La rosette du Vieux étincelle. Assis derrière son bureau ministre, il écoute d’un air détaché, comme un psychanalyste laissant se raconter une cliente. Ses mains délicates, posées sur son sous-main de cuir, paraissent être taillées dans la même peau. Lorsque nous en avons terminé, il tire sur ses manchettes, redresse un peu sa règle de cuivre qui ne se trouvait pas exactement parallèle au sous-main et semble sortir d’une songerie.
— Mon petit Mathias, murmure-t-il, je pense moi aussi qu’il y a du louche dans tout cela, mais qu’y puis-je ?
La déception flétrit le Rouquin comme un coup de gel la chicorée tardive. C’est un candide, Mathias, il connaît mal le Dabe. Il ne sait pas que le Big Boss aime à s’entourer d’un nuage artificiel dans les cas délicats.
Le directeur reprend, d’un ton suave, en évitant soigneusement nos regards implorants :
— C’est à nos amis de la sûreté lyonnaise qu’il faut aller raconter tout cela, cher Mathias.
Voilà, c’est parti, les petites représailles innocentes, style : « Tu nous as quittés, alors débrouille-toi ».
Le Rouillé me file un coup de saveur désespéré. Il hisse le pavillon de détresse. Faut le secourir, sinon il va sombrer dans la confusion.
— M’sieur le directeur, interviens-je, Mathias a fait le voyage pour venir nous demander aide et protection, à nous ses anciens patrons, à nous ses amis, à nous qui l’avons formé. Les circonstances l’ont obligé à nous quitter provisoirement (j’insiste sur le provisoirement manière d’amadouer le Vieux) mais il reste de cœur parmi nous, et il le prouve.
Pas mal, hein ? Si un jour je largue la Grande Volière je tenterai ma chance dans la politique. La salade, je crois que je saurais la cultiver. Les hommes ont besoin de vibrant, de trémolos. Causez-leur le langage du cœur et ils deviendront toujours moites, surtout si vous travaillez vos flexions, vos inflexions et vos génuflexions. Affirmez-leur qu’ils sont grands, nobles et généreux, et ils essaieront de le devenir, c’est magique. J’ai rencontré pas mal de salauds au cours de ma vie. A tous j’ai essayé de dire comme quoi ils étaient des types exceptionnels, des anges de bonté et de mansuétude, des chevaliers de la vertu, des modèles, des exemples, des qui vous font frissonner d’admiration, des qui vous galvanisent, vous pétrifient, vous purifient, vous sanctifient, vous renouvellent et vous transforment. Sur le nombre, quelques-uns ne m’ont pas cru et je leur ai cassé la gueule. Mais la majorité a mordu à mon appât fluorescent. Ils sont devenus meilleurs, je jure ! Tendez une auréole à un homme, une fois sur dix seulement il en fera une lunette de ouatères, le reste du temps il s’en coiffera. Et un zig qui porte un bada de lumière, il est en route pour devenir un saint. A mon avis, le tort de notre Mère l’Eglise, c’est de pas assez canoniser. Elle est trop parcimonieuse pour ce qui est d’installer le néon. Ça décourage ; les places sont tellement chères ; faut trop attendre, trop abnégater. Les promotions civiles sont trop rapides de nos jours pour qu’on lanterne avec les promotions religieuses. Le Vatican publierait tous les mois un bulletin de sainteté, vous verriez cette émulation, mes bien chers frères ! Et surtout faudrait canoniser du vivant de l’intéressé, sinon y a que la famille pour palper les droits de Hauteur. Le pape devrait s’inspirer de nos méthodes. Prenons le cas de notre Général, par exemple : de son vivant il aura eu ses rues, ses médailles, son culte sur la commode et son Mauriac privé ! C’est pas de la gloire achetée en viager, ça ! C’est pas des promesses fallacieuses ! D’accord, les plaques de rue se dévissent, mais à plus forte raison, rendez-vous compte comme le Saint-Bain de Siège est fortiche, lui qu’a la Saint-Sulpicerie pour perpétuer, pour plâtrer à tout-va. Y a que les statues de bronze qu’on envoie à la fonte, celles en plâtre on les tire au moule. On peut casser, c’est pas cher ! Saint on vous fout, saint vous demeurez ; à perpète et doré sur tranche. Si Paul VI sait se défendre, tout le monde va vouloir en être, de la grande sainte famille. Tout le monde jouera le bon apôtre, récitera des rafales de paters, vénérera sa mother, fera des B.A. et des abbés. Ça dope l’homme, la pensée que son slip Eminence pourrait devenir, après usage, une relique dans une châsse dorée. On se précipite donc, en troupeau serré, vers une amélioration fabuleuse de l’espèce. On se paradise à qui mieux mieux, on s’encense, on s’entre-prosterne, bref, on finit par vivre à genoux dans une extase réciproque, un suprême respect d’autrui. Rue du Faubourg-Saint-Antoine, on ne fabrique plus que des prie-Dieu et des confessionnaux de première classe ! On n’emmène plus les nanas qu’à l’autel. On se parfume à la résine d’Arabie et quand on dit Bon Dieu c’est uniquement dans les prières. Flûte ! je me suis laissé entraîner, faites excuse, et revenons à nos poulets.
Le Boss semble touché par ma harangue. Il hoche sa belle tête en peau de fesse déplumée.
— Que proposez-vous, San-Antonio ?
— Que nous nous occupions de cette affaire, patron.
— A quel titre ?
— A titre officieux.
— C’est-à-dire ?
Je le vois bien que son regard brille. Il va dire oui. Il en meurt d’envie.
— Si vous permettez, je vais me rendre à l’Ecole de police en compagnie de Bérurier ; moi en qualité de professeur et lui en qualité d’élève. Vous pourrez arranger nos inscriptions précipitées, je suppose ?
Il reste impavide, attendant prudemment la fin.
— Une fois sur place, poursuis-je, nous étudierions le topo bien à fond, sans être bousculés et surtout sans jouer les enquêteurs. Vu que nous appartiendrions à l’établissement nous l’aurions belle pour observer, comprenez-vous, monsieur le directeur ?
Le Mathias ne peut pas contenir un petit gémissement suppliant, ça fait le bruit d’une girouette taquinée par la brise.
Pour ma part je n’insiste plus. J’attends que ma proposition prenne sa place dans la tronche du Boss. Il mate ses doigts satinés, à bout de bras, en mordillant sa toute mince lèvre inférieure.
— Délicat, fait-il. Professeur de quoi ?
— De n’importe quoi, dis-je, de tir à l’arc, de saut à la perche ou de bonnes manières…
J’éclate de rire. C’est plus fort que moi. Je viens d’avoir une idée.
L’idée du siècle, mes amis.
La pipelette du Gros est en train de balayer l’entrée lorsque je me pointe d’une démarche gazellienne.
— Savez-vous si m’sieur Bérurier est chez lui ? je demande à la maîtresse de balais.
Elle tire sur les poils de sa moustache, puis caresse du doigt sa belle verrue mentonnière avant de grommeler d’une voix qui fait songer à un évier qu’on débouche :
— Je crois que ça s’entend, non ?
Je tends mon lobe et j’ouïs effectivement un boucan pas ordinaire. Y a de la musique dans les étages, et puis des cris, des piétinements.
— Il donne un coq-taille, m’explique Mme O’Cédar avec aigreur, et ce cochon-là ne m’a même pas invitée. Ces flics, c’est tous butors et compagnie.
Je réserve mon opinion et m’élance dans l’escalier.
La lourde de Béru est ouverte et ça grouille sur le palier : son voisin du dessus, le sourdingue ; M. Alfred, le coiffeur, qui fut si longtemps l’amant de Berthe Bérurier, et Madame ; la petite bonne de la mercière et son fiancé militaire, plus le bougnat d’en bas.
Je m’avance dans le groupe et je bénéficie alors d’un spectacle tout à fait imprévu.
Béru a mis le complet noir de son mariage (qu’il ne peut plus boutonner) et porte des gants blancs de saint-cyrien. Il se tient debout dans le vestibule, au garde-à-vous, positivement, tandis que sa femme de ménage annonce les arrivants d’une voix qui zozote.
— Mefieur Durandal, le voivin du defus !
Quelqu’un propulse le sourdingue. « C’est à vous », qu’on lui glapit dans le tube acoustique pour expliquer ces voies de fait.
Il entre chez Béru en titillant sa centrale thermique.
Le Gros s’empresse, les deux bras tendus, un sourire radieux, pareil à une tranche de melon d’eau, au milieu de la figure.
— Mon bon Durandal, gazouille-t-il en faisant sa lèvre pour dégustation de rahat-loukoums, je vous sais un tas de gré d’avoir bien voulu m’honorer du plaisir de venir écluser un gorgeon chez moi.
Il ôte le gant de sa main droite et presse celle du sourdingue avec véhémence, un vrai shake-hand pour Gaumont-Actualités.
— Ça va beaucoup mieux, merci, répond à tout hasard Durandal.
— Drivez-vous jusque z’à la salle à manger où le buffet vous attend, hurle Béru.
— Moi aussi, j’ai tout mon temps, approuve le sonotonisé.
— La première porte à gauche ! mugit le Mondain.
— Confidence pour confidence ; moi je porte à droite, affirme Durandal.
Le Béru devient apoplectique.
— Faut dégager le circuit, mon pote, dit-il.
Il désigne la salle à manger. Puis, du pouce dominant le reste de sa main repliée, il figure une bouteille qu’il se colle sous le pif.
Cette fois, le voisin a pigé et s’éloigne.
La femme de ménage, une blondasse-frisottée-pâle-et-moche, annonce, avec une belle solennité :
— M’fieur Alfred et sa dame !
Le manège recommence. Béru, c’est un président de la Troisième. Il a trouvé l’élan du bras, la cambrure du moltebock, le velouté de l’œil. Il tend la main pas plus haut que la braguette.
— Chers amis, s’émeut-il, comment t’est-ce que je vous esprimerai ma gratification d’avoir répondu à mon invitation !
Il prend la main de la coiffeuse.
— Oh ! et puis non, je vous fais péter la miaille, Zizette. Quand on a l’occase de faire du lèche-vitrine à de la belle personne comme vous, s’agit pas de la rater. Tu permets, Alfred !
Son double baiser miaule dans la cage d’escalier.
— C’est rapport à quoi, cette fiesta ? interroge le merlan.
— Je t’espliquerai.
Le couple disparaît dans l’appartement.
C’est au tour du bougnat de pénétrer. Il s’est pas mis en frais de toilette, le bistroquet. Il s’est contenté de retrousser son tablier bleu. Il a une barbouze de trois jours, le col de sa limace est d’un vilain gris plombé et la visière cassée de sa casquette est toute brillante de crasse.
— Cher Pompidoche ! s’exclame le maître de céans. Larguer votre rade avec tant de gentillesse, j’en suis zému.
— Mèmène est au percolateur, le rassure le bougnat. A cette heure, on fait juste les caouas pour ainsi dire et le demi panaché. Mais je m’attarderai pas, vu qu’on va me livrer tout à l’heure.
Il puise dans l’immense poche ventrale de son tablier et en extrait une bouteille.
— Si vous permettez, m’sieur Béru, c’est le nouveau. Je m’ai dit que c’était mieux que des fleurs !
Le nez du Gras frémit.
— Voilà une gentille pensée, mon cher !
Le bougnat débouche le flacon.
— Respirez-moi ça, m’sieur Béru.
Le Gros ferme les yeux. C’est ça l’extase, la vraie. Les délices au féminin pluriel ! Il peut pas résister et se paie une rasade qui fait dégringoler le niveau. Il clape, il grume, il se gargarise, se pénètre, se fait mariner tout entier dans sa gorgée de beaujolpif.
— J’sais pas où vous l’avez déniché, m’sieur Pompidoche, déclare-t-il, mais c’est du sincère. Quelle belle année ! C’est là qu’on voit que le bon Dieu est moins vache qu’on le croit.
Pompidoche en pleure sous ses gros sourcils.
Il ne reste plus devant moi que la bonniche de la mercière et son cosaque. Elle, c’est une brune boulotte et niaise, ronde de partout ; lui un grand bidasse réjoui.
— Ravi que c’eusse t’été votre jour de congé, mon lapin, affirme le Gros. Je vous ferais bien un baisemain, mais c’est défendu pour les jeunes filles, d’après mon guide.
C’est alors qu’il m’aperçoit. Sa bouille se met à pendre de stupeur.
— San-A ! Si je m’attendais… Ah, ça, par exemple !
— Alors, on réceptionne sans son supérieur hiérarchique ? dis-je en m’efforçant de prendre une mine contristée.
Béru se tourne vers sa servante.
— Allez servir des drinques aux invités, Marthe.
Puis, me chopant le bras il murmure en refermant sa lourde d’un coup de talon :
— C’est un gala d’essai, San-A, te vexe pas. Je m’ai dit que rien ne vaut la pratique, alors j’ai organisé une réception pendant que ma Berthe est pas là !
Il recule d’un pas pour me permettre de l’admirer dans son ensemble.
— Qu’est-ce tu penses de ma tenue ?
— Dix sur dix, Gros.
— Avoue que si je serais sur le perron d’un château Louis-Quéquechose on me prendrait facile pour un comte ?
— Ouite ! réponds-je.
Il hoche sa belle tête persillée.
— On a beau dire, mais l’habit fait le moine. A l’intérieur de mon costard noir, je sens que ça me vient, l’aisance. Amène-toi par ici, tu vas pas en revenir.
Ayant passé le seuil de la salle à manger, effectivement je n’en reviens pas ! Il a mis les rallonges à la table. Il a repoussé celle-ci contre le mur. Il a étendu des journaux dessus. Et il a dressé un buffet de sa composition.
Gros rouge pour les messieurs, cidre mousseux pour les dames ! Saucisson à l’ail ! Filets de hareng ! Camembert tartiné sur des tranches de pain plus épaisses que l’annuaire des téléphones (Paris-banlieue).
— Je m’ai occupé de tout, commente-t-il. Comme j’avais pas de nappe, j’ai mis des journaux, mais minute : des Figaro seulement, pour que ça fasse grande maison !
Il libère un soupir.
— Ce qu’il faut faire quand on aime ! Ma comtesse serait là, elle en prendrait plein les châsses, t’es d’accord ?
— Elle risquerait l’éblouissement, Gros. Ta réception, c’est Versailles de la grande époque. Le faste provocateur de révolutions, quoi ! Tu recommencerais souvent ce genre de cérémonie, y aurait des troubles sociaux, fatal !
Il me refile un œil cloaqueux.
— Tu me chambres ? interroge-t-il.
Je trouve in extremis mon air le plus innocent.
— Ça se voit pas peut-être que je suis épaté jusqu’au trognon ? Franchement, ce débordement, cette pompe, cette classe, je ne m’attendais pas, Béru, les bras m’en tombent !
— A propos, demande-t-il, tu venais pour quoi ?
— Pour t’annoncer une formidable nouvelle, mon Gros. Je viens de t’obtenir une chaire à l’Ecole nationale supérieure de police.
Il prend ça au plexus et réprime une grimace douloureuse.
— Pourquoi te ficher de moi à domicile, proteste-t-il.
— C’est on ne peut plus sérieux. Te voilà nommé professeur stagiaire à l’E.N.S.P. Même que tu entres en fonction dans les 48 heures ! Passe chez le Vieux, il te confirmera. Tu crois toujours que je galège ; pourtant il y a des moments où il faut parler net, non ?
Je voudrais que vous assistiez à cette métamorphose, mes camarades ! On dirait qu’il est éclairé de l’intérieur par une lampe à arc. Son front plissé se déride, ses yeux s’agrandissent, son torse se bombe. Il frappe dans ses mains afin de solliciter le silence.
— Mes amis, déclame Sa Majesté, je tiens à vous affranchir du pourquoi j’ai organisé cette réception. Figurez-vous que je viens d’être élu professeur à l’Ecole nationale supérieure de police !
C’est le délire. Tout le monde applaudit. Tout le monde se précipite pour les compliments à bout portant. Les dames l’embrassent. Les hommes lui frappent sur l’épaule.
— Professeur de quoi ? demande Alfred le pommadin.
Béru se tourne vers moi.
— C’est vrai, au fait, professeur de quoi ? s’inquiète-t-il.
— De bonnes manières, dis-je. Les commissaires de police sont des gens de mieux en mieux éduqués. L’Etat veut en faire de purs gentlemen. J’ai pensé à ton précieux manuel. Je me suis dit que ça te serait utile de l’enseigner aux autres parce que, vois-tu, ce serait la meilleure méthode pour t’obliger à l’apprendre toi-même.
Il acquiesce.
— T’es intelligent, Gars, me rendjustice-t-il. Fectivement, c’est la bonne solution.
Il m’étreint de ses bras broyeurs.
— J’oublierai jamais.
Le sourdingue, qui n’est pas encore au courant, s’approche du maître de maison.
— Je viens de tomber sur un hareng gâté, réclame l’homme au tympan fané.
Béru hausse les épaules :
— Chacun a le lot qu’il mérite, mon pote, conclut le nouveau professeur de bonnes manières, et si ce pauvre hareng a des vapeurs, dis-toi bien qu’il est encore plus frais que toi !