CHAPITRE TREIZE DANS LEQUEL BÉRURIER TRAITE DU MARIAGE

Le lendemain, rien n’est changé à la situation.

Sinon qu’on a retrouvé la bagnole des Dolorosa abandonnée dans un chemin creux près de Bourg-en-Bresse. Cette fois, pas de problème : les clients du Standing Hôtel s’étaient bien aperçus de notre présence, en quittant la villa. Ils ont dû observer nos faits et gestes, discrètement. Comprenant qu’ils étaient démasqués, ils ont appliqué un dispositif d’alerte prévu à l’avance et ont disparu dans la nature après avoir prévenu Cantot Abel. M’est avis qu’ils doivent être en Suisse à l’heure que je cause ! Mathias a passé une nuit « satisfaisante », selon les toubibs qui ont toujours tendance à se satisfaire de peu. Les services de renseignements de Paris m’apprennent que Dolorosa est officiellement courtier en huiles lourdes. Il voyage beaucoup, et aux quatre coins du monde. On ne sait rien de plus sur sa personne et l’on n’a pas encore pu identifier le geôlier du Rouquin. Pour l’instant, mon dernier espoir est en Mathias. Si le brave Rouillé récupère, sans doute pourra-t-il nous apprendre des trucs intéressants à propos de son enlèvement. Wait and see, comme disent volontiers les Français désireux de faire croire qu’ils parlent anglais.

La journée se traîne. J’appelle la sûreté bordelaise pour savoir où ils en sont de leur enquête sur les trois inspecteurs qui m’intéressent. Mes confrères girondins me promettent un rapport circonstancié pour demain, ce qui est une façon comme une autre d’éluder.

Pas la peine de se casser le ménard. J’essaie de rencontrer le Valeureux, mais à ce qu’il paraît, il est « descendu » en ville. Je redoute pour lui le beaujolpif nouveau. C’est une si bonne année que le Gros doit faire son plein. Mais mes craintes sont mal fondées, car le soir venu, à l’heure tant attendue de son cours, nous le trouvons installé dans sa classe, le front nimbé de savoir et l’œil clair. Il a dû essayer son siège avant la cérémonie pour éviter l’incident de la veille. Il ne manque pas de noblesse, Béru. C’est une belle figure dans son genre.

— Seyez-vous ! lâche-t-il d’une voix timbrée à zéro franc trente.

On obéit dans un grand froissement de fringues.

Lors, Bérurier le Noble avance ses dix doigts en pare-chocs et les oppose méticuleusement. On dirait une fermeture Eclair qui se ferme au ralenti.

— Hier, les mecs, attaque notre très cher, j’ai voulu savoir qui c’est qu’avait bricolé ma chaise. Pour cela, je vous ai chargés d’enquêter. J’espère que vous l’avez fait ?

On s’entre-dévisage d’un air incertain. Mes camarades et moi-même avions oublié l’incident, mais pas cet âne rouge de Béru ! Son crâne est tout en os. Les idées qui y stagnent ont de la peine à s’en évader.

— Çui qui me dit qui c’est aura un 20 ! promet le Gros.

Personne ne réagissant, il grogne :

— Je vais donc vous interroger successivement les uns derrière les autres. Çui qui saura rien aura zéro et ça sera bien fait pour ses plumes !

Je pige alors qu’il tient à sauver la face, le Gros vaniteux, et, pour couper court, je lève le doigt.

Béru me coule un regard en vrille.

— Ce qu’y a, jeune homme ? demande-t-il d’une voix prudente.

— Je sais qui a fait le coup, monsieur le professeur.

Un murmure indigné court dans les rangs.

— C’est le dénommé Abel Cantot, fais-je en montrant une place vide. Et j’ajoute : « Ça ne peut être que lui puisque les absents ont toujours tort. »

Du coup, les camarades s’esclaffent. Y en a même un qui admet que, pour un « bougnoule », j’ai de l’esprit. Béru se replie dans sa dignité.

— On verra ça quand c’est qu’il sera de retour, avertit-il, en mettant dans ces paroles menaçantes un maximum d’intention.

Enfin, il ouvre son encyclopédie, trouve le chapitre consacré au mariage et, d’un geste nerveux, casse l’ouvrage en deux afin de faire tenir tranquille la page sélectionnée.

— Camarades, attaque fort démocratiquement le professeur, avant de passer au mariage, faut que je signale une chose à propos des fiançailles. Si on aurait envie de les rompre avant de se passer la corde au cou, faut pas hésiter. Y a des timides qu’ont plus envie de se marida mais qui le font tout de même biscotte ils n’ont pas le culot de déclarer forfait. C’est à ceux-là que je m’adresse. C’est comme un naufragé qui refuserait de s’agripper à sa bouée pour pas l’abîmer ! L’homme qu’a un doute ne doit pas plonger. Comment s’y prendre ? Eh bien voilà : ou bien il va casser carrément le morcif à mademoiselle, ou bien il lui écrit une bafouille ainsi conceptionnée :

« Mon petit cœur, je vais sûrement te filer une secousse beaucoup plus forte que celle que tu t’attendais, mais faut que je t’avoue qu’après m’être pris à part pour une discussion avec moi-même, j’ai décidé de plus me marier. Vois-tu, Ninette, la liberté, c’est une chose qui se partage pas. Alors je préfère garder la mienne et te laisser la tienne plutôt qu’on accrocherait nos deux nôtres à la patère de la salle de bains.

« Veux-z’en-moi pas pour cette décision, c’est le bon sens qui cause ; et crois-moi, mon ex-gosse, mais il débloque rarement. Renvoie-moi la bagouze en recommandé, tu seras une reine. Si des fois elle te plairait trop et que tu t’y serais habituée, je te la laisse au prix coûtant, voir facture ci-jointe. En ce qui concerne nos bafouilles, pas la peine de faire des frais de poste en se les espédiant, on les colle dans les cagoinces et on tire la chasse sur le passé. Si par hasard tu te trouverais de passer dans le quartier, monte me dire bonjour, y aura toujours un doigt de porto et des biscuits pour toi. Et aussi, si vraiment t’as pas de rancune, quelques caresses veloutées dans le genre de celles que tu raffoles. Mon bon souvenir à tes parents. Je te roule la galoche suprême.

Ton X


« Poste-Rectum :

« Je profite de la rupture pour te signaler que ta vioque aurait intérêt à sucer des cachous, parce que quand on l’embrasse on a l’impression que les égoutiers sont en train de réparer une canalisation. »

Bérurier se détend un peu.

— Vous avez noté, les gars ?

Nous lui assurons que « oui », alors il repart.

— Une bafouille, c’t’un peu lâche dans un sens, mais ça vaut mieux que d’envoyer son papa ou un copain en c’est-ta-fête[17].

Il se cure le nez, pétrit le résultat et l’expédie au petit bonheur, d’une pichenette.

— Je sais de quoi il retourne, déclare Son Expérience. J’ai rendu ce genre de service à un collègue. Il allait épouser la fille de sa teinturière et je devais lui jouer les garçons d’honneur. Et puis, un matin, il s’annonce chez moi pendant que je me rasais. « Faut que tu me sauves la vie », qu’il m’attaque. Et de m’espliquer que la môme lui disait plus rien. Il l’avait passée à l’établi, or elle était pas douée, selon lui, pour la séance de vertige à secousses. Elle s’intéressait qu’à la musique et pendant qu’il lui faisait des trucs endiablés elle causait des grands compositeurs : Litz Taylor, Bach et Laverne, Chou Berthe, Bête au Vent, Œuf and bac, Gougnotte, Mousse-aux-skis, que sais-je… Tant et si bien que ça finissait par lui stopper ses moyens, à mon ami Félix. Quand il lui faisait toucher les deux épaules sur son matelas, à Adèle, il avait l’impression de s’embourber Mozart, à force ! Il se disait que la seule portée qu’il aurait jamais avec elle, ça serait une portée de musique et il finissait par avoir le bougnazof en clé de sol. Il aimait mieux déposer son bilan avant d’aller à la faillite complète. Mais il redoutait la mère qu’avait toujours en main des fers à repasser de dix kilos ! Alors, en pleine dégonfle, il me chargeait d’annoncer la triste nouvelle. Vous parlez d’une mission périlleuse !

Béru s’évente de la main.

— Me voilà qu’arrive chez la teinturière. L’odeur de la naphtaline, déjà, ça crée pas l’ambiance. Madame K2R fignolait le pli d’un futal quand je m’ai annoncé. Une solide gaillarde, baraquée comme un catcheur. Le fer lui fumait dans la pogne. Elle me reconnaît et se met à grommeler : « Vous désirez ? »

« Pour lors, la seule chose que je désirasse, c’était de mettre les adjas en vitesse. Elle ressemblait à madame Tito, en plus colosse. Un coup de nageoire de cette sirène, ça pouvait vous fêler n’importe quel os ! Je me mets à loucher sur le fer et à supputer mes chances de survie.

« “Rien, M’dame, je bredouille, je passais juste vous dire un bonjour…”

« Elle grogne et continue de repasser. Au bout de trente secondes, comme j’avais toujours pas moufté, voilà le méchant dragon qui se met le poing sur la hanche.

« “Est-ce que vous allez rester planté là à me regarder toute la journée, Bérurier ?” elle fait, textuellement.

« J’entendais mon ange gardien qui claquait des dents, les gars ! Mais Béru, on peut le traiter de bien des noms, sauf de dégonflé. Alors, que voulez-vous, puisque j’étais là pour ça, je plonge : « “Madame Durond, je gazouille, c’est Félix qui m’envoie. Il veut plus épouser votre fille !”

Béru se dresse, tant est forte l’émotion que lui cause son évocation.

— Malheur de nous tous si vous auriez vu sa frime se déguiser en ouragan ! Dans ses yeux noirs, on projetait Siphon sur la Jamaïque ! Ses biceps craquaient comme un feu de brindilles.

« “Siouplaît ?” elle soupire, comme une loco lâche un jet de vapeur avant de remuer ses bielles.

« Je ne pouvais plus m’estirper le moindre bout de syllabe, alors elle va ôter le bec-de-cane de la porte et revient sur moi en le tenant comme un pétard : “J’attends vos explications, Bérurier !”

« Une femme qui vous appelle par votre nom de famille tout cru, ça vous terrorise. Je cherche un motif bien tourné, quelque chose de valable, quoi, qui lui engourdisse la rogne. Je la sentais qu’elle était prête à faire de la charpie avec les fringues accrochées dans la boutique et à me virguler le poêle à charbon dans la pipe ainsi que tous les fers qui se faisaient roussir les miches dessus.

« Je me mets les cellules grises dans le parc à phosphore. Ça urgeait. Son regard, ça devenait un incendie, il me brûlait les moustaches ! C’est alors que l’idée lumineuse me jaillit : “Ecoutez, mâme Durond, Félix, il a une raison majeure de pas épouser Adèle : il est amoureux de vous !”

« Pas mal, hein ? exulte le Gros. »

Il se claque les jambons.

— A la voir changer de visage, j’ai pigé combien qu’elle était sensas, ma trouvaille. Elle est devenue pâle, la mère Durond. Son bec-de-cane lui a tombé des doigts. Elle respirait comme fonctionne la pompe à miel ! Ça faisait Chhhhhiut-Han ! Chhhhiut-Han ! La respiration lui giclait dans les bronches, lui dégoulinait de la bouche, sur le menton. Elle en avait la langue sortie. C’était tout qui lui pendait soudain, de savoir son futur gendre épris de sa pomme : ses yeux, ses copieux nichons, ses tifs, son nez. J’ai même craint qu’elle prisse t’une attaque. “Ça ne va pas ?” j’ai demandé.

« Elle s’est cramponné les flotteurs pour essayer de contrôler sa respiration emballée. “Ça alors ! Ça alors !” elle a bredouillé.

« Quand elle s’est sentie un peu mieux, elle a ôté sa blouse. “Je vais aller lui causer”, a-t-elle déclaré. Je voulais l’accompagner chez Félix, mais elle a refusé. “Un entretien de cet ordre, monsieur Bérurier, c’est entre quat’z’yeux qu’il doit avoir lieu.” Monsieur Bérurier ! Elle renversait drôlement la vape, hein ?

« En sortant, j’ai eu que le temps d’aller tuber à mon pote pour l’affranchir sur mon prétexte. Au début, il râlait comme un pou peint en vert mais question coup de voix je crains personne : J’eusse fait un commissaire repriseur de première classe ! “Avec une grenadière pareille, Félix, j’ai plaidé, fallait trouver de l’inédit. L’incompatibilité du mœurs elle aurait réfuté à coup de braséro, cette houri.”

Béru se mord un bout de peau dans la région ongulaire. Il recrache le débris de lui-même sur sa table, contemple un instant le triste relief, le récupère, le mange et poursuit.

— La Durond, elle lui a si bien fait le coup de l’entretien entre quat’z’yeux que c’est elle en fin de compte que Félix a épousée, vu qu’elle était veuve. Ç’a été mené tambour battant. Au pas de charge il s’est vu driver à la mairie, le pauvre vieux. Cette fois, il était pas question d’annuler la cérémonie ! La teinturière l’aurait tué. C’est les bonnes femmes de son espèce qui s’emparent de la Bastille ! Maintenant, le Félix, il marne à la teinturerie de sa nana. Ils ont acheté une presse à repasser à vapeur, et c’est lui qui la fait marcher. Une fois j’ai passé devant leur magasin. A travers la vitre il m’a filé un regard si teigneux que j’ai préféré pas rentrer. Ceci vous démontre que lorsqu’on a envie de rompre des fiançailles, vaut mieux écrire ce qu’on a sur le cœur à la donzelle ; par lettre, on s’explique mieux et on a le temps de chercher ses mots.

Le Gros sort un sandwich aux rillettes de sa serviette, plus un pot de beaujolais.

— Excusez-moi, dit-il, très Régence, mais j’ai pas eu le temps de dîner.

Il attaque son morceau de brignole, ce qui ne facilite en rien son élocution, et enchaîne :

— Seulement c’est pas tout le monde qui rompt ses fiançailles. J’en sais quéque chose ! Alors, étudions le mariage.

« La date de la cérémonie est donc fixée. Bon. Faut envoyer des faire-part. Comme on a déjà étudié le principe de ces bafouilles, je me rétendrai pas dessus, simplement je signale qu’on mentionne les titres et les décorations. Je vous donne, pour votre gouverne, un exemple. »

Il mastique bruyamment sa bouchée de sandwich, tout en se versant un verre de rouge. On le devine torturé par son esprit inventif.

— Ecrivez ! ordonne-t-il.

Il écluse son verre, promène longuement sa langue entre ses joues et ses gencives, fait siffler sa dent creuse et dicte :

Monsieur Alexandre-Benoît Bérurier, Officier de police, vice-président-adjoint de la Joyeuse Gaule Matinale, donneur de sang diplômé, membre bienfaiteur des Amis de la Pétanque, ancien tirailleur sénégalais, chevalier de l’ordre du mérite Humbonpoin, et madame Alexandre-Benoît Bérurier, ont l’honneur de vous faire part du mariage de leur fille Josette avec monsieur Jules Pudépied, tourneur de camemberts, diplômé de la faculté de Caen.

Il s’interrompt.

— Je répète que c’est un exemple, dit-il. D’abord j’ai pas de fille. Et si j’en aurais une, je permettrais pas qu’elle épousasse un type qui s’appellerait Pudépied. Mais vous pigez le système ? Ce sont les parents qui font part du mariage en profitant de l’occase pour se faire mousser. Mais si le futur conjoint est orphelin ? me direz-vous. En ce cas, c’est les grands-parents. Mais s’il en n’a pas, m’objecterez-vous ? Alors c’est un grand frère, ou un oncle. Mais si le gars est un enfant naturel ? insisterez-vous, chinois comme je vous connais. Dans cette hypothèse, le faire-part peut être fait par une voisine. Re-exemple :

« Madame Glinglin, concierge au 68 de la rue Faribole, a l’honneur de vous annoncer le mariage de la petite Claudine Duchenoc, du quatrième à gauche-par-l’escalier-de-service avec Monsieur Lulu Dubois. »

« Un point, c’est tout ! affirme Sa Rondeur. »

Il rengracie :

— Donc, les faire-part sont espédiés et le jour de la cérémonie est fixé. Les futurs conjoints n’ont plus qu’à s’acheter les alliances. Là, pas moyen d’ergoter, vu que la nana va chez le bijoutier avec vous. Faut se fendre d’anneaux en jonc sincère. Des ambitieuses veulent parfois des brillants autour, encouragées par le marchand toujours prêt à plumer les clilles. Mettez le holà d’autor, en entrant dans la boutique.

« “On veut voir des alliances, mais surtout sans brillants biscotte c’est de mauvais goût.” De cette manière vous v’là paré. Avant le mariage, les parents et les aminches se fendent de cadeaux, c’est là qu’il faut de la vigilance ! Si vous prenez pas garde, vous vous retrouvez avec quatorze lampes de chevet, toutes plus déprimantes les unes que les autres, et tellement de salières que vous finiriez par contraster de l’albumine rien qu’à faire leur inventaire ! Les copains, ils ont tous un blaud de ces bricoles qui leur viennent itou de leur mariage à eux et qu’ils ont conservées pour offrir aux mariages des autres. Voilà trente ans qu’on s’offre les mêmes lampes, les mêmes plateaux, les mêmes pelles à gâteau. Faut rompre ce cycle infernal, mes mecs. Pour ça, un seul moyen de même que sur les lettres de deuil, on mentionne “ni fleurs ni couronnes” ; sur les lettres de mariage, faut pas craindre d’indiquer : “pas de cadeaux : des mandats !” De cette manière les invités sont obligés de débourser du convenable et ensuite vous allez vous acheter ce que vous voudrez ! »

Le Gros prend son livre.

— Permettez que je vous lisasse une liste-type de cadeaux indiqués sur mon bouque. A ses soubresauts ventraux, on sent que ça doit être gratiné. Ça l’est. Jugez-en :

Collier de diamants, manchon et étole de zibeline, dentelle ayant appartenu à Marie-Antoinette, piano à queue, ombrelle, verre d’eau…[18]

Son hilarité l’interrompt.

— C’étaient vraiment des racornis du cigare, les zigs de c’t’époque, pouffe le Gros. Un collier de diams ! Et puis quoi z’encore ? La dentelle ayant appartenu à Marie-Antoinette ! Ça doit être duraille à dégauchir, même aux Puces. Et si on déniche la dentelle du col qu’elle portait le jour qu’on l’a opérée des amygdales, y doit y avoir des éclaboussures dessus ! Un piano à queue, notez, pour un mariage, c’est assez indiqué. Mais où je me marre, c’est pour l’ombrelle et pour le verre d’eau ! Si c’est à des acrobates qui gambadent sur fil de fer, l’ombrelle, à la rigueur, je dis pas. Par contre, on m’offrirait un verre de flotte, je le balancerais séance tenante à la figure du généreux donateur !

« Autrefois, poursuit le Savant, on soignait le trousseau. Faut dire que les choses étaient de belle qualité et faisaient de l’usage. Mais de nos jours où les rues sont pleines d’appareils qui distribuent des bas ou des slips, ça vaut pas le coup d’emmagasiner de la lingerie. Je lis, sur mon encyclo, à la rubrique pantalons de dame du trousseau la liste suivante :

12 pantalons madapolam feston fantaisie : 14 : 168

12 pantalons variés : 23 : 276

3 pantalons variés : 40 :1 20

1 pantalon varié : 50 : 50

1 pantalon riche : 80 : 80

Il se pourlèche.

— Je ne suis pas curieux, mais j’aimerais bien savoir la différence qu’il y avait entre tous ces pantalons variés. M’est avis que bobonne vous interprétait le franche-cancan du Moulin-Rouge à elle toute seule ! Quant à son unique pantalon riche, elle devait le mettre pour se faire une cérémonie intime devant sa glace quand son monsieur partait en voyage, ou bien pour recevoir le patron du mari en catinmimi. Lorsque j’ai marié Berthe, elle avait que trois culottes, elle : une rose pour tous les jours, une blanche pour les sorties et une noire pour les dimanches pluvieux. Croyez-moi, c’est largement suffisant.

Il mord à nouveau dans son sandwich, recueille les miettes tombées sur sa braguette et les enfourne avec le reste.

— Passons, mastique-t-il, à la cérémonie. Pour un beau mariage, faut que la mariée soye en blanc. Sinon on a l’air de conclure à la sauvette. Vous auriez vu ma Berthy, le jour J, avec sa robe à traîne et sa couronne d’oranger… Une vraie Sainte Vierge ! Sous le voile, elle avait un visage de matronne, parole ! Au dernier moment, on s’aperçoit qu’on avait oublié d’acheter le missel. Catastrophe ! Elle était sur le point de chialer, la pauvrette. Heureusement, Béru, vous me connaissez ?

« “T’inquiète pas, poupoule, je la réconforte. Je vais t’en fabriquer un dare-dare.” Je chope le livre de cuisine qu’une voisine nous avait offert. Les Secrets de Tante Anaïs, il s’appelait. Fissa, j’y fabrique une couverture avec un bout de toile cirée blanche et je colle sur le tout une croix découpée dans du buvard jaune. Ça faisait un effet terrible. Le cureton n’y a vu que du feu. Pendant la messe on s’est lu à mi-voix les recettes du Chiche-Kebab à l’orientale, du salmis de faisan à la Laguipière et de la noisette de biche duchesse d’Uzès.

« Notre recueillement, ça le bottait, m’sieur l’abbé. A un moment, il nous dit : “On va chanter tous ensemble le Credo”, ou je sais plus quoi ! Avec Berthe, on ne s’est pas départis. C’est le chaud-froid de volaille à l’ancienne qu’on lui a bramé, en faisant semblant que ça soye du latin ! On foutait des us à chaque fin de mot. Ça donnait à peu près ça (et le Gravos psalmodie) : Préparus un consommus avec des os et des abattus de volaillus, un pied de veau et des couennus de porcus… »

Il se tait, sourit tendrement et murmure :

— On en salivait, de ligoter ces merveilles. Surtout que midi approchait et nos estomaques sonnaient le rassemblement à grandes gargouillées. Ça nous filait de la ferveur jusqu’aux recoins les plus discrets de nos boyaux. On comprenait, à chanter que « la volaille étant froide, la découper et la napper de sauce veloutée » on comprenait, dis-je, que le mariage c’était conséquent comme cérémonie. La magie des mots, quoi ! Je me rappelle encore le passage où il est dit « décorer avec des feuilles d’estragon et des lamelles de truffes »… A cet instant, ç’a été plus fort que nous, moi et Berthe ; on s’est pris la main. On se sentait au seuil d’un grand bonheur, les gars. D’un grand bonheur…

Comme toujours, dans les moments d’exception, il se paie une petite larmette, le Béru. Histoire de chasser la nostalgie il écluse un coup de rouquin. Immédiatement rétabli, il continue :

— Pour en revenir aux alliances, oubliez pas qu’on grave les deux prénoms à l’intérieur, ça fait plus romantique. Y a des jolies formules à trouver telles que « Pas de Jeanine sans Roger », par exemple. Des potes à moi l’ont mise au point. Seulement comme ils avaient tous les deux des prénoms à tirets, ils n’ont pu mettre que leurs initiales. Elle, elle s’appelait Hortense-Louise-Marie et lui William-Charles, si bien que ça a donné : « Pas d’H.L.M. sans W-C », mais ils s’en sont aperçus trop tard. C’est des choses qu’on pense pas sur le moment.

« A la fin de la cérémonie, on se rabat à la sacristie pour les signatures et les rallonges au clergé. Les assistants en profitent pour vous serrer la louche et vous bonnir leurs compliments. Dans ces cas-là, soyez brefs et discrets, les gars. Faites pas comme ces vieux schnocks, présidents de conseils d’administration (vous savez, de ces débris qu’on peut pas virer de la Société parce qu’ils ont cinquante actions plus une) qui secouent la pince des mariés pendant dix minutes en leur donnant des conseils qu’eux-mêmes seraient bien en peine de suivre. Ils causent avec des voix pour cours de la Bourse : c’est pour tout le monde qu’ils jactent, ils se croient admirés, les flageolants.

« Vous, vous devez être simples et cordials. Un beau sourire, une franche poignée de pogne. Un mot gentil : “Tous mes vœux de bonheur, et bonne bourre pour ce soir !” ou bien “Quel beau couple, Quand vous ferez des petits, vous m’en mettrez un au frais” ou alors, à la mariée toute seule : “Ce que le blanc vous va bien ! J’espère que ce polisson vous déguisera pas trop vite en veuve”… Quand vous assistez au mariage d’une ex-vieille fille sauvée par le gong, lui faites pas sentir que c’est de l’in extremis. N’allez pas lui dire “le régime matrimonial, ça va vous changer du régime de bananes”, comme vous seriez tenté. Et ne balancez pas au marié une plaisanterie dans le style “Qu’est-ce t’as prévu pour ce soir ? Un ciseau à froid ou de la vaseline ?” Ça risquerait de leur troubler la félicité. A la rigueur, vous leur glissez gentiment à l’oreille un petit compliment, du genre “Vous étouffez pas en mettant les bouchées doubles.” C’est ce qui se fait de mieux !

« De même, faut surveiller aussi son langage quand c’est une veuve qui se remarie. A ce propos, vous savez que les veuves doivent garder leurs précédents anneaux. J’en ai connu une, son doigt on aurait dit un ressort à boudin ! Cinq maris qu’elle avait consommés, la vorace. Dans ces mariages-là, vous faites très sobre. Vous lui murmurez aimablement, en l’embrassant : “Çui-là, faites-lui porter une flanelle, qu’il s’enrhume pas”, ou mieux encore, si vous êtes intime avec elle : “Tu le vois bien, Lélette, qu’on trouve des recharges.” Enfin, tout cela, mes fils, c’est affaire de talc.

« C’est à la sacristie que les vieux commencent à remercier des cadeaux. Ils chuchotent, en pétrissant le paquet de phalanges de l’invité : “Comme vous avez gâté notre fille, m’sieur Louis ! Oh ! vraiment, c’est trop beau. Une vraie folie ! Si Lolotte serait pas si contente, je vous tirerais les oreilles.” L’invité, lui, il doit prendre un petit air modeste, vous voyez le genre ? Et il murmure avec le sourire Colgate : “C’est rien du tout, pensez ; on me fait des conditions chez les grossistes”, ou encore : “Parlons-en pas, c’est un vieux truc qui me vient de ma tata Julie et que je savais pas qu’en foutre.” Ça met à l’aise. »

Béru s’octroie un grand coup de beaujolpif, clape de la menteuse à plusieurs reprises et reprend.

— De nos jours, hélas ! le repas de noces tend à disparaître. Le lunch debout, v’là ce qui l’a remplacé.

Il prend une puissante aspiration.

— C’est regrettable ! laisse tomber le professeur. Déjà, jouer de la musique en marchant, je trouve pas ça très helvétique[19], mais croquer debout, c’est la fin de tout ! On trimbale son attirail à bouffe d’un coin à l’autre du salon, on s’en colle partout, on en bascule sur les robes des donzelles, on est obligé de causer la bouche pleine. Et quand on veut du rabe, c’est la lutte au baba autour du buffet ! Vaut mieux inviter moins de peuple à la noce et faire tortorer les convives d’une façon décente.

Il explore son larfouillet, en sort un bristol craquelé, taché, jauni, plissé, mou à force de manipulations et, le dépliant, déclare :

— Voilà le menu de ma noce à moi, les gars. C’est le même que çui qu’a offert à l’ambassade d’Angleterre Sa Majesté Edouard VII lors de son voyage à Paname en 1903.

Il déclame, du ton que prennent les huissiers pour annoncer les invités d’une grande réception :

Potage de tortue clair

Crème d’orge à la Dhuran

Zéphyrs à la romaine

Darne de truite saumonée à la moderne

Selles de mouton à l’anglaise.

Côtelettes de pintades à la George IV

Timbale de volaille à la Rossini

Mignardises de foies gras à l’Infante

Sorbets à la Pompadour

Poulardes de Bresse rôties

Salade Gugliemi

Homards à la parisienne

Asperges d’Argenteuil sauce riche

Pudding à la Windsor

Biscuit glacé à la Monselet

Diablotins et Chester-Cakes

Les larmes ruissellent sur son beau visage. Il toussote, se mouche avec la partie large de sa cravate, l’enfouit ensuite dans sa chemise et annonce :

— Ah ! ils savaient manger en ce temps-là !

« Ce menu, je l’avais déniché dans un Vermot quand j’étais chiare. Je le savais par cœur et je m’étais toujours dit qu’un jour je me le payerais. Mon mariage, c’était l’occase rêvée, vous êtes bien d’accord ? Seulement il coûtait une fortune. Je sais pas si vous vous rendez compte, mais c’est une jaffe monumentale, la superproduction d’Hollivode en vistavision et bicarbonate à la clé. On était une trentaine à mon mariage. On pouvait pas se permettre une telle excentricité ! Même avec des conditions de payement ça nous dépassait le budget. Et pourtant, on en avait tellement envie ! C’est ma Berthe qui a trouvé la solution. On s’est commandé le fameux menu rien que pour nous deux, vu qu’on était les mariés. Pour les autres on a pris un frichti plus raisonnable : harengs-pommes à l’huile, gratin de chou-fleur, boudin du chef et la corbeille de fruits. Naturliche, ils ont eu fini bien avant nous. Ils s’épluchaient la mandarine qu’on en était tout juste à la darne de truite saumonée. Ils poussaient des sales bouilles de nous voir dégringoler une tortore aussi somptueuse. Les fumets, ça leur énervait la glande salivaire. Mon oncle Agénor, avec son râtelier à façon, il grinçait de ses fausses dents. La cousine Gertrude, aussi, elle montait au renaud, grincheuse en diable, disant tout haut qu’on était deux beaux goinfres. Mais on s’en branlait, moi et Berthe, de ses sargasses. Je crois que ça nous dopait le tuyau de descente de les voir tous hallucinés devant nous, les coudes sur la table. Y avait que Maman qui s’attendrissait : “Allez-y, mes petits, elle nous encourageait. Profitez-en bien, c’est un beau jour.” On prenait notre temps avec ma petite femme. Le coup de fourchette d’Edouard VII, ç’avait dû être zéro à côté du nôtre ! A un moment, on a failli se faire mal voir biscotte j’ai torgnolé Pierrot, le gamin de mon beau-frère, qui venait larmoyer sur notre sorbet Pompadour. Il voulait y goûter absolument, le petit misérable. Dans mon agacement, je l’ai baffé un peu dur et il a saigné du nez de façon regrettable. Maman l’a vite rapatrié sur les gogues pour lui refaire la vitrine et éviter l’incident.

« Tout en dégustant, je louchais sur ma Berthe et je me sentais fier d’elle de lui voir un si bel appétit. A table, Berthy c’est une scientifique. Elle sait respirer en mangeant pour pas avaler d’air en même temps que sa béarnaise. Même à l’époque, avant qu’elle acquérisse la grande forme, elle se débrouillait comme une poupée ! Le coup de gosier, c’était inné chez elle. Au homard à la parisienne, pourtant, j’ai redouté qu’elle craquasse. Elle est devenue écarlate, concurrençant dangereusement l’homard. Elle clapait à vide. Je lui ai rectifié le tir en lui tendant opportunément son godet de muscadet. Il était bien frappé. Ce coup de fraîcheur, çà lui a assagi les muqueuses et elle a retrouvé tout son beau brio, Berthe. »

Béru vide sa bouteille.

— N’oubliez jamais ce dont je vais vous dire, reprend-il doctement. Faut de la musique à un mariage. Si ça gambille pas ce jour-là, les invités ont l’impression d’être blousés. Je l’avais prévu, c’est pourquoi je m’étais muni d’un musicien d’élite : le sous-brigadier Grossel, un virtuose. Bien que flic, c’était pas du violon qu’il jouasse, mais de l’accordéon. Il en possédait un rutilant comme une brasserie neuve ; rouge, je me rappelle, avec des zigzags en nacre partout et des touches en simili or pur. Rien que de le voir, son piano à bretelles, on se sentait du bonheur dans les cannes. Il vous prenait une grande joie à le regarder scintiller dans la lumière, si luxueux. Mais la grande secousse, on la ressentait lorsque Grossel se le carrait sur les genoux. Il commençait par placer un petit tapis de velours noir sur ses guibolles. On avait l’impression qu’il allait plutôt casser la graine, à mater ces préparatifs. Il se filait les bretelles autour du cou, l’air sérieux, recueilli. Un vrai curé qui va se payer une messe télévisée ! Brusquement, ses fortes paluches de matraqueur devenaient pour ainsi dire toutes fluettes. Elles adoptaient le gabarit brodeuse pour danser sur ses claviers. Agiles comme un corps de ballet, les gars ! Comment qu’il s’y repérait dans toutes ces touches, bon Dieu ? Surtout qu’elles étaient même pas numérotées ! Grossel, vous l’auriez vu au naturel, avec son uniforme, engueulant les automobilistes, jamais vous l’auriez cru capable de musiquer de cette façon ! Il devenait pas croyable, tout soudain ! Chaque fois il attaquait par les classiques : « La Petite Tonkinoise », de Mozart, « J’ai deux amours », de Milliat frères… Voilà que votre âme se filait en accordéon, elle aussi, et qu’elle larmoyait dans les aigus, au moment où l’instrument se met à chialer positivement et à pousser des plaintes.

« Un zig comme lui, dans une noce, vous parlez d’une aubaine ! Il remplaçait un orchestre. On l’a installé sur une table. Hélas ! il avait un peu trop éclusé. Une fois là-haut, la tête s’est mise à lui tourner. Surtout que, ceux qu’ont fait de l’algèbre le savent : l’air chaud monte. A ce niveau il étouffait, Grossel. Il l’aurait annoncé tout de suite, qu’il avait l’estomac à marée haute, on l’aurait promené un peu dans la cour de l’auberge et on lui aurait fait boire un doigt de Vichy comme vulnérable. Mais, avec sa fierté brigadière il n’a pas moufté. Le voilà donc qui se met à accordéoner, vaille que vaille. Et nous autres à gambiller sans s’apercevoir qu’il avait la frime des martyrs. Moi et Berthe, faut reconnaître qu’on se sentait un peu lourdingues avec notre gueuleton Edouard VII dans le lampion. Mais on dansait tout de même. On se disait que ça tasserait la jaffe pharamineuse, que la valse et le tango ça achèverait de présenter les mignardises de l’Infante à la poularde de Bresse et que le potage de tortue finirait par bien s’entendre avec le zéphyr à la romaine. Où on avait eu tort, Berthe et moi, c’était d’avoir respecté le menu au point de briffer le puddinge à la Windsor. L’Angleterre est un sacré pays, je dis pas ; mais elle a toujours son petit moment de traîtrise. Pour la dernière guerre ç’a été Mers-El-Kébir et à ma noce le Puddinge Windsor. On aurait bouffé un sac de ciment humide qu’on se serait pas senti les tripes plus coagulées ! Ça coinçait dans nos profondeurs, ça barrait des passages. Ça déviait les délicatesses sur des voies de garage inquiétantes. On comptait sur les entrechats pour rétablir l’ordre. Fallait serrer les chailles et patienter. Pendant ce temps, juché sur sa table, le sous-brigadier faisait sangloter son instrument. Il était livide, avec du verdâtre sous les yeux et les cheveux collés sur le front, Grossel. Tellement il avait mal au cœur qu’il pouvait pas transpirer ; c’était au-dessus de ses forces ; la chaleur lui restait sous la peau. Et il jouait toujours, « La Tonkinoise », la « Matchiche », « J’ai deux amours »… La cousine Gertrude, debout derrière le dossier de sa chaise, les yeux fermés, elle s’égosillait comme chaque fois qu’on avait une réunion de famille. Je sais plus quelle truffe lui avait assuré un jour lointain qu’elle possédait une voix de rossignol, depuis elle nous limait les tympans de ses glapissements ébréchés. Vieille fille, c’était sa façon à elle de prendre son fade. Je crois que c’est ses couinements acides qui l’ont terminé, Grossel. A force d’entendre miauler Gertrude, il a fini par croire que c’était lui qui produisait ce bruit abominable sur son piano à ressort. Il interprétait « Fascination » quand le drame a eu lieu. La Gertrude elle gargarisait, comme vous battriez une mayonnaise avec une cuillère en fer, qu’elle “s’était rencontrés simplement et qu’on avait rien fait pour chercher à lui plai ai aire” ! Ça n’étonnait personne, entre nous soit dit !

« On essayait de l’oublier, nous autres danseurs. On se brandissait à l’accordéon uniquement, pour sucrer de nos portugaises ses affreuses intonations. Mais Grossel pouvait plus lutter, le pauvre biquet. Là-haut, sur sa chaise, il essayait de retenir ses gros yeux qui allaient se faire la valise et rouler sur le plancher. Sa langue aussi avait des idées de fuite ! Il pianotait encore, mais d’instinct, comme court un canard qu’on vient de lui trancher la tête ! C’était plus que les réflexes… Un reste de musique au bout des doigts qui s’égouttait. Tout à coup, il a plus pu. Il voulait pas souiller son bel accordéon. Dans un éclair il a compris le désastre si ça se logerait dans les soufflets, son trop-plein. Il s’est avancé au bord de la table, la tête brandie par-dessus l’instrument, et il a filé sa première fusée. Manque de pot, on se trouvait juste dessous, moi et Berthe. C’est ma jeune épousée qu’a tout bloqué sur son voile. Sa couronne d’oranger, instantanément, c’est devenu un buisson de framboises[20]. Grossel en est pas resté là. L’artillerie de marine ! Beugh ! Beugh ! Ça tonnait ! Trafalgar d’Austerlitz, les gars ! Une salve ! Deux salves ! Son accordéon qui pendait à son cou faisait maintenant un bruit de vache en train de véler ! Il lui servait de bavoir. Ma Berthe, sur le moment, elle a pas compris, elle pouvait pas identifier l’avalanche puisqu’elle tournait le dos à Grossel. Elle croyait, que le moment des serpentins était venu et qu’on se mettait à chahuter la mariée. C’est seulement en sentant dégouliner sur son front qu’elle a deviné du suspect. Et puis à mon espression catastrophée aussi. Elle a porté la main sur l’arrivage. Juste à cet instant, le virtuose s’est offert une troisième bordée, la plus forte, elle lui venait de loin. Berthe s’est retournée et a morflé en pleine poire. Elle a rien dit, vu qu’on ne cause pas la bouche pleine. Seulement elle aussi elle s’est grouillée d’accrocher les wagons. Son homard à la parisienne qui la tracassait n’attendait que ça pour faire marche arrière, en bon homard qu’il avait t’été.

« Les danseurs, ce spectacle, ils ont pas pu se l’assimiler. Ça a fait rédaction en chaîne. Les plus sensibles ont commencé par se plier en deux, agrippés aux tables, aux chaises, aux autres. Un vrai naufrage. C’était plus la salle des noces et banquets du Cheval Pommelé, mais la salle à manger du ferry-boîte un jour que la Manche débloque.

« Y en a qui résistaient, qui se contenaient au maxi, qui refusaient d’y aller aussi de leur voyage et de faire de la mosaïque sur le parquet. Mais l’entraînement général, ça les embarquait comme l’avalanche embarque le fluet chalet de bois dans la pente. Beugh ! Beugh Re-beugh ! de tous les côtés. Et encore beugh ! Les serveurs se sauvaient, c’était la panique. Le tôlier croyait à un empoisonnement général, il hésitait d’appeler les pompelards et leurs appareils de ranimation. En cuisine, on entendait carcasser les seaux. On remmanchait les balais-brosses branlants à toute allure pour nettoyer l’entrepont ; on rassemblait les serpillières ! Le chef, que personne songeait à hocher, sortait le tiroir de son fourneau ; il préconisait la cendre, lui ! Il avait été maître queux sur un cargo mixte et il connaissait la marche à suivre !

« Moi je voulais pas que ça soye dit, le marié, de l’abdiquer en pleine digestion, mon menu Edouard VII ! J’éclusais à toute vibure les coupes de champ’ qui traînaient sur les tables pour me colmater à tout prix. Pendant ce temps, croyez-moi si vous voudrez, la cousine Gertrude continuait de fascinationner à plein gosier. Elle avait pas remarqué l’arrêt de la zizique, en pleine extase comme elle se trouvait, les yeux fermés.

« Elle gloussait qu’elle croyait en toi comme au bonheur suprê ê ême, cette horrible pintade.

« Il ne restait plus qu’elle et moi à pas se joindre au concert. Tout le monde était à l’équerre pour se finir, se ramoner une bonne fois. Moi, Béru, je luttais avec mon puddinge infect. Il risquait des tentatives qui me l’amenaient au gosier. Je le refoulais au champagne. C’était plus terrible que le match France-Galles du rugueby. Les mêlées étaient plus sévères, plus brutales. A mes côtés, Agénor m’aidait pas à surmonter l’horreur de mes tripes, le brigand tonton finissait de tapisser le voile à Berthe. Il marchait dessus pour tenter de récupérer son fameux râtelier. Dans cette débâcle, l’appareil à croque du tonton, il faisait plus déprimant qu’aux Puces, lorsqu’il poireautait entre le phono à pavillon et la photo de Bismarck sur l’Illustration. C’était lui, surtout, ce bon dentier rafistolé, qui esprimait bien haut la répugnance de la scène. Il criait grâce au milieu de sa flaque, il demandait pardon d’avoir mastiqué tout ça ! Il avait honte ! A la fin de sa chanson, elle a rouvert ses yeux, Gertrude. Vous auriez vu sa chute libre depuis le septième ciel où qu’elle s’était juchée en se masturbant les ficelles vocales ! Elle venait de bêler son dernier je t’ai-ai-ai-aime, pâmée. Et puis tout à coup elle a vu la noce pliée en deux, le musico sur son estrade qui basculait ses ultimes harengs par-dessus son flamboyant accordéon. Alors elle s’est grouillée de se mettre à l’unisson, de participer à la grande chorale clapoteuse. Elle a lâché son répertoire pour entonner Beugh, Beugh, elle aussi. Y a eu que moi à sauver les appâts rances ! Entre deux hoquets garnis, Agénor m’a bredouillé :

« “Comment tu fais, Sandry, pour résister ?”

« “Je pense à Edouard VII”, j’ai répondu.

« Il a cru que je me payais sa bouille et ç’a l’a dévasté de plus belle. »

Le Gros pose son chapeau et, au moyen d’un peigne à trois dents, se recoiffe.

— Pourtant, fait-il, c’était bien à l’Edouard VII que je pensais. Je me disais que j’avais réussi le même exploit qu’un roi Rosbif et ça me dopait l’honneur national. C’était méritoire pour un manant, non ?

Il interrompt là son récit.

— En conclusion, dans une noce, ne saoulez pas les musiciens, c’est trop lourd de conséquences. Bien sûr, faut qu’ils se mouillent la meule, mais alors entendez-vous avec les loufiats pour qu’ils leur mettassent de la flotte dans le pinard.

« Revenons maintenant au déroulement. Pendant le bal de noces, le marié doit très peu danser. S’il gaspille ses forces en valses, qu’est-ce qui lui restera pour la java de la nuit, hein ? S’agit pas de rater le départ, les gars ! Je me rappelle d’un de mes copains qui s’était tellement dépensé en pas z’au double que, le soir venu, il pouvait plus se tenir debout. Sa Madame toute neuve attendait son taf de vertige, mais tout ce qu’il lui a joué, c’est un solo de ronflette. C’est triste pour une nuit de noces, non ? La pauvrette a bien essayé de se prodiguer et de le démarrer à la manivelle, mais il avait les bougies trop encrassées pour que la carburation se fisse. Vous imaginez, cette mignonnette en train de se faire un gala à tarif réduit, tristement, près de son ronfleur ? Le lendemain il avait tellement honte dans son bunoust[21], le jeune marié, que ça lui a mis la frénésie en torche, son manquement de la nuit. A la merca[22] il trouvait plus le moyen de planquer sa confusion. Elle pantelait, sa confusion. Elle se recroquevillait timidement. Ça lui avait sabordé le mental. Et vous le savez, mes potes, mais dans ces cas-là, lorsque la gamberge vous jette un défi, vaut mieux pas insister. Les plombs ont sauté, quoi ; c’est pas de titiller l’interrupteur qui rétablira le courant ! Six mois plus tard ils ont divorcé vu que la petite dame était toujours déguisée en demoiselle. Tout ça parce que le marié avait trop gambillé à sa noce ! Alors avis ! »

Bérurier extrait un deuxième litron de sa serviette loqueteuse. Il boit, savoure, avale.

— Puisque je suis t’arrivé à la nuit de noces, faut qu’on en cause. Prenons un peu avant : au départ du bal en loucedé. La tradition veut que ces pommes à l’eau d’invités guettent la fuite des mariés et qu’ils leur fassent tout un chabanais. Je vais vous donner une ruse. Seulement, pour ça faut un complice : le père de la mariée ou le beau-père par exemple.

« Entre deux danses, le marié il demande à la cantonnière si quelqu’un aurait pas un peu de faf à train, biscotte, prétend-il, y en a plus aux ouatères. Une âme charitable finit bien par trouver dans ses poches une quelconque vieille facture ou une lettre d’amour. Le jeune marié, pour donner le change, il commence déjà à se déverrouiller ses bretelles, comme si ça presserait. Puis il se taille avec son papelard. Personne se méfiant, la danse reprend, la mariée se met à tangoter avec papa ou beau-papa. Mine de rien, son cavalier profite de la pénombre du tango pour l’orienter vers l’issue de secours. La môme met les voiles (c’est le cas de dire) et va retrouver son Roméo près de la porte des vécés. Il leur reste plus qu’à trotter jusqu’à leur charrette, et gode naïte la compagnie. »

Le Mastar cligne de l’œil.

— Notez, notez, recommande-t-il, même si vous seriez marié ça peut vous servir, vous ignorez ce que la vie vous réserve. Donc, poursuit l’Inexorable, la lune de miel est commencée. Vous emmenez Ninette dans la chambre d’hôtel prévue. Mimis mouillés. Ouf ça y est ! Enfin seulâbres ! T’es toute z’à moi, ma gosse ! Serre-moi fort dans tes bras, Lulu ! Dis, Mamour, tu y crois que c’est vrai : on est marida ? Et la séance de décarpillage a lieu. Faut procéder dans la lenteur : pas de frénésie, mes fils ! Du suave ! Faut que ça baigne dans le beurre, tout ça ! Vous la déloquez façon strip-tease, Poupette ! Savamment, doucement, avec des z’haltes, des entrecoupements de baisers fougueux. Demi-lumière (celle de la salle de bains suffit) ! Vous lui calmez la pudeur avec des beaux serments, ayez pas peur d’en rajouter, elle attend que ça, madame la jeune mariée. Promettez-y le grand mirage, le bonheur fou, la fidélité pour toute la vie et même après ! Assurez-lui que ça s’arrêtera jamais, vous deux ! Jurez-lui bien qu’à dater de dorénavant, vous entrez dans le grand cirage des sens pour plus en sortir ! Vous v’là enfermés à la Trappe du suave ! Les yeux dans les yeux, la bouche contre la bouche et le scoubidou dans la tasse à thé, tels vous serez désormais pour l’éternité ! Faut qu’elle ait son ticket pour le paradis des voluptés, la gentille, absolument. C’est sa noye à elle ! La pothéose du baigneur ! Tout en causant et en promettant la lune, vous lui déballez la sienne. C’est très important, les gars, qu’au premier coup d’intimité, elle soye à poil et vous fringué. Ça établit votre supériorité, comprenez-vous ? Elle prend la mentalité de l’esclave ! C’est bon pour l’avenir ! Faut que vous vous affirmiez seigneur ! Elle, elle est nue, et vous en noir, avec cravate blanche ! Ça représente une planète d’écart.

« Toujours habillé, vous commencez de l’entreprendre à bloc. Qu’elle sente bien le râpeux de vos frusques sur sa peau, ça gratte, un mâle ! Ça endolore ! Tâchez-moi de lui filer une fumante première séance ! Qu’elle en oublie sa date de naissance, nom de Dieu, et l’adresse de ses parents ! Qu’elle en oublie le français ! Faut qu’elle se mette à parler chèvre, mes amis, à parler chienne, à parler vache ! Faut qu’elle comprenne sa douleur et qu’elle l’oublille ! Faut qu’elle soit pleine d’urticaire ! Qu’elle fume ! Qu’elle supplie ! Qu’elle meure deux fois, trois fois, dix fois ! Faut la bousiller à coups de tendresse ! La ranimer à coups de tendresse. La porter, la transporter, la rouler, la piloufacer, l’engloutir dans le pâmé et la repêcher ! Si vous la réussissez somptueusement, dès le premier soir, votre bergère, l’avenir elle est à vous ! Foie de Bérurier ! Et je chahute pas avec mon foie ! »

Il s’offre une quinte de toux, vite calmée par une rasade de juliénas.

— Bien entendu, continue l’Initiateur, le nombre des petits z’impatients qu’ont pas attendu la nuit de noces pour jouer Monte-là-dessus est de plus en plus conséquent. Peu importe ! Faut toujours qu’une nuit de noces soye une première de gala, les gars. Toujours ! C’est Noël, même si la vierge l’est pas tellement ! Et maintenant que je vous ai conseillé de ce qu’il faut faire, examinons un peu ce qu’il faut éviter.

Il se fait chanter les lampions entre le pouce et l’index. Ça produit un petit bruit geignard comme lorsque le pompiste vous nettoie le pare-brise avec son râteau de caoutchouc.

— Primo, fait-il, tout en se fourbissant les orbites, voyons pour l’homme. Au moment qu’ils entrent dans leur chambre d’amour, il doit éviter les réflexions telles que les suivantes : « Tiens, ils ont changé le papier de la tapisserie depuis que suis venu » ou « J’espère qu’y a pas des punaises, comme à l’hôtel de la Tringlette où j’allais avec Simone ».

Béru réfléchit encore, en homme soucieux de ne rien omettre.

— Et puis, continue le Vaillant, au moment des effusions, que cette truffe de mari aille pas chuchoter, pour lui calmer les angoisses, à sa souris : « Laisse-toi faire, Lolotte, j’ai l’habitude » ou bien, impatienté : « Si elle te fait peur je vais l’offrir à des que ça leur fera plaisir ». Ou même (y en a qui en sont capables) : « Eh ben dis donc, ma petite fille, t’as le coup de reins mollasson, faudra travailler tes abdominaux ». Eviter aussi de l’appeler par un autre prénom que le sien, ce qui pourrait la froisser. Si elle s’abandonne comme une planche à repasser, au lieu de lui chercher des griefs, complimentez-la. Les gonzesses les plus prudes aiment qu’on leur fasse croire qu’elles sont des championnes de l’amour. Plus elles bavouillent triste, plus elles se croyent courtisanes et sont fières de l’être. Ce qui indique qu’elles méritent vos encouragements puisque en dedans de leur cœur elles ont la vocation. Aussi, après la séance de radada-à-crinière vous poussez un sifflement ébloui et vous murmurez : « Fichtre, pour une blanche colombe, t’es aussi dessalée qu’une morue, gamine ».

Il se lève et accomplit sous nos regards fervents quelques mouvements gymniques à base de flexions de jambes. Un craquement fâcheux nous annonce que son pantalon y participe à contrecœur. Le Gros s’interrompt, se palpe le fondement d’un index particulièrement tactile, fait la grimace, et se rassoit sans commentaire.

— Etudions maintenant le problème de la fille, décide l’Epoustouflant. Avant tout, elle doit jamais désappointer si, le soir « J », le marié lui déballe du fluet. Pas qu’elle s’esclame « Y a maldonne ! J’ai marié un homme, pas une portion de chipolatas ! » C’est vachement outrageant pour le matou. Que les gloutonnes sachent bien que c’est pas l’objet qui compte, mais la façon de s’en servir.

« Vous connaissez tous la blague au sujet de la distraction chez les jeunes mariés ? Je vous la répète parce qu’elle est pas si bête que ça. Le comble de la distraction, c’est qu’aftère l’amour, le marié donne mille balles à sa gerce et que celle-ci les chope et les glisse dans son bas. Cette histoire vous résume les dangers. Faut se surveiller de part et d’autre, pas oublier un instant ce qu’est l’autre par rapport à lui ou à elle et ce qu’on fiche entre ces quatre murs tous les deux, Banco ?

« J’aimerais également dire un mot du voyage de noces. Naturellement, chacun agit suivant ses aptitudes. De nos jours que les voyages sont fastoches et réglables en vingt-quatre menstrualités, les jeunes mariés se croyent obligés d’aller passer leur lune de miel aux Nouvelles Hybrides, en Asie Majeure ou à Ton âne arrive. Foutaise ! La lune de miel c’est pas du tourisme ! Le paysage doit pas distraire de la bagatelle. Un bon coin peinard de la campagne française, la voilà, l’idéal ! Mais minute ! Comme toujours, faut éviter les excès inverses. J’en ai vu qui partaient faire du campinge pour la circonstance ! La nuit de noces sous la tente, c’est bon pour la reine d’Angleterre. Cette nuit-là, faut pas que Ninette aye des fourmis rouges dans le médaillon, c’est pas prévu au programme ! Ni qu’elle s’enrhume à la fraîche ! Et puis, dans les établissements Trigano, vous avez pas le champ libre pour les grands élans cosaquiens. Vos aises, vous pouvez que les prendre à l’estérieur ! Vous vous figurez cette chasse à courre, entre le sac tyrolien et le Butagaz de campagne ? Vous risquez de vous meurtrir contre le réchaud ou de vous coincer la bimbeloterie dans la table pliante ! Et je passe sous silence la fragilité du manoir ! Un coup de reins de mâle en contrueux, et vous arrachez les piquets de la tente ! Le buildinge de toile vous choit dessus comme un couvre-pieu pas opportun. Vous vous empêtrez la gigotance dans les ficelles ! Vous voilà enveloppés, empaquetés, momifiés. Vos belles ardeurs s’entortillent dans les cordages, vous perdez la mandoline de madame pour vous payer le jerricane de flotte dans la confusion bien confuse. Le parcours est aboli. Y a déroute sur le terrain de manœuvres ! On ne peut pas conseiller des calamités pareilles à un jeune couple. Non, on ne peut pas ! ahg »

Il se masse un doigt, il le suce, se le fourre sous le bras.

— Le mieux, affirme-t-il, c’est de faire comme nous, moi et Berthe. On a passé notre lune de miel à Asnières, dans un petit hôtel-restaurant que je connaissais, près de la gare, en face des gazomètres. C’était le beau-père d’un collègue qui le tenait. Chez Tintin, ça s’appelait. Nous y vécussions une période de vrai bonheur. On était les petits gâtés des tôliers. Ils nous dorlotaient, nous mijotaient des plats gratinés. Sa spécialité à Madame Tintin, c’était l’édredon de mer et des pieds-paquets marseillais.

Il renifle un bon coup, mais malgré cette mesure préventive, ses yeux s’embuent.

— Oui, soupire le bon Nounours, du vrai bonheur. Je vais vous donner le programme de nos journées, parce qu’à mon sens, c’était la chouette lune de miel qu’on passait. Je veux pas me vanter, les gars, me faire plus malin que je ne suis pas, mais j’ai toujours bien su prendre l’existence, surtout dans les moments formides.

« Donc, pour vous en revenir, on se réveillait sur les choses de neuf plombes, le morninge. Illico on se mettait à l’établi. C’est pas mon genre de donner dans la confidence intime, vous le savez ! Toujours est-il que Berthe, c’était une affaire étonnante. Elle faisait pas des conditions de paiement, elle. Fallait régler cache ! Et pas lui en promettre ! Une sacré pétroleuse, esperte et tout ! Ça me mettait les sens comme des oursins de découvrir ses capacités matelassières. Je me lance pas dans les détails, mais rappelez-vous que la capsule fantôme, le tampon buvard vagabond, le collier de trente-deux perles, la lorgnette grossissante et le véhicule à deux mains motrices n’avaient pas de secret pour elle ! J’étais tombé sur la grande aubaine ! L’affaire unique d’Issy-les-Moulineaux ! L’orgueil d’un plumard, une trémoussante pareille ! Du produit contingenté ! De la bestiole primée hors concours ! Le lot rarissime, quoi ! Au tiercé de l’amour je m’étais sorti les trois numéros dans l’ordre et le rapport c’était quasiment çui du siècle ! Mais brèfle, je disais : nos journées ! Donc turlututu jusqu’à midi, avec la pause-café dans l’intervalle. A midi, on descendait à la graille en pyjama. On pouvait se permettre vu qu’on croquait dans la cuisine. On se sifflait deux apéros chacun pour se préparer le clapoir, et puis on jaffait au pinard cacheté. Vers les trois heures, on remontait pour un brin de sieste polisson. Ça nous menait jusqu’à six plombes. Pour lors on s’habillait et on allait se faire un bout de flânerie, bras dessus, bras dessous, jusqu’à Courbevoie. Sur le pont on s’arrêtait pour cracher sur les mariniers qui pénichaient au-dessous de nous.

« Quelquefois on visitait le cimetière des chiens, dans l’île. Sur les petites tombes y avait des inscriptions qui nous fendaient l’âme : “A Médor, mon compagnon fidèle. Ici repose Loulette Durand, morte en couches.” Souvent les maîtres avaient fait sceller la photo de l’animal dans la pierre. La Loulette Durand, par exemple, c’était un petit fox blanc et noir avec un museau pointu et des oreilles de lapin. En plein milieu du cimetière, je me rappelle d’une estatue représentant un Sarah Bernard. Sur le soc, on lisait “A Toby, héros du travail, mort accidentellement en faisant sa tournée, la laiterie Dubois reconnaissante.” Berthe et moi, on se promettait d’avoir un chien plus tard. On rentrait chez Tintin, mis en appétit par ce bol d’air. On mangeait une bricole : une tranche de tête roulée ou une omelette au lard avec un petit coup de beaujolpif pour se refaire des hormones. Ensuite on jouait à la belote, avec M. Maclou le quincaillier du coin, et Léonard, un type des Pompes funèbres qui se trouvait en congé de maladie. Au service du soir, Berthe donnait un petit coup de paluche à Madame Tintin car ça la démangeait, la restauration. Vers neuf heures, on dînait avec les tôliers. Le frichti et la converse, ça nous portait vite à minuit. Surtout qu’il avait le coup de rouille facile, m’sieur Tintin. Et une fois rapatriés dans notre chambrette, on remettait férocement le couvert. La bouffe épicée de la patronne nous fichait des émois gloutons. La sérénade du sommier, pardon ! Trois qu’on leur en a démolis, aux braves gargotiers. Ils nous ont raconté par la suite, bien plus tard, pour pas que ça nous gêne, que les autres pensionnaires de la tôle ils se mettaient à bivouaquer dans le couloir, près de notre lourde, pour profiter de la séance. Ils apportaient des chaises, des tricots, des kils de rouge et ils nous écoutaient comporter en échangeant des appréciations. Aux différents bruits, ils essayaient de piger la catégorie de nos prouesses. Parmi z’eux se trouvait m’sieur Arthur, un ancien curé qu’avait largué l’Inséminaire un jour de spline pour devenir mac. Il avait organisé le turf d’un tas de mémés autour de la Madeleine, jusqu’à ce qu’une tigresse jalmince se soye permis de le vitrioler en pleine poire, le mettant sur la touche à vie au rayon du pain de fesse. Sa figure ressemblait comme une sœur jumelle à un cul de singe. Depuis cette histoire, il vivotait chétif en représentant du papier d’Arménoche, dans les petits bazars de grande banlieue. Il était tellement répugnant à regarder, m’sieur Arthur, que les boutiquiers se grouillaient de lui passer une petite commande pour s’en débarrasser, s’ôter ce cauchemar de devant la vue. N’empêche que l’amour avait pas de secrets pour lui. Toujours selon Tintin, c’était lui qui documentait la clientèle attentive du couloir. Il fonctionnait à l’oreille. “En ce moment, il affirmait, il est en train de lui faire la toupie japonaise !” ou bien “Ces messieurs dames se paient la figure 4 bis des trois lanciers du Bengale”, ou encore “Tiens, la petite madame est en train de lui enregistrer parlez-moi d’amour au micro-voyou.” Chaque fois, Rirette, la soubrette des Tintin, une gamine délurée de quinze ans, filait un coup de périscope par le trou de serrure et approuvait comme quoi m’sieur Arthur tombait juste. Elle s’en payait des tranches prohibitives, Rirette. A cause du loquet de la lourde qu’était mahousse, y avait que sa petite frime de fouine qui pouvait s’insinérer entre ledit loquet et le chambranle. Alors elle assurait la retransmission en collaboration avec Arthur. C’étaient à eux deux les Roger Couderc de nos exploits. Les pensionnaires, ils congestionnaient drôlement dans le couloir. Ils avaient des vapes affreuses à force d’esgourder et de voir l’horrible m’sieur Arthur leur mimer la figure en cours. Sa bouille brûlée les débecquetait pas, au contraire, ça les suggérait plus fort dans un sens. Un vrai salon de madame la sous-maîtresse ! Tel il était devenu, le couloir de l’hôtel Tintin.

« Quand j’avais remisé mon artillerie de campagne, on pouvait pas en écraser comme on souhaitait parce que pour lors c’étaient les autres qui se déclenchaient. On venait de leur surmener le mental et, sitôt rentrés dans leurs piaules, ils se débauchaient. Même m’sieur et madame Tintin se jouaient Les Nuits Chaudes d’Andalousie à prix de faveur. L’hôtel tout entier interprétait un concerto de sommiers. Le lendemain ça flageolait dans les escadrins. Le pensionnat des yeux cernés ! Ils partaient tous au charbon en titubant d’épuisement, le slip en cale sèche, les yeux en buvard. Ah ! on s’en souvient encore dans les chaumières de la lune de miel des Bérurier ! »

Le Gros nostalgise un petit coup, écluse un gorgeon de rouge et reprend :

— Vous le voyez, mes amis, inutile d’aller bien loin, le plus près, c’est le meilleur.

« Je ne voudrais pas traiter le mariage sans conseiller aux jeunes époux d’éviter de se raconter leur passé amoureux. Beaucoup de maris confidencent et certaines nanas idème. Ils se bonnissent leurs prouesses casanovesques passées. Ils en rajoutent, croyant s’éblouir. Lui : “Quand j’étais à la colle avec la petite Adrienne que je t’ai déjà causé, on se payait des parties de jambons terribles, je lui faisais le scaphandrier pernicieux, la petite échelle, la bielle en folie, le cache-pot-miracle, le tohu-bohu géant, la tringle à rideau polissonne, le coup du milieu et la salade cambodgienne.” Elle : “C’est comme moi avec Joseph, mon premier fiancé, il me faisait l’amour sur son vélo, en rentrant du cinéma. Comme il avait une mauvaise visibilité, je sonnais dans les virages, c’était passionnant.” »

Béru refoule en bloc ce type de conversation.

— Restez discrets. La bavasse pourrait se retourner contre vous plus tard. Quand arrive la saison de la détente, le premier soir où môssieur préfère le jeu des 7 Erreurs de France-Soir, à escalader sa mémère, la petite désertée elle manquerait pas de lui souligner qu’il attrape la grosse méforme, son Casanova, comparé à l’époque d’Adrienne. Alors, c’est le commencement de la fin !

« D’une façon générale, et pour en conclure avec ce sujet, mes petits gars, tâchez de toujours vous la payer avec entrain et application, votre bobonne, puisque vous l’avez épousée pour ça. Restez ferme sur les prix ! Faut toujours honorer ses contrats. Un contrat de mariage ressemble aux autres, on doit le respecter. L’homme qui jardine sa rombière chaque soir garde la conscience tranquille et peut regarder la vie en face. Dites-vous bien que dans l’existence tout n’est qu’habitude ; le turlututu comme le reste. Prenez donc l’habitude de réussir votre légitime, ça lui évitera le dérangement d’aller se faire réussir par vos copains. »

Le cher Bien-en-Chair quitte sa chaire[23]. Il s’avance au bord de l’estrade, d’un pas blasé.

— A partir de demain, annonce-t-il, on va z’étudier les usages mondains. C’est-à-dire le superflu. Pour les démonstrations, je m’ai assuré le précieux concours d’une réelle gentilhommière, la comtesse Troussal du Trousseau que le pedigree de ses aïeux remonte aux mots croisés.

Il toussote.

— Aussi je vous demanderai de soigner votre tenue !

Machinalement, réflexe conditionné sans doute, il tâte sa braguette, constate que trois boutons ne sont pas arrimés, rectifie sa mise et nous offre un salut de judoka. Sa profonde courbette lui vide la poche supérieure, laquelle contenait : deux stylos Bic, une banane, de la monnaie, une pince à linge, son bourre-pipe-passe-partout, un os de poulet et la photographie en couleurs du prince Rainier de Monaco.

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