CHAPITRE DEUX DANS LEQUEL BÉRURIER ME CONDUIT DANS LE TEMPLE DES BONNES MANIÈRES. ET COMMENT IL S'Y COMPORTE

Tandis que nous roulons de conserve en direction de la rue de la Pompe, Béru continue de me faire le panégyrique de sa noble conquête.

— Tu vois, San-A, me fait-il en mordillant une allumette, c’est pour ainsi dire la Providence qui l’a filée sur ma route, cette frangine. Depuis qu’elle m’a pris en pogne, je suis comme qui dirait la chenille qui devient papillon.

Il écrase d’un pouce vrilleur la larme qui hésitait à sa paupière.

— Tu sais qu’elle me fait suivre un régime !

Je songe aux trois beaujolpifs qu’il vient d’écluser et je lâche un incrédule « Pas possible ! » qui le survolte.

— Parole d’homme ! Quand je jaffe chez elle, c’est la tortore style grillades-citron-biscotte, tu vas voir.

Il masse le ballon de rugby qui tend son grimpant.

— Faut admettre que c’était temps que je me ressaisisse, moi aussi. Avec cet œuf de Pâques qui ne fait que croître et embellir, d’ici quelques années il m’aurait fallu un rétroviseur pour prendre des nouvelles de Coquette !

— Elle est mariée, ta comtesse ?

— Veuve ! Son vieux a chopé la myxomatose en Indochine où il était colonel.

Bérurier lisse le bord de son bitos entre le pouce et l’index.

— Ce qui est intéressant à constater, murmure-t-il, c’est comment une personne du grand monde peut se montrer à tel point salace dans l’intimité. Voilà une dame qu’est née avec un blason sur ses langes et qui te place un contre-écrou sur la chenille mieux qu’une professionnelle.

Je l’écoute et ma curiosité se développe comme une fleur de papier japonaise dans de l’eau. J’ai hâte de lui présenter mes respects, à sa madame la comtesse dévergondée. Pour qu’elle se soit entichée du Gros, faut croire qu’y a un vice de forme à la base. Il me cache du pitoyable, Béru, sinon je m’explique pas. Elle doit avoir un pied-bot, du strabisme convergent, une gibbosité et une maladie napolitaine en supplément au programme, je suppose. Ou alors elle est centenaire et il a oublié de le mentionner. A moins qu’il ne s’agisse d’une aventureuse. Une téméraire qui remplacerait les émotions du safari coûteux par un dressage de Béru grand style ; pourquoi pas ? Tout les dégoûts sont dans la nature, y a qu’à se baisser pour en prendre !

— Quel est son prénom ? je demande encore.

Il hausse les épaules.

— Elle me l’a pas dit, avoue l’Enflure.

Je manque en avaler ma pomme d’Adam.

— Tu fais des parties d’extase avec cette rombière et tu ignores son prénom ?

— Textuel, Gars.

— Mais alors, dans les moments de félicité, comment l’appelles-tu ?

Il me regarde d’un œil étonné.

— Ben… Madame la comtesse, c’te couennerie ! A quoi ça servirait de tringler dans le grand monde si t’appelais une comtesse ma guenille bleue, comme la première femme de copain venue !

Effectivement c’est un larbin en gilet rayé qui nous ouvre. Un vieux, bien maigre, bien anguleux, bien momifié, avec des favoris, le teint jaune et le râtelier mal arrimé (on dirait qu’il a un protège-chailles, comme les boxeurs). Les rayures de son gilet devraient être en travers, ça ferait plus squelette.

— Salut et fraternité, Félicien ! lance le Gros pour me montrer qu’il est un familier tout ce qu’il y a de familier.

Le larbin amorce une courbette. Pas un muscle de son visage parcheminé ne bouge, c’est plus possible. Quand il clabotera, il aura fait le plus gros de son vivant. Le monde est plein de gens comme lui qui, à peine adultes, se mettent à mourir consciencieusement. Ils se vrillent, se recroquevillent, se déshydratent, s’embaument aimablement, silencieusement. Leur tête de mort remonte à la surface. Au jour « J », y a pas de déchet.

Le dénommé Félicien réprouve visiblement la familiarité du Gros. Ces manières sans-gêne, il est pas habitué. Il sert dans la noblesse depuis Philippe le Bel alors, à force, il est passé de l’autre côté de la grosse veine bleue, fatal ! Sans compter que ses aïeux, cochers, lingères, cuisinières ou jardiniers ont bien dû copuler avec les titrés, non ? Pendant la virouze du Chevalier de Jérusalem par exemple, vous pensez bien que les larbins se sont mis à prendre la Bastille à tempérament dans les alcôves.

Faut être objectif et pas nier l’évidence sous prétexte qu’elle est choquante. Qu’est-ce qui ressemble le plus à un membre du Jockey-Club (excepté un autre membre du Jockey-Club) si ce n’est son valet de chambre ? Troquez le gilet de l’un contre le monocle de l’autre et vous verrez ! Des frangins ! Y a qu’un plumeau qui les sépare. Je suis en train de paumer ma clientèle monoculée en écrivant cela ; mais peu importe, la vie est courte et j’ai plus le temps de ne pas dire ce que je pense !

D’un pas de rhumatisant stoïque, Félicien nous drive jusqu’à une double porte enrichie de moulures fromageuses. Il toque d’un index dont la jointure est cornée à force.

— Oui ? fait une voix forte et bien timbrée.

Félicien ouvre et annonce :

— Monsieur Bérurier et une autre personne !

Le Gros est ému, un peu pâle, c’est-à-dire que son teint violet a baissé d’un ton. Il me file un coup de coude dans le baquet. Nous sommes deux gladiateurs sur le point de pénétrer dans l’arène… Ave Caesar, morituri te salutant.

Nous entrons. Le Gros veut me laisser le passage, puis se ravise et fonce en même temps que moi ; scène classique, Méliès la réalisa avant lui. Il accroche sa poche à la poignée de la porte. Un craquement sinistre et la poche pend, ce qui revient à dire qu’elle a abdiqué ses fonctions de poche. Ce n’est plus qu’un lambeau d’étoffe sous un trou.

Ça fait sacrer Béru avec plus d’éclat que Charles VII (saint Jehanne d’Arc, priez donc pour lui).

— Mon cher, vous vous oubliez ! morigène la voix.

— Y a de quoi, ma comtesse, plaide le Gros ; un costard tout neuf que j’ai payé une fortune !

Je m’avance vers la bergère (Louis XV) dans laquelle se tient celle du Mastodonte. Je découvre une personne, ma foi, plutôt agréable. La comtesse Troussal du Trousseau est une quinquagénaire d’une cinquantaine d’années, comme dirait un fabricant de locutions pléonasmatiques. Elle est dodue sans excès. Le regard clair, les cheveux blanc-bleu. Ses lèvres ont un soupçon de rouge et elle n’a aux joues que de la classique poudre de riz. Elle me dévisage et me sourit en me présentant une main que je m’empresse de baiser. Ma perplexité atteint son point culminant. Comment cette dame a-t-elle pu s’enticher de mon ami Béru, voilà un mystère qu’il ferait bon éclaircir.

— Je te présente madame ma comtesse ! tonitrue le Gravos, lequel, oubliant son complet endolori, a retrouvé sa figure radieuse.

— Mon ami, proteste la dame, il semble que vous n’ayez pas encore étudié sur votre manuel le chapitre des présentations. Sinon vous sauriez qu’on ne présente une dame à un monsieur que lorsque la dame est très jeune et le monsieur très âgé.

Sa Majesté rougit.

— Vu ! réalise mon compagnon. En conséquence, j’ai l’honneur de vous présenter le commissaire San-Antonio en chair et en os, avec toutes ses dents et son teint de pêche.

Puis, se tournant vers moi :

— Ainsi que j’eusse l’honneur et l’avantage de le faire impulsivement, revoilà donc la comtesse Troussal du Trousseau, Gars. Comme tu peux l’apprécier, c’est pas un lot à réclamer, mais de la femme de classe, éduquée de partout. T’as maté la réaction de Mahame à l’instant ? Ah ! l’étiquette, elle la colle pas sur ses pots de confiture, je te jure !

Je souris à la dame. Celle-ci a le regard indulgent derrière une expression sévère.

— Doux ami Bérurier, sermonne-t-elle, vos excès de langage sont fâcheux. Le parfait gentilhomme doit s’exprimer sobrement, avec mesure et discernement.

— Ainsi soit-il ! conclut le Gros. Je suis bien d’accord avec vous, ma comtesse. Seulement si le gentilhomme cause que pour balancer du sensé, il doit pas l’ouvrir souvent. Je sais pas si vous avez remarqué, mais dans l’existence y a que deux phrases de vraiment valables : « Je t’aime » et « J’ai soif ». Sorti de là, tout le reste c’est de la dentelle baveuse !

Elle condescend à sourire et, le menaçant du doigt, murmure :

— Vous êtes un cas, bel ami ! Savez-vous ce que vous devriez faire pour m’être agréable ?

Le Béru ne se sent plus.

— Et comment que je le sais, ma poule ! Le Monologue à moustaches, hein ? Et puis la Crémière en folie et le Petit Garçon de l’ascenseur, comme hier soir ? J’ai bien vu que ça vous bottait !

Elle manque s’évanouir, la chère femme. Elle pousse des « Oh ! » et des « Ah ! » scandalisés.

— Monsieur ! s’insurge-t-elle. Monsieur, c’en est trop !

Il lui donne une tape cordiale sur la cuisse.

— Pas de panique, ma comtesse, devant San-A, y a pas de mystère ; il connaît son Béru et il se doute bien que c’est pas des perles que je viens enfiler ici !

Avant qu’elle ne soit remise de son émotion, il enchaîne.

— A part les délices que je vous cause, qu’est-ce qu’y a pour votre agrément, ma Toute Belle ?

Elle respire un bon coup, manière de dominer son émoi.

— J’aimerais que vous fassiez un peu de feu dans la cheminée de la salle à manger. Mon Félicien est si vieux qu’il ne peut plus se baisser.

— Avec joie et plaisir, s’empresse le Gros.

Avant de quitter la pièce, il déclare en hochant la tête :

— J’ai pas de conseil à vous donner, mais faudrait vous chercher un autre valeton. Invalide du plumeau comme il est, Félicien, il a droit aux pantoufles de feutre et au tilleul-menthe, désormais. Un de ces quatre, vous allez le retrouver moisi sur la carpette.

Sur ces belles paroles il s’éclipse. Me voici seul avec la dame de ses confuses pensées.

— Quel phénomène ! sourit-elle.

— Madame, assuré-je, vous venez d’entreprendre une noble et grande tâche en essayant d’éduquer cet ogre.

La chère comtesse a une moue désenchantée.

— Y parviendrai-je seulement ? soupire-t-elle. C’est un garçon qui n’est pas démuni d’un certain bon sens, mais il semblerait qu’il a passé sa vie dans une porcherie.

— Il en a passé une bonne partie dans la police, plaidé-je. Pardonnez ma franchise, madame, mais à travers ses écarts de langage j’ai cru comprendre que vous lui manifestiez un certain intérêt ?

Elle rosit, son regard clair semble un instant dérouté.

— Il m’amuse. C’est un bon gros chien qu’on aimerait dresser. Il faut me comprendre, monsieur le commissaire, je suis si seule.

Elle libère un soupir et me refile une œillade qui en dit long comme la ligne du Transsibérien sur ses regrets et ses désirs. Si je n’étais pas un ami sûr, et surtout si la dame me tentait, je n’aurais sûrement qu’à tendre la main pour me servir.

— C’est un bon policier ? demande-t-elle.

— Le plus efficace de toute la police française après votre serviteur, madame. Bérurier n’est ni Sherlock Holmes ni Maigret, mais, comme vous venez de le dire, un bon chien plein de flair et de courage. Cela dit, je doute que vous en fassiez un gentleman, et je me demande s’il ne serait pas dommage d’ailleurs que vous y parveniez !

L’idée d’un Béru précieux et maniéré me met en joie. Quelle métamorphose ! La comtesse aurait droit à une décoration pur sucre pour services rendus aux convenances ! La Légion d’honneur, peut-être ? C’est vrai qu’il est en disgrâce, le ruban rouge à c’t’heure. Maintenant, c’est l’ordre du Mérite social qui remplace. Mais là encore, croyez-moi, faut posséder un sacré piston… pour ne pas l’avoir ! Si on connaît quelqu’un de bien juché, ne serait-ce qu’un député U et Nère, on a ses chances d’y couper. On obtient un sursis quèquefois. La menace s’écarte temporairement. On veut bien vous reculer d’une fournée. Mais ça reste latent. Endémique ! Si vous bronchez, pan ! Vous voilà avec un ruban bleu comme feu le Normandie ! A la surprise, souvent, on vous décore. Tenez, une année, Jacques Anquetil. C’est au cours d’une étape du Tour qu’on l’a fabriqué. Il pédalait sans penser à autre chose et puis un motard le rejoint et lui annonce la nouvelle : « T’es décoré du Mérite, Jacques. » Qu’est-ce qu’il pouvait tenter pour se défendre, à cheval sur son vélo, notre pauvre champion, hein ? Notez que ça ne l’a pas empêché de gagner le Tour, seulement il n’avait plus le même moral et il a failli abandonner !

Cela dit, y a tout de même des amateurs, des collectionneurs de médailles surtout, qui sont tout heureux de s’en suspendre une de plus sur le placard. Vous savez ? Les ceuss qui s’habillent en bronze et en rubans pour les défilés. Quand ils marchent ça fait « gling-gling ». Troïka sur la piste Blanche. Et quand ils s’inclinent devant la bannière glorieuse, on dirait qu’on baisse le rideau de fer déglingué d’un magasin. Ça ne sera donc pas bientôt fini, ces cérémonies commémoratives de ceci ou de cela ? Les végétaux sur les dalles de marbre. Les discours, toujours les mêmes Et les flammes dites sacrées ! Sacrées, mon œil ! Le gaz, tout couennement (voir aux dérivés du carbone). Le gaz sifflant, puant, inflammable, avec ses tuyaux et ses robinets. Pensez-y, mes petits camarades : y a des robinets aux flammes sacrées. Ce qui n’empêche pas messieurs les truffes de venir danser autour de leurs trucs incantatoires. Et après ça, y en a qui se foutent des Noirs ! J’ai honte ! J’ose le dire : honte en plein, depuis le sous-sol jusqu’au grenier, mes fils ! Parmi ceux qui me lisent en ce moment, y en a qui un jour seront à la tête du pays, c’est mathématique. Faudra, que les ceux-là que je cause n’oublient pas de rétablir la dignité de l’homme en supprimant le culte des massacres et des massacrés. Qu’ils fassent d’ores et déjà un nœud à leurs, tire-gomme pour pas oublier. Le moment venu ils repenseront à l’ami San-A, lequel, à c’t’époque, ressemblera plus à un dessin de Buffet qu’à Luce Tucru. Et s’ils ont de ce que j’espère où je pense, et de ce que je pense où j’espère, ils déclareront que c’est terminé une fois pour toutes la danse du scalp. Les héros, faut pas leur marchander l’oubli, ils le méritent trop ! Une minute de silence de temps en temps, c’est mesquin, c’est dérisoire. Au silence complet ils ont droit, j’affirme. Et si une bombinette a pas encore soufflé la flamme, faudra prolonger le branchement jusque chez un économiquement faible. Promis ? Peut-être que j’en choque, mais j’ai besoin de dire. On a le droit, ou pas ? Si on l’a j’en use. Si on l’a pas, je cours me faire terre-neuvas sur le lac de Neuchâtel. Y en a des faciles du bulbe qui vont déclarer « Il est anar, San-A ». C’est pas vrai. Objectif seulement. Bien calme, bien lucide. Trop peut-être, non ?

C’est tout de même pas ma faute si mes Marchal fonctionnent ! Quand c’est rouge sang, je dis que c’est rouge sang. Et quand c’est rose concon, je dis que c’est rose concon, voilà tout. C’t’un délit ? Je devrais peut-être faire comme les autres : mettre des lunettes à verres bleus pour crier bien haut que tout est couleur d’azur et aussi céleste que le beau temps ? Oui, c’est ça, je devrais. La philosophie de la pantoufle, c’est bon, ça paye ; seulement ça donne pas envie de se contempler dans une glace. Et l’homme qui s’évite, croyez-moi, c’est plus un homme !

Depuis un instant, Mme Troussal du Trousseau et moi-même percevons un fracas de bois pulvérisé en provenance de la pièce voisine. Le Gravos étant chargé d’allumer le feu, nous n’accordons à ce bruit qu’une oreille distraite ; mais voilà que le larbin rapplique, l’air dépassé par les événements.

Y a des fissures à son parchemin. Il bredouille et sa glotte pointe comme le ventre d’un vieux curé travaillant comme aumônier dans une maternité.

— Madame la comtesse, je pense que Madame la comtesse devrait intervenir.

Il désigne de son menton de brochet la pièce où sévit le Gros. Nous y courons. Moi derrière la dame, ce qui me vaut une vue imprenable sur son valseur. M’est avis, soit dit entre nous et entre parenthèses, que Sa Majesté Béru Ier ne doit pas s’embêter.

La salle à jaffer des Troussal du Trousseau est de dimensions respectables. Une cheminée monumentale accapare l’un des panneaux. Que découvrons-nous devant l’âtre ? Béru, certes yes, mais un Béru vandale, un Béru sacrilège qui achève de démanteler un cabinet Renaissance à coups de talon. Les frêles tiroirs aux incrustations de nacre sont déjà en train de flamber.

Le Gros est en manches de chemise et en sueur, ce qui n’est pas incompatible.

— Ah la carne ! beugle-t-il, il a beau être bouffé aux charançons, il reste coriace !

— Malheureux, que faites-vous ! clame la comtesse.

— Du feu, ma comtesse, répond l’Hénorme en achevant le meuble d’un ultime coup de semelle.

Lors il se torche le front d’un beau geste arrondi et déclare :

— Le Félicien n’avait plus de bois, alors j’ai dégauchi cette relique dans le couloir.

— Un cabinet d’époque ! s’égosille la noble personne, dans un cri de jeune fille violée.

— Un cabinet ? s’étonne le Mastodonte.

Il hausse ses vaillantes épaules.

— J’avais pas remarqué. J’ai déjà vu des cagoinces exigus, mais à ce point, jamais.

— Cet homme a perdu la raison ! pleure Dame Troussal du Trousseau en s’abattant contre ma poitrine. Un meuble Renaissance qui valait deux millions !

Le Mastar en est un court moment ébranlé.

— Deux briques, c’te cage à vermine qui tenait plus debout ! Sans vouloir vous démolir le moral, ma comtesse, vous vous fîtes baiser en canard par le vendeur. Moi, pour cent balles je te vous ramène du Bazar de l’Hôtel de Ville un meuble autrement plus costaud et plus pratique.

Il jette dans le brasier les montants du cabinet.

— Croyez-moi, mon petit cœur, rien ne vaut le neuf !

C’en est trop. La comtesse bondit vers cet Attila manucuré.

— Mon cher, qu’elle lui distille, vous n’êtes qu’un bêta et un mufle. Je vous interdis l’accès de ma maison jusqu’à ce que vous soyez devenu un vrai gentleman.

Un qui est effondré, c’est le Gravos.

Il secoue misérablement sa belle trogne beaujolaisée.

— Voyons, ma comtesse, on va pas se tirer la bourre pour ces gogues Renaissance ! Puisque vous aimez les pouilleries, j’irai draguer aux Puces, histoire de vous remplacer ce clapier à asticots. J’ai des potes qui font dans le vermoulu, là-bas, justement !

Elle demeure inexorable :

— Sortez, monsieur !

Le pauvre cher Béru enfile sa veste. Comme il est misérable, comme il est en détresse ! J’ai pitié.

— Madame la comtesse, attaqué-je, peut-être pourriez-vous pardonner…

Elle secoue la tête.

— Je lui avais demandé de s’éduquer, de se façonner, bref de devenir quelqu’un de fréquentable. Or il en est toujours au même point.

Cette fois Bérurier s’insurge et déballe sa rogne des grandes occases, bien fougueuse, bien véhémente.

— Faudrait pas porter atteinte à l’honneur du bonhomme, ma gosse, explose-t-il. Toujours au même point, moi ! Avec un costard taillé au bodygraphe et une chemise blanche ! Au même point, avec des paluches que le Philippe d’Angleterre solderait sa bergère pour avoir les pareilles ! Au même point, alors que je m’ai farci déjà plusieurs chapitres de vot’ manuel ! Sans vous vexer, vous êtes plutôt sectaire dans la rallonge ! Au dodo, rappelez-vous-z’en, vous y pensez moins aux belles manières quand vous réclamez mahame vot’ mère sur l’air des lampions !

— Il me fera mourir ! déclame la comtesse.

— Exactement ce que vous affirmez dans le cas dont auquel je fais allusion, gouaille Béru.

Il marche jusqu’à la porte et dit en brandissant son manuel :

— Je relève le défi, ma comtesse, O.K., banco, je vais devenir un homme du monde et je reviendrai un jour ici avec des manières qu’à côté de moi, le comte de Paris aura l’air d’un marchand de moules !

Il étend sa main gauche sur l’encyclopédie des usages mondains, comme sur une bible.

— J’y jure, lance-t-il d’une voix de Comédie-Française.

— Madame la comtesse vous a déjà prié de sortir ! grince le domestique.

Béru le défrime à nez portant.

— Toi, la momie, écrase ! fait-il. Parce qu’avant que je devinsse gentelmant, y se pourrait que je te fasse le coup du cabinet Renaissance. Dans ton état, t’es tout juste bon à faire un fagot !

Ensuite, se tournant vers moi, il ajoute :

— San-A, j’ai pas le temps de potasser le Code, par conséquent j’ignore si je bouscule encore les convenances dans les orties en te le disant, mais je veux pas que tu restes bouffer seul avec mahame. Elle a beau me houspiller, j’ai toujours le béguin d’elle et si tu restais en tête à tête je serais jaloux.

L’injonction étant formelle, je m’incline devant la comtesse.

— Madame, devant un tel ultimatum, je ne puis que vous demander la permission de me retirer.

Elle me tend sa main d’un geste sec, la comtesse. Et aussi sec, je la baise.

— Evidemment, ronchonne le Gros, lorsque nous nous retrouvons dans l’ascenseur, toi tu sais y faire. T’as le côté broute-phalanges et du moelleux dans l’échine ; le langage nickel, avec des mots savants et des verbes qui ratent pas la correspondance. Tandis que moi…

Il y a de grosses larmes bien épaisses dans ses yeux rougeoyants.

— Le fion des vaches, mon dabe qu’y picolait, C’est pas ce qui t’ouvre les lourdes de Bukinjame, ça !

Je lui donne une bourrade affectueuse.

— Chiale pas, grosse pomme, tu es nature et c’est ce qui fait ton charme. La preuve : tout le monde t’aime. Cloque vite ce manuel idiot dans la première bouche d’égout venue et reste toi-même.

Mais il secoue la tête.

— On dirait que tu connais pas Béru, Gars. Un serment, c’est un serment. J’ai juré de devenir un mec maniéré-trois étoiles et je le deviendrai. Ce jour-là, ma comtesse faudra pas qu’elle me demande de m’occuper du feu, par exemple !

— Allons, viens déjeuner à la maison, proposé-je.

Il refuse.

— Non, je rentre chez moi pour travailler mes ronds de jambe ; vu mon nandicape, j’ai plus une minute à perdre.

Nous sortons de l’immeuble et il s’en va, la tête haute, vers un avenir héraldique.

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