CHAPITRE DIX TROISIÈME LEÇON DE BÉRURIER : L'ADOLESCENCE — LES FIANÇAILLES

Je regagne mon plumard sur la pointe des pieds, mais, comme je vais pénétrer dans mon box, la voix de Racreux m’intercepte.

— Monsieur vient de faire une partie d’extase ?

— Penses-tu, j’ai rendu visite à une vieille tante à moi qui habite dans la région.

Il en donne une sérénade avec l’instrument à vents dont l’a doté la nature. C’est la jubilation qui lui fait ça.

— Ta vieille tante, je suis sûr que j’en ferais mes beaux dimanches, plaisante-t-il.

— Je peux t’arranger une rencontre, tu es peut-être son genre, dis-je en me dépiautant.

— Elle est comment, cette bergère ?

— Le genre Pauline Carton, en moins bien. Il n’y a pas eu de coups bas pendant mon absence ?

— Rien !

Je me torchonne et ne tarde pas à en écraser.

Le lendemain, il fait un temps magnifique. Quoiqu’un peu pâlot, le soleil fait du zèle et inonde l’Ecole de sa réconfortante lumière (mince ! voilà que je me lance dans le classique).

Un avis placardé dans le hall informe les élèves que, puisqu’ils ont quartier libre le mercredi soir, le cours de bonnes manières aura lieu à 13 heures.

J’assiste aux autres cours sans déployer beaucoup d’activité. J’ai hâte de revoir Mathias afin de savoir si le correspondant s’est ou non manifesté depuis notre tumultueuse visite. Mais j’ai beau me détrancher, je n’aperçois pas l’Incandescent. J’espère que ses beaux-dabes ne l’auront pas puni trop sévèrement !

A midi, je découvre Béru, dehors, assis sur un banc du parc. Il paraît songeur et évasif. Je m’approche.

— Vous êtes perdu en vos pensées, monsieur le professeur ? remarqué-je à haute voix.

Ses lourdes paupières se soulèvent de quelques millimètres et il me capte d’un œil éteint.

— Je gambergeais, fait-il.

— A quoi ? demandé-je en m’installant à son côté.

— A la religion bidon du père Clistaire. Après tout, ça peut être un bon truc. Pourquoi que j’en fonderais pas une, moi aussi ? Je me nommerais pape. L’Alexandrisme, ça prendrait, je te parie. J’aurais des clients. Le culte du vin rouge et de l’amitié, je créerais. Ça se perd. Faut relancer. Et puis, une fois pape, j’aurais une drôle d’autorité sur ma bourgeoise…

Il branle le chef.

— Je me demande si elle a beaucoup minci, Berthe, depuis sa cure. J’ai reçu une carte postale d’elle, comme quoi tout va bien à Brides, mais elle cause pas de la bascule.

— Elle veut te faire une surprise. Tu as quitté Mathilde Casadesus, tu vas retrouver Jeanne Moreau !

Il fait la moue.

— Pas trop n’en faut. J’appréhende, Gars, j’appréhende. Une épouse, faut qu’elle ait de l’aisance. J’aime le copieux, en amour. La petite girouette que tu te fixes au paratonnerre, c’est pas dans mes aptitudes.

Il rêvasse encore et murmure :

— Pour en revenir à cette histoire de religion, tu crois que je pourrais ?

— Pourquoi pas. Je m’inscris déjà comme enfant de chœur. Alexandre-Benoît Ier, ça aurait de l’allure. En attendant, tu traites de quoi, à ton cours d’aujourd’hui ?

Il renifle, sourit, et déclare en tapotant son encyclopédie à travers sa poche :

— L’adolescence, San-A. C’t’un chapitre qui me tient z’à cœur.

Il regarde l’heure, avec solennité.

— Tu sais pas la nouvelle ? Ma comtesse vient à Lyon après-demain. Je crois qu’elle m’a pardonné le massacre de ses gogues anciennes. Je me propose de la faire participer à mon cours, pour la pratique. Une vraie dame de la haute, quoi de mieux pour illustrer ?

— C’est une idée fantastique, admets-je d’une voix qui tremble à force de se contenir, tu penses qu’elle acceptera ?

Non sans noblesse, il tire un télégramme de sa poche et me le propose au bout de deux doigts négligents. Je le déplie et lis :

« JE NE DEMANDE QU’A VOUS AIDER MON BON AMI. J’ACCEPTE BIEN VOLONTIERS VOTRE PROPOSITION. A VENDREDI.

COMTESSE TROUSSAL DU TROUSSEAU »

— Tu vas vite en besogne, mes compliments, apprécié-je.

— Tu comprends, j’en profiterai pour faire les usages mondains en sa présence. Aujourd’hui je traite de la jeunesse jusqu’aux fiançailles, demain je leur apprendrai le mariage, si bien qu’ils auront déjà une base solide, mes élèves.

Puis, changeant de ton, il murmure :

— Et ton enquête ?

Brave Béru, chien policier si fidèle, si amoureux de son travail.

— Calme désespérant. On marche dans un nuage. S’il n’y avait pas eu ces attentats contre Mathias et contre moi, l’autre nuit, je croirais qu’il s’agit bel et bien de deux suicides.

— C’est la solution de facilité, réprouve l’Intraitable. Tu me connais, San-A, tu sais que j’hume les vilains coups. Eh bien, je peux t’assurer que sommes en plein pastaga. Ça couve, Mec. Ouvre l’œil. Ça couve vilain.

Il se lève, défroisse du plat de la main son futal en tire-bouchon.

— En attendant, le devoir avant tout !

Tel un prélat remâchant son bréviaire, il s’éloigne dans l’allée en compulsant l’Encyclopédie des usages mondains. Pape, déjà, dans sa démarche lente et sage, dans ses gestes onctueux, par le souci qui alourdit sa grosse tronche.

Il attend que nous soyons réunis dans la salle des conférences pour y pénétrer à son tour. Il tient son bitos d’une main, sa serviette déchiquetée de l’autre et il marche comme Cinq-Mars allant au supplice. Il gravit l’estrade d’une semelle appuyée, se retourne, considère quelques bancs vides avec tristesse et déclare :

— J’en vois quelques-uns qui ne sont pas là. C’est à eux en particulier que je m’adresse. D’accord, mon cours est facultatif, mais ceux qui le sèchent sous prétesque qu’il y a sortie cette aprème et qu’il faut se fourbir les joyaux de famille pour aller chambrer des gonzesses sont des paumés sans persévérance. Un jour, ils regretteront cette faiblesse. Quand des colles mondaines leur seront posées et qu’ils devront laisser la réponse en blanc, ils adresseront un souvenir plein de regret à Bérurier, mais il sera trop tard et ces tordus croupiront dans leur ignorance. Asseyez-vous !

Nous obéissons.

— Par contre, reprend le professeur, je félicite les présents. Y en aurait qui deviendront préfets de police un jour dans vos rangs que ça ne m’étonnera pas !

Il s’assied. Un mauvais plaisant a préparé une chaise truquée dont tous les barreaux sont disloqués et Sa Sainteté s’effondre dans un fracas de bois brisé.

Il reste un instant immobile, son énorme fessier posé dans les décombres, incrédule et meurtri dans son amour-propre plus que dans son dargeot. Enfin il hoche la tête et se relève en se massant le bas du dos…

— Je suppose, dit-il, que l’astucieux qui a bricolé cette chaise fait partie des absents ?

Comme nous restons silencieux, les dents férocement crispées sur nos rires rentrés, il poursuit.

— Puisque vous êtes tous des poulets, les gars, découvrez-moi le coupable. Voilà une gentille petite enquête en perspective, non ?

Son sourire jaune disparaît et il meugle :

— Je le veux demain sans faute, sinon c’est moi-même personnellement qui ferai l’enquête et alors y aura du sport !

Il envoie quérir un siège apte à l’héberger, et, après avoir balayé les débris de la première chaise d’un coup de pied rageur, attaque :

— Aujourd’hui, mes gaillards, on se farcit l’adolescence, jusqu’aux fiançailles, en passant par le service militaire. C’t’un chapitre essentiel, aussi vous avez intérêt à ne pas mégoter des trompes d’Eustache.

Bérurier croise les mains devant lui en laissant friser ses gros doigts malaxeurs.

— D’abord, mettons-nous bien d’accord, emphase-t-il. Il existe deux sortes de jeunes gens : les jeunes gens et les jeunes filles ! Vu que la galanterie française n’a pour ainsi dire pas de secret pour moi, c’est par cette deuxième catégorie qu’on va aborder. Les jeunes gens et les jeunes filles ont deux choses en commun : les études et le filtre. La première se termine quèquefois par un diplôme et la deuxième, quèquefois par un mariage. Mais il arrive que ça se termine plus mal. On va aviser.

« Le danger, chez les jeunes filles, c’est qu’elles sont coquettes. A mon avis, voilà la source de bien des misères. Prenons le principal : la santé. Une môme coquette dès son plus jeune âge se fout d’autor au régime clopinettes pour avoir la taille bracelet. Moi, Béru, je le programme bien haut, la biscotte-salade, c’est le fléau de la société moderne. Les donzelles qui la sautent attrapent peut-être la ligne rayon-de-vélo, mais je vais vous poser une question dont à propos de laquelle je vous demande de réfléchir : « Et puis après ? » Les filles minces n’impressionnent qu’une sorte de gens : les filles grosses ! Elles se font des berlues sévères en s’imaginant que les gigolpinces vont devenir dingues de leur pomme sous prétesque qu’elles peuvent se faire une ceinture avec un rond de serviette ! Nous tous qu’on est rassemblés z’ici nous le savons que ce qui nous tente chez les dames, c’est pas leurs os mais leur viande. Au plus elles ont de l’avantage dans le bustier, de l’arrondi dans la culotte et du conséquent sous la jarretelle, au plus le bonhomme y trouve son profit. Les filles modernes, elles me font à la fois honte et pitié, citoyens ! Elles ont le fignedé planté sur deux échalas, pas plus de cuissot qu’une araignée et le corsage aussi plat que la Hollande.

« Elles s’estiment éblouissantes, alors qu’elles ressemblent à des momies. C’est leur santé qu’en pâtit. Plus tard, elles font des gosses rachos, des pièces de bocal. A se demander, quand elles sont enceintes, si on doit préparer une layette ou du formol. C’est à vous d’inculper vos épouses pour qu’une fois mères, elle apprennent tout de suite à leurs jeunes filles qu’on devient tôt ou tard squelette, et que la vie consiste pas à montrer ses os, mais au contraire à les emballer dans de la belle chair fraîche et appétissante. Si on met en doute ce que je cause, vous n’allez qu’à interviéver des sous-maîtresses de clandés et elles vous le diront qui, dans leur cheptel, grimpe le plus souvent, si c’est les dodues ou les anguleuses, les moelleuses ou les aiguës, celles qui vous remplissent la main, ou bien celles qui vous la blessent. Allons, gentlemants, ressaisissez-vous, et criez-le partout et bien fort, que sous un bas de soie, un mollet est plus beau qu’un tibia ; que les coquins soutiens-choses à fanfreluches denteleuses doivent contenir des tétons bien chauds, bien drus et bien hardis au lieu de deux demi-abricots confits et que les slips transparents, mousseux, brodés de partout, sont faits pour abriter de la miche appétissante et du beau fruit comestible et non pas le vide qui se trouve entre deux parenthèses.

C’est l’envolée, le grand lyrisme inendiguable, le tonnerre du tribun, plein de syllabes et d’inflexions, dans lequel moutonnent la colère et l’indignation.

Bérurier s’éponge la façade, puis, d’un geste guérisseur et caressant, masse sa pomme d’Adam à travers le dodu de son cou taurin.

— Donc, reprend-il, enseignez-leur, aux filles, à mépriser la coquetterie, ou plutôt faites-leur piger que la vraie coquetterie c’est la santé. Le style crevard, ça fait joli sur les magazines féminins, mais faut pas donner suite. Au lieu d’admirer, faut les apitoyer sur ces gravures. Le teint verdâtre, ça doit faire fureur en Chine, mais pas chez nous où ce que le rose est l’objectif ! La joue creuse, je veux bien pour illustrer Cosette, l’épaule en fil de fer, le point de suspension à la place du baigneur, la hanche de chèvre, les meules en goutte d’huile, les articulations comme des pieds de vigne, les roberts gonflés à zéro, zéro, zéro, un, tout ça c’est fait pour illustrer les timbres antituberculeux, mes fils ! Pas pour devenir l’idéal féminin dont cause le poète !

Il reprend un large souffle et poursuit :

— La mère a d’énormes responsabilités en ce qui concerne la jeune fille. A part à ne pas être coquette, elle doit lui apprendre à charbonner de bonne heure. Toute môme, une bergère doit faire son plumard, sa chambre, sa lessive et surtout apprendre la cuisine.

« Je connais des gerces qui se pointent au mariage sans savoir faire cuire un œuf. Le coup d’idéal effacé, qu’est-ce qui reste pour cimenter cette union, citoyens ? Le mecton, en revenant de la mine, faut qu’il trouve aut’chose que le Zitrone au domicile ! Le jambon de Pantruche, les délices d’Amieux, l’Olida sur plat d’argent, ça va quand on est pressé. Mais l’homme a besoin de cuisiné, de mijoté, de gratiné. Le filet de mac à la tomate, c’est de l’expéditif, la choucroute en boîte idème et la nouille collante j’admets à la rigueur au vendredi saint, mais le reste du temps, quant on fout ses pinceaux sous la table, on est en droit de trouver dessus du mets délicat, fignolé, dorloté ! Un bon bœuf mode, un lapin moutarde, un poulaga à la crème, des paupiettes fourrées, des escalopes panées milanaises, c’est autant de buts marqués par la femme dans les filets de l’estime de son conjoint. Me fais-je bien comprendre ?

Nous opinons véhémentement.

— Conclusion, non seulement faut apprendre à bouffer aux jeunes filles, mais z’en outre, faut leur apprendre à cuisiner. De nos jours c’est fastoche, avec la vulgarisation et la compétence des grands mises au service des masses. Je prends l’homme dont au sujet duquel je le tiens pour le Français numbère oane, Raymond Oliver. Celui qui vous met du suave dans le palais, du céleste dans l’estomac, de l’extase dans les muqueuses, non content d’enchanter les gastronautes il éduque la foule de son beau savoir, en publiant des bouquins que rien qu’à les ligoter on a les glandes salivaires qui se surmènent ! Tout le monde a pas les moyens d’aller jaffer au Grand Véfour, mais tout le monde peut s’acheter la prose du patron à défaut de sa tambouille et se filer du court-circuit dans le suc gastronomique. Voilà de la lecture qu’on devrait obliger dans les écoles si on aurait un vrai ministère de l’Education nationale. Il appartient à vous, presque ou futurs parents, de remplacer cette défaillance en apprenant à lire à vos fifilles dans les ouvrages du Raymond. Un jour, peut-être que ces crêpes de Suédois, au lieu de couronner les chimistes, cloqueront le Nobel aux cuisiniers. Raymond Oliver, Prix Nobel de la Bouffe ! Je suis foncièrement pour ; mieux : je préconise. C’est une idée à virguler à tous vents, comme fait la gonzesse au pissenlit du Larousse ! Tous les honneurs, ils y ont droit, les maîtres queux sublimes. Trois étoiles, c’est insuffisant, bien qu’ils en aient une de plus que le Général. Moi, je leur en cloquerais sept carrément. Maréchal, quoi ! Avec le bâton pour touiller les sauces à Carrère, à Lasserre et compagnie.

Bérurier se ramone le conduit, cherche à ses pieds une bouteille de picrate dont il n’a pas eu le temps de se munir et, renonçant du geste et de la salive, rassemble son exposé.

— Donc, les jeunes filles, on leur apprend à manger, à cuisiner à ménager. Primordial ! Ensuite, c’est le caractère qu’il faut leur façonner. Rien de plus cacant que ces chichiteuses qui vous bonnissent des grands mots sur des trucs qu’on sait même pas de quoi elles causent ! Si j’affirme qu’elles doivent lire Oliver et pas Sartre, j’ai mes raisons. Sartre c’est pour les mectons ; car c’est le mecton qui doit apprendre à réfléchir. La femme, elle, c’est rendre l’homme heureux qu’elle doit viser. Le bonheur du Jules, c’est le bonheur de bobonne. Le couple, sa félicité elle s’entrelace, comme lui la nuit quand la rage postérieure s’empare. Pour que deux êtres s’entendent faut qu’il y en ait un qui dise « Je » et l’autre qui réponde « Tu ». Si les deux disent « Je », c’est la pagaille, le grand conflit quotidien, la guerre des nerfs perpétuelle avec sérénade au balcon, soupières valseuses et va-t’en-chez-ta-garce-de-mère à la clé. L’harmonie, c’est dans la soumission. Mordez la France, par exemple, sous de Gaulle. C’est lui qui dit « JE » et la France qui roucoule « TU ». Voilà pourquoi tout le monde est heureux. En conséquence, la jeune fille, on lui façonne le tempérament pour l’apprendre à accepter toujours et avec contentement.

« Autrefois on l’esclavait. Elle ôtait ses gants blancs que pour jouer du piano et encore, fallait qu’elle les renfile dare-dare aftère, quand elle avait plaqué ses derniers z’accords. Pas le temps de rabaisser le couvercle de la boîte à dominos.

« Ses paluches, pareilles à ses fesses, il convenait de les emmitoufler. Un bout de peau découvert, ça frisait vite le scandale. C’était osé, provocant ; même le poignet poussait à la salacité. Un qui aurait prédit le monokini alors se serait fait rôtir les plumes sur le bûcher des mécréants. »

Il brandit son encyclopédie.

— Ils expliquent, là-dedans, comme qu’elle devait marcher en traînant ses yeux sur la carpette, la jeune fille bien élevée. Comment qu’elle devait faire la révérence, attendre qu’on lui cause pour dire bonjour, de quoi elle pouvait parler expressément en dansant le menuet chez la marquise de Meschoses, et tout, quoi ! Ses gants sur le piano, justement, pendant qu’elle dactylographiait une Chopinerie quelconque. Son regard toujours en fuite. L’endroit de la converse où qu’elle avait le devoir de rougir ; l’heure où il fallait qu’elle se retire dans ses appartements, tandis que les messieurs allumaient des cigares. La manière d’aider môman à servir le thé ou le caoua, les yeux baissés, toujours, et le petit doigt levé. Le corsage hermétique à bloc ; le sourire de remerciement en batterie, la vertu bien amarrée, l’air angélique de celle trop pure qui pige ni les regards ni les astuces. Oui, on raconte tout dans mon manuel. Le comment elle devait remercier, Ghislaine, pour les cadeaux ; ses compliments pour l’anniversaire à bon-papa, sa photo qu’elle refusait aux prétendants. Le ton qu’il lui fallait prendre pour subir une déclaration d’amour avec dignité « Causez-en à mes chers parents. Faites-leur part des sentiments dont à propos desquels vous estimez m’honorer, et ils aviseront si vous pouvez rengracier ou poursuivre dans le jetelele sans qu’on risque une avarie ». C’était ça, en substance. Ils sont formels, dans mon livre : jamais parler à son cavalier derrière son éventail, ni croiser les jambes, et surtout pas se marrer, même si le saxo de l’orchestre avale son embouchure ou si m’sieur Turluru de l’Académie françouaise se file le naze sur le parquet en valsant ou s’il glaviote son râtelier dans le décolleté de la baronne en se penchant pour le baisemain. Et puis aussi qu’elle surveille son langage, jamais employer les expressions ordurières du grand frère, telles que « C’est embêtant » ou « J’adore ça ». Un jeune homme, selon les tartineurs de cette encyclopédie, il peut se permettre des écarts de langage, une jeune vierge jamais !

Béru branle le chef (il faut toujours choyer ses employés).

— Que doit-on penser de ces recommandations ? interroge-t-il. Franchement, pour ma part je les trouve excessives. Rendre pudibonde une fille, c’est malsain, ça détériore.

« De même que lui inculquer la frayeur de sa peau dévoilée ou de son regard direct. Il est bon qu’elle s’habille léger, qu’elle blague avec les matous, qu’elle refile sa photo si on la lui demande et qu’elle ait pas de complexes idiots ; mais tout ça à condition de pas exagérer. Le scandale c’est surtout sur les plages qu’il s’étale. Remarquez-les : presque nues, vautrées sur des garçons, à se trémousser sur eux et à leur chatouiller la luette du bout de la menteuse ; c’est scandaleux. Et pourtant, les mecs, j’ai rien du bêcheur. Mais je déplore ces vilaines hardiesses. La nana, faut qu’elle soye salingue certes, mais dans l’intimité. Extérioriser, c’est de l’outrance. Un patin, je dis pas, dans la discrétion, sous un parasol par exemple, ou dans la cabine le coup de l’embrocation verticale, à la rigueur, à condition de pas pousser de beuglante ou de mettre la radio pour couvrir. Qu’on lui fasse sa joie de vivre à une jeune fille, quoi de plus naturel ; mais à la réservée. L’élégance n’a jamais nui à personne. Et y a pas que la plage comme endroit pernicieux : le bal, vous croyez que c’est sélect ? On les voit danser, lèvres à bouche, le nombril soudé, avec le bas-bide qui se cherche. Ça chique à la démonstration tant qu’il s’agit d’un truc yéyé, mais dès qu’on rambine dans le slove, tout de suite, ça devient le cataplasme frénétique, la grande trémoussante des fions. Le sexe en délire ils ont ! Et encore, le bal, c’est public. Pour s’isoler, la plupart du temps, ils ont que les cagoinces ; c’est pas romantique, ni pratique.

« Je me rappelle d’une fois, tenez, pendant mon service, j’étais allé gambiller dans un dancinge de Pontoise. Je me revois comme ça serait d’hier sous la boule à facettes des tangos qui virgulait de l’éclat rouge autant que l’incendie des Nouvelles Galeries. On en morflait plein les cocards. Mais y avait que les frites d’éclaboussées. La brioche restait dans la pénombre, ainsi que la pogne explorateuse. Ma cavalière aussi je la revois comme ça serait d’hier. Une rousse, j’ai toujours son parfum dans le pif. Les rousses, c’est un régal, question odeur. Y a qu’elles qui sentent vraiment la femme. Pinder vous l’offre ! C’est quasi ménageresque, comme effluves. Ça chavire. Le nez, les hommes savent pas bien s’en servir. Ils posent des lunettes dessus sans se gaffer que ça sert aussi à autre chose. Pour vous en revenir, ma rouquine, je l’avais arrimée solide : une pogne au valseur, une autre dans le bustier. C’est ça, l’amour : cette instabilité d’humeur, ce besoin de tout cramponner, de tout obstruer, de tout bouffer, de malaxer comme du chwing-gum la madame, de bas en haut, jusqu’à ce qu’elle devinsse pâte molle et liquéfaction. La mienne, pour une rapide, je vous dis que ça. J’avais l’impression de tangoter avec un câble à haute tension. N’importe où l’on flanquait le doigt, c’était du 220 qu’on dérouillait. Les étincelles lui partaient de partout comme lorsqu’on pose dans le noir un sous-vêtement de nylon. J’étais tellement plaqué contre cette bergère qu’il me semblait que je devais être né avec elle, commak, face à face, emmêlés jusqu’au cœur de la laitue pour le meilleur et pour le pire ! Ça serait été comme si madame ma vioque venait de nous pondre sur la piste, à la minute, dans les flonflons langoureux de l’orchestre, sur un air espago bourré de guitare pleureuse. A la fin, la, musique s’est arrêtée qu’on continuait encore à se masser la calandre, les yeux fermés, tout seuls comme perdus au fond du monde. C’est le tôlier qui nous a réveillés, d’une bourrade dans les endosses.

« “Dites, les amoureux, si vous voulez prendre votre fade, cherchez un centre d’hébergement plus en rapport.” On a bredouillé des choses. Nos yeux ressemblaient à du papier collant. On est parti d’un pas chancelant jusqu’aux lavabos. Ça faisait vestiaire aussi. Y avait juste un gogue pour tout le populo. Un grand vilain en sortait qu’avait de la tracasserie dans les bretelles. Je crois qu’il lui manquait des boutons au bénard et que ça créait des difficultés. On l’a bousculé littéralement. On avait trop hâte d’en finir. Il nous a regardés foncer dans les latrines, refermer la lourde tant bien que mal, comme lorsqu’on est deux dans le téléphone. La rouquine bredouillait sa passion. Malheureusement c’était des vouatères à la turque. Voilà ma tatane gauche qui dérape sur des reliquats et qui passe par le trou. Je rapetisse illico de vingt centimètres. Je cherche à refaire surface, je tâtonne, je trouve la manette de la chasse. Elle représentait une pomme de pin, je me souviens. Comme si ça serait d’hier, je vous dis !

« D’un seul coup, dix litres de flotte me dévalent sur les arpions. C’était niagaresque. Ma godasse est entraînée par la catarasque. Good bye, André ! Je deviens unijambiste. Le charme est rompu. Des mecs, alertés par le bretelleux, tambourinaient pour qu’on ouvre. Une dizaine voulaient voir le spectacle, un onzième ne s’intéressait qu’à la lunette des cagoinces pour son usage. Il braillait qu’il avait trop bouffé de moules marinière à midi et qu’il y avait du drame dans ses entrailles. Fallait qu’on s’extirpe avant le grand malheur ! Je demandais plus que ça. La môme aussi, qui maintenant me traitait d’endoffé. On se gênait. Des gogues c’est assez grand pour un, mais trop petit pour deux. Surtout quand un des deux a une guitare dans le trou jusqu’au genou. J’ai pris la direction des opés. La tête froide, je conserve, même dans les alertes. Toujours le contrôle du self. Je m’ai retiré sous la chasse, laquelle se remplissait avec un bruit qui excitait le besoin de l’homme aux moules. La rouquine trépignait vilain.

« “Reste calme, ma jolie ! j’implorais. Entrouvre doucement la lourde et sors la première.” »

« Elle obéissait mal, trop frémissante, la nervouze débridée, sans retenue. Elle savait que me traiter d’horrible brute, d’enfifré et de je sais plus quoi ! Enfin elle a été dehors, dans les « hou-hou » de la populace indignée et bavante qui se régalait de ses bas en tire-bouchon. Ah ! elle avait pas la majesté grand siècle, cette pauvre chérie, à cet instant ! Le torturé de la marinière n’attendait qu’un passage. Il avait déjà le futal dégrafé, il le tenait juste à deux mains, paré pour la suprême manœuvre.

« “Excusez-moi, qu’il m’a lancé en entrant comme un dingue, avec des yeux hagards qui lui pendaient, tout rouges, sur les joues. Excusez-moi, je supporte pas les moules, surtout marinière”. Et il m’a offert la grande vision d’enfer, les gars. Pour lui c’était de l’in extremis en effet. Sa dernière chance. Son feu d’artifice intime, magistral. Le bouquet suprême. “Ça me fait pour ainsi dire empoisonnement”, il s’excusait. Et à moi donc !

« Quand j’ai ressorti ma guibolle meurtrie, il continuait ses salves, le dérangé du gros côlon. Je l’ai laissé se dévaster à l’aise, enfin seul avec son problème. Mais j’étais salement défraîchi. La rouquine hurlait que j’avais voulu la violer, que je l’avais entraînée d’autor, chloroformée aussi, pourquoi pas ! On voulait me faire un mauvais parti. Mais je puais trop. C’est ça qui m’a sauvé ; on cogne sur un homme à terre, sur un nègre, sur un bancal, sur un faiblard, jamais sur un type barbouillé de chose. J’ai pu me tirer dans ma puanteur. Kif-kif les barlus en temps de guerre, pourchassés par le contre-torpilleur féroce, et qui disparaissent derrière un nuage artificiel. Le tourmenté de la moule marinière m’avait sauvé la vie à sa façon ! »

Béru s’évente du bada.

— Je vous ai narré pour l’exemple. Laissez pas vos fillettes aller toutes seules au bal. Les sens s’emparent et il s’ensuit des avanies comme celle-là.

Il se lève, s’étire un bon coup et nous sourit.

— Notez que la surprise-partouze dorénavant a remplacé le bal, la plupart du temps. Le disque et le visky causent beaucoup de dégâts chez les jeunes filles. Le disque, c’est devenu le grand prétexte pour feinter papa-maman.

« Elles en tapissent leur piaule des pochettes illustrées où qu’on voit l’Hallyday en bras de chemise au volant de sa tire, et les autres dans des postures avantageuses qui laissent rêver, qui donnent envie, qui font accroire.

« Les mousmés, maintenant, elles prétendent qu’elles vont confronter, soi-disant ils se groupent quelques copains chez une amie pour écouter un microsillon tout frais débarqué d’Amérique. Des trucs forcenés que je peux pas piffer quant à moi. Hystéros à mort, avec du cuivre qui vous pète dans les portugaises à grands coups. Tellement fort que c’est à se demander si c’est bien un bonhomme qui souffle dans l’instrument, ou non pas une machine à air comprimé ! Les Noirs, pour ce qui est du mistral en bronches, ils en connaissent un morcif ! Dans les réunions de discomanes, l’ambiance se chauffe rapidos.

« C’est le peloti-pelota en chambre. Rideaux fermés et porte close ! Un coup de picole, la lumière imperceptible, la fumaga des cigarettes et puis, l’idole braillarde, tout ça compose l’atmosphère. L’étourdissement s’empare. Ils chavirent dans le patin intense. Ils perdent les pédales dans cette tabagie. Les jeux de l’alcôve et du lézard, comme dirait mon chef, le très honorable commissaire San-Antonio. La partouzette adolescente. C’est notoire, maintenant, comment qu’ils sont portés sur le marché commun, les jeunes. Le libre-échange, ils sont pour. A bloc ! Et le démonstratif donc ! Une surboum, qu’ils appellent cette fiesta ; une surpate ! Tout le monde se farcit chacune. C’est l’abolition de la jalousie, dans un sens. On va vers la libération du couple, mes fils ! Vers l’affranchissement intégral. Pourtant, je me demande si c’est tellement indiqué pour l’éducation des jeunes filles ? Si c’est le vrai bon moyen pour prendre contact avec l’existence et ses délices ; si, de bavouiller comme on lit Elle c’est tellement indiqué, dans le fond ? Selon moi, dans la vie, l’amour c’est comme la cuisine. Un qui se cognerait que des sauces, en début de vie, il finirait par s’écœurer, par détester, non ? Tellement qu’ensuite sa tortore s’affadirait et qu’il perdrait le goût de la bouffe. Une gamine qui s’expédie au septième ciel avec tout un chacun et à tout bout de champ, sans que ça lui paraisse tirer à conséquence, elle blase ses sens, fatalement.

« Le jour vient où, à moins qu’elle soye une ravageuse, elle se dit que c’est toujours pareil, le turlututu. Que ça ne varie pas tellement d’un Casanova à l’autre. Elle y perd goût, la pauvrette. Elle tourne à l’amère, devient neuneu, et finit par ouvrir le robinet à gaz un vilain soir où ça la tourmente particulièrement l’inutilité des choses et l’identisme des gens. »

Béru nous balaie d’un doigt qui fustige :

— Surveillez vos filles, tonnerre de Dieu ! Le coup des disques, vous laissez pas blouser. Si elles aimeraient la musique, conduisez-les au concert !

« Idem pour la picole. Dix-sept ans, c’est pas un âge pour écluser du scotch.

« A force de vider des glass, elles prennent un foie comme un caillou. Voyez leur teint jaunasse sous les fards ! Mordez leurs yeux éteints ! Si elles ont réellement des aptitudes pour écluser, donnez-leur du gros rouge. Faut boire français, les gars ! Ou sinon on a les conduits qui se rouillent. Et je renchéris aussi pour le tabac.

« A peine au monde, les voilà avec une cousue au bec, déjà la narine pincée, l’œil qui s’écarquille, la lèvre qui se biscorne et le teint qui prend la couleur de la fumaga. Un vrai désastre. Le tabac coupe l’appétit, coupe le souffle, coupe la croissance. J’ai mes idées à son propos. Je crois ferme qu’il a été inventé pour le troupier et seulement pour lui. Ça doit rester viril. Les mouflettes grasses des os qui tètent misérablement leur cigarette me filent de la navrance dans le buffet. En somme, la nicotine est un stupe, non ? Alors ça veut dire quoi ? Qu’à peine déballées, ces miss Chochottes font joujou avec du poison ? Car c’est bien ça, faut causer net et appeler les verbes par leur nom ! Ils ont des malfaçons ou quoi, ces parents je-m’en-foutistes qui ôtent le biberon Robert de la bouche de leurs gamines pour le remplacer par une gauloise ? Entre deux gitanes ils les gavent de vitamines, croyant ainsi accomplir leur devoir. Un coup de vitamines B 12, un coup de nicotine pour équilibrer ! Dans le fond ils sont fiers de les voir se déguiser en brûle-parfums ! Au-dedans d’eux-mêmes ils en sont flattés, comme si ce serait un exploit de cracher de la fumée par la bouche et par le naze. Il leur en sortirait par les oreilles et par les autres trous qu’ils se pâmeraient d’admiration, les bons parents ! Le gros exploit ! Comme une grande ! »

Béru prend sa voix de gonzesse :

« Non mais regardez-la, l’Henriette, comment qu’elle fume bien ! Comment que ça lui sort dru et rectiligne des narines ! Un vrai grognard, hein ? Et bougez pas ; elle sait aussi l’avaler, la fumée ! Avale, Henriette, pour montrer à môssieur. Avale tout, ma grande. Voilà ! Vous avez vu ? Pas une broque de fumée qui ressorte ! Tout dans ses petits poumons, dans l’estomac intégralement. C’est pas magnifique, à c’t’âge-là, une telle performance, je vous demande ? On a de l’espoir sur elle. On espère qu’un jour elle saura fumer la pipe, le cigare, le narguilé, le calumet ! Qu’elle chiquera ! Hein, Henriette, que tu chiqueras, ma poule ? C’est promis ? Du gros « Q », du bien dur, qui fait les dents jaunes ! »

Il se tait. L’hilarité est générale. Béru en délire, c’est détendant, contondant, désopilant.

Le Gravos joue les Khrouchtchev ; il arrache une de ses godasses et en martèle sa table à coups redoublés pour ramener l’ordre et le sérieux.

— Avant d’en finir avec l’éducation de la jeune fille, fait-il, je vais vous donner encore quelques conseils à son sujet. Primo : se méfier des départs en campinge. Sous une tente y a de la proximité et on est obligé de s’y tenir à l’horizontale, ce qui incite à la grimpette. Songez-y quand votre fifille vous annoncera qu’elle va pieuter chez Trigano. Et puis, vu le manque intégral de sanitaires, la pauvrette n’a pas de quoi se rattraper aux branches.

« Deuxio, poursuit l’Intarissable, ne pas l’envoyer en Angleterre sous prétexte de se perfectionner dans la langue. Là-bas, c’est pas dans la langue britiche qu’elles se perfectionnent, nos étudiantes, mais plutôt dans la langue fourrée princesse. On croit que les Rosbifs sont des timorés, des empêchés du calbar, rien n’est plus faux. La preuve, c’est le nombre de petites z’étudiantes qui repassent le Chanel avec un Coco clandestin dans la soute à bagages !

« A force d’y tripoter la jugulaire, aux baraqués du bonnet à poil, c’est elles qui finissent par s’y retrouver, à poil, dans la brume londonienne. Conclusion, pour ce qui est de la grande Albioche, méfiance !

« Troisio : ne pas les surmener question études. La femme savante, c’est la pire espèce. Elle se croit supérieure. Déjà, quand elles ne savent rien de rien, les mémées s’estiment nos égales, alors jugez du désastre en l’eau cul rance. Du coup, leur savoir leur donne toutes les audaces. J’ai un collègue qu’a marida une licencieuse, une femme qu’est prof avec des diplômes partout. Eh bien, elle passe sa vie à le traiter de sale poulet inculte ! Il a que le droit de faire la vaisselle.

« Je veux causer de Magnol ! » me lance-t-il.

Ça lui a échappé. Il se trouble, reste coi, puis, comme les camarades n’ont pas réalisé que c’était à moi qu’il s’adressait, il repart de plus belle :

— Il a que le droit de faire la vaisselle que je vous disais, le café, les lits, la popote, tout sauf l’amour. Madame est bien trop instruite pour se farcir un lourdingue de la Poule ! La semaine encore, ça va, mais il a des véquendes qui rappellent celui que Jésus-Christ s’est payé à partir d’un certain vendredi saint ! Conclusion, comme à la maison c’est un mouton, au travail c’est un lion, Magnol. Dans les interrogatoires délicats, si je suis pas disponible, c’est lui qu’on va chercher. Il opère pour le plaisir, c’est sa relaxation, à ce brave ami. Sa manchette, c’est la plus célèbre de la baraque Royco. Et son coup au foie, j’ai eu beau m’essayer, j’y suis jamais parvenu ! En vrille ! le poing qui fait un demi-tour à droite en arrivant à destination. C’est magique. Vous avez tout de suite le patient qui devient triste et qui se met à baver vert. Son boulot, il s’en délecte, Magnol. C’est plus du devoir, mais de la jouissance réelle. Chaque mec qu’il tabasse, dans son tube conscient, c’est comme qui dirait sa bourgeoise, comprenez-vous ? Ça lui fout de la Quintonine dans les articulations. Et vlan pour ton brevet ! Et tiens donc pour ton bac ! Et chope ça pour ta licence ! Et déguste-moi z’encore cette bricole pour ton doctorat, ton professorat, ton phylloxéra et ton œccétéra. Tout ce qu’il bonnit au tabassé pendant la séance de rééducation, on peut le filer au féminin, c’est pour Mme Magnol, va ! La preuve, c’est qu’il commence toujours par des injures féminines : ordure ! vache ! pourriture ! Un jour, devant moi, il en a traité un de fumière ! Fumière : un aveu, quoi ! Cet exemple vous prouve bien, les mecs, que la femme érudite, c’est le naufrage d’un foyer. Si vous m’écouteriez, vous pousseriez vos gamines jusqu’au certif, oui, je dis pas. Et sitôt passé cet examen, allez, go ! Voyez fourneau, évier, O’Cédar et machine à lavoche !

Béru, ainsi qu’il en a déjà pris l’habitude, ôte son chapeau et fait quelques pas dans nos rangs, les mains déguisées en poings, au bout de ses bras brefs et puissants ! Il s’arrête devant les tronches les moins sympas et murmure, après cette rapide revue : « Faudra voir à me découvrir le coupable pour ce qui est de la chaise déclavetée de tout à l’heure ! J’oublie pas. »

Il aime donner des vitamines à sa menace, la rendre plus présente. Puis il regagne sa chaire et, ayant dénoué sa cravate et libéré son col d’un bouton, poursuit :

— On a vu la jeune fille, passons au jeune homme.

Sa Majesté feuillette son encyclopédie.

— Le mieux, c’est que je vous ligote ce qu’on cause d’à ce propos dans le livre. Ensuite, on en discutera.

Il tousse élégamment dans sa main, s’essuie sous son aisselle gauche, et déclame d’un ton monocorde les choses plaisantes ci-dessous :

Le jeune homme doit savoir tirer à l’épée, au pistolet, savoir abattre, à la chasse, le gibier du premier coup, jouer au golf, au polo, au lawn-tennis, diriger un aéroplane, il doit savoir réciter des monologues, jouer la comédie, tenir sa partie au piano ou dans un orchestre, savoir au besoin fredonner un air quelconque, rimer des quatrains et des sonnets, crayonner un point de vue, jouer au bridge et avoir voyagé au loin.

Il s’interrompt pour nous regarder, afin de jouir de l’effet. Puis il reprend :

Un jeune homme cède en omnibus la place à une femme, s’efface pour la laisser passer dans un escalier, descend du trottoir pour ne pas séparer deux personnes qui marchent côte à côte. Il ne doit jamais se permettre une plaisanterie sur un prêtre, sa religion fût-elle différente, ni sur un vieillard. Il ne doit jamais parler le cigare à la bouche, le chapeau sur la tête, non seulement à une femme, mais même à un homme qu’il respecte.

— Vous parlez d’une tartine de salamalecs ! explose le professeur en dédaignant violemment le bouquin.

« Je parle pas de la seconde partie qu’est à peu près valable. Encore que je voie guère ce qu’il y a d’offensant de dire “Bonjour, madame” à un curé, manière de détendre l’atmosphère. De même que céder sa gâche dans le bus, ça n’est réglo que si la gonzesse est vioque comme Jérusalem ou enceinte jusqu’aux sourcils, autrement sinon on a l’air de vouloir lui entamer une partie de rentre-dedans ! Et aussi, descendre du trottoir pour pas séparer deux mecs qui discutent le bout de gras, ça risque de vous envoyer à l’hosto avec les bagnoles rasantes.

« Pour ce qui est du cigare, en effet, je suis contre. Un merdeux n’a pas besoin de téter des Coronas pour se donner l’air churchillien. Ça lui encrasse les soufflets, et sa bouche prend un mauvais pli, comme le cul d’une poule qui surproduirait. Mais revenons au premier paragraphe.

« Ils se touchaient un chouïa, les éducateurs d’avant l’autre guerre. A les entendre, le bon jeune homme de leur époque pouvait recta s’embaucher chez Rancy !

« Tirer à l’épée et au pistolet ! Diriger un aéroplane ! Réciter des monologues ! Jouer la comédie ! Tenir sa partie dans un orchestre ! Rimer des quatrains ! »

Il se tait, suffoqué par sa propre hilarité.

— N’en jetez plus, la cour est pleine ! Même Zavatta sait pas faire tout ça ! Le gala de l’Union, qu’on leur faisait préparer à ces biquets ! Et ils appellent ça un chapitre réservé à l’éducation des jeunes gens !

Il fait mine de cracher sur son livre. Mais c’est pas l’homme des actes factices, Béru, et il expectore bel et bien.

— Moi, je vais vous en causer de l’éducation du jeune homme, citoyens. Et on va faire le tour de ses problèmes comme on fait le tour de la tour de Pise, en matant bien l’angle où qu’elle va tomber. Son angle pernicieux, au jeune homme, c’est le Popaul-frémissant-à-convulsions-biquotidiennes, vrai ou faux ?

Et comme nous lui accordons la joie d’acquiescer, il commente, avec dans l’organe une intensité vibrante :

— Tout jeunot, y a le radada qui se met à vous asticoter la membrane. Le moment arrive, fatal, où que l’adolescent commence à en avoir classe des joyeux services de la veuve Paluche et où qu’il aimerait bien jouer Monte-là-dessus pour de bon. Il a beau être son genre, la crampe de l’écrivain le saisit, tôt ou tard. Alors il mate autour de lui pour dégauchir de la chair fraîche, ce petit louveteau. Il voit quoi ? Ses petites cousines et les amies de maman.

« Pas flambard, il attaque d’abord les premières. Moi je me rappelle ma cousine préférée. On avait le même âge. Ses vieux venaient le dimanche à la maison, ou nous autres chez eux. Yvette, elle s’appelait. Une chouette gosse plutôt pâle, avec du son à travers la frime et un œil déjà langoureux comme du Tino Rossi (que c’était sa grande mode à l’époque que je cause).

« Son air sérieux me filait des vapeurs, à Yvette. Quand elle vous regardait, on se demandait si elle le voyait ou non que vous aviez les pinceaux pas propres et le dargeot douteux, tellement qu’elle semblait apercevoir l’invisible, cette gosse. Tout marmots on s’était filé des roustes sévères. On jouait à la poupée. Elle faisait la maman, moi le fazère et c’était normal, en somme, qu’on y aille au gnon, pour faire vrai. Tant qu’il s’agissait de le bercer, son baigneur joufflu, ça carburait. Mais où les choses se gâtaient, c’était au moment de la dînette. Elle lui préparait des bons trucs dans un petit ménage en fer-blanc. Le baigneur pouvait pas croquer, naturliche, puisqu’il était en cellulo. Alors c’était bibi qui bouffais les tartelettes microscopiques, les mignonnes salades et les bouts de lard coupés fin. Clip-clap ! En deux coups de gosier je te vous avais espédié le frichti. Ça la mettait hors d’elle, Yvette. Elle m’invectivait comme quoi j’étais un ogre dénaturé, qu’avait pas le souci de son enfant. Et des trucs encore que je me rappelle pas. A la fin, comme ma dignité donnait de la bande, j’y allais d’une mandale. Elle ripostait avec les ongles. Fallait nous séparer. Les parents nous finissaient à la touffe de genêt. J’avais les mollets tout verts. Et puis un jour, on a cessé de se chicorner. C’est d’elle qu’elle est venue, l’initiative heureuse. Au moment de faire becqueter le baigneur, elle lui a dit : “Pierrot, t’es qu’un petit vilain. Regarde ton papa, comment c’est qu’il mange bien. Prends exemple, Pierrot. Fais comme lui.” Et elle m’a fait bouffer à la cuillère. A chaque bouchée, elle causait à son poupon qui matait ses chaussons d’un œil abruti. “Regarde comme il mange bien, papa, mon chéri. Regarde comme c’est facile. Et une autre encore ! Il va tout finir.” Vous me croirez si vous voudrez, ça m’émotionnait. A la fin je pouvais plus claper et malgré la minusculité des porcifs, elles se carraient en travers de mon gosier.

« Je les gardais dans la bouche. J’avais la chique monstrueuse, la féroce fluxion dentaire. Quand ç’a été fini, Yvette l’a mis au plumard, ce vilain baigneur qui s’obstinait à se nourrir de l’air du temps. “Ça t’apprendra, petit vilain !” qu’elle le grondait. Tout ça, ça se passait au-dessus de l’écurie du cheval, dans le foin qui sentait si bon.

« “Et maintenant, qu’elle a ajouté, Yvette, papa et maman vont faire dodo aussi. Et si tu pleures t’auras la fessée, Pierrot.” Maternelle comme une vraie bonne femme, elle était déjà, à onze ans ! On s’est pieutés côte à côte dans le foin, enroulés dans un sac à pommes de terre qui faisait drap de lit pour la circonstance. Sa chaleur, son odeur et celle du foin, ça m’a chaviré. Je l’ai prise dans mes bras, aussi fort que j’ai pu, tellement qu’elle en a crié de douleur.

« “Qu’est-ce que tu fais, Sandre ?” elle a murmuré d’une voix toute chose. Sandre, c’était mon diminutif d’Alexandre.

« “On joue, j’ai croassé. Papa-maman, quoi ! C’est la vie.” Je l’ai embrassée sur ses lèvres serrées. Elle se défendait un peu, un tout petit peu. C’était de la belle extase toute neuve, les gars. Nos cœurs cognaient sous le sac. On bougeait plus. On avait chaud. On était bien, heureux pour ainsi dire. Et puis, au-dessous de nous, dans son écurie, Gamin, le cheval, a pété un grand coup comme il avait l’habitude après son avoine. On a d’abord fait comme si on aurait pas entendu. Mais ç’a été plus fort que nous et on est partis à rigoler comme deux perdus. On pouvait pas se contenir. Je défie n’importe qui, un cheval qui pète, de pas se marrer ! J’ai retiré mes lèvres, ma main. C’était fini. Les autres dimanches, timidement, on a essayé de le retrouver cet instant, de le continuer plutôt, mais chaque fois on attendait le pet de Gamin et ça nous empêchait d’y croire. »

Bérurier essuie un peu d’humidité au coin de ses yeux.

— Non, sérieusement, enchaîne le Gros, les cousines, on peut pas, appeler ça une expérience. On a trop d’arrière-pensées avec elles. Et puis elles sont trop jeunes pour qu’en général ça aille jusqu’au bout. Elles font que préciser votre appétit, que l’exciter. On en rêve, on s’échauffe. Moi, pour la bagatelle sérieuse, je rêvais de ma marraine — je vous l’ai espliqué —, et la première personne adulte que je m’ai offerte ç’a été, vous le savez, la femme du boucher. A part ça, y en a une sur qui je voulais jeter mon révolu, c’était madame Lafigue, une amie de ma mère. Couturière, elle faisait au village. Elle avait suivi des cours chez les sœurs. Elle fabriquait les robes de mariage, pour vous dire sa destérité. Une belle femme, avec un sourire flou, des cheveux mousseux et le regard qui semblait toujours prendre des mesures. Quand je la voyais, agenouillée devant ma mère pour rectifier un ourlet, j’avais le rouge qui me cuisait les oreilles, à force de regarder son énorme fessier. A trop se pencher, sa jupe se retroussait. Moi j’avais trouvé le poste d’observance idéal, derrière le fourneau. Ces morceaux de cuisse, Madame ! Un vrai vertige. J’aurais passé le reste de ma vie à l’abri de ses jupes, misère du monde ! Planqué dessous comme dans une tente. Bien au chaud. Chaque fois qu’elle venait à la maison, j’en avais pour des jours à m’en remettre ! Et elle y venait souvent ! Oh ! pas seulement pour faire des toilettes à Maman, bien sûr, mais en amitié : boire le café ou apporter des bugnes, et aussi échanger une fricassée lorsqu’on saignait le cochon de part et d’autre.

« Des années je me suis demandé si ça me serait possible un jour de me la payer, madame Lafigue. D’autant plus qu’elle était sérieuse. Rieuse mais digne. Et son mari était un grand blond dont les yeux pâles me filaient les copeaux. Cocu, il devait être capable du pire, c’t’homme-là ! Si je lui avais embroqué sa gerce et qu’il l’apprenne, il m’aurait pelé comme une pomme, le sagouin ! Déguisé en vermicelle ! Pour me ramasser, y aurait même pas eu besoin d’un brancard, un tampon buvard eusse suffi. Oui, des années j’ai tiré la langue à lui regarder le juponnant ! A penser aux trucs que je lui ferais, à ceux que je lui demanderais ; aux autres encore, qu’on inventerait fatalement. Après ses départs, j’avais des tête-à-tête meurtriers. Ça solutionnait pas. A force d’y penser à vide, je devenais fataliste. Je renonçais en grandissant. Je me disais que ça ne se ferait jamais, nous deux, madame Lafigue et moi, dans un plumard ou de la paille ! Et puis une année, j’allais sur mes quinze berges, l’oncle Fernand s’est marié. C’était le demi-frère à Maman. Un grand vaurien qui avait engrossé la moitié du canton. V’là qu’il était tombé pâle pour une riche fille de maquignon et que l’amour le liquéfiait. Ça finit toujours commak, les fiers-à-bras : la bagouze, M’sieur le maire et la corde au cou. Vu que c’était un grand mariage, y a tous fallu qu’on se fringue. M’man m’a acheté un complet sombre au marché. On n’a pas trouvé ma taille. Le seize ans m’allait déjà plus et je flottais un peu dans le dix-huit. On a tout de même acheté le dix-huit ans. C’était plus chérot, mais la fierté de Môman ça lui compensait la majoration. Elle m’a dit d’aller me le faire rajuster chez madame Lafigue. Que madame Lafigue voulait bien, pour une fois, retaper un costard d’homme puisque c’était pour le garçon de sa meilleure amie.

« Un soir, donc, me voilà parti chez les Lafigue, poursuit le Gros pour son auditoire attentif. Ils habitaient à l’autre estrémité du bourg, en bordure du bois. La couturière était barricadée. Y a fallu que je cognasse longtemps et que je disasse mon nom pour qu’elle m’ouvrasse. Elle m’a alors expliqué que son bonhomme était à un repas de batteuse et qu’elle avait peur, seule la nuit, dans sa maison. Surtout que Black, leur gros chien jaune, suivait toujours son maître.

« “Bon, c’est pas le tout, enfile ton complet” qu’elle me dit. Je l’avais sur le bras. Je regarde autour de moi pour chercher un coin où me défringuer.

« “Qu’est-ce t’attends, Sandre ?” elle s’étonne.

« Et puis elle comprend et rougit.

« “C’est vrai que t’es plus un gamin. Viens par ici !”

« Elle m’ouvre la porte de sa chambre et me laisse.

« Je m’approche du lit : son plumard à elle, avec une belle courtepointe brodée. Au mur, y avait un crucifix noir, je me rappelle, on avait mis un rameau de buis derrière les bras du Jésus. Tout à côté, dans un grand cadre, les parents à Lafigue, côte à côte, avec le menton en casse-noisettes, biscotte quand on leur avait tiré le portrait ils n’avaient déjà plus de ratiches et que les râteliers, ça se faisait pas dans les campagnes. Je me dessape rapidos. J’avais crainte qu’elle entrasse trop tôt. Vite-vite, je saute dans le futal afin de parer au plus urgent. Je tremblais comme un bol de gelée sur le dos d’un dromadaire !

« Comme je cherchais la braguette, la voilà qui rerentre, madame Lafigue. Elle me regarde et éclate de rire. J’avais beau m’escrimer, macache pour dégauchir cette foutue braguette. “T’es comme le roi Dagobert, Sandre”, elle me fait en pouffant de plus belle, “t’as mis ta culotte à l’envers, mon gars.” C’était vrai. Je pouvais pas la boutonner, la braguette, puisque je l’avais dans le dos, comme Charpini. Je tâtonnais vilain. De la voir se marrer à gorge d’employée, il me venait des frissons dans la moelle, les gars. Faut dire qu’elle portait, chez elle, une espèce de blouse bien simple, bien légère, et que sa rifouille lui dilatait le balcon comme si on l’aurait gonflée avec une pompe à pied.

« “Pourquoi essaies-tu de le reboutonner, puisqu’il est à l’envers, Sandre ?” elle a fini par objecter. “Pose-le donc et renfile-le à l’endroit, mon bonhomme !”

« Tout en causant, par jeu, elle m’a fait lâcher mon remontant. Ça lui a coupé la parole, le spectacle que j’offrais. Je savais plus comment me calmer le sinistre. Elle en exorbitait, la couturière. Elle était tout écarquillée, toute médusée, toute pétrifiée.

« “Mais qu’est-ce qui t’arrive, mon petit Sandre ?” qu’elle se lamentait, la pauvre grosse, avec son dé à coudre au bout du doigt. Moi, j’avais les yeux qui bredouillaient et les genoux qui faisaient bravo. On était devenus des témoins ébahis. On contemplait ce sortilège sans savoir ce qu’y fallait en faire. Ça nous venait pas à l’idée, ni à moi ni à elle, parole ! Comme si on l’aurait trouvé sur le chemin sans comprendre à quoi ça pouvait servir !

« “Mais qu’est-ce qui te prend, mon pauvre Sandre ! C’est pas normal, à ton âge !” elle continuait, Mme Lafigue.

« J’en eusse chialé. Elle a ajouté “J’ai jamais vu ça de ma vie !” Je crois que ces paroles flatteuses m’ont redonné le sens des convenances.

« “Je vous aime, mâme Lafigue”, j’ai lâché tout à travers.

« Elle s’attendait pas.

« “Tu plaisantes !”

« “Non, non”, que je lui ai répondu. Et je m’ai approché d’elle. Ça lui a filé peur, elle a reculé. Elle protestait que c’était pas possible. A force de battre en retraite elle a culbuté sur le pageot. Là-haut dans leur cadre, les deux croquants de parents Lafigue me toisaient à la caille. Ils avaient l’air salement teigneux de voir encorner leur fils par un morveux de quinze ans ! Je manquais d’expérience pour lui déboucler les harnais, à Mme Lafigue. C’est elle qui a fini par aider. Bien résignée, qu’elle était devenue. Elle poussait des vaches de soupirs comme quoi c’était pas raisonnable. J’étais bien de son avis mais franchement j’y pouvais rien.

« Vous me croirez si vous voudrez, tandis que je l’escaladais, la couturière de maman, c’était pas à ce que je faisais que je songeais, mais à ce que j’apercevais d’elle, avant, quand elle bricolait des ourlets, à genoux au mitan de notre cuisine. C’était de ces moments-là que j’avais surtout envie ; pas de celui qu’elle me laissait vivre, mais de ceux que je resquillais à plat ventre sur le plancher, dans la poussière. C’est tout de même bizarre, un garçon, hein ? Il lui faut toujours la gamberge en supplément de programme. »

Le Gros éponge les, souvenirs égrillards qui ruissellent sur son beau visage de séducteur.

— Pour en revenir, les jeunes gens, ce sont les amies des mamans qui peuvent le mieux s’occuper de leurs sens et leur faire prendre un bon départ. C’est pourquoi, citoyens, vos bergères étant des copines de maman, il peut leur arriver de déniaiser les petits gars qui se languissent dans leur secteur. Soyez-en pas jalminces ; c’est de la simple charité, rien de plus ! Le coup de serpe sur les amarres pour que le barlu puisse gagner la haute mer. Une fois que le jeune homme a renversé une dame mûre, il se sent fort. Il est dégagé de ses complexes et il pavoise comme un coq sur un tas de fumier. La vie lui appartient. Elle serait la dernière des dernières celle qu’oserait repousser les avances d’un godelureau.

Ayant ainsi affirmé cette surprenante conviction, le Gros s’humidifie les lèvres d’un coup de langue qui filerait de l’écœurement à une couvée de rats d’égout. Puis il continue :

— Maintenant que j’ai envisagé l’amour chez les jeunes gens, on va faire un tour d’horizon du reste. Le garçon, vis-à-vis de ses vieux, voilà, selon moi, comment il doit se comporter. Avec la mère, gentil et serviable. Une mère, les gars, faut que ça reste sacré, toute la vie et après. Pourquoi qu’en canant, le centenaire, il murmure encore “maman”, hein ?

« C’est éloquent dans son genre ! La mère, à mon avis, c’est ce qui rend la mort tolérable. De même qu’elle vous apprend à vivre, elle vous apprend à mourir aussi, puisqu’en même temps que la vie, elle vous donne la mort. Si elle le fait c’est que c’est bien comme ça, faites-lui confiance. Et quand le moment de lâcher la rampe arrivera, au lieu de gigoter, restez calme et pensez à votre vieille. Rappelez-vous les matins d’hiver, quand elle vous carrait dans le clapoir la monstrueuse cuillerée d’huile de foie de morue. Ça vous paraissait dégueulasse, mais pourtant c’était pour votre bien.

Il rêvasse un instant, illuminé soudain par un grand brasier intérieur.

— Je me rappelle quand ma mère est morte, murmure-t-il. Il lui était arrivé une première attaque et j’étais allé la voir à l’hosto. C’était la première fois que je la trouvais dans ce genre d’endroit. Elle savait pas faire, maman, elle avait l’air en visite ; elle se gênait. Quand une infirmière lui passait le thermomètre ou une potion, elle avait un sourire pour s’excuser, un air de dire “m’en voulez pas”. Elle ressemblait à une petite fille effarouchée. En me voyant rentrer dans sa chambre, elle a eu une espression comme jamais plus j’en trouverai sur le visage de personne.

« “Je te dérange, mon pauvre Sandre, elle a balbutié. Fallait pas venir de Paris, je vais mieux.”

« Je l’ai embrassée sans rien dire. J’étais tout éberlué. Je me demandais pourquoi et comment j’avais pu la quitter pendant des années en y écrivant juste une carte postale à Noël ou aux vacances. Ses pommettes brillaient comme deux pommes de Californie.

« “Alors, tu nous as fait des frayeurs, maman”, je lui ai bredouillé.

« “M’en parle pas, mon pauvre Sandre. J’ai cru que j’y passais.”

« Et moi, curieux de savoir, je demande :

« “Ça t’a fait comment ?”

« “Comme quand on meurt”, elle m’a répondu, comme s’il lui était déjà arrivé de mourir et à moi aussi et qu’on sache, les deux, de quoi il retourne.

« “T’as dû avoir peur ?” je lui fais.

« “Oh non, pas du tout ! J’ai pensé à toi et à ton père. Je me suis laissée aller… C’était plutôt agréable comme sensation.” »

Béru ôte son chapeau, le pose devant lui, comme s’il s’agissait d’un plat garni qu’il s’apprête à consommer. Sa voix fléchit, il garde les yeux secs et la mine paisible.

— Elle est morte la semaine d’après, dans une autre attaque. J’étais pas là. En apprenant la chose, j’ai repensé à notre conversation. J’ai compris que dans ce putain de monde, les gars, rien n’a lieu pour rien. Si ma mère a fait une sorte de répétition avant de mourir, c’était pour me rassurer. Pour me dire, avant de disparaître, que ça ne vaut pas le coup d’appréhender le grand largage ; que tout se passe bien ! Maintenant je sais. Seulement, pour piger ces choses, faut avoir été bon fils, comprenez-vous ? Faut que le cœur ait gardé le contact, toujours, toujours…

Il quitte sa place, va à la fenêtre, l’ouvre et respire un grand coup la bise ravageuse qui fouette les feuilles.

Il regarde sa montre et dit sans se retourner :

— L’heure tourne et je sais que vous êtes de campo. Si vous voudriez qu’on arrête la leçon, vous pouvez me le dire.

Personne ne moufte. Alors il se retourne et nous contemple de ses gros yeux gonflés de pluie.

Il referme la fenêtre, retourne à son estrade, s’y accoude.

— Je vois que vous suivez bien mon cours, les gars. Je vous félicite. Le coup de la chaise mis à part, vous êtes des élèves impecs.

Il s’ébroue, recoiffe son bitos et reprend :

— Avec le père, c’est l’amitié qu’il faut cultiver. Faut devenir copains, les deux. Croyez pas que ça dépende de lui. Un Vieux, il sait jamais bien où qu’il en est avec son rejeton. Dans sa Ford intérieure, son môme l’intimide. Il a le droit de taloches et de coups de pompe dans les noix sur lui, d’accord, mais il peut pas se faufiler dans la pensée du garnement, jamais.

« Les bonnes paroles et les gentillesses qu’il obtient de son chiare, il ne sait pas si c’est franco de port ou au contraire comédie. Combien de mouflets qui virgulent du papa chéri à leur dabe, pensent en réalité : bougre de vieux con. Combien qui lui apportent sa pipe ou ses chaussons rêvent de lui filer la pendule du salon sur la tronche ! Combien qui lui disent que, lorsqu’ils seront grands, ils lui gagneront beaucoup de sous, songent en pétré (comme on dit en latin) : “Tu pourras toujours crever avec des fourmis rouges plein le bec !”

« C’est le jeune homme qui doit aller à son Vieux. Quand l’époque du martinet ou de la savate se termine, que le gamin met des longs futals et qu’il lui pousse du duvet sur la lèvre, c’est à lui de virer sa cuti familiale. Faut qu’il se confie à son daron, qu’il lui bonnisse ses petits secrets, ses polissonneries, ses bonnes fortunes et ses tracasseries. S’il a morflé la chaudelance, faut illico qu’il en cause à papa. Vu que papa l’a eue aussi, y a donc pas de honte à ça. Maintenant, son altitude avec ses frères et sœurs : eh bien, avant tout, éviter la jalousie, mes fils ! Dans les familles les plus fauchées, on trouve de petits requins cupides qui, à peine au monde, se font déjà les chailles sur le futur héritage. Ils se chicornent entre eux pour s’émietter les prochains restes. Y en a qui se battent pour le balai, sans se dire que le moment venu il sera usé. Dans notre village, je me rappelle des Bobichu lorsque leurs vieux sont clamsés. Un vrai scandale épouvantable ! Pendant deux jours et deux nuits il se sont battus, avec le cadavre de la mère à côté. A l’enterrement ils avaient des lunettes de soleil et du sparadrap sur toute la surface. On aurait pensé qu’ils venaient de disputer le championnat d’Europe des moyens et de le perdre. L’aîné avait le pif comme une tomate, une étiquette arrachée, et il glaviotait ses prémolaires dans le gravier du cimetière, tandis que le cadet arquait avec une béquille ayant servi à son vieux (déjà sa part d’héritage). La guérilla a repris au retour du cimetière. A la fin ils ont tout cassé pour avoir l’esprit tranquille. Un sacré carnage ! Il restait plus que des décombres. Pas la moindre assiette, pas la plus petite chaise, aucune armoire, aucun lit, à la hache ils ont fini tout ça. Des vrais Jean Bart ! Des Attila ! Ils ont brûlé au milieu de la cour tout ce qu’était combustible. Ils ont tordu ce qu’était en fer, cassé ce qu’était en porcelaine, déchiré ce qu’était en étoffe. On les a retrouvés, affalés dans la cendre et les tessons, tout sanguignolents, en loques, épuisés, vidés, brisés. C’est l’horloger qui les a découverts. Il rapportait l’horloge des Bobichu que la maman avait donnée à réparer, ratant ainsi sa dernière heure ! Comme ils avaient plus la force de la foutre en miettes, ils se la sont partagée. L’un a pris la caisse, l’autre le balancier. »

Béru déglutit avec difficulté sa salive cotonneuse.

— Je vous souligne comme quoi un pareil comportement est regrettable. C’est pourquoi il faut soigneusement éviter la jalousie chez les enfants. Beaucoup de gens soucieux de la chose croient bien faire en répartissant aux mômes, dès l’enfance, les fringues, la bouffe ou les cadeaux. Le système de la part bien égale, c’est là le vrai danger. Ça leur donne la notion du moitié-moitié, à ces enflés. Ça les amène à mesurer, à peser, à contrôler si les parts sont réellement égales. D’où râlages, revendications et tout le toutim. Le mieux c’est de donner tantôt à l’un, tantôt à l’autre et quèquefois deux coups de suite au même pour bien établir qu’on est pas tenu à une répartition méthodique.

« Le jeune homme a le droit de se battre avec ses frères et sœurs. C’est normal, comme disait mon grand-père : ça fait circuler le sang. Mais minute ! Il doit pas tabasser ses frangines de la même manière que ses frelots. Les frères se dérouillent au poing, tandis qu’on bat toujours les pisseuses avec le plat de la main : gifles ou beignes. Vu ? »

Nous opinons.

— Parfait, se réjouit Sa Profondeur. Pour un jeune homme, de deux choses l’une : ou il mord aux études, ou il a le cervelet qui fait relâche. Dans le premier cas, faut le pousser tant que ça peut. Y a des bourses pour les fauchemanes. Dans le second cas, inutile d’insister. Vu l’encombrement des écoles, le jeunot dont la caboche fait du surplace, vaut mieux l’orienter sur le manuel : mitron, garçon louchébem, plombier, manœuvre, peintre en bâtiment. Dans le premier cas, le mecton qui s’instruit risque de virer au crâneur. Il a tendance à devenir ce que mon manuel cause. Il apprend à chasser, à tennisser, à polocher, à bridger, à monologuer, à piloter, à golfer, à pianoter, à rimailler et même à peindre ! Ça devient du citoyen huppé, futur décoré, futur président. Dans le second cas, le gus qui charbonne risque au contraire de s’enliser dans le renoncement, le médiocre, le fastoche. Conclusion, faut modérer les uns et stimuler les autres, Donner des goûts simples aux gambergeurs et de l’ambition aux tâcherons. Le scientifique, faut le driver vers des sports populaciers tels que le vélo, le fote-bale, le catch ou la boxe. Inversement, c’est au zig qui se fait des ampoules aux paluches qu’il convient d’enseigner le tennis, la chasse et qu’on doit envoyer aux sports d’hiver.

« Notez qu’un nivellement s’opère. La bagnole, d’abord, le service militaire ensuite et puis le mariage pour finir. De nos jours, le zinzin à roulettes passionne tous les niveaux socials : les fils de ministre comme les enfants de Puteaux ; ils rêvent tous de fendre la bise au volant d’une Jaguar type E ou d’une Ferrari.

« Les uns chouravent la tire de leur patron, les autres celle de leur Vieux. On appelle les premiers des blousons noirs et les seconds des blousons dorés. Ils ont presque la même coupe de crins, sauf que les seconds se la font faire chez Défossé. Les premiers ont dans leur poche une chaîne de vélo, les seconds ont dans leur poche une liasse de biftons. Les premiers sont passés à tabac, tandis que les seconds sont admonestés. On file les premiers au gnouf, on prive les autres de dessert. Les premiers se font virer de chez leur patron, les seconds de leur lycée. Et tout à lavement. Les premiers ratent leur train de banlieue et les seconds ratent leur bac. Pour les seconds, ça aurait tendance à s’arranger maintenant qu’on trouve les sujets en vente libre dans tous les bons drugstores. »

Il prend un temps, remise ses cheveux entre ses oreilles éléphantesques et le bord visqueux de son couvre-chef.

— Je voudrais pas ancétacer sur le cours de mon collègue qui vous fait l’associé au logis[8], déclare le Savant. Pourtant faudrait considérer un peu la question de la délinquance juvénile sous un autre angle que la une des baveux ou la barre des tribunaux.

Il relève sa manche droite, dans un geste avocassier. Puis il se tient le bras droit avec la main gauche comme on met un F.M. en batterie. L’index dardé sur nous, il reprend :

— Nous autres, à la Poule, les magistrats ensuite, la presse, le public, tous, on les déclare fléau du siècle, ces blousons. Tous les jours, leurs méfaits s’étalent dans le canard. On s’indigne à qui mieux mieux. On voudrait les cogner jusqu’à ce qu’ils restent sur le carrelage, les filer par le vide-ordures ou dans les gogues, la pierre au cou, et hop ! dans le canal Saint-Martin pour engraisser les écrevisses ; en finir avec eux une bonne fois pour qu’elle soye bien peinarde, notre quiétude bourgeoise que causent les manuels de Droit. On les déclare maudits, ces méchants voyous tabasseurs. On les déclare choléras, ces coléreux. On les déclare bons à buter. On voudrait en faire de la viande d’espériences atomiques ou anatomiques. Les cloquer aux Chinetoques envahisseurs. Les espédier aux Congolais cannibales, aux Siamois, aux Papous, aux vautours, aux rats. Les déguiser en savon, comme les pauvres juifs de la dernière. Déjà, d’ailleurs, on s’en lave les pognes de leur misère, Ce qu’on veut les empêcher coûte que coûte, c’est de tirer les sonnettes et des coups de pistolet. A part ça, qu’est-ce qu’on fait pour eux, hormis de leur savater le dargeot et de les coller au placard, je demande ? Et je réponds : rien !

Le Véhément cogne sa chaire de son poing cartilagineux.

— Rien ! reprend-il. Rien de rien ! Plusieurs fois, j’en ai passé à tabac. C’était mon turf. Ils s’affalaient tellement vite que j’avais pas besoin de doubler ma mandale. A la première pêche ils redevenaient ce qu’ils étaient : des mômes perdus et éperdus. Alors je les questionnais, messieurs mes lascars d’élèves, et je m’ai fait une idée à recouper leurs mêmes salades. Ces mômes qu’on s’est fabriqués après la guerre, dans la frénésie de la Libération, ils ont poussé dans le débectant climat de la guerre froide. Toute leur petite enfance, ç’a été : les Ruskis et les Ricains vont-ils se la filer la grande avoinée définitive, yes ou niet ? Rappelez-vous-en des bombes promises ! La petite ! celle qui ne bute qu’une ville à la fois ; la moyenne qui vous rase deux ou trois départements seulement et la toute grande, bonne à vous souffler l’Europe comme on mouche une chandelle ; on ne cause plus que de ces demoiselles, qu’elles se prénomment A ou H ! V’là vingt piges que ça dure. A peine on commençait à se dire qu’elle se referait peut-être pas pour Berlin, la Troisième mondiale, que v’là Pékin qui émerge et qui menace ; il la promet, lui. Il chipote pas dans le sous-entendu.

« Laissez-nous faire des heures supplémentaires, qu’ils s’égosillent, les pères Lajaunisse, encore trois grammes de poudre de perlimpinpin par-ci, quelques centilitres de merdonium par-là, un doigt de couillambatonium pour finir le blot, et on vous la livre en exprès, la bombe pékinoise, la seule, la vraie, celle qu’esplosera un bon coup sur vos sales gueules de constipés-au-chocolat-de-luxe.

« Bougez pas, les capitaloches (les faux d’Amérique et les vrais de Russie), attendez, mes braves, on va vous les guérir, vos lésions cardiaques, vous les fertiliser, vos plaines de Virginie ou d’Ukraine ! On va vous la réparer, la France ! Vous la Gaulliser à part entière, rasibus, depuis Dunkerque jusqu’à Ton-ramasse-miettes !

« Et l’Italie, dites : vous allez voir comme on va bien la déchausser de sa botte ! Et les Chleus intrépides doryphores, comme on va les rendre doux, prosémites et moutons de Panurge ! Deux secondes encore, qu’on s’occupe du Franco et de ses phalanges. De l’Elisabeth et de ses mouflets entretenus par France-Dimanche. De la reine Juliénas avec son M’sieur Lippe (au quatrième top où c’est qu’il va aller dinguer, le Consort !) Et du Beau-Doin fabiolesque avec le frangin qu’a le goût de bouchon ! Et du Yougo, le beau Tito goerinesque sur les bords, avec sa carapace de médailles. Et du miraculé de Dallas, le ranchemane Johnson, comment qu’il va y avoir droit à son géant barbecue, à son rodéo national ! Et les petites Suisses, planqués derrière leurs coffres-forts ; bougez pas, le sésame arrive ! Çui qui connaît toutes les combinaisons de Bauche ou de Fichet. Y aura bientôt du chocolat fondant dans vos calbars, les amis ! Nestlé vous l’offre ! »

Béru crache à six pas pour s’ôter le plus gros et poursuit en violaçant et gesticulant de plus belle.

— Notez, les Chinetoques, je veux pas les juger. A force de se marcher sur les arpions, ils veulent s’expanser, faut comprendre. Plus ils font des gosses, plus ils sont serrés et plus ils sont serrés, plus ils font des gosses, le frotti-frotta, ça porte à la faribole, c’est le cercle vicelard. Seulement, où j’en reviens, c’est à nos pauvres blousons noirs. Depuis leur premier biberon, ils entendent que ces choses. On leur promet la grosse calamité inévitable. Le grand pet monstrueux qui nous déguisera en lumière verte. Le champignon ultra-vénéneux ! Comme horizon, pour attendre la fin promise ils n’ont que les falaises de béton des grands ensembles, trop grands et trop ensemble ! Des milliers et des milliers de fenêtres garnies de bouilles qui ressemblent à mon cul ! Des espaces où poussent des bagnoles au lieu du gazon.

« Des appartements-clapiers où les bonshommes de l’équipe de nuit brossent les nanas des bonshommes de l’équipe de jour, lesquels sortent tout fumants du plumard des équipiers de nuit ! Le jeune gars qui sent sa peau si menacée et son logis si triste, qu’est-ce qu’il peut espérer encore, je voudrais que vous le disassiez ? Qu’est-ce qui peut le distraire de ce grand néant cubique qu’il s’attend à recevoir sur la gueule d’une seconde à l’autre ? Qui donc lui garantit que tout ça n’est qu’un mauvais rêve, et que les coqs vont bientôt chanter, comme autrefois chez mon Vieux ? Qui donc lui tend la main ? Qui donc, même, lui bonnit la dernière de Marius et Olive, manière de changer l’atmosphère ? Son vieux collé contre la voisine ou contre la lucarne merdeuse de la téloche ? Ses patrons anonymes ? Ses camarades plus déprimés que lui ? On s’insurge, nous le public, on voudrait qu’ils s’accrochassent à une moralité, ces frileux de la catastrophe, ces pauvres résidus de guerre déjà promis à la suivante ! »

Il bave, Béru ! Il est grand, outré, magique, sublime, démesuré ! Il manque d’oxygène, il en pompe comme il peut, avec ce qu’il trouve. Il se dégrafe, se déboutonne, se délace, se délasse. Il se croyait défenseur, il est devenu partie civile.

— On voudrait en faire des individus bien honnêtes, serviables et tout ! Des qui s’essuient proprement les lattes sur le paillasson ; des qui renvoient l’ascenseur, qui tirent la chasse après usage et qui referment la lourde pour si des fois le Blount s’en chargeait pas. Misère de mes deux ! Quelle folie ! Son seul copain, au jeune gars que je parle, c’est le bistrot du coin. Sa seule sécurité, c’est la chaîne de vélo justement qui lui graisse la fouille ; son seul idéal, c’est de piquer une bagnole pour aller calcer une championne du coup de reins forestier dans les bocages. Sa seule distraction, c’est le fumant cinoche, plein de gansters impassibles et de pétards à silencieux. Vous tous qu’êtes là, déjà commissaires, pensez à ce que je viens de vous causer lorsque vos archers vous rabattront une bande de petits voyous pantelants. Pas la peine de les décapiter, suffit de leur couper les cheveux un peu plus court. Pas la peine de les fringuer en droguet, y a qu’à leur enlever leurs blousons noirs tout droit sortis du film de Branlon Mado. Faut pas leur apprendre à vivre pour les punir, mais pour leur apprendre à vivre !

L’image portant à l’enthousiasme, nous applaudissons le Gros comme il le mérite. Il devient homérique. Le succès donne du talent et l’autorité du courage.

— Puisque c’est les adultes qui font la jeunesse, reprend-il, plaignons-nous pas d’en avoir une trop turbulente. Aidons-la au lieu de la châtier. Amusons-la ! Donnons-lui confiance ! Dans les banlieues des grandes villes que je traverse, je vois chaque fois des clapiers nouveaux ! Ça pousse, ça pousse ! Toujours les mêmes, immenses, froids, pleins de bétail mais vides pourtant ! Sinistres à crever ! On y file des mecs comme des pots de confiture sur des rayons. On leur dit : “Restez tranquilles. Faites-vous oublier. Allez au tapin et pieutez-vous !” Du reste, les municipalités, elles cachent pas leur jeu puisqu’elles appellent ça des cités-dortoirs ! En somme, on construit officiellement des villes où les hommes n’ont que le droit de pioncer ! Des bus viennent chercher le troupeau, l’embarquent à l’établi, le ramènent avec des valoches sous les yeux : “Dormez, soyez sages. ” Essayez de plus vivre jusqu’à demain. Trombonez bobonne en douce, ou la bobonne d’à côté pour vous finir la fatigue. Défense d’avoir des chiens ! Envoyez promener vos lardons ! Payez bien le gaz et le loyer et attendez demain pour que ça recommence. Voilà le topo ! Et ça vous étonne, mes petits potes, que les jeunes en aient classe et qu’ils cassent la baraque ! Ça vous choque qu’ils pissent sur les murs hideux de ces usines à dorme ? Ça vous tracasse qu’ils en cassent les vitres, qu’ils barbotent des bagnoles et se saoulent à peine sevrés ? Pas moi ! Dans les commissariats, y a plus d’ambiance que chez eux ! Les flics au moins les écoutent, les font causer, leur parlent ! Ça devient pour ainsi dire leur vraie famille, parce que les flics sont des hommes ! Et parce que c’est ça qui leur manque le plus, aux jeunots blousonneux : des hommes avec qui discuter.

Cette fois, Béru, comblé de bravos, stoppe nos applaudissements d’une main énergique et laisse retomber son bras.

— Depuis un sacré bout de moment, soupire-t-il, je m’ai éloigné de mon encyclopédie, les gars ! Vous savez ce que c’est ? Quand on a une nature inflammable, comme moi, Béru, on se laisse aller à la tartine. Mais c’est jamais inutile de dire le fond de sa pensée. Ça aide à y voir clair.

« Donc, revenons à l’éducation du jeune homme. Beaucoup, malgré ce que je viens de causer, sont timides et empruntés avec les filles. Quand une leur plaît, ils z’osent pas lui dire, ni lui faire comprendre. Pour ceux-là en question, je veux donner quelques formules. »

Il se pince très fort le haut du naze entre pouce et index afin de solliciter l’inspiration.

Elle vient.

— Une supposition, attaque l’Encyclopédique, qu’un jeune homme gratte dans un burlingue. Il tombe pâle pour une petite dactylo mignonnette et s’empêtre dans son sentiment. De loin il mate ses jambes croisées avec les bas sans couture, admire la manière qu’elle fume et celle qu’elle tapote son Undervoude — ou se recharge le rouge Baiser. Il rêve. Il s’angoisse de pas oser lui dire qu’elle lui a filé une lampe à souder à la place du battant. Voilà le bon jeune homme qu’a plus d’appétit, qui finit pas ses nouilles de midi et qui se surmène le métabolisme, comme dirait mon docteur. Comment s’y prendre pour se placer ? V’là un système. Tous les matins, le gars se pointe le premier au bureau, et il met sous la z’housse de la machine à écrire de la mignonne un petit bouquet de violettes (si ça serait la saison) ou de roses crémières. Pas la peine de meurtrir sa pagouze, c’est le geste qui compte. La gosseline, intriguée, elle demande qui lui fait cette gentille farce. L’amoureux ne moufte pas ; il continue. La dactylo, ça la démange de plus en plus de savoir. Pour charmer une nana, mes fils, y a que deux moyens : l’intriguer ou l’amuser. A la longue, miss Undervoude, elle en peut plus. Alors le petit homme n’a plus qu’à lui virguler une chouette bafouille parfumée lilas, dans le style “C’est moi, Julien, que je vous adore dans le secret de mon âme et qu’ose vous le bonnir qu’avec des fleurs”.

« Elle peut pas résister, même que le soupirant aurait la taille jockey, un nez en pied de marmite ou les lampions qui se croiseraient les bras. Toujours par écrit, puisque notre déluré de la marche arrière ose pas témériter, il pose la première ranque : “Je vous attendrai demain samedi, à partir de trois heures et jusqu’à la fin de ma vie à « Ma Bourgogne », boulevard Haussmann. On y trouve le meilleur beaujolais de Paris et des sandwiches au sauciflard que le Masque de Fer se serait fait poser un pipe-line pour en déguster”.

« Toujours chatoyer, les gars ! On les a à l’embellie. Je vous parie un fond de mercerie contre un fond de culotte que le lendemain, la chipoteuse de clavier est là, sur son trente et un. Ne soyez pas louf, surtout, à faire le poireau dès deux plombes ! Oh que non ! L’astuce consiste à se pointer avec une demi-heure de retard pour que la jeune vierge aye eu le temps de mijoter dans son angoisse. Du coup, elle est folle de joie en vous voyant. Vous chiquez à la panne de métro ou à l’encombrement de circulation. Vous lui prenez la pogne et vous murmurez, le regard noyé dans votre godet de Morgon :

« “Ah ! Germaine (si qu’elle s’appelle Germaine, œuf corse) ah ! Germaine, y dépend plus que de vous que je meure dorénavant d’estase ou de chagrin !”

« Si vous réussiriez une petite larmouille effarouchée, à cet instant, ça porterait le comble. La gosse, dopée, la voilà lancée dans la roucoulanche. Vous avez plus qu’à l’écouter, elle fait tout le boulot, comme dans un autre genre, votre bergère quand vous rentrez schlass à trois heures du matin. En résumé, l’arme du grand timide, c’est le romantisme. Y a que comme ça qu’il retombe sur ses pinceaux avec un joli râle à la Gérard Philipe.

« D’autres conseils, maintenant, enchaîne l’Intarissable. Quand vous drivez une gosse au ciné pour une petite partie de paluches, mettez pas de futal à fermeture Eclair, d’abord parce que ça fait du bruit dans le silence et qu’ensuite vous risquez de vous coincer au cas où les circonstances vous obligeraient à la précipitation. Rien ne vaut les braves boutons de nos grands-pères. A la chasse, poursuit l’Infatigable, ne pas profiter d’un taillis pour une saillie express. Des fois on est à l’affût avec une dame et comme rien ne débouche, plutôt que de laisser chômer son Lebel on décide de faire un autre carton. Dans ces cas-là, jamais s’allonger dans les fourrés. Ça intrigue les clébards qui viennent vous faire taïaut-taïaut sur le fignedé. Un miraud quelconque s’empresse alors et vous file une volée de chevrotines dans le valseur avant que vous eussiez le temps d’annoncer vos couleurs. Le jeune chasseur qui prend des fantaisies doit s’octroyer la Diane contre un arbre, jamais à l’horizontale. Vaut mieux être vu en train de jouer les scieurs de long que d’être confondu avec un garenne. »

Il essaie de cracher, mais en vain : plus rien ne sort de ses muqueuses déshydratées par le verbe.

La voix s’enroue, mais elle reste audible et véhémente.

— Je voudrais attaquer le chapitre de l’étudiant, malheureusement, j’ai jamais été au lycée et si je suis été à la fac de médecine c’était pour une affaire d’autopsie. Pourtant, j’ai un neveu qui a réussi un jour son entrée en sixième. Hélas, le môme Roger avait des déboires avec le latin. Tant qu’il avait été enfant de chœur il s’était payé des « Amen » impecs, mais au lycée, dans les grincheux grimoires bourrés d’inclinations, de décoctions et de tribulations il perdait la manette des gaz, Roro. Une vraie débâcle ! Ses vieux, mécontents, l’houspillaient et se saignaient pour lui payer un répétiteur. Fallait le voir, le pauvre biquet, bêler des trucs biscornus. Y causait toujours de la pommade Rosa dans ses divagations. Rosa, rosa ! qu’il bafouillait, la larme à l’œil ! Je croyais, au début, que c’était le blaze de sa bonne amie, et qu’il chevrotait son prénom pour se mettre du cuisant dans le vague à l’âme. Rosa ! Rosa ! Mais pas du tout, ça faisait partie de son programme, m’a espliqué son dabe. Et mon pauvre neveu de pleurnicher à tout va : Rose à Rome ! (ou Rose-arôme, j’ai jamais bien pigé s’il s’agissait de la ville ou de l’odeur). Rosis, aussi, ça me revient ! C’était lui qui rosissait !

« Pour comble de guigne, quand il a atteint sa quatrième, après avoir redoublé chaque classe, il s’est payé un pion vachement coriace qui l’avait pris en grippe et lui faisait des avanies saignantes. Brimades, humiliations, colles, devoirs supplémentaires, il lui donnait un vrai récital morpionesque. Roro en dépérissait, en rêvait la noye, en faisait pipi au pieu !

« Et pire, même, il flouzait dans son froc en apercevant cette carne ambulante. Parole, mon neveu sentait la crotte, dans ce lycée. Les parents se lamentaient, mais ils osaient pas intervenir. Un matin de Noël, j’ai cramponné Roger dans un coinceteau, à l’écart, et j’y ai tenu le langage suivant : “Ecoute, gamin, t’as le devoir de supporter tes profs, mais pas tes pions. La prochaine fois que m’sieur Peau-de-vache te fera de l’arnaque, file-lui un doublé à la face…” Faut vous dire qu’il était costaud, Roger, baraqué comme son tonton. Aux vacances, j’y inculais les rudimentaires de la boxe. Il rosit, rosa, rose à Rome un bon coup et me répond :

« “Tu rigoles, Tonton, j’oserais jamais ! Qu’est-ce qui se passerait ?”

« Y se passera que cet enfoiré te laissera peinard, voilà ce qui se passera, je lui promets.

« Bon, poursuit le Gravos, les vacances finissent. Le gamin retourne au lycée. Ça ne rate pas, son père fouettard le chambre, bille en tête, à la première minute.

« “Vous, là-bas, l’horrible Bérurier, qu’il s’écrie, le morbach, sortez vos mains de vos poches !”

« Le sang du Roro fait qu’un tour. L’horrible Bérurier ! Je vous demande un peu ! Jamais un Bérurier a été horrible. Le môme vient se planter sous le nez à Peau-de-vache.

« “Si je les sors, mes mains, vous en entendrez causer”, qu’il lui lance hardiment.

« C’était bien répondu, admettez ? Le pion devient verdâtre comme un bouillon de poireau.

« “Si vous sortez pas tout de suite vos mains, je vous mets quatre heures de colle !”

« Alors là, il s’est souvenu de son tonton Alexandre, le brave lapin. Je m’ai fait espliquer ensuite, par lui et par les témoins. Il a commencé par un crochet au foie à la Charles Humez. Ensuite ça n’a pas z’été un une-deux à la face, mais la grande série asphyxiante, tant et si bien qu’il l’a mis K.O., le vilain pion !

« Y a fallu le coltiner à l’infirmerie pour lui faire renifler des sels et lui poser des agrafes. Il s’en est suivi tout un chabanais et on a viré Roro du lycée. Eh ben, ç’a été l’éveil d’une convocation pour lui. Il s’est fait boxeur, le garnement. A l’heure que je cause, le voilà vice-sous-champion des poids moyens de l’Eure-et-Loir et il doit prochainement rencontrer Kid Alphonse en grand super-gala à la salle des fêtes de Nogent-le-Rotrou ! Pour vous dire… La destinée !

« Notez, ajoute notre digne professeur, au bout d’un écheveau de réflexions, les pions c’est la préparatoire aux adjudants du service militaire. En v’là encore une drôle d’engeance, les juteux ! Bien que désormais, l’armée, sans colonies, c’est devenu une colonie de vacances. Je connais des vedettes mobilisées qui s’entendaient pas avec leur colonel. On a muté le colonel pour le remplacer par un autre bien gentil et favorable qu’aimait les artistes. Ça indique l’excellence du climat. De mon époque, c’était pas encore le pensionnat de Bouffémont, l’armée ! Bigre non ! »

Il fait un jeté-battu par-dessus le muret de sa mémoire et retombe en rigolant.

— Faut que j’ouvre une parenthèse, les gars. Vite fait, biscotte je sens que vous avez de la démange dans le buisson. Figurez-vous que je m’ai pointé dans les tirailleurs sénégaloches. Engagé volontaire. La guerre était finie, je voulais voir du pré. Y avait plus de médailles à ramasser, les aînés qu’étaient encore dans la carrière avaient tout sucré, les goinfres : les bannières et les croix ! La médaille de ceci et celle de cela sur fond de laurier-sauce. En France elle était sciée, l’aventure, remballée jusqu’à la prochaine, comme les crèches en janvier. Fallait aller musarder dans les possessions estérieures pour tenter de dégauchir du grade et de l’épopée.

« Chez nous, bernique, on pouvait que s’inscrire à un parti politique, se faire Bidautiste ou Mollésien, Plévéniste ou Thorésien, Jemenfoutiste ou Gaullien, monter à l’assaut des bistrots, et proclamer bien haut qu’on l’avait été jusqu’à la gauche, opposant du Frisé, vaillant guerrier de l’ombre, auditeur de l’abbé baissé à en avoir mal aux feuilles à force de se la cogner quotidiennement dans les trompes, la moulinette brouilleuse des Chleus. En ce temps-là, le général s’était pas encore déniché des cousins germains, et c’est dommage dans un sens parce que ç’aurait pu aplanir plus tôt, sans infusion de sang ! Hitler l’aurait su à temps qu’on était de la même family, eux, les tronches carrées, et nous, les tronches vides, qu’il s’y serait pris autrement pour nous empaqueter. Au lieu de passer par Sedan, il sautait directo le Channel. Il se sucrait la grande Albion facile. Churchill devenait Pétain et la Gestapo prenait ses quartiers d’hiver à Glace-Glove. Nous autres, on laissait manœuvrer les cousins, puisque de toute manière nos munitions, on pouvait que les balancer avec un lance-pierres, les fusils n’étant pas du même calibre ! Enfin, c’est fait, c’est fait ! Mais j’en reviens à moi, après le grand malentendu. Pétant d’impatience, me voilà chez les Sénégalais. Seul Blanc dans une chambrée. Je me sentais vraiment pâle. D’autant plus que les amis Y a bon Banania en tâtaient. Dès la première nuit les plus téméraires ont voulu me passer au Miror. Des hardis, dessalés, avec une impétuosité bien formidable : ils se gavaient de piment, les traîtres ! Quand j’ai vu un grand méchant se couler sur mon bat-flanc pour me le faire à la frissonnante j’ai chopé le hoquet. J’arrivais de ma brousse avec des illusions et des virginités de partout. Je savais de la vie que ce que j’en avais lu dans Rustica, le seul journal qu’on lisasse chez nous !

« Ça aide pour les semis de printemps, mais y a jamais eu là-dedans des rubriques pour expliquer ce que c’est que le style pédoque et comment t’est-ce qu’on doit s’en défendre. Mon enamouré, je pigeais pas tout de suite quoi t’est-ce qu’il cherchait. Sa tendresse, je la prenais pour de l’amitié, ça me flattait d’inspirer un caporal. Car il était caporal, Bambouli-Bamboula. Il aurait su écrire, il aurait pris de l’avancement avec ses performances in door ! Seulement il ne faisait que des croix. Ses rapports, on aurait dit le plan du Père-Lachaise ! Quand, brusquement, j’ai constaté ses signes estérieurs de richesse, j’ai pigé qu’il y avait du durcissement dans nos relations. J’ai eu les jetons et je m’ai enfui chez l’adjudant qu’était un grand blond alsacien à l’accent choucrouteux. Herckmann, il s’appelait. Un costaud, avec pas de lèvres et des yeux presque blancs à force d’être bleus. Je lui bonnis ma mésaventure. “Ah le sagouin !” il s’écrie. Et le v’là dans la chambrée, à hurler qu’il va faire casser Bambouli. Le casser, ça devait pas être difficult à ce moment-là. Bambouli a rechigné. Baissé la tête, baissé pavillon et le reste. Y a que la jambe de son pyjama qu’il a remontée. Une fois que ç’a été en ordre, Herckmann me dit : “Mon petit gars, faut pas rester avec ces grands vilains, viens avec moi”.

« Flatté, le Béru ! Je suis mon adjudange-gardien dans sa turne. Il me montre son plumard. “Tu vas dormir dans mon lit, comme ça tu ne craindras rien.” Ça partait bien, ma carrière militaire, reconnaissez ? Sans dire ouf, je me blottis en me demandant un peu s’il y aurait suffisamment de place pour deux, vu que, question du gabarit on n’avait pas la morphologie crevard, lui et moi. On se zone, il éteint la calbombe et tout à coup je pige mon drame dans toute sa vigueur : lui aussi il en était, l’adjudant. Un romantique, un délicat. “Appelle-moi ta petite fille”, qu’il me susurre dans le noir. A moi ! A moi, Béru : ma petite fille ! Du coup je me lève, je rallume et je lui déclare que je m’en ressentais pas de jouer la Marquise des Anges avec sa pomme !

« Digne, je retourne dans ma chambrée. Le lendemain, il flottait.

« L’Herckmann me fait descendre dans la cour, l’air sinistre.

« “A plat ventre !” qu’il brame en me désignant la boue.

« “Je vais tacher mon beau costume”, je proteste.

« “Dix jours ! Et à plat ventre !” s’égosille l’adjudante. Y a fallu que je l’obtempère. Des heures, ça a duré. J’avais de la glaise jusqu’au trognon, dans les tifs, dans les oreilles, les narines, la bouche, les dents creuses. Je me demande des fois s’il m’en reste pas encore. Le lendemain il m’a forcé de recommencer, et le lendemain du lendemain… Un vrai calvaire ! Une calamité calamiteuse ! J’avais des idées de désertion. Pour finir je suis été trouver le commandant et comme il pigeait bien la vie, et qu’il aimait pas la rondelle magique, il m’a muté. »

Béru toussote.

— Bon, continue le Conférencier, je rentre dans le civil, je me fais poulet ; et je me marie, du temps passe. Un soir, j’étais à la Mondaine, on opère une descente dans un hôtel pouilladin de la Goutte-d’Or. Et quoi t’est-ce que je déniche, en train de bien faire avec un mataf ? Mon ancien adjudant. Mort de mes os ! j’en grelottais de joie. Je me le fais mettre au frais. Il m’avait pas reconnu vu que j’avais pris de la bonbonne. Nous voilà en tête à tête dans mon burlingue.

« “O Herckmann ! je soupire, si tu m’appellerais ta petite fille, pour voir”… »

Bérurier masse ses phalanges rétrospectivement endolories.

— Cette fiesta, les mecs, rêvasse-t-il. Cette fiesta, ç’a été une des plus belles de ma carrière !

Puis, chassant ses tumultueux souvenirs, il conclut.

— Le jeune homme, voyez-vous, faut le mettre en garde contre les pédaleurs de charme. Les dabes rétrogrades les alertent seulement sur la chtouille, alors que les maladies vénitiennes, de nos jours, avec un verre à liqueur de pénicilloche on les guérit. C’est contre les hommes qu’il faut le prévenir, pas contre les dames. Sinon il est pris au dépourvu et se laisse placer sur une rampe de lancement avant d’avoir pigé. Bien sûr, s’il veut faire une carrière dans le cinoche ou la couture, ça aide. Dans l’antiquité et la coiffure idem ; mais à part ces quatre branches que je cause, s’entraîner à prendre du vase, croyez-moi, c’est pas un placement de père de famille !

Le Solennel se tait, les parois des soufflets collées.

— Faut interrompre ? demande-t-il, je fais dans la longueur aujourd’hui biscotte le chapitre est prépondérant.

Nous nous consultons par des hochements de tête. Certains regardent leurs tocantes.

Je prends la responsabilité.

— M’sieur le professeur, interpellé-je, les plus pressés n’ont qu’à filer, les autres resteront.

— Gi go ! répond le professeur de bonnes manières.

Un jeune gars qui frétille du kangourou depuis un moment se dresse, un peu gêné, et bredouille qu’il a rendez-vous chez le dentiste. Béru le flagelle d’un regard limoneux comme une tanche.

— C’est ça, va te faire couronner la molaire, mon grand, lui dit-il. Mais c’est pas avec une ratiche colmatée que tu pourras éduquer tes grands garçons, plus tard.

Le condisciple fuit sous les huées. Béru hausse les épaules.

— Se défoncer la bagouze pour s’entendre répondre le dentiste, soupire-t-il, ça incite pas au professorat !

Mais il a l’abnégation rapide.

— Faut que je dise une broque sur la façon de jaffer des jeunes gens. J’ai remarqué que de nos jours, le jeune homme se nourrit mal. Il la trouve secondaire, la becquetance, presque superflue. Il tortore n’importe quoi, n’importe où. C’est désastreux comme mœurs, cette négligence. Ça pousse le gargotier au bâclage. Ça développe l’hamburgère, cette tristesse de la nouvelle cuisine. Des boulettes, comme à vot’ Médor ! La carotte râpée, la viande hachée, le yaourt, v’là le menu de l’adolescent moderne ! Je jure ! Ou alors, pour les snobinards le sandwich-clube ; autrement dit de la poubelle en tartines ! On y trouve de tout : des bouts de tomate, des miettes de poulet… comme si ça serait déjà été bouffé une première fois ! Très peu pour moi, merci ! La faillite de la mange, c’est dramatique ; car enfin le Français, à part le Gaullisme sauveur, qu’est-ce qu’il a pour se faire valoir ? La 2 CV, le petit Larousse et sa cuisine, non ? Vous voyez autre chose, vous ? Le jeune homme, maintenant, la mangeaille lui fait honte. Gandhi ! il est bon pour gober le repas-pilule ! Ou même le repas-suppositoire ! Un coup de pouce dans le train et le voilà calorifugé à bloc, la panse garnie, la vitamine en place !

Le Gros en a des ondulations dans le baquet. Sa bedaine frissonne, comme une eau sous la bourrasque.

— Quand j’étais moujingue, ma petite institutrice répétait « il faut manger pour vivre, et non vivre pour manger ». Seulement, lorsqu’on s’annonçait à une heure et demie, après la mi-temps, ça reniflait la persillade dans la cour, ou bien la friture, ou bien le civet grand-mère. Elle en était pas au poultok aux hormones ni à la charcuterie sous cellophane, cette chérie. Elle mijotait du délicat, du vigoureux. Je me rappelle d’un sauté de chevreau au vin blanc qu’a parfumé la classe pendant deux jours et qui m’a fait bavasser plein mon cahier.

« Même notre curé, en chaire, il donnait des recettes de cuisine. Comme quoi l’Eglise elle-même condamne pas la boustifaille. Rappelez-vous le bon Jean XXIII avec sa brioche carrossée par Maserati ; on aurait dit qu’il se planquait la tiare sous la soutane ! Ça lui était pas venu par l’opération du Saint-Esprit, un pareil durillon de comptoir. Le Saint-Esprit, jusqu’à preuve du contraire, il fait que les dames. Women only ! J’affirme donc qu’apprendre à manger aux mômes, c’est la base de leur éducation. L’homme qu’aime et qui sait tortorer ne peut jamais être un vilain bonhomme. Ça rend bon, la table. Ça noblit l’âme.

Le Gros promène avec lenteur une langue à cacheter les immenses enveloppes en papier kraft sur ses lèvres goulues, torchant confusément une sarabande monstre de repas délicats et copieux. Il est la statue vivante des nourritures solides ; leur ardent résultat, leur sous-produit altier.

— C’est grâce à la tortore que je m’ai marié, révèle-t-il. A l’époque où j’ai connu Berthe, autrement dit madame Bérurier, je logeais à Issy-les-Moulineaux où que j’avais une piaule de jeune homme. J’étais gardien de la paix alors. Berthy était serveuse dans un petit restaurant, pas loin de la mairie.

Sa Majesté a une moue indulgente.

— Ceci et cela entre nous, œuf corse, chuchote le Confus. Maintenant que j’ai opinion sur rue et que me voilà inspecteur principal, presque et probable futur commissaire, on évite d’évoquer. Le standinge, ça consiste aussi à oublier les méchants débuts, ou bien à en causer comme d’une bonne rigolade. Ma bourgeoise aime pas que je rappelle ses entre-ses-dents.

Il a l’orbite noyée.

— Fallait voir, pourtant, la manière qu’elle te vous les servait, les z’hors-d’œuvre variés, les côtes de porc-spaghetti, les crèmes renversées et les carafes de côtes-du-Rhône !

« Une vraie petite fée magicienne. Des quatre assiettes garnies à la fois elle charriait, d’un même bras, le coude arrondi pour faire tablette. Elle allait de table en table, se déchargeant à droite, à gauche, sans que les papouilles des clients la gênassent et lui fissent tomber un plat. Et puis le mot pour rire. La vivacité d’esprit, dans ce métier, c’est important. Une supposition, un mecton laissait choir sa fourchette ; Berthe c’était pas le genre hypocrite, le côté “Bougez-pas-je-vais-vous-la changer !” Non ! Elle la ramassait, l’essuyait du coin de son coquin tablier blanc en faisant comme ça au quidame : “Comme ça serait la même que je vous ramènerais, c’est pas la peine que j’allasse me balader en cuisine avec” ! Ça détendait la clille, des boutades pareilles. De même, une autre supposition qu’un rouscailleur se mette à ronfler comme quoi les petits pois étaient aigres, ma Berthy, très deux cents volts, répondait “Et pourquoi t’est-ce que vous ne vous les colleriez pas au derrière s’ils sont pas assez bons pour vot’ bec, monseigneur ?” La salle se marrait à bloc et le rechigneur jaffait ses aigreurs sans plus piper. Vous voyez ? Elle me plaisait bien, cette jouvencelle. Maintenant elle s’est un peu laissé envahir, même qu’elle est à Brides-les-Bains pour essayer de s’épousseter quelques kilogrammes ; mais à l’époque dont au sujet de laquelle il est question, Berthy c’était de la pinupe carrossée grand luxe, avec les accessoires en place, les freins à tambour, la fourche télescopique et les sacoches-campinges bien arrimées au porte-bagages. Un premier lot, quoi ! Le dommage c’est qu’elle grattait pour un vieux bougnat moustachu, un veuf : le père Hippolyte. Sa vioque s’était farci un autobus de la ligne 20 en plein placard, un matin qu’elle draguait du côté de Saint-Lago. Juste au déboulé de la cour de Rome, près des grilles. Depuis lors, il arrêtait pas de chasser derrière les cotillons de Berthe. Un valseur comme çui de madame ma femme, nécessairement, ça porte aux sens, ça déclenche tout un panorama de mirages dans l’esprit du bonhomme en panne de brancards.

« Berthe est pas bégueule, mais elle voulait rien chiquer pour l’éponger, le Polyte. Et pourtant, elle avait une situation à se faire dans la nouille et le quart de brie si elle aurait su manœuvrer. Recta, qu’elle le drivait jusqu’à la mairie, le moustachu, d’autant plus qu’elle se trouvait à deux pas ! Ensuite, le Restaurant des Aminches, il lui appartenait corps et biens, non ? Seulement, Berthy avait de l’ambition ; elle le sentait que d’hautes destinées poireautaient à l’attendre au tournant du destin. Tout ce qu’elle lui consentait, à l’Hippolyte, c’était un petit coup de paluchette facile, avant la plonge du morninge, histoire de le mettre à jour, le cher homme ! La vertu, ça n’empêche pas la compréhension. Au premier coup de périscope, j’avais pigé que c’était un sujet pour bibi, Miss Berthe. L’étrange de la vie, c’est que les gens qui vont faire la vôtre, vous les reconnaissez au passage. C’est comme si on aurait une sorte d’espèce de souvenir du futur, voyez-vous. Moi, je jouais les fringants avec mon beau uniforme de poulaga à boutons argentés et mon aubergine blanche agrafée au côté. Je suis plutôt pas mal, mais y a une dix-huitaine d’années je tombais dans l’irrésistible. Les gerces marchaient à reculons sur mon passage et j’ai vu des encombrements féroces, vers la Bastoche, quand je faisais la circulation à la hauteur du Richard-Lenoir. Des conductrices polissonnes freinaient pile en accrochant mon œil de velours et ma prestance cosaquienne.

« Y en a des vicieuses qui se faisaient verbaliser exprès pour pouvoir me causer et me renifler la vareuse. Pour vous espliquer que la Berthe, tout comme les copines, elle a eu ses émois de printemps en m’apercevant, le jour que j’ai atterri au Restaurant des Aminches, en grande tenue poulardienne, avec la moustache parée pour la manœuvre des patineurs ténébreux. A cause de mon uniforme, je pouvais pas me permettre la main au valseur, comme les autres clients, je devais me rabattre sur le madrigal ; et c’est ça qui m’a sauvé la mise. Je lui ai paru d’une mondanité exorbitante, à cette gentille serveuse. Comme quoi vous en avez une preuve de plus, que les bonnes manières c’est la base du bonheur. Je lui causais coquinement, en finesse. Le côté : “Ce qu’il y a de meilleur dans ma blanquette de veau, mon petit chou, c’est vot’ joli pouce qui trempe dans la sauce”. Un langage velouté, quoi ! Du caressant qui amorce le frisson. Au milieu de sa clientèle de taximen et de petits voyageurs miteux, elle a senti le gars de l’élite, illico. C’est des choses qui trompent pas. On a précisé les relations un soir qu’un de mes boutons s’est fait la valoche au moment de payer. J’ai toujours eu des misères avec les boutons. A l’époque que je vivais seul, pour les recoudre c’était du sport. J’avais beau prendre des aiguilles anglaises parce qu’elles ont le chas bien large, pour enfiler c’était la grosse partie de bilboquet ! Et aftère, la cousette seulâbre, j’étais pas champion. Je cousais de trop près. Le bouton il était plaqué comme un écrou, c’était la boutonnière qui en pâtissait. J’ai raconté tout ça à Berthe. “Ecoutez, m’sieur l’agent, qu’elle me fait, demain c’est mon après-midi de congé ; venez prendre le thé et amenez-moi tous vos dégâts, que je vous répare ; un homme seul, on sait ce que c’est.”

« Elle créchait au bout de la rue Karl Marx Brozère, au-dessus d’une poissonnerie. Y avait de l’effluve insistante chez elle, l’été surtout, quand, à peine descendue de son train de marée, la merluche commence à prendre ses aises. Son thé, à la Berthe, c’était quatre andouillettes au vin blanc qu’elle avait secouées dans le garde-manger personnel à Hippolyte. Des vraies, des lyonnaises, dodues et juteuses, avec du grenu sous la peau et des fissures qui bavent jaune clair. Elle m’a espliqué, en mijotant, que son violon d’Inde c’était la cuisine délicate, Berthe. Elle méprisait profondément le cuistot au moustachu, un vieux malpropre picoleur que ses spaghetti étaient bons pour l’affichage et qui sabotait la grillade. Il était juste doué pour faire le veau, le fossile. La crème caramouze aussi, parfois, quand il se donnait la peine de négliger le flan en sachets. »

Bérurier joint ses mains, dévotieusement.

— Les plus belles andouillettes de ma vie, les gars, c’est ce jour-là ! On avait l’impression de bouffer le bon Dieu !

Il renifle son émotion et s’empare de son encyclopédie terriblement négligée.

— Avant de vous poursuivre mon espérience personnelle, faut replonger dans les classiques. Ils en disent long comme Bordeaux-Paris, là-dedans, sur ce qu’entoure le mariage, sur ce qui le précède, sur les fiançailles, les formules de demande et tout le bigntz. Pour commencer, ils soulignent que les filles, depuis leur plus jeune âge, elles rêvent qu’à la bagouze. Dévergondées ou chastes jusqu’à la toile d’araignée incluse, leur terreur c’est la Sainte-Catherine, à ces demoiselles. C’est pourquoi faut se méfier des pièges à mari qu’elles vous posent sur le sentier de leur vertu.

Brandissant sa bible, Béru exulte :

— J’ai potassé le problème dans ce manuel. En résumé, v’là comme ils préconisent, mes scientifiques du rond de jambe. Quand un jeune homme a repéré une souris dans ses cordes, qu’il a fait jouer ses charmeuses et qu’il lui a virgulé le long compliment à soupirs pneumatiques, il décide de tâter le terrain pour la marida. En ce temps-là y avait enquête sur la family de la gosse, pour si des fois des charançons se baladeraient pas dans son pedigree, si le papa cacherait pas une vilaine affaire foireuse du style faillite, ou si un grand frère se purgerait pas une petite erreur de jeunesse au collège supérieur de Fresnes. On espédiait donc un aminche du jeune homme chez la donzelle. Le messager spécial se fringuait solennel, en jaquette et bitos de magicien. Il abordait le papa dans le suave : “Mon copain Untel qui s’en ressent pour mademoiselle votre gamine me charge de repérer un peu le topo de vos sentiments pour pas risquer de se casser le naze contre votre lourde, baron”… Ou quèque chose d’approchant. Le vieux se grattait la barbouze (ça se faisait beaucoup de ce temps-là, la barbichette) et répondait qu’il était flatté, mais qu’il devait en faire part aux siens. Mon œil ! il se réservait pour la contre-enquête. Il voulait en savoir plus ample sur le Roméo, être sûr que monsieur le Tombeur soye pas fils père, qu’il flambe pas au casino et qu’il ait pas une vie indissoluble. Bon, une supposition, l’enquête montrait que le prétendant avait la blancheur Persil, le beau-dabe et le messager organisaient pour lors une rencontre sur terrain neutre des deux familles, histoire de voir réciproquement les bouilles qu’on avait. Ça se passait dans un musée, souvent, ou bien dans un jardin public ou z’encore à la sortie de la grand-messe. On se trouvait nez à nez, on chiquait à la surprise. On se présentait avec des points d’esclamation. “Comme l’hazard est grand ! Mademoiselle Mathilde, vous z’ici ! Et avec vos vieux ! Permettez-moi de vous présenter papa-maman…”

« Et la gosse répondait aussi sec, entrant dans le jeu à pieds joints : “En effet, elle est raide, celle-là ! Moi que justement je causais de vous à môman, pas plus tard que tout à l’heure ! C’est de la thérapeutique, m’sieur Pierrot !”

« Les vioques se serraient la louche en se détranchant bien à fond. On en bonnissait une ou deux sur le temps, le prix des radis, la couleur du cheval blanc d’Henri IV et puis on se cassait rapide pour aller papoter sur les premières impressions. “Tu crois que c’était du vrai vison, son étole, hein, Mémaine ?” Ou bien : “Le père fait sérieux, mais la mère, avec son rouge à lèvres, elle donne dans le léger ! Ma parole, elle se prend pour Sahara Bernhardt…” Enfin chaque groupe commençait son petit boulot de démolition. “C’était quoi, sa décoration, au papa ? Un ordre étranger ou de la ficelle à gâteau ?”… “La petite est jolie, mais t’es sûr, Gaston, que son petit frère est pas court-circuité du bulbe ? T’as pas remarqué comme il marche avec les genoux en dedans ?”… “Pourquoi qu’elle se fringue en chaisière, madame Michu, pour faire sérieux ou pour faire pitié ?”… “Tu nous avais pas dit qu’il boitait bas, son père ? Faudrait se renseigner, Ernest, des fois que ça serait congénital”, etc.

« Mais enfin, vaille que vaille, les choses se faisaient. Le père du futur se loquait façon milord et allait poser la demande officielle, gants blancs haleine fraîche. “Vous nous la refilez, votre môme, ou pas ?”

« Le vraiment délicat, c’était les mariages de raison que les vieux essayaient de goupiller entre eux. De tout temps, les marieuses ont foisonné. A l’époque, c’était un fléau social. Moi je me rappelle, un cousin de chez nous qu’on a voulu marida. Le fils d’un gros quincaillier : Anatole. Il avait le genre pas bileux. Il préférait les copains au mariage. Quand il voulait se faire pressentir l’intime, il allait au Sphinx de notre chef-lieu, ou chez Antinéa, une boîte vachement sélecte que toutes ses pensionnaires étaient passées à l’alcool à 90° chaque matin. Mais comme il prenait du carat, Anatole, fallait bien qu’il se case. Il avait la flemme de chercher. Une vieille bigote du coin a arrangé le topo, Mme Lafouinasse, la femme du notaire. De la personne homologuée : cheveux blancs, ruban de velours au goitre, face à main et écharpe noire.

« Elle possédait justement dans ces dossiers une fille de général. Selon elle c’était juste la pointure d’Anatole. Une demoiselle vachement bien élevée par les religieuses, et qui causait deux langues, qu’avait une dot honorable, plus des espérances de tous les bords. Pas exactement jolie, non, mais une classe folle. Photo à l’appui : c’était pas Greta Cargot, mais pour faire des lardons et engueuler une bonne, ça pouvait cadrer. Mon Anatole dit banco et on arrange la rencontre ! »

Le Gros s’en trémousse sur sa chaise.

— Le cousin se met sur son trente et un. On eusse dit le Napoléon du réverbère ! Il arrive chez le notaire où, comme par enchantement, le général Glandoche et son petit monstre se trouvaient déjà. Présentations ! Il a failli dégobiller sur le tapis, Natole, en découvrant le lot qu’on lui réservait.

« Sur la photo, Thérésita (ses vieux avaient fait leur voyage de noces en Espagne) on l’avait flashée de trois quarts, si bien que ça pouvait pas se voir qu’elle avait un œil renversé. Et comme le portrait la montrait de buste, on se rendait pas compte qu’elle marchait avec des béquilles vu qu’elle traînait une guitare raccourcie de vingt centimètres. Et sa bosse non plus était pas visible, pas plus que sa grosse verrue au menton, sa loupe sur le front, sa dent géante, sa tache de pinard sur l’autre joue et l’eczéma couvrant ses paluches. L’eczéma, surtout, qui l’a débecté, Anatole. Quand on disait bonjour à la môme, il pleuvait des miettes, paraît-il, comme quand on secoue la nappe après le pique-nique. A la fin de la réception, v’là le général Glandoche qui chope Anatole à part, dans une embrassade de fenêtre. “Mon jeune ami, qu’il attaque, le général, notre chère hôtesse m’a fait part des sentiments dont à propos desquels vous honorez ma fille. Je dois vous dire que je vous trouve morbleu fort sympathique et que je suis prêt à discuter de cette union avec vous et notre ami le notaire.”

« Mon Anatole, il glaglatait vilain, je vous le dis ! Il se voyait déjà convoyant sa fée Carabosse dans les sous-bois avec une petite pelle à la main pour enterrer sa bosse dans les moments d’abandon. Il mirait la beauté, à distance, et il se disait que les Glandoche avait dû concevoir ce sujet au cours d’un accident de chemin de fer ou d’une épidémie de peste bubonique. “Je me trouve un peu jeune pour me marier”, qu’il bredouille. “Allons donc, se marre le général, un gaillard de trente-huit ans ! Il n’est que temps au contraire.” “J’ai un grand voyage à faire dans les pays chauds” trouve Natole. “Ma fille en sera ravie, elle raffole de la chaleur.” “J’ai une maîtresse tyrannique”, invente le cousin. “J’irai lui causer”, rassure le général. “C’est une violente, s’étrangle Anatole, elle la tuerait, votre fille.” Dans le fond, le général, c’était sûrement son rêve secret, l’assassinat de son hideux débris. Depuis le temps, il en avait classe de lui refiler la becquée à son petit hibou. “Mais non, mais non, vous grossissez, jeune homme ! Vous grossissez !” Il maigrissait plutôt à vue d’œil, mon Anatole. Des chandelles larges comme mon pouce lui dégoulinaient sur la frite. Alors il a tenté l’impossible, il s’est mis à plaider coupable, à bloc, à baliverner à outrance, à avouer des mouflets imaginaires, des chaudes-lances pernicieuses, des indélicatesses honteuses. A l’entendre, il avait plombé toutes les demoiselles du canton, essayé toutes les radeuses (là, y avait du réel), tiré des chèques sans provision, giflé le curé, écrit des lettres anonymes, foutu le feu à l’école maternelle. Il s’inventait des péchés inconnus, Natole, des vices jamais racontés par personne, des manies abominables, des horreurs bien abjectes… Mais il avait beau les livrer à la benne basculante, ses immondices, le général cramponnait toujours les positions. Il avait fait Verdun, cézigue, la Marne, le Chemin des Dames et toute la Croisière 14–18 en héros. Son grade, il se l’était pas obtenu par correspondance. Il savait lutter, le bougre. Il pardonnait tout, il promettait la grande rédemption, le salut par Thérésita. A le croire, sa fifille c’était une succursale de Lourdes question miracles. Qu’il l’épouse seulement, Anatole, cette douce jouvencelle, et il verrait comment qu’il deviendrait rapidos un saint ! A la fin, comprenant que ça ne suffisait pas, ses fautes à lui, le cousin s’est mis à divaguer sur sa famille. Son brave vieux qui n’avait pourtant jamais foutu son nez dans un godet de rouge, il en fait un alcoolique invertébré, sa douce mère, recta, il l’a déguisée en poufiasse ; sa grand-mère, d’après ce qu’il racontait, elle avait fait l’amour avec un saint-bernard et son grand-père, le sale bonhomme, il avait été déserteur, espion même, pendant la guerre de Septante. Sedan, c’était de sa faute. Bazaine avait porté le chapeau, mais le vrai coupable, c’était le grand-père d’Anatole. C’est ça qui a fini par lui faire toucher les deux épaules, au général Glandoche. Il s’est vu à la merci d’un grand scandale et il a cessé d’insister. »

Le Gravos reprend haleine. Il est obligé de se cracher dans la bouche pour se l’humecter. Cotonneux jusqu’à l’aridité absolue. Le palais roussi comme un incendie de pinède. Il poursuit encore, fabuleux à force de persévérance :

— Ne jamais embringuer vos lardons dans des mariages de raison, ce serait pas raisonnable.

Puis, considérant son guide :

— Une fois que la demande est acceptée, le petit gars peut se pointer à tome[9].

Et il lit l’encyclopédie toute crue :

Le fiancé doit, à partir de ce jour, venir tous les jours voir sa fiancée. La mère sera présente à ces visites ; elle dirigera la conversation, s’associera aux projets d’avenir et c’est surtout en ces moments bénis de douce intimité qu’elle pourra verser les trésors de son expérience et de sa tendresse.

— Ici, déclare gravement Sa Majesté, je vous crie casse-cou. Que la mozère soit présente, c’est folie, car, de deux choses l’une, ou bien c’est une enquiquineuse et le fiancé se carapate par l’issue de secours ; ou bien c’t’une femme agréable et il a envie de se la farcir en avant-première. Les trésors de son espérience, tu parles qu’il voudra en jouir, le fiancé, surtout si sa petite fée est du genre oie blanche. J’en vois que je scandalise, coupe le Véhément. Simplement, je connais la vie, mes tout beaux. La guerre des sens, je l’ai faite ! Des belles-doches qui s’octroyent le droit de rognons sur leur gendre y en a des fagots !

« Mais insistons pas. Ce qui marque les fiançailles, c’est la bagouze. On organise un frichti un peu bath chez mademoiselle, et le gigolpince sort l’écrin attendu de sa fouille. Selon le manuel, faut qu’il manœuvre discrètement, pas d’ostensoir, qu’ils préconisent. A la sauvette il devrait le remettre, selon eux, le bijou. Là encore je conteste ! Formellement. Y a en classe de toute cette hypocrisie ! Puisqu’on a mis ce déjeuner sur pied uniquement à cause de la bague, à quoi ça rime de l’offrir derrière la porte des cagoinces, hein ? Vous avez des gnaces qui se sont caillé la laitance pour acheter un caillou authentique et faudrait qu’ils le virgulent dans la menotte de la chère et tendre comme on cloque vingt ronds dans la gapette d’un trimardeur ? Foutaise ! Je vais vous refiler un tuyau de feurste quality ; c’est ici qu’on raccroche les wagons à mon cas personnel. Comme je vous le disais plus haut, ma Berthe et moi, tout de suite ç’a été le grand amour. Déjà son coup des andouillettes, pour une première rencontre intime, ça m’avait ébranlé. Tant de délicatesse, ça ne trompait pas. Une perlouze pareille, fallait se grouiller de la soustraire à l’Hippolyte, la marier sans lui laisser le temps de respirer et l’installer dans ses meubles. Elle a été partante tout de suite ; mais où ça s’est compliqué c’est avec sa famille. Sa mère, ancienne concierge, avait gagné un peu de pognon à la loterie, ce qui lui avait permis de s’acheter une crèche préfabriquée dans un lotissement de Juvisy. Depuis lors elle crânait. Et sa sœur impotente de Berthe aussi crânait, à Nanterre, dans la crèche minable de son mari, un infect clapier recouvert de tôle ondulée. Les pauvres, dès qu’ils ont quèque chose à eux, leur boussole devient toupie. Ça leur monte à la tête de posséder. “Comment ! s’est récriée la mère à Berthe, épouser un simple gardien de la paix, une fille de ton éducation et tout, c’est de la folie ! il sera même pas capable de t’offrir une bague de fiançailles convenable !” Pauvres amis ! qu’est-ce qu’elle venait pas de dire là. Ça m’a asticoté la vanité, comprenez-vous ? J’ai fourgué tout ce que j’ai trouvé de fourgable chez moi, j’ai porté la montre à papa au clou (celle à remontoir) et avec la somme je me suis pointé chez Cartier, rue de la Paix. Voilà un zig vêtu de noir, avec un col de celluloïd qui s’avance. “M’sieur désire ?” il me reluquait en profondeur. Je devais pas avoir bonne mine avec mon cache-nez de laine marron tricoté et mon costard en provenance du carreau du Temple.

« Je savais plus combien je disposais au juste comme pognon, mais lui si. Mon pécule, il le lisait gros comme au tableau d’affichage de Longchamp à travers mes fringues crapoteuses.

« “Une bague de fiançailles”, je balbutie, comme un qui va mourir.

« Il a fait signe à un groupe de messieurs qui discutaient dans un salon. Un petit jeune, bien mis, aimable, s’est approché, “Bague de fiançailles” a annoncé l’homme en noir en me désignant avec la voix qu’il eusse pris pour dire “Ducon la Joie”. Le petit gentil est resté gentil, malgré qu’il s’apercevait à toute allure que j’étais pas Rockefeller, ni même l’arrière-neveu de son chauffeur.

« “Vous voulez quèque chose de bien ?” a questionné l’engageant.

« “Tout ce que vous avez de superbe”, je rétorque.

« Le voilà qui me pilote dans un salon, qui me fait asseoir sur du siège de cuir, et qui me demande combien t’est-ce que je comptais y consacrer à cette folie.

« “Quatre mille francs”, je lui révèle, comme j’aurais lâché un vilain pet nauséabond. Il avait beau être décidé à garder le sourire, ça lui a porté atteinte au moral, ce chiffre. D’autant qu’à l’époque il s’agissait d’anciens francs.

« “Mais, Monsieur, bredouille-t-il, vous devez faire erreur…”

« Votre Béru a de la ressource, voilà qu’il me vient une idée.

« “Ecoutez, je fais comme ça, qu’est-ce que vous auriez pour ce prix-là ?”

« Ça lui posait un vache dilemme. Il est allé discuter avec son brin de truste. C’était le grand conciliabule au sommet. Si j’avais été le Maradja Kelpèzekila venu acheter un solitaire gros comme mes trucs, ça les aurait pas davantage accaparés, ces messieurs. Ils auraient pu me virer, notez bien, comme un malpropre mendigoteux. Ils l’ont pas fait. Cartier, c’est la boîte sérieuse. Là-bas, les vendeurs, on les entraîne pire que des marines pour qu’ils gardassent leur calme en toutes circonstances. Ma bouille leur revenait, peut-être aussi ? Toujours est-il qu’ils s’y sont tous mis à me chercher un quelque chose de quatre tickets. Ils ont fouillé tous les tiroirs, esploré tous les écrins, ils se sont mis à quatre pattes devant les bas rayons, ils ont ébranlé toute la maison pour dire à ceux des coulisses de bien mater dans les recoins de coffre-fort, si par hasard ils trouveraient pas une bibeloterie quelconque qu’excède pas mon capital. Une heure et demie il a eu lieu, ce branle-bas de combat à travers les rivières ruisselantes de millions, les montres en diamant, les colliers féeriques, les troupeaux de solitaires bourrés de carats. Ils se piquaient au jeu, tous. C’était la chasse à courre. A court d’argent, si je peux me permettre une plaisanterie au passage. Sur la fin, épuisés, les genoux blancs de poussière, la cravate de traviole, ils m’ont fait part de leurs regrets. Ils en eussent chialé, tellement ça les contristait de me perdre comme client, à tout jamais. C’est mon petit gentil, au moment que j’allais repasser le tambour, qu’a eu la trouvaille.

« “Monsieur ! Monsieur ! Vous n’êtes vraiment pas fixé comme objet ?” “Non.” “Une pièce d’or, ça vous conviendrait ? Vous pourriez la faire monter en broche, plus tard ?” Je l’aurais embrassé ! J’ai acheté un Soverègne angliche. “Faites-moi z’en un beau paquet, c’est pour offrir !” je leur ai supplié. Alors là, ils m’ont gâté. J’ai eu droit à l’écrin capitonné. On m’a gravé le nom à Berthe sur le couvercle, sans supplément. Ça faisait grand luxe. Le lendemain, j’ai remplacé la pièce d’or par une bague achetée dans un bazar qui faisait aussi mercerie-papeterie, près de l’avenue Trudaine. Le bijou en question, ça représente un gros diamant en cristal, monté sur laiton argenté. A sa mine on jurerait un six carats tant il se porte bien. Elle a été clouée, la belle-maman, quand sa fille a sorti ce joyau de l’écrin. Avec la griffe Cartier y pouvait pas y avoir de doute sur son pedigree. J’ai espliqué que j’avais vendu quelques hectares de prairie pour réaliser l’opération. Du coup, la vieille a chiqué les connaisseuses.

« Elle assurait que c’était un bleu, un tout pur, sans avaries. “Jamais j’ai vu une eau pareille”, elle se pâmait.

« Tu parles, y avait encore des brins de sciure après ! Quant à Berthy, elle vadrouillait en plein septième siècle avec son dodu solitaire. Elle croit toujours qu’il est vrai, et qu’après la couronne d’Angleterre, c’est elle qui détient le plus bath caillou du monde.

« Aux vacances, elle l’enferme à la banque, dans un coffiot qu’on a loué exprès pour lui ! Elle dit toujours que si une nouvelle guerre arriverait et qu’elle s’expatride, en le vendant ça lui permettrait de vivre. »

Notre cher Bérurier part d’un formidable éclat de rire.

— Si elle aurait que le montant de son solitaire pour bouffer, exulte-t-il en se dirigeant vers la porte, elle aurait jamais plus besoin d’aller à Brides-les-Bains !

Et il se retire sous les vivats.

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