XIII La bataille de Djaghataël


Les trente Sorciers réapparurent dans les ruines de l’ancienne cité de Djaghataël. A l’abri des murs d’une maison à moitié éboulée, ils observèrent les alentours. Leur arrivée dans le Monde Incertain n’avait déclenché aucune effervescence.

Il régnait même un calme effrayant. Un silence de mort. Les oiseaux de mer, d’habitude si bruyants, étaient silencieux. Cette atmosphère devenait oppressante. Qadehar ne perdit pas de temps à réfléchir : il fallait agir. Il donna donc ses dernières consignes, et les Sorciers se déployèrent en direction de la grande tour qui se dressait, sombre et menaçante, sur les falaises tombant à pic dans l’Océan Immense.

Mais leur appréhension, loin de s’atténuer, s’accrut davantage à proximité du repaire de leur ennemi. Ils ne pouvaient s’empêcher de jeter des regards inquiets autour d’eux.

« Ce silence est étrange, songea Qadehar. Et puis tout est trop facile. L’Ombre n’est quand même pas un débutant que l’on peut surprendre aisément !

Qu’attend-elle pour contrer notre attaque en lançant ses sortilèges ? Je n’aime pas ça ! »

Ils parvinrent au pied de la tour, devant l’unique porte d’accès. Elle était solidement verrouillée, et protégée par un sortilège puissant. Le silence, que seules brisaient régulièrement les vagues qui se fracassaient contre les rochers, en contrebas, était toujours accablant. Ils se reculèrent pour mieux voir l’édifice.

Le Sorcier Ulriq s’approcha de Qadehar :

– Toi qui as l’usage de ce Monde, sais-tu ce que cela signifie ?

– Je n’en ai pas la moindre idée, reconnut Qadehar. Mais il y a en effet quelque chose qui ne va pas.

– Tu penses que l’Ombre nous aura entendus arriver et qu’elle se sera enfuie ?

– Cette solution n’est sans doute pas la pire, avoua Qadehar en observant attentivement la tour.

D’un côté de la tour, ils aperçurent des poutres fixées dans la muraille et qui grimpaient en spirale jusqu’au sommet.

– C’est certainement par là que Gontrand s’est échappé, annonça avec satisfaction Qadehar aux Sorciers qui faisaient cercle autour de lui. Enfoncer la porte d’entrée nous prendrait trop de temps. Nous allons tout bêtement emprunter le chemin des poutres, en sens inverse, et accéder à la tour par le haut !

Au même instant, un vacarme épouvantable retentit derrière eux. Les Sorciers se retournèrent comme un seul homme, adoptant tous instinctivement la

Stadha de Naudhiz, le Graphème de résistance aux agressions.

– Pas comme ça ! hurla Qadehar en voyant ses condisciples. Nous sommes dans le Monde Incertain, bon sang !

Pour maîtriser l’alphabet magique, dans le Monde Incertain, il fallait bien sûr procéder à de nombreux ajustements, et modifier l’aspect des Graphèmes en fonction des nouvelles formes des constellations…

Confus de s’être ainsi trompés, les Sorciers rectifièrent leur posture et attendirent de pied ferme l’attaque de ce qu’ils croyaient être l’Ombre. Mais ce qui déboula sur eux, jailli des ruines, n’avait rien d’une ombre…

– Des Orks et des Hybrides ! hurla l’un des Sorciers. Mais d’où sortent-ils ? Il y en a des centaines !

– Nous sommes tombés dans un piège ! gronda Qadehar. Ils nous attendaient !

En effet, surgissant de l’ancienne cité, une multitude d’Orks, créatures géantes taillées pour la course et la lutte, et d’Hybrides, mélange d’Ork et d’humain, fonçaient sur eux en hurlant et en brandissant des haches et des massues.

Qadehar jaugea rapidement la situation. Le mouvement d’encerclement des monstres était parfait : les Sorciers étaient acculés contre la tour et, plus loin, contre l’océan.

– On est encerclés ! annonça Qadehar. Il faut faire front et se battre !

Malheureusement, malgré leur entraînement dans les sous-sols de Gifdu, les Sorciers étaient habitués à utiliser le pouvoir des Graphèmes sous le ciel d’Ys. Surpris par l’attaque massive et gênés par leur méconnaissance des Graphèmes du Monde Incertain, ils manquèrent de temps pour fabriquer le Galdr qui les aurait mis à l’abri de leurs agresseurs.

Les premiers Orks furent fixés au sol par des Ingwaz projetés maladroitement. La deuxième vague fut stoppée par des Thursaz lancés trop faiblement. La troisième vague arriva sur eux avant qu’ils puissent réagir… Juste à côté de Qadehar, un Sorcier reçut sur la tête une massue cloutée et s’écroula. Plus loin, un autre reçut la lame d’une épée dans le ventre et s’effondra en crachant du sang. Quelques-uns réussirent momentanément à se mettre sous la protection d’une Armure d’Elhaz, mal édifiée cependant. Et comme Qadehar l’avait prévu, les coups de boutoir des monstres déchaînés finirent par venir à bout des Galdr fragilisés par des Graphèmes si mal évoqués.

Malgré l’attitude héroïque des Sorciers qui mirent hors d’état de nuire de nombreux monstres, l’expédition du Pays d’Ys était peu à peu décimée sous les coups des brutes sanguinaires.

Qadehar repoussa, à l’aide d’un Thursaz projeté rageusement, l’attaque d’un Hybride gigantesque. Celui-ci s’effondra dans la poussière en grognant. A ses côtés, à l’abri d’une Armure d’Elhaz qui semblait tenir bon, deux Sorciers lançaient des sorts contre l’ennemi. Devant, protégés par la Stadha de Naudhiz, trois autres compagnons faisaient face aux Orks écumants

Qadehar balaya le champ de bataille du regard. Six ! Ils n’étaient plus que six Sorciers debout, sur la trentaine qui composait leur groupe au départ d’Ys ! Il serra les poings. Ils devaient se mettre à l’abri, à tout prix.

– La tour ! hurla-t-il à l’adresse de ses compagnons. Replions-nous vers la tour !

Quittant la protection de leurs sortilèges, les Sorciers s’élancèrent à sa suite. Ils parvinrent devant les poutres branlantes qui conduisaient au sommet de la tour avec une petite avance sur l’armée des Orks.

– Oh non ! gémit Qadehar.

Stupéfaits, les Sorciers contemplèrent les madriers les plus proches du sol qui avaient été sciés afin d’interdire l’accès au donjon. Derrière eux, les monstres se rapprochaient.

– Pas de temps à perdre, dit Ulriq, l’un des Sorciers survivants. Vous quatre, là ! Deux qui prennent la posture de Naudhiz pour protéger les autres, deux qui lancent Thursaz ! Débrouillez-vous, mais retenez les Orks le plus longtemps possible !

Puis il se tourna vers Qadehar.

– Je vais t’aider à te hisser jusqu’aux premières poutres. Il faut que tu pénètres dans cette tour maudite, et que tu livres combat contre l’Ombre.

Qadehar se récria.

– Jamais je ne vous abandonnerai !

Ulriq tourna vers lui un regard suppliant.

– C’est notre seule chance. La seule chance de ne pas mourir pour rien. Je t’en prie, Qadehar, tu en es le seul capable.

Les Orks se heurtèrent au barrage magique des Sorciers. Mais celui-ci ne tiendrait pas longtemps. Alors Ulriq prit appui contre le mur de la tour et fit signe à Qadehar.

Le Maître Sorcier se décida rapidement et grimpa sur les épaules de son compagnon. Il toucha la poutre. Puis il prit une impulsion pour se hisser sur le madrier. Ulriq lui jeta un dernier regard, et courut aider les autres.

Le Maître Sorcier avait les larmes aux yeux. Au pied de la tour, ses amis se faisaient massacrer par les hordes de Yâdigâr dont il avait reconnu le blason autour du cou de plusieurs monstres, un lion hurlant entouré de flammes. L’infâme Thunku ne perdait rien pour attendre ! Mais Ulriq avait raison : pour que le sacrifice des hommes de la Guilde ne soit pas vain, il fallait qu’il pénètre dans cette tour et qu’il terrasse l’Ombre, leur ennemi.

Il ferma son esprit aux cris de désespoir et de douleur des Sorciers puis il se concentra sur le combat qu’il allait mener.

Il prit pied sur la plate-forme et repéra immédiatement une étroite porte fermée par un simple verrou. Il projeta Elhaz sous sa forme Incertaine, et, sous l’effet du Graphème débloqueur, la porte s’ouvrit, dévoilant un escalier qui s’enfonçait dans les profondeurs du bâtiment. Il s’y engagea.

Plus bas, il découvrit une porte métallique. Elle était entrouverte. Il la poussa et pénétra dans une grande pièce ronde, tendue de tentures rouge sang.

Il y régnait un désordre indescriptible ; tout était sens dessus dessous. Les meubles et les tables étaient renversés ; des livres jonchaient le sol, à côté d’instruments alchimiques brisés. On aurait dit que la pièce avait été fouillée de fond en comble.

Au centre, une Porte, semblable à celle qui permettait d’accéder au Pays d’Ys, aux Mondes Certain et Incertain, et par laquelle Gontrand était certainement arrivé dans la tour, avait été démolie à coups de massue.

Qadehar enjamba les meubles renversés, les livres et les débris d’instruments. Il regarda derrière chaque tenture. Puis il quitta la pièce et explora le reste de la tour.

Elle était déserte.

Il regagna la plate-forme et, au-dessus du champ de bataille et des bouillonnements de l’océan, hurla sa rage et sa colère.

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