Frédéric Dard Le Standinge. Le savoir-vivre selon Bérurier

CHAPITRE PREMIER DANS LEQUEL BÉRURIER DÉVOILE LES RAISONS AYANT MOTIVÉ SON INTÉRÊT POUR LES BELLES MANIÈRES

La première des politesses consistant à plaire à ses semblables, je m’efforce toujours de leur proposer une physionomie très soignée.

— Je vous laisse les pattes à cette hauteur ? questionne mon merlan en me virgulant dans la glace un regard à la fois interrogateur, aimable et soucieux.

Je lui dis de les raccourcir d’un centimètre et je m’apprête à poursuivre la fascinante lecture d’un Ici-Paris (style de la manchette : « Ça craque entre Tony et Margaret ») lorsqu’une voix familière éclate dans le salon où flottait jusqu’alors un ronron de bon ton.

— Y aurait pas une frangine pour me faire les paluches ?

Du coup, j’abandonne la pauvre chère Margaret à ses misères conjugales et je file un coup de périscope alentour.

Je ne tarde pas à découvrir Bérurier, affalé dans un fauteuil comme un cachalot frais pêché dans une barque. Sa trogne enluminée est mise en valeur par le peignoir bleu pervenche dont on a affublé le Gros.

— Monsieur désire une manucure ? finit par traduire son garçon coiffeur.

— Yes, mon pote, rétorque le Mastar. Je voudrais me payer les pognes à M’sieur le baron pour voir si elles m’iraient.

— Manucure ! glapit le pommadin qui possède une superbe voix d’eunuque-assis-sur-une-plaque-chauffante.

Une petite brunette délurée radine du sous-sol en coltinant son nécessaire.

— C’est pour Môssieur ! désigne le zig qui a touché le Gros, en réprimant une grimace hautement répulsive.

Pas bégueule, la gamine s’assied à la hauteur des genoux béruréens. Lors, le Monstrueux lui présente sa dextre avec une certaine noblesse de geste : Louis XIV congédiant un quémandeur !

— V’là l’objet, ma gosse ! déclare-t-il.

En matant le truc infâme qu’on lui propose, la pauvrette a un sursaut et son front s’emperle de sueur. Faut convenir que la pogne à Béru c’est pas de l’article courant. Imaginez une masse sombre, large comme une assiette, épaisse comme douze escalopes, velue et sillonnée de cicatrices. Les doigts en sont courts et larges : chaque jointure est fleurie d’une écorchure sanguinolente, consécutive à quelque récent passage à tabac, mais le bout de l’horreur ce sont les ongles. Durs comme silex, ils sont largement endeuillés et plus ébréchés qu’un cendrier de bistrot.

La petite manucure examine la main, puis son possesseur et file un regard-S.O.S. au coiffeur pour lui demander de l’aide. Mais le vilain sournois feint de l’ignorer. Non-assistance à personne en danger, ça pourrait lui coûter chérot !

— C’est-y que vous allez pouvoir vous arranger avec ça, mon petit cœur ? interroge Béru avec un rien d’anxiété dans l’inflexion.

La Française, elle est ce qu’elle est : un peu linotte, rapide du réchaud et tout, mais côté héroïsme elle craint personne, voyez Yvonne de Gallard, par exemple. Au lieu de s’évanouir ou de s’enfuir, Mamezelle Paluche cramponne l’entrecôte du Gros et la plonge dans un bol de flotte.

— Mais qu’est-ce que vous faites ? s’égosille l’Enorme dont les rapports avec l’eau sont très tendus.

Elle lui explique que c’est pour ramollir. Il est renfrogné, Béru. S’il avait su, il n’aurait pas cédé à cette fantaisie. L’eau du bol se teinte rapidement et devient fangeuse.

La manucure, qui a son franc-parler, proteste :

— Vous auriez peut-être pu vous laver les mains avant !

— Et puis quoi z’encore, mon petit chou ! rigole l’Enflure. Y faudrait aussi que je prisse un bain parce que vous allez me rogner les griffes ?

Courageuse, elle se met au turf. C’est pas à la lime, mais à la meule à métaux qu’il faudrait les passer, les ongles de Bérurier. De la corne, mes amis, de la corne d’auroch.

— Vous n’êtes pas décalcifié ! ahane la môme.

— Je me décalcifie à mes heures, plaisante Sa Majesté qui se plaît à cultiver l’humour sur l’appui de sa fenêtre.

Dure séance ! La lime geint comme une scie rouillée dans une bûche. Le pommadin s’est arrêté de lotionner les miettes à ressort de son client pour mater la séance en toute tranquillité. Ses collègues inoccupés s’approchent à leur tour. Faut dire que c’est spectaculaire dans son genre. Ça ne manque pas de grandeur, cet élagage. Ce qui frappe, c’est la manucure toute menue, aux prises avec cette main puissante, faite pour broyer, pour arracher, pour enfoncer, pour écraser, pour déraciner, pour malaxer, pour tuméfier, pour décortiquer, pour assommer, pour détruire, pour édenter, pour fendre, pour pourfendre, pour défendre et pour vaincre. Fragile, elle paraît, la limeuse. Les dents crispées, les narines pincées, les lèvres ouvertes sur un rictus d’athlète fournissant son effort suprême, elle râpe les extrémités de l’ongulé avec conscience, force et courage. Superbe, sublime, généreuse ! C’est l’énergie française dans toute sa grandeur ! Bravo Jehanne d’Arc ! Elle casse sa grosse lime numéro zéro, zéro, zéro, un (la même qu’employait Balzac pour s’arrondir les ongles des pinceaux). Qu’à cela ne tienne : on lui en passe une autre !

Ça pleut gris sur sa blouse mauve ! Y en a bientôt un tas haut comme ça de rognures, sur le dallage du salon. Mais faut voir la transformation paluchesque du Gravos ! Les uns après les autres, ses ongles nettoyés, ovalisés, laqués, polis, émergent de leur gangue sanieuse, fruits éclatants enfin épluchés, mis au jour pour la première fois ! Il en est troublé et confondu, Béru, inquiet aussi. Il considère cette main neuve qui lui est étrangère, doutant qu’elle lui appartienne, l’essayant comme on fait jouer un gant pour en assouplir la peau aux articulations.

Lorsque sa main droite est terminée, il l’oppose à la gauche et hoche la tête.

— Pas d’erreur, y a de la transformation à l’étalage, murmure-t-il.

Une pogne de ramoneur et une autre de notaire. Une main de vidangeur et une main de masseur. La droite d’un chirurgien et la gauche d’un mineur de fond ! L’assistance pousse des cris d’admiration. Quelqu’un applaudit ! La petite manucure profite de la pause pour boire une tasse de thé. Un garçon l’évente avec une serviette. Le patron de la boîte téléphone pour lui commander des violettes (y a longtemps qu’il voulait lui proposer la botte, justement).

— Pas trop fatiguée ? on demande à la pauvrette.

— Non, non, qu’elle répond en branlant la tête.

Telle la courageuse chèvre de Monsieur Seguin, la voilà qui repart au combat après s’être talqué les mains et avoir respiré des sels. Ah, la vaillante petite ! Le gars qui l’épousera aura une compagne valeureuse, je vous le dis. Quelle noblesse dans l’effort ! Quelle tranquillité dans le courage ! Une telle conscience professionnelle dans la tâche rebutante qui lui est imposée, un tel déterminisme dans le travail, c’est inouï, c’est beau, c’est grand, ça dépasse, ça va loin, ça confond, ça bouleverse ! Faut avoir fait du yoga, ou être gaulliste inconditionnel pour faire montre de cette abnégation.

Un vieux beau qu’on déguise, à coups de teintures et de massages, en vieux daim en sanglote sous son masque astringent. Même que son magicien s’affole en bramant que si jamais une poche d’eau se déclare dans le masque, le monsieur aura des valoches à soufflet sous les lampions.

La seconde main naît plus lentement. La manucure-accoucheuse est freinée par l’épuisement physique. Malgré sa volonté et sa vaillance, elle subit le coup de pompe inévitable. Sa lime semble s’enliser. Elle est à deux doigts (si j’ose dire) de la défaillance. La syncope la guette. Le patron lui demande si elle souhaite une remplaçante, mais non, farouche, elle s’obstine. Elle achève l’auriculaire, le plus petit mais le plus pénible because ses fonctions cureuses dans les cages à miel du Gros. Puis elle passe à l’annulaire. Beau doigt, cet annulaire gauche, ennobli par son alliance. Le poil y est soyeux, les jointures moins écorchées que celles des autres salsifis ; visiblement c’est son doigt préféré, son chouchou. C’est lui qui annonce aux populations que le Béru est marida et ça lui vaut un régime de faveur. Le Gros l’épargne. Ne se le colle ni dans les étiquettes, ni dans les fosses nasales, ni dans le nombril. Ne le trempe pas dans le potage pour voir s’il est chaud. Ne lui fait explorer aucun orifice étranger. Ne l’utilise pas pour traquer ses pellicules, presser ses bubons ou affoler ses lentilles de broussaille. Cet annulaire gauche, c’est son protégé. C’est l’ongle de ce valeureux doigt qu’il grignote dans les périodes d’énervement ; c’est sur lui qu’il fait ses multiplications au crayon-bille lors de ses déclarations d’impôts.

Le parer, l’achever, lui assurer l’éclat du neuf est une tâche relativement aisée. Ça permet à la gente damoiselle de récupérer. S’étant quelque peu reprise, elle part à l’assaut du médius. Un défricheur, celui-là ! Un investigateur portant témoignage de ses investigations. On dirait qu’il a davantage servi que ses compagnons d’infortune. C’est le doigt béruréen type ! Le hardi ! Le meneur ! Toujours prêt à se recroqueviller pour faire le coup de poing ! Dur à la tâche ! Plein de taches ! Coupé, épluché, craquelé, engeluré. Un fier débris ! Il fut cassé et se ressouda en pas de vis ! Il résista à tous les panaris ! A tous les coups de marteau ! A toutes les flammes de briquet ! Un survivant perpétuel, quoi ! Y en a comme ça qui se font coincer dans des portières, ou prendre dans des courroies de transmission et qui demeurent malgré tout ! Belliqueux avec ça, et polisson, faut voir (Béru est ambidextre) !

La lime mord et mord encore dans un grand gémissement un peu sifflant. Elle rogne et grogne et taille et façonne ! L’ongle s’arrondit, se met — ô magie ! — à ressembler à un ongle. Quand Miss Patte-de-Velours l’a terminé, elle essuie la sueur qui ruisselle sur sa frimousse blêmissante.

— Allons, ma gosse, encourage le Mastar, plus qu’un et c’est classe !

— Mais non, il en reste encore deux, rectifie-t-elle d’une voix expirante.

— Pas le pouce, je le garde commak. Faut un témoin pour montrer ce que mes pognes ressemblaient avant.

Ravie de l’aubaine, la manucure se cogne l’index indésirable. Un index qu’on peut montrer du doigt !

L’opération défrichage se termine le mieux du monde (et de ses satellites immédiats). Je crois le moment opportun pour me manifester et, débarrassé de quelques millimètres de cheveux, je m’avance vers Sa Majesté.

— La prochaine fois que tu voudras te faire faire les ongles, va de préférence trouver un maréchal-ferrant, je conseille.

— San-A ! s’égosille mon compère, toi z’ici !

— C’est ta présence à toi qui paraît la plus insolite, affirmé-je ; d’où te vient ce brusque souci d’élégance ?

Il me cligne de l’œil.

— Je t’en cause dans un instant, attends qu’on me termine. Si tu troubles mon merlan, il va rater ma finition.

L’autre pédoque proteste qu’avec sa maestria proverbiale il lui en faut plus que ça pour lui faire louper un monsieur. Il serait capable de faire une taille-rasoir pendant un tremblement de terre, ce chéri.

Tout en protestant, il branche le séchoir sur la frime du Gravos qui s’affole.

— Il va me faire bouillir le cervelet avec son pistolet à air chaud, brame mon compagnon.

Il se trémousse, sacre, éternue, vitupère. Il dit que ce salon est une annexe de Sing-Sing ; un oubli de la Gestapo. Il s’empourpre. Il expectore. Enfin la séance s’achève et on le délivre de son fauteuil, de son peignoir, de son bavoir. Le voici libre et beau. Lotionné, talqué comme un derrière de nourrisson, parfumé, toiletté, rogné, superbe.

— Formidable ! béé-je en découvrant sa tenue dévoilée brusquement comme une statue inaugurée.

Il porte un complet bleu croisé, impec. Une chemise blanche, une cravate gris perlouze. Ses souliers noirs et neufs craquent comme s’il foulait des biscuits secs.

— Brummel ! dis-je abasourdi.

Il a l’élégance noble mais immodeste, le Gros. Il roule des mécaniques, fait ses jambes Louis XV et papillotte des paupières par-dessus son œil de plâtre.

Jamais, au grand jamais, je ne l’ai vu fringué avec autant de recherche et de discrétion. Jusqu’alors, ses tentatives vestimentaires demeurèrent très zavatesques, son vice étant les gros carreaux (vert et rouge de préférence). Plus ils étaient larges, plus il bichait, Béru. Il lui arriva même de porter des carreaux à carreaux !

— Tu es reçu à l’Elysée ? je demande, comme nous sortons du salon après une distribution de confortables pourboires.

— Mieux ! répond-il mystérieusement.

— Oh ! Oh ! La reine d’Angleterre ?

— Presque !

Le père laconique oblique tout naturellement vers un bistrot et se laisse choir sur la moleskine d’une banquette.

— Je donne ma langue au chat, déclaré-je en l’imitant.

Taquin de nature, il attend d’avoir éclusé son verre de Brouilly avant d’éclairer ma lanterne sourde.

— C’est toute une histoire, San-A. Imagine-toi que je fornique dans la noblesse à c’t’heure.

J’en ai des picotements dans la moelle épinière.

— Toi !

— Moi !

Il tend sa main manucurée devant lui et fait miroiter ses ongles vernis dans le néon du troquet.

— Que je te dise primitivement que depuis quèques jours je suis seul à Paname.

— Ta Berthe t’a quitté ?

— Elle est allée faire une cure à Brides-les-Bains pour essayer de récupérer sa taille de guêpe.

— Mais c’est le grand bouleversement familial, alors ! m’exclamé-je, le ménage se fait recarrosser !

— C’était nécessaire, plaide Béru. Imagine-toi que Berthy était devenue si importante que pour lui présenter mes civilités j’étais obligé de baliser le parcours ! L’autre matin, v’là qu’elle grimpe sur notre bascule et qu’elle se met à rouscailler comme quoi y avait plus d’aiguille ! Tu parles ! Cette pauvre aiguille avait été effarouchée par son poids et était allée se planquer de l’autre côté du cadran, la pauvrette. La bascule marque jusqu’à cent vingt, au-delà c’est le mystère ! Quand t’arrives à plus savoir combien tu pèses, San-A, faut décréter l’état d’urgence, non ? Ou alors tu perds le contact avec toi-même !

Sur ces fortes paroles, mon camarade-philosophe sollicite une seconde tournée de la haute bienveillance du garçon.

— Tout ça ne m’explique pas ta copulation avec l’aristocratie, Gros.

— J’y arrive. L’autre matin, je charge donc ma Berthe dans le train, et voilà que je prends un bahut. J’ouvre une portière du taxi au moment où ce qu’une personne ouvrait l’autre et voilà qu’en chœur nous crions : « Rue de la Pompe ! » On se regarde et on éclate de rire. Au premier coup de saveur j’avais repéré la dame du monde. Alors moi, tu me connais : galant comme pas un, au lieu de la virer comme j’eusse été en droit de le faire puisque j’étais un homme et qui plus z’est un policier, je lui dis, en faisant ma voix de velours à suspension pneumatique : « Chère mahame, puisqu’on va z’au même endroit, voyageons z’ensemble. » Elle hésite, puis, comprenant qu’elle a affaire à un gentelmant, elle finit par accepter.

« De la Gare de Lyon à la rue de la Pompe, c’est quasiment tout Pantruche qu’on traverse. Aux heures de pointe, ça va chercher sa plombe. J’ai eu mon temps pour lui caser ma séance charmeuse, fais-moi confiance. Ce que je lui ai bonni, j’en sais plus rien, toujours est-il qu’arrivés rue de la Pompe, la v’là qui m’invite à écluser un gorgeon dans sa crèche. Du coup j’en ai réglé la moitié de la course ! Son immeuble, faut voir ! De la pierre de taille, avec des fenêtres tellement hautes que si elles seraient au rez-de-chaussée on pourrait en faire des portes ! Tapis dans l’escadrin et ascenseur avec un banc de velours pour les ceux qui redoutent le vertige. Tu mords le topo ? »

Il boit son second verre et place une traînée rouge sur sa cravate grise.

— Nous voilà devant sa porte : une seule à l’étage, je te fais remarquer, avec paillasson grand luxe comportant les initiales de la dame. Au lieu de sortir ses clés, elle sonne. Et qu’est-ce qui nous ouvre ? Un larbin en gilet rayé.

« “Bonjour, madame la comtesse”, qu’il fait, l’esclave.

« Moi je mate la dame, un peu siphonné sur les bords.

« Elle me sourit.

« “Comtesse Troussal du Trousseau”, elle se présente. Et de me faire entrer dans un salon où ce que tous les meubles avaient l’air de descendre de cheval. On a beau être républicain de bas en haut, on est toujours impressionné par la noblesse et le style Louis XV, faut reconnaître. Le blaze à tiroir, ça produit son petit effet même à l’époque des missiles et des demi-sels. J’en oubliais d’allonger mon pedigree et ça la tracassait, la comtesse.

« “A qui c’est que j’ai l’honneur de causer ?” qu’elle me susurre, à bout d’impatience.

« Je manque de m’étrangler, d’autant qu’y avait aux murs toute une flopée de mirontons peints à l’huile (Lesieur vous l’offre) qui me détranchaient méchamment comme une concierge matant un toutou en train de se soulager sur son paillasson des dimanches. Des gus pas frivoles du tout, avec des nazes et des yeux pointus. C’est ça qui caractérise la gentry, Gars : elle est pointue.

« Empêtré, je me dis “T’as gaffé, Gros. Convoyer une comtesse jusqu’à sa niche sans s’être nommé, ça fait rotule.” C’est pourquoi je me casse en deux dans le sens de la longueur et je dégoise en prenant ma voix enchanteresse numbère oane : “Alexandre-Benoît Bérurier, Mahame.” C’est dans ces cas-là, mon pote, que tu félicites papa de t’avoir cloqué un prénom composé. Ça compense un brin la sécheresse de ton blason. Un tiret c’est peu de chose, mais c’est déjà comme qui dirait un cousin issu de germain de la particule, t’admets ? »

J’admets volontiers et je le laisse poursuivre, puisqu’il est en pleine verve.

« “Bérurier, Bérurier, qu’elle gazouille, ne seriez-vous t’y point apparenté aux Montgoulot du Bérurier-Viandox de la branche cadette ?”

« Tu parles si je saute sur l’occase à pieds joints.

« “Exactement, ma comtesse, je m’empresse. Je serais comme qui dirait un petit-neveu en provenance du garde-chasse du château.” Tu comprends, San-A, je tenais à garder tout de même mes distances. Un peu de raisin bleu, je dis pas, ça fait fripon. Mais particulé à part entière j’ai pas osé. L’idée du garde-chasse elle m’est surgie d’un film anglish intitulé l’Amant de lady Chatte à lait. La comtesse, j’ai cru qu’elle piquait sa pâmoison fin de race sur le canapé.

« “Seigneur, comme c’est romantique”, qu’elle gloussait. “J’en ai le cœur qui bat.” Alors tu sais ce qu’elle a fait ? Elle m’a pris la pogne et s’en est fait un cataplasme, histoire de me prouver comment qu’il cognait, son palpitant. J’ai profité pour palper l’emballage et m’assurer que ses pare-chocs à poumons sortaient pas de chez Dunlopillo. Mais mes craintes étaient pas fondées : du sincère, c’était. Avec de la tenue.

« “Mais c’est vrai, qu’il se trémousse, vot’ guignol, ma comtesse”, je m’apitoie. “Faut pas vous mettre dans des états pareils que vous risquez de choper une sale bricole dans le genre infrastructure du myocarpe.” Et tout en causant je lui joue la paluche vadrouilleuse. Elle était à la fête, la comtesse. Jusque z’alors elle n’avait rencontré que des gus qui lui faisaient l’amour à la troisième personne du singulier et avec des apostrophes. Le côté chichis, ça va quand tu croques chez le sous-préfet, mais dans les tête-à-tête c’est restrictif, fatalement. Y a des instants délicats où tu dois laisser causer la bête, et même la bébête ; sinon c’est le sensoriel qui en pâtit. A partir du moment où tu déclames à une dame : “Est-ce que vous permettassiez que je vous embrassasse ?”, au lieu de lui rouler d’autor la galoche prometteuse, ça coupe l’élan. Tu gardes le petit doigt levé quand tu tiens ta tasse à thé, pas quand tu visites le monte-charge d’une souris. L’amour, ça se fait à pleines mains, ou alors c’est plus que de la causerie de salon ! »

Là-dessus, Bérurier commande une troisième tournée.

— Elle est belle, ta comtesse, Gros ?

Il a un petit rire de ventre.

— Si je te la décrirais, tu me croirais pas, San-A. Tiens, fais une chose : viens déjeuner avec moi chez elle et tu constateras par tes propres moyens !

— Je suis gêné, dis-je. Débarquer ainsi à l’improviste chez une personne de son rang, ça n’est guère dans les usages.

— Minute, murmure Béru en sortant de sa poche un ouvrage surmené muni d’une couverture de maroquin.

Il se met à le feuilleter fébrilement. J’incline la tête pour lire le titre, à l’envers.

Encyclopédie des usages mondains, épluché-je. Où as-tu pris ça, Gros ?

— C’est ma comtesse qui me l’a refilé.

Il potasse un instant sa nouvelle Bible, puis la referme d’un geste claquant.

— Effectivement, dit-il, c’est mieux de prévenir, je vais y filer un coup de turlu pour lui demander la permission de t’amener.

Il se lève, réclame un jeton et va parlementer avec sa gente dame. Pendant sa brève absence, je feuillette le guide des convenances. Il est signé Ghislaine de Noblebouf et date de 1913. Je tombe sur la rubrique « Devis des layettes ». Ça va de la layette à 25 fr (1913) pour les bébés pauvres, jusqu’à la layette à 2 000 fr destinée aux bébés riches. Plus loin, je trouve un chapitre intitulé « L’art de dire un monologue » et, plus loin encore, la liste des cadeaux qu’on peut faire à un prêtre. M’est avis, mes amis, que si notre Béru arrive à assimiler tout ça, il finira au Quai d’Orsay ! Cette comtesse, ça m’a l’air d’un fameux Pygmalion, dans son genre. En tout cas elle s’est lancée dans une œuvre titanesque ! L’éducation du Gros, vous parlez d’une croisade !

— Banco ! mugit mon subordonné en revenant du bigophone, elle nous attend.

Il me file un coup d’œil critique et hoche la tête.

— T’es en prince de Galles, mais pour le déjeuner c’est tolérable, affirme-t-il doctement.

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