Gifdu ? Et pourquoi ne t’a-t-il pas enlevé, Guillemot ?
Guillemot ne répondit pas tout de suite. Il n’avait bien sûr pas tout raconté à ses amis ; ni ce que lui avait confié Agathe l’été dernier au sujet de Sha, à la recherche de son fils disparu, ni les paroles mystérieuses du Seigneur de Djaghataël. Et encore moins l’histoire de Yorwan, le voleur du Livre des Étoiles !
Bertram répondit à sa place, en se rengorgeant :
– C’est grâce à moi que Guillemot a pu s’enfuir ! Faisant preuve d’un courage inouï, je…
– Moi aussi je trouve toute cette histoire étrange, le coupa Guillemot après avoir surpris Romaric et Ambre échanger un regard exaspéré. Mais une chose est claire, c’est que la Guilde s’est trompée.
– En condamnant Qadehar ? demanda Romaric.
– Évidemment…
Une agitation subite autour d’eux interrompit leur conversation : on avait débusqué le Jeshtan. Ambre, Guillemot, Bertram et Romaric se laissèrent entraîner et se mêlèrent aux autres adolescents d’Ys qui couraient dans les rues.
Bientôt, sur la grande place de Dashtikazar éclairée par des centaines de torches ce soir-là, un groupe de filles hurlant de joie brandit le mannequin d’un gnome grimaçant.
– Peuh ! lâcha Coralie, méprisante. Elles ont eu de la chance, c’est tout.
Leur petit groupe s’était retrouvé autour d’une fontaine en forme de gigantesque coquillage sculpté dans du marbre, sur un côté de la place.
Ils se joignirent finalement au cortège et grimpèrent jusqu’au palais du Prévost, qui était à la fois le maire de Dashtikazar et le préfet du Pays d’Ys. Là, sous le regard amusé et bienveillant des Chevaliers en faction les filles qui avaient mis la main sur le Jeshtan de paille et de tissu passèrent une corde autour du cou de l’épouvantail et le pendirent à un réverbère. Des applaudissements et des hourras fusèrent.
Ensuite, les Chevaliers jetèrent aux jeunes gens massés devant le palais des masques grimaçants et d’autres mannequins effrayants. Tous ceux qui le voulaient s’en emparaient et repartaient dans les rues en les arborant ou en les brandissant. A minuit, il faudrait en orner les réverbères de la ville, où ils resteraient jusqu’à la fin de la Samain, pour avertir les mauvais esprits de ce qui les attendait s’ils s’aventuraient au Pays d’Ys !
Gontrand avait coiffé une tête d’ogre en carton-pâte et s’amusait, pour la plus grande joie de Coralie et de Romaric, et sous le regard condescendant de Bertram, à faire peur aux enfants plus jeunes qui bondissaient comme des diables dans le charivari. Un peu plus loin, derrière eux, Ambre tenait compagnie à Guillemot. L’Apprenti ne parvenait pas à se départir de sa tristesse.
– Ça va s’arranger, tentait de le rassurer son amie. Tout le monde sait que Qadehar est un homme exceptionnel. L’enquête de la commission le disculpera.
– Il n’y a pas que ça, soupira Guillemot.
– C’est quoi, alors ?
– C’est que… répondit Guillemot qui hésitait à mettre Ambre dans la confidence. C’est que la vie me paraît extrêmement compliquée depuis la soirée d’anniversaire de l’oncle Urien ! Jamais je n’aurais dû m’évanouir…
– Ça, tu n’y peux rien. Mais c’est vrai que beaucoup de choses ont changé, après ! Et pas seulement pour toi…
– Qu’est-ce que tu veux dire ?
– Je veux dire, hésita Ambre après un bref coup d’œil dans sa direction, enfin, je veux parler de… Non, laisse tomber.
– Tu veux parler des rêves que tu évoques dans tes lettres ? demanda naïvement Guillemot qui n’avait pas remarqué la confusion de la jeune fille.
– Non. Enfin si, un peu !
– Et alors ?
– On en parlera plutôt demain. J’aimerais qu’on profite de la soirée ! On est bien, là, tous les deux… heu… tous ensemble, non ? Malgré la présence de ton garde du corps prétentieux !
– Bertram est très sympa, crois-moi. Laisse-lui sa chance ! Mais c’est vrai, tu as raison, je gâche la fête avec ma figure d’enterrement. Allez, on rejoint les autres.
Ils rattrapèrent Coralie et Bertram, qui s’écarta rapidement de la jeune fille dès qu’il aperçut Ambre, puis le petit groupe courut retrouver Romaric et Gontrand au moment où ce dernier accrochait son masque à un réverbère. Ils se dirigèrent ensuite vers la plage de Dashtikazar où brûlait déjà le grand feu des Cailloux Blancs.
Ils s’approchèrent de l’énorme panier qui contenait des centaines de galets blancs. Ils en prirent chacun un et écrivirent leur nom dessus, avec une encre qui ne craignait pas les flammes. Ils jetèrent ensuite leur pierre dans le brasier : si la chaleur ne la faisait pas éclater et s’ils la retrouvaient intacte le lendemain, ce serait un bon présage pour l’année à venir ! Le jeune Sorcier semblait s’être pris au jeu et ne fit aucune réflexion désagréable.
Ils furent hélés par des jeunes du village de Krakal, qui avaient reconnu Ambre et Coralie, et la petite bande se joignit un moment au groupe. Ils marchèrent ensuite en silence sur la plage, Bertram en retrait, simplement heureux d’être ensemble.
Quand l’humidité de la nuit les gagna, ils décidèrent de rentrer à l’appartement, dans le centre-ville, où ils vidèrent plusieurs chopes de corma, la bière légère au miel d’Ys. Coralie, Romaric et Gontrand trinquèrent avec Bertram, qui se lança dans un discours enflammé où il avoua qu’il souhaitait vraiment devenir leur ami.
– Si tu veux devenir l’ami de Romaric, lui confia Gontrand à l’oreille, évite de regarder Coralie comme tu le fais et tâche de ne pas trop lui tourner autour…
Bertram, en chuchotant, se défendit d’avoir de pareilles pensées, mais rougit légèrement. Puis Ambre et Guillemot les rejoignirent et ils bavardèrent de tout et de rien, attendant d’être suffisamment fatigués pour se glisser dans leurs sacs de couchage.