CHAPITRE QUINZE DANS LEQUEL BÉRU PASSE EN REVUE LES USAGES MONDAINS

Le Gravos s’est nippé ultra-smart : costard bleu croisé, limace à peu près blanche, cravetouze gris pâle. Il a le cheveu gominé à outrance, du talc sur les joues, la bouche déjà avide de sa comtesse ; on sent le mâle frémissant, en pleine convoitise physique. Il s’est oint de je ne sais trop quelle horrible lotion et pue le salon de coiffure de village. D’un geste noble, il ôte sa montre, la pose devant soi, et déclare après en avoir fixé les rampantes aiguilles pour s’assurer qu’elles tournent rond :

— Gentlemants, la comtesse Troussal du Trousseau, dont au sujet de laquelle je vous ai annoncé l’honneur de sa visite, m’a informé qu’elle aurait du retard. Elle est en train de visiter ses domaines dans la Loire et son homme d’affaires qui lui cherche du suif l’oblige à prolonger son séjour de quèques heures. Nez en moins, elle viendra sur la fin de ce cours qui, conséquemment, durera plus longtemps.

Béru émerge de sa longue phrase à tremplins et respire un bon coup.

— En attendant la digne personne, poursuit-il, on va étudier la manière de se comporter dans l’existence quand on est adulte. Ce qu’il faut faire et pas faire, dire et pas dire chez soi, dans la rue, ou ailleurs. Vous mordez le topo ?

Nos muets acquiescements le satisfont et il attaque.

— Le début de la politesse, c’est le salut. Vous avez votre bada sur le dôme et v’là que vous rencontrez une madame de connaissance. Même qu’il ferait frisquet, faut se fendre du coup de bitos magistral. Je connais que deux exceptions à c’t’usage : si vous seriez grippé et si vous auriez les brandillons chargés de pacsons. Mais dans les deux cas ci-joints, n’oubliez pas de vous escuser, sinon vous passeriez pour un bouseux. Dans le premier, vous faites comme ça, en reniflant en grand pour souligner que c’est pas de la frime : « Pardonnez-moi si je gardasse mon couvercle, chère maâme, mais ce matin encore, mon thermomètre à moustache se payait du trente-neuf à l’ombre ! » Dans le deuxième cas, vous vous mettez de profil à elle, vous tendez juste le petit doigt de la main droite, j’insiste (la gauche ça serait pas correc) et vous dites : « Biscotte ma cargaison, je vous balaie pas le plancher avec mon panache blanc, ma beauté, mais le cœur y est, ainsi que tous les accessoires ». Notez ! C’est les formules les plus fraîches que j’aye mises au point, insiste le Gravos.

Nous ne nous faisons point faute d’inscrire en effet ces phrases utiles sur nos tablettes, pour le cas où les circonstances nous les rendraient nécessaires.

Béru poursuit et, sa voix gaillarde, on devine qu’il ira loin et qu’il parlera net :

— Les tracas de la vie, remarquez, c’est toujours de notre corps qu’ils arrivent. Les problèmes, ils découlent de cette foutue carcasse : la maladie, le sommeil, l’amour, la bouffe… Mais il en existe des plus minus bien empoisonnants aussi dans leur genre. On va se les examiner à la loupe, les Mecs. Et voir comment t’est-ce qu’on peut les feinter.

« Je prends le plus simple, détaille le Monumental : l’éternuement. Quand vous avez le temps de le prévoir, qu’il vous picote le pif un bout de moment avant d’esploser, vous pouvez préparer la manœuvre, sortir votre tire-gomme et vous fout’ en batterie pour le cueillir au déboulé. Mais y a des fois où il spontane, l’éternuement. Il vous éclate dans le museau comme un ballon rouge qui touche une cigarette allumée. Tchaoummm ! Vous avez l’impression de voltiger en éclats. Ça vous file du rouge dans la pipe et des étincelles partout. Après, vous matez les conséquences avec tourment. Il vous pend des vilaines ficelles au naze et vos voisins sont pleins d’emblèmes ! Quand cet incident se produit, perdez pas votre calme. Et vous escusez pas, surtout ; sinon vous êtes fichus. Pour commencer vous tirez votre mouchoir et vous vous ramonez le blair. Ensuite vous dites à l’assistance : “Vous parlez d’un coup de cymbales, mes amis ! J’en vois qui sont pleins de virgules, c’est pas la peine qu’ils se portent partie civile, je vais leur filer un coup de chiftir pour leur redonner l’éclat du neuf à moins qu’ils voudraient les conserver pour leur correspondance ?”. C’est bien balancé, hein ? exulte Sa Majesté. »

Il se lisse les tempes.

— Deuxième sorte d’emmouscaillage : le bâillement. Vous v’là en soirée et la dame de la maison se colle au pianoche pour vous martyriser le Vermifuge Lune de Werther. Ou bien c’est l’ancien officier qui vous bonnit ses bravoures de jadis… Brèfle, voilà votre mental qui décroche et, conséquemment, votre mâchoire. Vous bâillez. Au début, vous arrivez à conserver le clapoir hermétique, mais y a rien de plus communicateur que la bâillanche. Ça se gagne, vous déguisez vite un salon en jeu de grenouille !

« Plus vous luttez, plus ça vous fait chialer les yeux. Quand l’organisme commande, faut se soumettre. Voilà une recette pour pas paraître malotru. Sitôt que vous sentez que ça va vous venir, le grand air du lion de Belfort, vous commencez à distribuer des grandes mimiques admiratives comme quoi vous êtes charmé et que vous pouvez plus le juguler, votre enthousiasme. Vous faites des “Ooh !” des “Aah !” en ouvrant le bec aussi grand qu’un oisillon voyant radiner sa môman avec un vermisseau frétillant. Vous chiquez au grand délire, c’est les transes, quoi ! Après, il vous reste plus qu’à poursuivre en terminant chaque bâillement par un mot tel que : Formidable ! Inouï ! Sensas ! Seigneur Jésus ! Merde alors ! Eh ben, ma vache ! etc. Astucieux, vous admettez ? Bon. Maintenant, j’en reviens au mouchement. L’autre jour, je vous ai appris comment on se mouchait avec ses doigts. Ça n’est valable qu’en plein air ou chez des intimes. Supposez que vous futassiez pris au dépourvu lors d’une réception dans la Haute, hein ? Un rhume vicieux et pas de mouchoir, y a de quoi vous paniquer le plus intrépide. Naturellement, les démoralisés, ils iraient en demander un à la maîtresse de maison. Eh bien, ils auraient tort, car ça se fait à aucun prix. Un mouchoir, c’est pas comme une épouse : ça ne se prête pas ! Moi, je m’ai organisé. Je m’esclame en m’approchant de la fenêtre : “C’est fou ce que votre parc est joli, madame la baronne” (à condition que la dame soye baronne, comme de bien s’entend). Je fais semblant de regarder à l’estérieur et je débite des poéseries sur la verdure enchanteresse, les petits zoiseaux espiègles et les tarifs des jardiniers. Je cause des arbres : “C’t’un melonier géant que j’aperçois là-bas ?” Ou bien : “Tiens, vous aimez aussi les Zigodus diplodocus ?” Et mine de rien, en jactant, je m’empare du rideau. Et puis brusquement je murmure : “Mince, mon lacet !” Je me baisse et tout en toussant pour couvrir le bruit, je refile mon trop-plein dans le rideau. »

Il nous illumine de son sourire radieux.

— Se moucher dans les rideaux, c’est commun, me direz-vous ! Soite, mais y a la manière. Le butor, il évacue ses stalactites n’importe où. C’est à la hauteur de l’ourlet qu’il faut se dégager l’éteignoir car, à cet endroit, ça ne se remarque pas. La correction avant tout ! Le même procédé, on peut l’utiliser à table. Pendant le repas, vous avez le secours de votre serviette. Vous racontez une blague à votre voisine. Une bonne. Par exemple celle du lion. Je vous la place au cas où que vous seriez pris au dépourvu. C’est dans un salon, y a le vieux major de la coloniale qui raconte ses aventures : « Je me trouvais dans la brousse, il fait. V’là un lion grand comme ça qui débouche d’un sentier à faible circulation. Vite j’épaule ma vinchestère. Mes choses ! Elle s’enraye ! Le lion continue de m’avancer dessus. Je dégaine alorsss mon colt. Inscrivez pas de chance : il s’enraye aussi. Et le lion me venait toujours dessus… « Alors ? » que gémit l’assistance. Le colonial se racle le gosier : Le lion pousse un coup de gueule : « Rrrhâoum ! il mugit[26] d’une voix terrible. Et puis il se tait. L’assistance, elle est pétrifiée ! « Et alors ? » que s’hasarde la vicomtesse. « Alors, bredouille le major, j’ai ch… dans mon froc ! » Les salonnards sont outranciers. Ils toussent, ils réprobationnent. A la fin, y a la vicomtesse qui indulgente un peu. « Mon cher, elle fait, vu les circonstances, étant donné le critique de votre situation, il est assez normal que vous eussiez eu cette pauvre réaction organique. » Mais le major secoue la tranche. « Non, dit-il, c’est maintenant, en faisant rrrhâoum que j’ai ch… dans mon falzar. »

Bérurier considère l’hilarité générale avec satisfaction.

— Vous voyez qu’elle fait marrer, dit-il, donc, vous vous marrez plus fort que tout le monde, si tellement que vous vous mettez votre serviette devant la bouille. Et, au beau, milieu d’un éclat de rire ! Prflrfl ! Vous larguez votre marchandise. Ensuite, par contre, faites attention, lorsque vous vous torchez la moustache après les sauces. Une supposition que vous ayez affaire à des pisse-froid et que votre blague du lion fasse pas rire, vous vous mouchez avec la nappe. Suffit de laisser tomber votre couteau. Vous vous escusez à votre voisine. Une simple phrase : « Je suis dégourdi comme un manche à couilles » suffit. Vous vous baissez, vous faites mine de tâtonner pour récupérer le coutelas et v’lan ! vous refilez le bonheur dans le bas de la nappe !

Il étudie son guide, lequel, soit dit au passage, commence à ressembler à du papier hygiénique surmené.

— Continuons, fait l’Intègre. Cracher ! Bon, ben cracher sans mouchoir, c’est pas commode. Quand vous êtes debout, au salon, vous vous rabattez sur les plantes vertes, c’est simple. Si par chance il y a un piano à queue que la queue est levée, balancez votre glave dans les cordages, c’est pas ce qui fera patiner la pédale d’embrayage. Vous procédez en deux temps. Premier temps, faut vous rassembler le matériel dans la bouche. Le coup de gosier décamoteur fait du bruit, je sais. Aussi, vous vous plantez devant un tableau, une tapisserie ou une estatue. Et vous faites « Ahrrr que c’est beau ! ». C’est pendant le « ahrrr » que vous centralisez les déchets.

« Ensuite il vous reste plus qu’à attendre le moment propice. C’est simple. Pour roter, c’est quasi du kif. Sauf que le bruit d’excuse, au lieu de précéder, il suit. Le rot, c’est une pure question de réflexe, les mecs. Dans la fraction de seconde qu’il vous échappe, faut enchaîner avec une syllabe appropriée. Il y a plusieurs sortes de rots. Les bruyants bien sonores qui vous partent comme une détonation. C’est les plus traîtres. Ils pardonnent pas lorsqu’on n’a pas le réflexe que je cause. Pour les compléter, ceux-là, faut avoir l’oreille musicienne et l’imagination à ouverture éclair. Mais on n’arrive vraiment à mettre au point sa défense qu’après un long entraînement : pour cela, exercez-vous à tête reposée. Si le rot qui vous jaillit n’est pas récupérable, si vraiment on peut le transformer en rien, alors imitez-le très fort et à plusieurs reprises, comme un qui aboierait, en somme. Et vous annoncez à vos voisins : “Vous entendez, ça ? Eh bien c’est le cri du coyotte en chaleur. Ah ils m’ont assez empêché de pioncer quand j’étais au Texas, les bougres”. Pour les petits rots de rien du tout, format soupir, c’est de la broutille. Vous vous en tirez très bien en le lâchant lors d’une phrase telle que “Pfff, moi, vous savez” ou “Vous avez déjà bouffé au Grand Véffffour ?” C’est en somme les mots en f qui vous sauvent la mise. Alors causez de Michel Strogoff, du prunier de Roscoff, d’un fieffé coquin, ou d’un formidable phonographe. »

L’homme aux grandes recettes humaines baisse la voix.

— Puisque nous sommes entre z’hommes, dit-il, et que je veux faire un tour d’horizon très complet, je ne peux pas passer le vent sous silence ça ne serait pas convenable ; lui aussi appartient aux petites misères de l’existence. Dans un sens, voyez-vous, c’est un bien que ma comtesse soye en retard, car autrement sinon devant elle j’aurais élucidé la question. L’inconvénient du vent, mes amis, c’est qu’on n’a aucun autre moyen de lutter contre lui que de serrer les noix. Mais c’est pas tout un chacun qu’a les miches étanches, hélas, hélas, hélas ! Avec ce petit effronté, pas de mouchoir, pas de rideau ou de nappe, pas de serviette. L’unique système, s’il échappe à votre surveillance, c’est de lui trouver une rime. Quand vous êtes debout, y a qu’en faisant geindre vos godasses que vous pouvez espérer y parvenir. Assis, c’est plus facile grâce à la chaise que vous déclarez grinçante. Mais même si vous êtes doués pour les bruitages et que vous parveniez à une bonne contrefaçon, ça n’explique pas l’odeur. Le vent, c’est franchement l’enfant terrible de nos ennuis. C’est à vous de juger à partir de quelle limite il nécessite une explication.

« Lorsque le bruit imitateur est correct et que le parfum reste dans la modestie, vous murmurez à l’oreille des gens qui vous entourent : “Dites, la marquise, elle a beau croquer des grains de café, son haleine s’arrange pas, hein ?” ou alors, si vraiment ça renifle avec violence, vous chopez une mine apitoyée pour dire : “Je voulais pas le croire qu’on y avait filé un anus en matière plastique au duc de Prose-Fendu, mais on dirait que c’est vrai.”

« Jadis, un bon truc consistait à botter le derche du chien de la maison, mais la S.P.D.A. y a mis bon ordre ! »

Le Mastar reste un court moment indécis, les yeux blancs à force de virevolter dans le vide.

— Voilà donc pour les petits tracas corporaux. Abordons maintenant les usages. Tenez, on va étudier les réceptions. Il y en a de deux sortes : les grandes et les petites. Je commence par les petites, biscotte ce sont les plus fréquentes. Des amis vous invitent à tortorer. Vous vous gênez pas avec eux et si en plus ils sont voisins, en ce cas vous n’avez pas besoin de mettre une cravate et vous pouvez garder vos pantoufles ; à condition qu’ils vous eussent bien précisé auparavant que vous serez z’entre-soi. Je me rappelle d’un jour où Berthe et moi on était invités chez les Trocul. Ils créchaient à deux rues de chez moi. C’était l’été, je dis à ma bonne femme : « Pas la peine de se loquer milord ». Et me v’là parti en pantalon de velours potelé, maillot de corps et mules. Les mules surtout faisaient pas fraîches, vu que je me les avais confectionnées moi-même personnellement avec un vieux pneu à flanc blanc. On s’arrête chez l’épicier et on achète un kil de Mascara, cachet violet, pour dire de pas se pointer les pognes vides. Bon, on carillonne chez Trocul. Habituellement, c’est sa belle-doche qui délourdait, une petite vioque bigleuse, style chouette endeuillée. Cette fois, on se trouve à nez portant avec une coquine soubrette en robe noire et tablier blanc. Moi et Berthe on se refile un œil paniqué comme quoi on se serait peut-être gouré d’étage. Mais non, c’était bien la patère de bambou des Trocul qu’on apercevait dans le vestibule.

« La camétriste nous mate un bon coup et se met à rabattre la lourde en disant que sa patronne avait déjà refilé de l’oseille au dernier du culte dans l’après-midi et que l’heure de la mangaye était passée. Du coup j’ai piqué mon coup de sang rogneux. Je bouscule l’effrontée, je traverse le vestibule et je me pointe féroce au salon. Calamitas ! Ils avaient convié tout un trèpe huppé, les Trocul : le patron de lui, un grossium de la chaussure, plus un oncle archiprêtre et la veuve du colonel Hardilégas, çui qui a conquéri un bout de colonie, en bas à droite de l’Afrique (même qu’on l’a offert y a pas si longtemps à un roi nègre pour son anniversaire, pas le colonel, la colonie). De me voir surgir, avec mon maillot de corps un peu troué et mes poils qui sortaient des grilles, ça leur a fait un effet colossal. L’archiprêtre il s’est signe-de-croisé rapide, pour être paré au départ si j’aurais été un vilain sadique homicide. Le patron au Gégène Trocul, tout droit, son regard il m’est allé aux pinceaux. Mes méchantes mules fignolées dans un vieux Kléber-Colombes, il arrivait pas à les admettre. Elles lui abîmaient la rétine, à lui qu’était le roi du mocassin surcompensé. Il aurait voulu m’effacer les panards à tout jamais ; me les carboniser au chalumeau oxhydrique un bon coup ; me voir cul-de-jatte, posé dans une petite chignole à roulettes comme un sac de patates. Il plaisantait pas avec la tatane, M. Smelcraipe. Il disait que la targette fait l’homme, lui ! L’individu, il prétendait qu’il pouvait porter un costard flétri, une chemise cradingue et un bitos avachi, oui, à la rigueur, mais qu’il devait coûte que coûte soigner ses ribouis. Les pompes, toujours selon lui, racontent la personnalité du mec qu’est à l’intérieur. Le vrai coquet, c’est du sur mesure qu’il porte, autrement les nougats lui saignent. Il situait toute l’humanité selon les lattes, le père Smelcraipe. La sandalette façon ancienne, à trous et à brides (tiens, à propos de brides, faudra que je passe un mot à ma grognace qui s’y trouve) c’étaient fatalement des instituteurs. On aurait pu planquer les gus derrière un rideau en laissant juste dépasser leurs pinceaux, il leur identifiait lie social. En daim noir, c’était un petit comédien méconnu ; en cuir jaune, pointus, un nordaf-souteneur ; à bouts carrés, un employé de la R.A.T.P ; larges, noirs et à bouts ronds, un curé ; jaunes à semelle crêpe, un maquignon ; les mocassins meurtris, un ouvrier et les pantoufles de cuir doublées feutre un pépiniériste. Infaillible, je vous répète. Toc ! Il vous matait les panards et il faisait son pronostic, m’sieur Smelcraipe. Seulement moi, avec mes mules sculptées dans du vieux boudin, j’échappais à sa détection. Il parvenait pas à me concevoir. Je représentais un cas. Dans un sens, malgré son dégoût profond, je l’intéressais. J’eusse eu la peau jaune, il me déclarait guérillero, viète-con… Les Trocul poussaient une figure pareille à une ville bombardée, de me voir dans cette tenue. Ils manquaient d’air. La femme du feu colonel, elle s’en trouvait des rides supplémentaires pour répulsionner. Elle ressemblait à une vieille pomme-reinette constipée. “Mais qu’est-ce qui te prend ?” il bafouille, Trocul. Moi, Béru, vous me connaissez ? En père turbable je réponds : “Mais voyons, Gégène, tu m’avais bien causé que c’était un dîner costumé ?” Ça lui a colmaté la frayeur. “Tu te trompes, Alexandre-Benoît”, bredouille-t-il. “Comment, je me trompe !” que j’insurge. “La preuve, v’là un petit malin déguisé en curé, et une ravissante dame (je montre la veuve du colonel) travestie en chaisière !” Et je cause, je cause, je les fais rire. A la fin, ils trouvaient farces ma tenue et le principe d’un repas de tronches. Le marchand de godasses a mis la soutane de l’archiprêtre, l’archiprêtre s’est déguisé en muezzin (qu’il disait) avec un peignoir et une serviette de bain et la mère Hardilégas, Berthe et moi, on en a fait un petit rat de l’Opéra. Elle avait les guibolles un peu fanées, d’accord, avec les miches en blagues à tabac vides, pourtant, vue de dos derrière une plaque de blindage, on pouvait se permettre un brin d’illusion. Toujours est-il qu’on s’est bien marrés. Mais sans ma présence d’esprit, jugez de la catastrophe ! Non, pour les invitations, demandez toujours la liste des engagés et les numéros des dossards, ça vous évitera les bévues. »

Il lisse ses cheveux, lesquels deviennent craquants à mesure que la gomina sèche.

— Pour les petites réceptions, rasez-vous, même que vous iriez chez les intimes. Y peut se trouver des dames polissonnes que vous leur voleriez un bécot vite fait derrière un rideau et que votre piège à macaroni incommoderait. N’arrivez jamais les mains vides. En vous invitant, on a voulu être gentils avec vous, alors soyez gentil avec ceux qui vous attendent. Ce qu’on peut emporter ? Bien sûr, y a les fleurs. L’inconvénient, c’est qu’elles flétrissent et qu’elles se mangent pas. Je vais vous donner une liste de choses que vous pouvez offrir et qui font toujours plaisir : une grosse boîte de sardines, un kilo de sucre, un litre de rouge, une tablette de chocolat, une demi-livre de café, le dernier numéro de Match, un paquet de gitanes, une boîte de préservatifs (si les parents s’en servent pas, ça amuse toujours les enfants), un bon camembert, un saucisson, une photographie en couleurs du Général ou un dixième de la Loterie nationale. Si vous n’avez pas le temps d’empletter, portez un reste de ragoût ou de tarte, mais faites un geste, mes mecs ! Faites un geste !

« Autre chose : méfiez-vous toujours de l’heure. Quand on vous invite, on vous dit de radiner sur les choses de huit plombes, seulement si vous êtes exacts (je parle pour Paris) vous trouvez la maîtresse de maison en combinaison ou en train d’éplucher les pommes de terre pour les frites.

« Arrivez donc à neuf heures et on vous en saura un gros tas de gré.

« Bon, poursuit l’Increvable, vous voilà chez vos potes. Il se peut que vous y trouvassiez des gonzes que leur portrait vous revient pas. Remisez dare-dare votre antipathie pour pas démolir la soirée. Ça ne vous empêche pas nez en moins de chuchoter dans les pavillons de votre hôte : “Quelle idée que t’as eue d’inviter ces macaques ? Ils sont aussi sympas qu’un gravier dans ma godasse. Fais gaffe qu’ils soyent pas à côté de moi à table, sinon je réponds pas des balles perdues.” Notez que souvent, au premier ras-bord, on trouve les mecs déprimants, mais qu’au deuxième ras-bord, après les apéros, on se dit qu’ils sont moins lavedus que vous en avez l’air. Enfin, brèfle, si vous savez pas de quoi leur causer pour dégeler la rencontre, voilà une liste de sujets dont vous pouvez piocher dedans sans hésiter. Vous serez surpris de voir les ressources qu’ils contiennent. »

Le Gros ferme à demi ses beaux yeux fromagesques.

— Avant tout, reprend-il, le temps. C’est peut-être pas de l’argent, mais en tout cas, pour la parlotte il vaut de l’or. Il vous suffit de lâcher, en plein silence, une phrase comme « Pour un mois de juin, vous avouerez qu’on se croirait plutôt à l’automne » et vous voyez démarrer les manivelles à couenneries. Après le temps, la grosse ressource, c’est toujours le gouvernement, n’importe sa couleur. Vous z’hochez la tête et vous dites : « Ils nous promettent des abattements, mais en attendant tout augmente. » Ou encore : « Avec leurs z’impôts nouveaux, ils nous foutront sur la paille ». Toujours dire « ils » ou, « eux », comme ça, vous ne blessez personne. Si vous prononciez les noms auxquels tout un chacun pense quand vous dites « ils », ça renfrognerait dans l’assistance. « Ils » et « eux », ça permet de vitupérer à outrance, de se monter le bourrichon bien à bloc, sans risque aucun. C’est comme pour les gosses la boîte de peinture sans danger.

« On fout des gouvernements par terre chaque soir, pratiquement en restant dans l’anonymat. Si on a l’intelligence de pas personnaliser on peut tout se permettre. Je me rappelle d’un banquet que j’assistais et que présidait un ministre. On causait de notre pénurie d’autoroutes tellement scandaleuse et le ministre qui avait chopiné un peu trop de muscadet avec ses belons a esclamé textuellement ceci : “Qu’est-ce que vous voulez, ils s’en foutent.”

« Ils » c’est personne et c’est qui on veut. C’est un pointillé au milieu de la phrase. Chacun y inscrit mentalement le blaze de sa convenance. C’est le mot le plus pratique de la langue française.

« Outre le temps et le gouvernement, vous avez aussi la bagnole. Il vous suffit, en cas de tension générale, de demander à un mec de l’assemblée s’il a toujours sa Mercedes, sa D.S. ou sa Simca 1 300 pour qu’aussitôt ça s’anime comme au Parc des Princes quand le Racinge vient d’encaisser un quinzième but. Même, à la réflexion, je crois que l’automobile c’est un sujet bien plus fort que le gouvernement. Là au moins on peut citer les noms et prendre ouvertement parti. On peut s’enguirlander comme quoi les performances de la R8 sont plus étourdissantes que celle de la Morriss ou lycée de Versailles. Souvenez-vous bien : la bagnole, c’est le grand remède lorsque les menteuses sont en panne sèche. Ça fout du carburant dans les soirées languissantes. Un levier de vitesse, c’est la baguette magique !

« Enfin, continue le Vigoureux, le dernier grand sujet, c’est la santé. Chez les vieilles dames et chez les Russes surtout. Je me rappelle d’une fois qu’on nous avait conviés, moi et Berthe, chez Grégory Kibaisansky, un ex-prince du grand tsar de l’hôtel de ville de Moscou, ancien chauffeur de G 7 aussi par surcroît, maintenant retiré de la circulation à la suite de ce que son fils est devenu vedette de cinéma. Les Popofs, ils ont bon cœur, c’est ça leur principal agrément. Chez eux, quand un mec réussit, il fait pas son bêcheur avec les membres de sa famille. Non, tout de suite c’est la pêche aux paumés. Il achète des magasins à caviar aux plus dégourdis et il file une pension alimenteuse aux autres. Donc, ce soir-là qu’on jaffait chez les Kibaisansky, on était, moi et Berthe, les seuls Françouses du lot. Tout le reste c’était anciens généraux, marquises et colonels de la garde. Et le torchon brûlait à la suite de ce que leur femme de ménage polonaise avait sifflé toute la vodka. Au lieu de ménager, elle ronflait dans l’armoire aux balais, bourrée à bloc. Ça leur avait endolori leur réception, cette biture imprévue. C’étaient eux qu’avaient dû les rouler, les boulettes de poulet, et la cuire, la soupe aux choux-sauce tomate, et les confectionner, les gâteaux au fromage blanc. Et le hareng pilé avec de la pomme également, ç’avait été pour leurs poignets. Ils maugréaient mochement. Les invités, privés de vodka, n’en cassaient pas une broque. Comme repas, c’était sinistre. Dès les z’hors-d’œuvre, j’ai pigé que ça partait mal, à la façon que notre hôte protestait que le colonel se servait trop copieusement en sardines. “Nicolas ! qu’il lui grinçait, vous devriez songer à la communauté.” Ce qui prouve que, dans le fond, il l’était pas tellement anti-soviète, le prince Kibaisansky. Bref, chacun regardait chacun comme s’il aurait eu envie de lui percer le ventre avec sa fourchette. Et puis voilà que soudain, ma Berthe lâche un “aïe” de souffrance. Elle avait une crise de foie ce jour-là et l’alcool à brûler qu’on lampait pour remplacer la vodka lui tourmentait l’hépatique. Pour le coup, les autres se mettent à la dévisager. La princesse Kibaisansky demande comme ça : “Quoi t’est-ce qui vous arrive, trrrrès chèrrrre amie ? J’aurais-t-y oublié une arête dans mes z’harengs ?”

« Alors Berthe a expliqué que c’était son sucre gastrique qu’était en brise-bille avec son cancrehélas si bien que son abat tournait au fielleux. Elle venait de sauver la soirée sans s’en douter, la trrrrès chèrrrre femme. Vous les auriez vus et entendus, les Ruskis, s’exclamer leurs maladies sous la moustache ! Se les indiquer avec graphiques à l’appui, leurs avaries de machine. Ils se refilaient des adresses de toubibs ; ils s’échangeaient des remèdes. Chacun voulait faire goûter ses granulés aux autres ! Ils sortaient tous des médicaments mystérieux des poches. Des petites pilules rouges ou vertes, des comprimés fendus dans le milieu, des poudres, des liquides, des visqueux. On entendait grelotter les petites boîtes. Y en a qui comptaient des gouttes, en russe, dans les glasses de leurs voisins. D’autres qui s’enfonçaient le cachet avec l’index pour l’accompagner jusqu’à la gorge, des fois qu’il se gourerait de chemin, le petit innocent, et qu’il irait se fourvoyer dans la tranchée-à-refaire. La table ressemblait à une pharmacie. En moins de deux, on l’a eu gavée de drogues, Berthe. Elle savait pas refuser, ma Gravosse. C’était trop gentiment proposé. On lui a fait gober d’horribles pastilles et des comprimés larges comme des boutons de pardingue ; on lui a délayé des poudres bien effroyables, qui moussaient et qui sentaient la merde bricolée ; on lui a filé des gouttes dans les oreilles, d’autres dans les trous de nez ! Un vieux cuponcteur lui a planté des fléchettes dans les jambons, comme quoi c’était la panade universelle, ses petites aiguilles. Il le racontait en francorusse comment qu’il obtenait la communication avec les centres nerveux de Madame, grâce à son petit attirail. Ils lui en ont tant fait prendre des drogues, tant appliqué des pommades, que pendant huit jours elle a enflé de partout, Berthy. Elle était rouge comme une langouste et elle dégobillait sans arrêt. Je me voyais déjà veuf. Oui, la santé, ça aussi c’est un grand sujet de converse… »

Il regarde sa montre, louche sur la porte et soupire. Puis, stoïque, le Mastar chasse son tourment pour redevenir éminemment professionnel.

— Nous arrivons au moment qu’on passe à table. Vous vous filez là où qu’on vous dit, sans rechigner. Eviter, si une dame de l’assistance vous fait son œil de velours, de lui lancer à haute voix : « Je regrette qu’on nous ait pas mis l’un à côté, de l’autre, je vous eusse préférée à la tarderie que je viens d’écoper ! » car ça pourrait blesser cette dernière et aussi la maîtresse de maison qui a composé sa table. Si au contraire, votre voisine vous plaît, lui faites jamais du genou avant le poisson, car aux z’hors-d’œuvres c’est trop tôt, ça pourrait la choquer.

Il se mouche bruyamment dans un trou de son mouchoir, se met les doigts à jour et déclare :

— Le comportement à table ? Primo, ne jamais s’affoler. On vous cloque des huîtres pour commencer. Si vous en viendriez pas à bout avec la fourchette, opérez-les au couteau. Par exemple, faut pas les gober à même l’emballage. Vous prenez l’huître entre la lame de votre couteau et votre pouce ; quant au jus, vous le versez dans votre verre à eau, ce qui vous permet de le boire à tête reposée lorsque vous avez fini de bouffer vos marennes. J’ouvre une parenthèse pour vous refiler une petite recette futée au cas que vous adoreriez les huîtres. Pour récupérer celles de votre voisine, vous l’en dégoûtez, mine de rien. Vous lui chuchotez par exemple : « En v’là une qui sort de sana, vous devriez pas la manger ». La dame grimace, alors vous gobez son mollusque comme pour vérifier sa fraîcheur. Ensuite, vous faites la moue en déclarant qu’elle a bien fait de pas se la farcir, sinon c’était l’eurtiquaire à la clé. Si, au contraire, vous n’aimez pas ça, au lieu de le dire impoliment, vous la mettez dans votre bouche, et puis vous faites mine de vous moucher et vous la drivez habilement dans votre tire-gomme. Ce système vous permet en outre de ramener vos douze belons à la maison et de régaler votre vieux papa qui peut-être en raffole. Vu ?

« Comme truc perfide, y a aussi les asperges. Les maniérés coupent le bout vert et abandonnent le reste. Je le dis bien fort, c’est un sacrilège ! Dans une asperge bien épluchée et bien cuite tout est bon ! Tout ! Alors mangez-les avec les doigts. S’il vous reste de la sauce et que vous en raffoliez, ne la saucez pas avec du pain. Mon manuel dit que c’est très mal élevé. A mon avis, le mieux c’est de la boire à même l’assiette. Auparavant, vous annoncez la couleur : “Ma chère amie, vous dites à la maîtresse de maison, votre sauce est une telle esplendeur que je vais faire comme chez moi.” Et hop !

« A ce propos, bien que dans cette encyclopédie imbécile on affirme le contraire, nouez votre serviette autour du cou pour éviter tout grabuge, sinon c’est votre cravate qui prend tout ! Attendez, je voulais vous dire aussi… Ah oui : les pieds de table ! Avant de vous asseoir, matez bien où vous en êtes de ce côté-là. Faut pas les craindre, car ils servent de prétesques pour genouiller la dame d’à côté. Ou bien vous en avez un entre les flûtes et ça vous donne une sérieuse raison d’écarter vos jambes, ou bien il y en a un entre les cannes de votre voisine et ça l’oblige à écarter les siennes. Ce qu’il faut éviter, c’est que le pied de table se trouvasse entre vous deux, d’où la nécessité de prendre ses repères avant de s’asseoir afin de déplacer discrètement les couverts si la géographie le demande.

« On sert le poisson. Chez les chichiteux, y a des couverts exprès pour. Vous gourez pas, mangez avec la fourchette et pas avec la pelle contrairement à ce qu’on peut croire. J’ai entendu dire un jour par un snobinard qu’il était impossible de bouffer du poissecaille sans couverts à poisson. J’ai essayé : on peut ! Mais faites gaffe aux arêtes, surtout si c’est du brochet.

« Je voudrais pas me citer à tout bout de champ, mais laissez-moi vous raconter qu’un soir, à table dans un banquet avec dames, je me suis filé une arête de truite dans la gargouillette. Je l’ai sentie qui me cuponctait, la traîtresse. Vite je m’ai précipité sur mon godet de muscadet. Je l’avale, mais au passage il a fait vibrer l’arête et j’ai eu un spasme terrific. Voilà-t-il pas que je bombarde la tablée d’une fusée gigantesque ! On avait commencé par des œufs en meurette, ça tombait mal. Les convives d’autour de moi se torchonnaient la bouille et le complet, le décolleté, les tifs, tout ! Ils avaient brusquement de l’excédent dans les assiettes, et je me rappelle surtout le président D. Coneur, qui se trouvait en face de moi et qu’était le plus sinistré du lot. Sa rosette de la Légion d’honneur en avait morflé une sacrée secousse ! Mes éclaboussures le rétrogradaient, il n’avait plus que le mérite agricole, brusquement. En plus je l’avais aveuglé, c’était facile vu qu’il possédait déjà un œil de verre, le cher homme. Il ramait sur la table pour se trouver du secours. Un grain de poivre, par malchance, je lui avais attribué dans son carreau valide… En tâtonnant, il a renversé deux bouteilles de saint-émilion qu’on venait d’apporter pour les prochaines viandes. Ç’a été le commencement de la grande vérolerie. Pour retenir les bouteilles, il a fait basculer le plat de truites qui mijotait sur le chauffe-plat. Une vieillasse, inconsidérément décolletée pour son âge, a chopé le beurre fondu sur le poitrail et s’est mise à glapir. Pendant ce temps, affolé, le président D. Coneur s’est foutu le feu au costard après la flamme du chauffe-plat. Il cramait vilain. On l’a éteint avec les seaux à glace du muscadet. Trop d’empressement. Chacun voulait le sauver. Quatre seaux de flotte sur la table, ça a fait ouragan, comprenez-vous ? Tout était balayé, les assiettes descendaient le courant tels des canoës, les bouteilles culbutaient comme au bowlinge. Les nanas se sentaient dévaster la jupe et le corsage. Il leur chutait des assiettes grasses sur les genoux. Elles clapotaient dans du mouillé, en criant au charron ! Les hommes ont essayé de retenir le raz de marée. Ils se sont précipités en bout de table pour relever la nappe. Dans la bousculade effrayante, César Grabide, un copain tripier, s’est affalé sur la table dont un pied a mis les adjas et ç’a été le grand pêle-mêle. Déséquilibrés, ils ont joué les dominos versés, ces messieurs scouristes. Huit, ils étaient à grouiller dans de la verrerie cassée et des grosses arêtes.

« Le sol était jonché de têtes de truites qui regardaient tout ce branle-bas de leurs yeux vitreux. Cela vous montre les conséquences d’une arête mal placée. Alors, méfiance ! Otez-les avec les doigts avant de manger, ça vaut mieux. »

Béru avale une salive difficile à passer. L’anxiété lui bloque les glandes. Il louche à nouveau en direction de la porte désespérément close et se décide à continuer.

— Votre voisine de table vous plaît. Alors racontez-y des histoires marrantes. Quand elle rira, on voudra savoir pourquoi et on vous demandera de continuer à haute voix. Voilà une belle occase de vous poser en champion. Vous commencez par une historiette gentille. Du moment, poursuit Sa Majesté, que vous devenez le Léopold d’attraction, votre camarade de table vous convoite. Vous y allez à mort avec la genouillère. Pourtant, attendez le dessert avant de lui palucher la jarretelle. Pas à cause d’elle, à cause de son époux teigneux qui doit vous bigler depuis sa place. Au dessert, comme il en a un coup dans les lattes, sa surveillance se relâche, fatal. C’est à ce moment-là que votre main part en esploration. Vous vous placez en biais, à la malpoli, comme si vous vous désintéresseriez de la bergère et que vous lui tournassiez le dos. Et puis, c’est parti : vous l’attaquez au frisson, du bout des doigts sur le cuisseau, à travers la robe. De deux choses l’une, ou elle a le contrôle du self, ou elle l’a pas. Si elle l’a, elle continue de causer avec Pierre-Paul-Jacques sans broncher. En ce cas vous pouvez lui remonter la robe entre le pouce et l’indesque pour un contact plus cordial. Si elle l’a pas et qu’elle se met à gigoter et à glousser, c’est que vous chargez une chatouilleuse et je vous conseille d’abandonner les travaux en cours de toute urgence pour éviter les incidents.

« Pendant la jaffe, faut se méfier des mets récalcitrants qui bondissent depuis votre assiette jusque dans la braguette du vis-à-vis dès que vous les attaquez à la fourchette. Les plus perfides, ce sont : les crustacés pas décortiqués, les petites pommes de terre sautées au beurre, les olives, les oignons crus, en principe tout ce qui est rond et dur, quoi ! Vous avez vite fait de jouer au golf-miniature avec.

« Question boisson, faut toujours laisser un peu de picrate au fond de son glass, par politesse. Seulement, chez les radins, ils prennent prétexte de la chose pour vous faire tirer la langue. Ne pas manquer de les rappeler à l’ordre gentiment. C’est au maître de séance qu’il faut s’adresser. Vous lui dites, en levant votre verre : “Dis donc, Riri, t’aurais pas une cartouche de rechange pour mon ouatèremane à gosier ?” ou encore mieux : “Ho, Nestor ! Tu sais que le vin débouché c’est comme les demoiselles : ça vieillit mal. Tu penses pas qu’on devrait la finir, c’te bouteille ?”

« Si la boutanche est à portée de main, vous, vous donnez même pas la peine d’interpeller. Vous l’emparez en disant à la cantonnière : “Oh, mais j’ai ma jolie petite voisine qu’est en train de se déshydrater, si ça continuerait faudrait que je redemande ma fourchette à huîtres pour y décoller la menteuse du plafond.” Et, naturellement, vous remplissez votre verre en même temps que le sien.

« Si par malheur vous renversez votre godet plein sur la nappe, pas la peine d’y adjoindre la salière. Lorsque la nappe est en plastique, vous vous escusez poliment et, après avoir déblayé le terrain, vous buvez le picrate répandu en l’aspirant bien fort. Si la nappe est en étoffe, la récupération est plus délicate et il est certain qu’on en perd. Mais vous pouvez l’éponger avec de la mie de pain. Le pain trempé dans du vin est excellent. »

Le Gros se cure un chicot avec une vieille allumette, la suçote voluptueusement et, avant consulté son ineffable encyclopédie, reprend :

— Il arrive qu’on trouve des trucs imprévus dans son assiette, tels que : cheveux, limace, ver de terre, papillon, morceaux de pansement, etc. La plus triste politesse exige qu’on ne fasse pas remarquer ces petits clandestins. Faites comme moi : mangez-les sans sourciller. C’est désagréable quand un mecton brandit un grand tif et qu’il meugle, depuis sa place : « Dites donc, Fifine, je vais vous envoyer un flacon de Silvikrine, c’est bon pour ce que vous avez ! » Ou bien, s’il s’agirait d’un ver de terre : « Eh, les gars, vous m’excuserez, mais je pêche qu’à la cuiller ! » Je me rappelle d’une fois, une nuit, on bouffait sur la terrasse d’un hôtel avec des pensionnaires. Des gens très bien : lui il jouait du piston et la dame était masseuse dans un bains-douches de Montmartre. Sa spécialité, c’était la savonneuse complète.

« On nous sert une bisque. Juste au moment que je vais attaquer, un crétin de papillon s’abat dans mon assiette. Du coup c’est moi qui bisquais ! D’autant qu’il ne s’agissait pas du petit éphémère mutin (ceux-là on les gobe sans même s’en rendre compte) non, c’était un vrai bestiau, large comme la main, avec plus de poils que le menton de ma cousine Gertrude. Personne, à part moi, s’était aperçu de cette chute libre dans mon rata. Je m’ai dit que si je signalais cette petite catastrophe aérienne, ça risquait de lui couper l’appétit, à Mme Loilper, délicate comme on la sentait. Alors je m’ai dévoué. Une cuillerée de bisque sur ses jolies ailes poudreuses, au gourmand D.C. 5, histoire de les ramollir, et puis je l’ai enfourné. Cric-crac ! J’avais l’impression de bouffer un gnocchi pas cuit. On se fait des idées, mais après tout, le papillon c’est pas plus mauvais qu’autre chose ! A moins que ça vinsse de la race du mien. Un jour, je l’ai repéré dans les planches en couleurs du Larousse, ça s’appelle un grand paon de nuit. Si vous avez l’occasion, goûtez, vous pourrez vous faire une idée.

« Dans la rubrique des trucs imprévus, je dois vous raconter une mésaventure de nos débuts. Le premier grand dîner qu’on organisa, moi et Berthe, c’était pour inviter mon commissaire et sa dame. J’étais encore agent à cette époque. Le commissaire Favier, son vice, c’était les tripes à la mode de Caen. Une spécialité de Berthy justement, vous dire si ça tombait à pic ! Ma grosse nous mijote donc cela. On se met à table après les apéros d’usage. Et pendant que je débouchais la vinasse, Berthe sert son monde. Je verse à boire et j’attaque le frichti. Tout de suite, je suis surpris de repérer un bout de tripaille d’un seul tenant dans mon assiette. Je soulève légèrement hors de la sauce, sans rien dire et que reconnais-je ? Une de mes chaussettes de laine que j’avais mises à sécher après mon service, sur le fil d’étendange au-dessus du fourneau. Elle était tombée dans la marmite des tripes sans que Berthe le susse. Je me prends à part pour la grande conférence intime. “Béru, me causé-je, si le commissaire Favier s’aperçoit qu’une de tes chaussettes a cuit dans les tripes, ça va faire un moche scandale. Ta carrière est en jeu, mec.” Favier, c’était l’homme énergique. Gentil, mais intraitable. Un incident commak et pour mon avancement je ne pouvais plus m’adresser qu’à Lourdes ! J’ai donc mangé ma chaussette. Le difficile, ç’a été de la découper.

« “On dirait que t’es tombé sur un morceau filandreux ?” qu’elle déplorait, Berthy. Je la rassurais : “Non, non, une vraie rosée, ma poule !” J’avais déjà croqué le pied lorsque l’idée m’est venue que l’autre chaussette était peut-être tombée aussi dans la marmite. Ça m’a paralysé ; je mourais de les voir repiocher dans le plat. Je m’attendais qu’ils ramenassent l’autre. Je pouvais plus claper. Quand on cause de suspense devant moi, je pense illico à ce fameux dîner. Favier et sa bourgeoise se sont léché les cinq doigts et le pouce ! Il affirmait, mon vénéré boss, que jamais il n’avait dégusté une merveille semblable. “N’est-ce pas, Bérurier ?” Il me prenait à témoin. Moi, j’étais aux prises avec la jambe (car je portais, hélas ! des chaussettes montantes à c’t’époque). Je croquais misérablement mon écheveau de laine du Pingouin pendant que ces vaches liquidaient la platée. Ce qui m’encourageait c’était de me dire que, ma chaussette terminée, je pourrais enfin m’octroyer une vraie porcif afin de faire passer le reste. J’activais pour les rattraper, me servir avant qu’ils raclassent le plat.

« Ils en avaient déjà pris quatre fois, les ogres, quand madame Favier a eu pitié. “On dévore alors que Bérurier ne s’est même pas resservi”, elle a dit. Je l’eusse embrassée. Elle s’est emparée de la louche.

« “Vous permettez que je vous resserve, Bérurier ?”

« “Avec joie et plaisir, madame !” que j’empresse.

« Elle racle alors le fond de la gamelouze et floc ! Qu’est-ce qui me tombe dans l’assiette ? La deuxième chaussette ! Enfin, il valait tout de même mieux qu’elle m’échoive à moi ! N’empêche, les gars, que ceux qui n’ont jamais bouffé deux chaussettes de laine au même repas ne peuvent pas se rendre compte de ce que ça représente. Des chaussettes tricotées par ma vieille, avec de la laine brute, pleine de suint !.. »

Il frissonne, hoche la tête et conclut :

— C’est depuis cette aventure que je m’ai mis à porter des socquettes !

Il se lève, va à la porte, l’ouvre, sonde le couloir désert et revient à sa chaire, l’oreille basse.

— Ma comtesse aura été retenue, lamente-t-il. Dommage pour vous, les gars. Elle vous aurait filé une belle leçon de maintien. Enfin…

Il feuillette son ouvrage dévasté.

— A table, quelquefois, vous êtes tentés de mettre de la boustifaille dans votre vague en révision du lendemain. Dites pas le contraire, c’est humain. Dans ces conditions, soyez prévoyants et munissez-vous d’une pochette en plastique.

« Ou alors, faites comme moi, glissez la cuisse de poulet ou la côte de mouton, que vous avez décidé d’embarquer, dans votre blague à tabac. Comme ça, le gras ne souille pas vos vêtements et il parfume votre tabac !

« Après la bouffe, les invités, drivés par les hôtes, se rabattent au salon pour le tord-boyaux et les cigares. En général, les bonshommes se mettent entre eux pour causer de leur boulot, et les nanas entre elles pour confidencer sur leurs amants. Car c’est ce qui différence les bonshommes des bonnes femmes. Les matous parlent de fesse avant la briffe et les bergères après.

« A l’apéro, ils se chuchotent leurs esploits matelassiers, les Julots. D’entrée. “Tu sais que je me suis levé un mignon petit lot au coup de reins bouleversant, Albert ? Une brunette qui te fait la chandelle romaine comme pas deux ! Et partouzarde avec ça ! Une vraie petite parisienne.” Ou encore : “Tu l’as toujours, ta garçonnière de Neuilly, Paulot ? Tu pourrais me la prêter ? J’ai en ce moment une petite bourgeoise timide que le mot hôtel la fait cabrer comme une jument devant un épouvantail”… Tout ça avant la jaffe. Pendant ce temps, les dames, elles, elles causent chiftir. C’est la petite boutique « amusante » qui vient de s’ouvrir aux Chamzés ; le deux-pièces imprimé de la collection Fanny Seiger qu’elles ont repéré et qu’elles voudraient en bleu au lieu d’en rose ; le bibi tout simple qui vaut une fortune, les nouveautés de chez z’Hermès, crocodileuses de bas en haut… Pas un mot sur la bagatoche. Prudence, les mectons sont encore trop lucides. Mais sitôt qu’on a quitté la table, les voilà qui se racontent leurs parties de jambes en l’air, les chérubines. Et comment qu’il vous secoue bien le prunier, le petit Robert, comment qu’il est outillé pour l’extase, le nombre de fois qu’il peut recommencer jusqu’à ce qu’on demande grâce. Et depuis quand « c’est fini » avec Mario ; la bonne affaire que c’était, mais les complications qu’il vous causait avec sa passion encombrante et ses coups de grelot un temps pestifs. Elles s’étalent, une fois expédiée la prunelle d’Alsace, ces dadames. Elles se mettent l’intime à jour. Après leurs amants, c’est leur dentiste, leur pédicure ou leur gynécologue. Les mâles, ils en sont aux effets reportés, aux investissements. C’est plus le dargeot qui les occupe, mais le foncier. Les hommes, dans le fond, ce sont des polissons du premier degré, en surface, pas longtemps, juste pour dire, pour se faire croire que c’est un signe de souveraineté absolue de pisser sur l’évier. Tandis que les souris, elles, ce sont les vraies vicieuses. C’est bien ancré en elles, le fignedé : bien latent, la bagatelle. Une gonzesse est toujours une femme à hommes ; tandis qu’en réalité un mec est très rarement un homme à femmes ! Le vrai homme à femmes, vous voulez que je vous dise ? Eh bien c’est au moment des cigares qu’on le détecte. C’est celui qui, au lieu de se mettre dans le groupe des hommes, reste dans celui des femmes. La minute de vérité, elle a lieu aux liqueurs, les gars, rappelez-vous-z’en ! Au moment où ces pommes-à-l’eau causent d’augmentation de capital, de répartition des dividendes et d’actions en baisse, le futé qui s’occupe des frangines au lieu de Péchiney-Progil, il a la gagne pour lui. Et les femmes le remarquent. Mieux que ça : elles le reconnaissent.

« Avant d’en finir avec les réceptions ordinaires, je vous donne deux conseils encore : si vous renversez votre verre de calva sur le canapé ou si vous brûlez un coussin avec votre cigare, ne poussez pas de cri d’orfèvre. Vous attendez un moment, et puis vous mettez le coussin à l’envers, c’est aussi simple que l’œuf de Jean-Christophe Averty. Voilà pour le premier.

« Le second est beaucoup plus important. Si vous seriez invité tout seul chez un couple d’amis et que le mari s’en aille avant vous, attendez un petit quart d’heure avant de culbuter la patronne pour si des fois il aurait oublié ses clés. »

Sa Majesté promène sa langue violette sur ses lèvres asséchées.

— Maintenant, faut envisager les grandes réceptions. Elles sont rares, mais elles se produisent quèquefois. Bon. Supposons que vous receviez un jour le nonce apostolique, le comte de Paris ou la princesse Margaret. Vous dites aux autres invités de se pointer un peu en avance. Et puis, quand ils se sont défringués de leurs manteaux et de leurs bitos, qu’ils ont éclusé un gorgeon de champ’, vous descendez avec eux pour attendre l’illustre invité. Vous les postez devant la loge de la pipelette, sur deux rangs, et vous, vous attendez sur le trottoir.

« Dès que la bagnole se pointe, vous bondissez à la portière. Vous ouvrez pas, le chauffeur est payé pour ça, mais vous tendez la main au nonce, au comte ou à la princesse pour l’aider à s’estraire. Si ce serait le nonce, une supposition, vous genouflexez un chouïa en disant bien cérémonieusement : “Mes respects, mon nonce, venez vite, le gigot est déjà au four.” Pas de bévue surtout, pas d’étourderie. Allez pas lui demander pourquoi qu’il est venu sans sa femme ni comment vont ses enfants. Vous l’escortez jusque dans l’immeuble. Et là vous lui présentez les autres invités en commençant par les plus importants. Exemple : “Le comte de Chèque-Postal, le baron du Camelot, le chevalier du Tatevain, etc.” Et puis vous le filez dans l’ascenseur, tout seulâbre, pour pas le promiscuiter. Vous lui dites : “Appuyez sur le bouton du cintième, mon nonce, et vous prenez pas la soutane dans la porte, vous resteriez coincé entre deux étages.” Dès que l’ascenseur a déhotté, vous et les autres, vous cavalez dans l’escadrin. Le duraille, c’est d’arriver avant la cabine pour en ouvrir la lourde.

« Si c’est le comte de Paris qui se pointe, dites-lui pas “Bonjour, m’sieur le comte”, car c’est presque un faux comte, vu qu’il est prince. Malgré votre tempérament républicain, vous y allez de l’échine en forme de toise, et vous disez : “C’t’un grand t’honneur pour moi d’accueillir Votre Principauté dans mon modeste trois-pièces avec salle d’eau.”

« Puis vous procédez comme avec le nonce.

« Pour la princesse Margaret, vous mettez plus de douceur.

« Vous lui bisez la pogne, puisqu’elle est marida, et vous lui dites : “Mes hommages, princesse, c’est gentil d’avoir accepté mon invitation. Voilà des années que je mourais d’envie de vous connaître. Je m’ai tout de même décidé avant que vous devinssiez trop vioque.”

« Vous faites les présentations, et puis vous montez dans l’ascenseur avec elle pour la manœuvre. Une fois dans la cabine, faut que vous enlèveriez votre béret. Vous lui causez pendant que ça monte : “Et Madame votre sœur, elle habite toujours Buquinjame Palace ? Ses enfants vont bien, oui, y a pas eu de rougeole dans la nurcerie cet hiver ?”

« Pour le dîner, bien sûr, l’invité de marque, il a la place d’honneur, à droite de la maîtresse de maison si c’est un homme, ou à votre droite si ce serait une gonzesse. Recommandez bien à votre bourgeoise, des fois qu’elle serait bêcheuse, de pas s’offusquer si l’invité numbère oane lui fait du pied. Qu’elle aille pas lui filer une mandale, la grincheuse, sous prétexte que c’est un vieux mironton à passions. Qu’elle comprenne bien que c’est un honneur, en somme, de se faire racler l’escarpin par un personnage illustre. Quant à vous, la Margaret (ou la reine Juliénas, ou la princesse Grasse) chambrez-la molo. Pas de blagues corsées ! Du madrigal : “Belle princesse, ce que j’aimerais que vous me fourbissiez la roture !” ou bien : “Quand on vous regarde, on se croirait dans un conte de fées. A vous admirer, on peut pas s’imaginer que vous allez aux vécés comme tout le monde !” N’ayez pas peur de la flatter. Depuis sa naissance, elle est entourée de mecs qui lui passent la brosse à reluire, alors faut pas craindre d’en rajouter ! »

Bérurier se tait, s’étire, bâille, regarde l’heure et se lève. Il vient au bord de l’estrade et nous sourit.

— Je vais mouler sur les réceptions. Mais faut que je vous recommande une chose qu’est pourtant contre-indiquée par mon manuel. Là-dessus, ils disent qu’on présente les gens sans faire d’allusions à leurs professions. Je ne suis pas d’accord. Un jour, commak, dans une réunion d’aminches, y avait un monsieur qu’on m’avait dit juste son blaze sans préciser ce qu’il faisait. Au bout d’un moment, je me mets à déblatérer sur les conseillers financiers, en faisant remarquer que s’ils connaissaient leur boulot ils seraient pas conseillers, mais milliardaires. Personne mouftait. Alors je le prends à témoin, le quidam que je vous dis. « Vous me permettrez de réserver ma réponse, qu’il me fait, vu que je suis conseiller financier ». Evitez ce genre de coups fourrés. Et allez-y loyalement. « Je vous présente monsieur Duchnock, qu’est sculpteur sur éponges. Et voici monsieur Frotefort qui a une entreprise de nettoyage de passages cloutés ». Ou encore, pour les dames : « Permettez-moi de vous présenter madame Belloignon, la maîtresse du préfet. Monsieur Kélaibel, l’amant en titre de la présidente Brocemoy. » De cette manière, aucune gaffe n’est possible. Ou alors faudrait le faire exprès !

Comme le Somptueux achève cette forte péroraison, on toque discrètement à la lourde. Le Mastar devient d’un pourpre riche et chatoyant.

— La v’là ! balbutie-t-il, grisé, je vais crier d’entrer et, tous en chœur, les mecs, on se pousse un vibrant : bonjour madame la comtesse, vu ?

Nos deux cents têtes simultanément branlées font un bruit soyeux d’envol de colombes.

— Entrez ! crie Sa Dévotion.

Et tous, ensemble, unis dans une pareille ferveur béruréenne, nous hurlons :

— Bonjour, madame la comtesse !

La porte s’entrebâille sur le chétif, le ruiné, le fripé Dupanard.

L’homme de peine (pour une fois à l’honneur) entre d’une démarche louvoyante de stupeur, regarde ces faces ardentes tournées vers lui comme des volubilis vers le soleil et fait passer sa chique de sa joue droite à sa joue gauche comme si, brusquement, il doutait de sa saveur.

La joie de Béru se mue en rogne noire.

— Dites donc, Duconnard ! interpelle-t-il, depuis quand on entre dans une salle en plein cours ?

— J’ai un pli pour m’sieur Nio Sanato, bêle le fossile.

— Qu’est-ce que c’est que cette bête ! tonitrue Sa Rondeur, laquelle a déjà oublié ma fausse identité.

Je me dresse.

— C’est moi, m’sieur !

Lors, l’Affreux s’apaise, comme la mousse du lait quand on ferme le robinet du réchaud à gaz.

Je saisis l’enveloppe que me tend Dupanard. Elle contient la photographie d’un garçon d’une trentaine d’années, au regard sage. Il a des cheveux sombres coiffés à la Belmondo, une fossette au menton et des lunettes cerclées d’écaille. Une languette de papelard dactylographié est collée sur la photo. Je lis : « Inspecteur Abel Cantot ».

Ça me fait vibrer le grand zygomatique, mes sœurs. Et il y a de quoi car cet Abel Cantot n’a rien de commun avec celui qui séjournait à l’école et qui a disparu ! Voilà que tout à coup, ça s’éclaire au néon dans ma tronche.

Il est un peu joyce, votre San-Antonio bien-aimé, mes loutes, car il se faisait un sang d’encre de Chine, pendant que le Béru enrichissait le savoir de ces jeunes hommes. Il est présent malgré sa discrétion, le cher commissaire. En ce moment il s’efface derrière le Gros parce que c’est Béru le pôle d’attraction, mais il n’en pense pas moins. Et il ne vous oublie pas, croyez-le.

Il vous fait un peu languir exprès. Machiavel ! Le désir s’accroît quand San-A recule ! Le comble de la politesse, c’est de savoir céder sa place, n’importe où, fût-ce dans un livre.

Je viens de tout piger : Abel Cantot était inscrit à l’Ecole. La bande de terroristes l’a intercepté en cours de route et l’a remplacé par un faux Abel Cantot.

Seulement deux élèves de la pension pébroque connaissaient le vrai : Castellini et Bardane. Ils devaient être au courant pour le premier et se sont empressés de le culbuter par-dessus la rampe avant l’arrivée ici du Cantot number two ; mais ils ignoraient qu’un second élève le connaissait également. En réalisant, dans le car, la supercherie, Bardane a compris qu’il se passait quelque chose de grave. Peut-être même a-t-il fait une association entre cette usurpation d’identité et le « suicide » de Castellini ? Toujours est-il qu’après être descendu du car, il a commis une imprudence qui lui a été fatale. Laquelle ? Ça reste encore à définir, en tout cas un coin du voile se lève, comme on dit dans les romans plus mauvais encore que les miens[27]. Dupanard s’en va.

Béru frappe férocement sa table du poing afin de ramener le calme et de récupérer mon attention.

— Citoyens ! clame le Tribun, l’incendie est clos, on continue ! Je vais passer maintenant à la rubrique du savoir-vivre de l’automobiliste vu que, comme je vous le causais voici un instant, la bagnole occupe une place pondérante dans la vie moderne.

Il se caresse le lobe entre le pouce et l’index et déclare solennellement :

— Y a deux sortes d’automobilistes : ceux qui sont au volant de leur voiture, et ceux qui en sont descendus. Les premiers s’appellent les affreux chauffards et les deuxièmes les horribles piétons.

Béru jugule les rires avec son autorité aussi coutumière que proverbiale et enchaîne :

— Il y a plus de différence entre un piéton et un automobiliste qu’entre un basset et la tour Eiffel. Exemple : un zig au volant manœuvre pour se ranger. Si un piéton serait dans son champ de manœuvre, dare-dare il lui crie par la vitre :

« “Tu vas pas tirer tes plumes, eh, ballot ?”

« Ce à quoi le piéton lui répond tout naturellement :

« “Je t’emmmerde, toi et ton tas de boue !”

« Bien. L’automobiliste coupe le contact et descend après avoir filé son disque à l’heure et il descend côté chaussée. Une bagnole le frôle. Le voilà qui glapit :

« “Ecraseur ! Non mais, y se croyent tout permis, ces chauffards !” C’est fondamental comme transformation. Instantané ! Sitôt qu’il a les pieds par terre l’automobiliste perd sa mentalité de conducteur. Je m’ai permis de vous dresser une petite liste de ce qu’un piéton peut crier à un automobiliste, et une autre de ce qu’un automobiliste peut lancer à un piéton ; ceci pour les ceux qui n’auraient pas la repartie fastoche.

Il tire un morceau de papier hygiénique de sa poche, ce qui en dit long sur le lieu de ses cogitations, le défroisse comme un billet de banque et lit :

— Pour les piétons, deux points : Assassin ! Toi, avec ton tank ! Toi, avec ton tas de ferraille ! Toi, avec ton zinzin à roulettes ! Toi, avec ta chiotte ! Toi, avec ta charrette ! Ecraseur ! Enviandé ! Fasciste ! Descends de ta brouette si t’es un homme ! C’est la bagnole de mon jardinier ! Tu me fais pas peur avec ton contre-torpilleur ! Salaud ! Fumier ! Figure de fesse ! Tête de lard ! Tête de con ! Tête de nœud ! Tête à claques ! Va-t’en, eh, naufrageur ! Va-t’en, eh, ordure ! Va-t’en, eh, B.O.F. ! Crâneur ! Voyou ! Banquier ! Marlou ! Feignasse ! Gestapiste ! Endoffé ! Sombre brute ! Horrible ! Affreux ! T’as appris à conduire sur une machine agricole !

« Apprenez-les par cœur, recommande le Gros, ça vous donnera déjà une petite base. Dites-vous que plus la voiture est grosse, plus vous pouvez gueuler. Si c’est une tire américaine, traitez le chauffeur d’amerlock sans hésiter, même s’il serait matriculé dans la Seine. Si c’est une femme qui la conduit, ayez pas peur de lui crier putain ! Ou fille de joie si elle roule doucement et qu’elle ait le temps d’entendre, ça la vexera davantage. Passons maintenant côté automobiliste. Lorsque vous cessez d’être un piéton pour redevenir conducteur, voilà ce qu’il faut crier. »

Il récupère un second parchemin, de même nature et de même origine que le premier et lit de sa voix mêlé-cassée :

— Tire tes os, anémié ! Planque ta viande, je veux pas salir mes roues ! T’as les cannes en plomb ou quoi ? Figure de fesse ! Salaud ! Fumier ! (c’est là qu’il y a un léger point commun entre les deux). Mauviette ! Mollusque ! Et les clous, ordure ? Si t’es pressé prends un corbillard ! T’as envie de te foutre à l’assurance ? Echappé de trottoir ! Sauve-toi, eh, Bayard ! Tu te crois à la campagne, dis, bouseux ! Sors-toi de devant, vilain, t’es trop moche pour que je t’écrase ! Bouge tes miches, lambin ! Et ta sœur ? T’es un troupeau d’oies à toi tout seul, bonhomme ? Ta gueule, esclave ! Et mon cul c’est du poulet ? Et moi je t’e… mbrasse… ! Et surtout, le plus terrible : Piéton !

Béru se tait. On vient de frapper une nouvelle fois. Il porte la main à son cœur.

— Cette fois c’est elle ! fait-il d’une voix d’orgasme. Alors tous ensemble, hein, après que j’aye dit entrez : « Bonjour, madame la comtesse ! »

On répète le numéro de tout à l’heure et, comme tout à l’heure, Dupanard fait son entrée. Il traîne la galoche sous les yeux injectés de sang du Gros.

— V’là encore cet immondice qui vient jeter la masturbation dans mon cours, tonne l’Effroyable. C’est bientôt fini ce micmac, Duconnard ? Vous vous croyez aux Galeries La Fayette, mon petit père ?

Il reste digne, le Dupanard, bien que salué chaque fois au cri de « Bonjour, madame la comtesse. » Il vient à moi et me chuchote dans les feuilles :

— M’sieur le directeur demande que vous passiez le voir après le cours.

Je dis banco, et le bonhomme s’évacue sous les sarcasmes du Gravos.

— Reprenons, tranche ce dernier. Y a pas que de l’invective entre piétons et automobilistes. La campagne de France-Soir : « Ne nous fâchons pas » a porté ses fruits. Des gens s’exercent maintenant à la gentillesse. Tenez, la semaine dernière, à Paris, j’ai vu une scène émotionnante. Un vieux monsieur avec une canne et une pelisse à col de fourrure traversait un carrefour. Une auto radine, s’arrête pour pas le gêner. Le vieux monsieur, courtois, soulève son chapeau et dit : « Je vous en prie ». « Mais non, que répond le conducteur, passez, monsieur ». « Pas du tout, rond-de-jambe l’autre, vous avez la priorité. » « Je n’en ferai rien, vous traversiez ! ». « Qu’à cela ne tienne, vous allez plus vite que moi ! » riposte le vieux. Un zig qui attendait sur un triporteur s’écrie : « Et alors, tu te bouges le cul, grand-père ! » Le vieux s’est alors élancé, l’automobiliste aussi, en même temps. Et le vieux s’est retrouvé à l’hosto avec une guitare fanée. Vous voyez qu’il y a du danger à se montrer trop courtois.

« Question de dosage. Si vous auriez la priorité, utilisez-la sans vouloir chiquer au d’Artagnan. Maintenant, il faut que je vous mette sérieusement en garde contre les marchands de bagnoles d’occase. C’est la race maudite. La preuve, l’aventure qu’est arrivée à mon ami Sim Camille.

« Un jour il se pointe chez un garagiste pour se payer une chignole. Et voilà le gus qui part en grand baratin.

« “Prenez celle-là, c’est ce qu’on fait de mieux.”

« “Je veux pas d’une auto noire”, répond Sim Camille.

« “Elle est pas noire, elle est aubergine”, que proteste le marchand. “La couleur de l’élite !”

« “Dites, le moteur tousse un peu !”

« “Et puis quoi encore ! Vous allez pas me dire qu’elle est tuberculeuse, cette voiture ! On a réglé les culbuteurs ce matin, changé les bougies et les vis platinées. C’est un spécialiste de Montlhéry qui me les met au point ; si vous vous croyez plus futé que lui, dites-le !”

« “Les pneus sont lisses !”

« “Ah vous me cherchez des rognes, ma parole ! Des « X » qui n’ont pas huit mille kilomètres dans les chaussettes !”

« “J’aurais voulu une 64.”

« “Et alors ? C’est pas une 64, ça ? Visez la carte grise : mise en circulation juin 63 !”

« “… ?”

« “Vous le savez peut-être pas que l’année, pour les bagnoles, elle part trois mois avant le Salon de l’auto de l’année d’avant ?”

« “Dites, y a une aile qu’a été refaite, là ! La peinture est pas pareille !”

« “Vous charriez, pépère ! Je vous jure que vous me cherchez ! C’était un déflecteur estérieur qui était fixé et qu’on a enlevé biscotte il était plus réglementaire.”

« “Elle est de juin 63 et elle n’a que huit mille kilomètres ?”

« “Ah ! çui-là, il se plaint que la mariée est trop belle ! C’est de ma faute si au lieu d’appartenir à un voyageur de commerce elle appartenait à un scaphandrier qui s’en servait que pour ses vacances ? Je vous jure que vous êtes démoralisant, vous. Je vous offrirais une vache en prime que vous me demanderiez encore si elle va bientôt vêler. Laissez-la si vous n’en voulez pas ; vous êtes pas le premier qui ratera l’occasion de sa vie ! Libre à vous de refuser les cadeaux, ça m’apprendra à être trop bête !”

« “A la fin, tranche Bérurier, mon camarade se décide”. Quatre cents tickets ! Il fait un chèque et rentre chez lui pendant que le marchand va s’occuper de la carte grise. Et qu’est-ce qu’il trouve, en arrivant, sur le carreau de sa cuisine ? Sa bonne femme raide morte. Asphyxiée ! Le lait, en bouillant, avait éteint la flamme de la cuisinière à gaz. Le lendemain, il est allé demander au marchand de lui racheter l’auto, vu qu’il n’avait plus le cœur aux randonnées grisantes. Ça a donné ceci :

« “Etant donné les circonstances, je ne peux garder cette auto”, sanglote Camille.

« Le garagiste se torche un bout de larme.

« “Humainement, je vous comprends, dit-il. Mais les affaires sont les affaires, j’ai des frais généraux.”

« “Je vous en supplie, reprenez-la-moi !”

« “Bon, ça va, je suis pas un ogre. Voyons un peu la marchandise.”

« Le marchand se met à tourniquer autour de la charrette, à ausculter dedans comme s’il l’aurait vue pour la première fois.

« “Quelle horreur, elle est aubergine ! Vous savez que c’est jamais demandé, une couleur pareille. Ça se faisait y a dix ans… Et puis dites, vous entendez le moteur, comment qu’il bat la breloque. Il a de l’asthme ou de l’emphysème ! Je parie qu’on a foutu de la sciure dans le pont pour pas qu’il chante ! Et les boudins, dites ! On voit plus le dessin ! Combien qu’il marque le compteur ? Huit mille ! Faut pas me la faire, on a remis l’horloge à l’heure, mon petit vieux ! Si vous feriez à pinces la différence entre ce qu’elle marque et ce qu’elle a déjà parcouru, vous vous useriez les flûtes jusqu’aux genoux ! Une 63 ? Mais non, une 62 puisque juin fait partie du Salon précédent ! Sans compter les gnons qu’elle a dû prendre ! Tenez, cette aile est repeinte en rouge vif, vous êtes sûr que ça n’était pas une voiture de pompiers ? Voyons, qu’est-ce que je peux vous offrir de ce tas de tôle ?… Disons cent quatre-vingt mille, puisque vous êtes dans le malheur !”

« “Mais, qu’il se pâme, Sim Camille, je payée quatre cents ! Et elle n’a pas quitté le garage !”

« “Et alors, j’y peux quelque chose si vous êtes la reine des pommes ?”

« Donc, prenez vos précautions, exhorte Béru. »

Il va pour indiquer le moyen de répression idéal lorsqu’on frappe à la porte. Lors, outré, il bondit en hurlant à pleines bronches :

— Cette fois, c’est scié ! Je vais te lui botter les noix à ce vilain tordu ! Faudrait voir à pas prendre ma classe pour une pissotière ! T’as compris, Enflure ! brame-t-il en délourdant.

Il se tait, anéanti.

La comtesse Troussal du Trousseau est là, couverte de bijoux de la taille aux cheveux.

Загрузка...