CHAPITRE SEIZE DANS LEQUEL LA LUMIÈRE EST

Le directeur arpente son bureau, les mains au dos, s’arrêtant parfois devant l’un des tableaux qui le décorent pour calmer son énervement.

— Mon cher ami, me dit-il, je n’ai pu attendre la fin du cours pour vous entretenir… Asseyez-vous !

Nous nous installons de part et d’autre de sa table de travail.

— Vous avez vu, pour Cantot ?

— Oui, dis-je, j’ai vu. C’est un faux Cantot qui est entré à l’Ecole.

— Dès hier, me révèle le Boss, j’ai adressé la photographie de mon ex-pensionnaire aux Renseignements Généraux et à l’Identité judiciaire, à toutes fins utiles.

— Bravo, monsieur le directeur !

Il balaie le compliment d’une pichenette.

— Presque en même temps que la photo du vrai Abel Cantot, j’ai reçu la note que voici.

Il me tend un câble. J’en prends connaissance d’un seul œil et je lis :

L’INDIVIDU EN QUESTION EST UN CERTAIN HANS BURGUEUR SUJET D’ORIGINE ALLEMANDE CONNU SOUS LE NOM DE HANS LE DYNAMITEUR STOP RECHERCHÉ PAR CINQ POLICES STOP.

Je repousse le papier.

— Un peu gonflé, le gars, de venir parmi les flics !

Mais le directeur hausse les épaules.

— En attendant, j’ai la preuve morale qu’il s’agit bien d’un attentat. Cet homme a préparé une bombe, commissaire !

Et, comme faisant de la délectation morose, il murmure en détachant bien chaque syllabe :

— Il y a une bombe dans cet établissement.

— Les recherches n’ont rien donné ?

— Rien ! J’ai arpenté moi-même avec mes principaux collaborateurs le parcours que je me propose de faire suivre demain au président.

Il ôte ses lunettes, souffle sur les verres et les essuie minutieusement avec sa fine pochette de soie.

— Nous voilà dans de vilains draps, mon cher ami. Si jamais l’attentat se produit, vous imaginez les répercussions ? Notre belle Ecole jouit d’un grand prestige à l’étranger. Les chefs de police des autres pays viennent des quatre coins du monde pour la visiter[29] et pour s’inspirer de nos méthodes.

— Monsieur le directeur, brusqué-je, il faut faire annuler la visite de demain.

Il hausse les épaules.

— Vous pensez bien que je m’y suis déjà employé ! Mais il est trop tard. Au ministère de l’Intérieur on a insisté sur le fait que le président Ramirez tenait beaucoup à venir ici. Son emploi du temps a été dûment établi, minuté. Impossible de surseoir, sinon cela créerait un autre genre de scandale.

Il frappe son bureau du plat de la main.

— Et puis vous m’imaginez disant au président : « N’entrez pas, Excellence, une bombe vous attend » ? Non, non, il faut que nous nous sortions de l’impasse coûte que coûte.

Alors l’idée, avec un I grand comme la colonne Vendôme, me pète dans le crâne. Je me penche par-dessus la table et saisis impulsivement la main de mon vis-à-vis.

— Monsieur le directeur, puisque les fouilles n’ont rien donné, il ne reste plus qu’un moyen !

Il remet vite ses lunettes pour me regarder.

— Lequel ?

— Ecoutez, fais-je. Je reprends l’affaire dans l’ordre chronologique. Nous ne nous sommes pas assez intéressés aux dates, et ce fut un tort car elles parlent. Castellini a fait son valdingue dans l’escalier la veille du jour où Cantot (le faux) est arrivé.

— C’est juste, tressaille-t-il.

— Simplement parce que nos adversaires savaient qu’il connaissait le vrai Cantot. Avant de « construire » leur attentat, ils ont enquêté : jamais coup ne fut plus soigneusement, plus méthodiquement préparé. Pourtant, ils ignoraient qu’un autre de vos élèves connaissait également le vrai Cantot.

— Bardane ?

— Oui, Bardane. Deux jours après l’arrivée du « nouveau », dans le car de Lyon, Bardane découvre l’imposture. Vous avez deux cents élèves et il faut un certain temps pour que ceux-ci lient connaissance…

« Le voisin de banquette de Bardane s’écrie : “Ah ! c’est Abel Cantot le nouveau.” Bardane dresse l’oreille. Abel Cantot est un nom dont on se souvient et qui ne court pas les rues ! Il demande des précisions. “Abel Cantot, de Bordeaux ?” On lui répond par l’affirmative. Alors il se met à gamberger très vite. C’est un flic, Bardane. Il se revoit à Libourne avec le vrai Abel Cantot et… Castellini. Castellini dont le suicide vient de soulever l’émotion. Castellini, son copain. Et il pressent brutalement la vérité. Il devine qu’on a tué Castellini parce qu’il connaissait Cantot. Uniquement à cause de cela !

« Or lui aussi connaissait Cantot. Ce qu’il vient de découvrir est d’une importance décisive. Il se rue hors du car et il revient à l’Ecole. Pourquoi ? Pour vous prévenir. Où étiez-vous, m’sieur le directeur, le jour où Bardane mourut ?

— J’avais une conférence avec des collègues venus de Paris.

— Donc, ne pouvant être reçu tout de suite, il est allé vous attendre dans sa chambre. Et on l’y a tué ! J’ai été stupide de soupçonner Hans Burgueur de ces meurtres. Il est le seul à ne pas avoir pu les commettre puisqu’il n’était pas ici quand mourut Castellini et qu’il se trouvait dans le car au moment où Bardane fut foudroyé par le poison.

— Conclusion, m’interrompt le directeur, le meurtrier est toujours parmi nous ?

— Oui. Et c’est cela qui peut tout sauver.

— Comment ?

— Le complice du faux Cantot sait ce qui va se passer, et comment cela va se passer.

— C’est probable.

— Alors, écoutez-moi bien, monsieur le directeur. Demain, au moment de la réception, vous allez vous assurer que tous les habitants de l’Ecole soient là, tous, maîtres, élèves et personnel. Et vous les prierez de participer à la visite de l’établissement afin d’honorer votre hôte.

Le Big Boss se dresse.

— Bravo ! Compris ! Splendide ! dit-il. Vous pensez que le complice se défilera pour échapper à l’attentat ?

— Ben voyons, mettez-vous à sa place, c’est logique ? A cet instant je le coifferai. Je vous préviendrai et vous ferez dévier le cortège sous n’importe quel prétexte lorsque notre homme aura manifesté l’intention de déclarer forfait. Il me restera quelques minutes pour accoucher notre lascar. Faites-moi confiance ; aidé de mon valeureux Bérurier, je me fais fort d’y parvenir.

Sur cette forte décision on frappe à la porte directoriale. C’est Béru. Un Béru décomposé, penaud, pantelant, navré jusqu’à l’intérieur des os. Un Béru en pleine faillite, en pleine déroute. Un Béru meurtri, amer, désenchanté. Un Béru qui se renie ! Un Béru qui se consume ! Un Béru qui se ruine et se liquéfie enfin !

Le directeur lui sourit.

— Vous désirez, cher Bérurier ?

Le Gros s’avance, grisâtre, tremblant.

— C’est rapport à ma démission, m’sieur le directeur.

— Votre démission?

— Oui. San-A vous a raconté ?

— Non, ma belle pomme, je n’ai rien raconté du tout, nous avons d’autres chats à fouetter que celui de ta fausse comtesse.

Et, au patron :

— Un léger incident a troublé le cours de mon petit camarade. Il avait convié une pseudo-comtesse pour la partie « pratique », or la personne en question n’est autre qu’une ancienne tenancière de bouibouis.

Le directeur retient un sourire. Mais Béru proteste.

— Tu sais qu’elle est vraiment comtesse ? Elle m’a espliqué quand elle s’est eu calmée, qu’elle a marié un vieux comte dans la débine. Et tu sais qui c’est, le comte ? Félicien, la momie qui lui sert de valet de chambre ! Elle l’a pêché à l’Armée du Salut, où qu’il servait la soupe aux clodos pour gagner la sienne. C’est le titre qu’elle a marié, en somme. Elle m’a avoué qu’elle m’avait chambré biscotte je suis inspecteur principal. Ça pouvait lui servir de couvrante, comprends-tu ?…

Pauvre cher Béru, toujours prêt à l’émerveillement ! Comme cette déception lui a déchiqueté l’âme et endolori l’honneur !

— T’as toujours eu une comtesse à ton palmarès, en somme, le réconforté-je…

Mais il n’est pas dupe.

— Comtesse en peau de lapin, nourrie au pain de fesses ! Très peu, merci ! Encore heureux qu’elle m’ait pas refilé une maladie wagnérienne.

— Croyez-vous que cet incident justifie votre démission ? demande le directeur qui a bon cœur.

— Oui, dit résolument Bérurier. Je cesse d’être professeur de bonnes manières. Comment que je pourrais enseigner à des ouistitis qui viennent de me surnommer le Chevalier de Maison-Close ?

C’est évidemment impossible.

Nous en convenons et le patron accepte la démission du très honorable mais très provisoire professeur de savoir-vivre.

Toute la matinée du lendemain, le Gros et moi nous nous livrons à une minutieuse exploration des locaux. Mais j’ai beau me mettre la cervelle à l’envers, je n’arrive pas à dénicher la bombe présumée.

— Tu crois qu’il a eu le temps de la placer ? finit par demander Sa Majesté meurtrie, d’une voix dolente de convalescent.

— Souviens-toi de ce qu’a entendu Mathias dans la villa où on le retenait prisonnier. « De toute façon, a dit la femme blonde, la présence de Cantot n’est plus nécessaire puisque tout est en place. » C’est assez clair, non !

Il opine.

Nous nous trouvons dans la salle d’armes. Il s’assied sur un banc.

— Ecoute, San-A, je pense à quèque chose…

— Alors tu as bien fait de t’asseoir, il faut mesurer ses efforts.

— Oh ! charrie pas, bougonne le Déshonoré. Vous dites une bombe ! Bien… Mais comment qu’elle explosera ? Comment qu’ils ont pu prévoir la seconde exacte que le Président Ramira Ramirez se trouverait dans telle ou telle pièce ?

Je sursaute. C’est fou ce que ça peut penser net, un type comme Béru. Ça ne se perd pas en divagations, ça va droit à la saine logique.

— Mais tu as raison, mon petit prodige, il faudra que quelqu’un la déclenche à l’instant voulu ! Ah ! tu es bien le Mozart de la déduction !

— Vois-tu, soupire-t-il, je crois z’en définitive que je suis meilleur flic que prof.

— Tu ne t’es pas si mal défendu pendant tes cours, Biquet ! Ils s’en souviendront de ces cinq jours de savoir-vivre, les gars de cette promotion.

— Tu crois ? espère l’Enflammé.

— Oui, fais-je, en mon âme et conscience, je le crois. Tu leur as tenu le bon langage et donné de bons conseils, Gros. Parce que tu es un homme sain et simple.

Ça le ranime, Béru, Cette vérité qu’il reconnaît dans ma voix lui fait la respiration artificielle. Le voilà qui se requinque.

— C’est vrai, fait-il, je leur ai appris le plus gros, pour vivre en honnête homme sans trop se casser la nénette. Oh ! j’en avais encore à dire tellement, si tu saurais…

— Je m’en doute !

— Tiens, soupire-t-il, ce que je regrette surtout de ne pas leur avoir traité, c’est l’enterrement. Mais je leur écrirai de Paris une longue lettre, tu m’aideras à la faire ?

— Oui, Gros, je t’aiderai.

— Dedans, je leur expliquerai que la mort c’est simple et qu’il faut pas faire de cinoche autour. Moi, quand ma mère est morte je m’ai pas mis en deuil. C’est à l’intérieur que tout s’est passé, c’est le cœur que j’avais en crêpe. Les fringues sont trop hypocrites ! Et puis cette manie maintenant d’interdire les fleurs. Les couronnes, je dis pas, ça fait triste, mais les fleurs, c’est si joli… Et puis tu vois, ce qui me choque, c’est les différents cercueils. Que les hommes jouent à la richesse de leur vivant, hoquet ! Mais une fois viande froide, les v’là rentrés dans le rang. Je serais du gouvernement, j’ordonnerais le cercueil unique. Un même pardingue en sapin pour tout le monde. C’est le bel uniforme macchabéen, San-A… Le moment magistral qu’on se nivelle enfin avant la grande foire aux asticots. Une fois à l’horizontale, ça devrait être fini, les simagrées ; alors peut-être qu’elles deviendraient moins funèbres, les Pompes. Tiens, je me rappelle un dessin z’humoristique de Roger Sam. Ça représentait un veuf qui suivait l’enterrement de sa femme en tenant à la main un transistor qui retransmettait France-Irlande. C’est comme ça que je la vois, la vérité… Oui, comme ça… Les morts bien morts et les vivants bien vivants.

Il se tait, songeur.

Moi aussi, je suis songeur.

Je pense à la bombe qui est là, près de nous, mystérieuse, et qui attend son heure.

Dans l’après-midi, nous sommes réunis sur l’esplanade, au grand complet (et en complets neufs) pour accueillir le président Ramira Ramirez. Il y a là, comme préconisé par ma pomme, les maîtres, les élèves, les gardiens, les cuisiniers, les femmes de service et jusqu’aux jardiniers. Le directeur a procédé personnellement à une minutieuse vérification, manque personne mon adjudant !

A l’heure dite, l’exactitude étant aussi bien la politesse des dictateurs que celle des rois, Son Excellence radine dans sa voiture blindée numéro 24 bis, expédiée par bateau quelques jours plus tôt. Il s’agit d’une Croustade à turbot-mayonnaise inversé. Quarante cylindres en ligne, seize en V et un en iridium de bougnazal renforcé. La carrosserie a été dorée à la feuille. Les housses sont en satin et les enjoliveurs des roues contiennent des petites mitrailleuses électroniques capables de défourailler en même temps si l’on actionne le lave-glace. Quant au double pot d’échappement, il n’est double qu’en apparence, l’un des deux tubes chromés étant en réalité un bazooka à longue portée.

Douze motards en grande tenue ouvrent le cortège. Quelques voitures bourrées d’officiels précèdent celle du président sur laquelle le drapeau du Ronduraz[30] flotte à l’extrémité de l’antenne radio. Les bagnoles de la T.V. et des journalistes ferment la marche.

Un officier de la maison militaire de Ramirez, le colonel di Bonavalez, jaillit hors du véhicule présidentiel sans en attendre l’arrêt, et délourde à son maîmaître.

Ce dernier sort de l’auto avec lenteur, en homme soucieux de ménager ses effets (il craint sans doute de les froisser). Il est bien tel que les photos nous l’ont montré : petit, épais, chauve, bistre, avec une moustache noire en guidon de course, de longs cils recourbés et un regard charbonneux, très intense, qui l’a fait surnommer par un de ses familiers qui le regardait somnoler « le petit condor ».

Vous verriez le directeur dans ces grandes occases ! Chapeau ! L’aisance avec laquelle il s’avance, présente ses devoirs au président et lui sort un joli petit discours des mieux tournés. A le voir, impassible et souriant, à l’entendre, le verbe haut et clair, on ne pourrait s’imaginer qu’il y a une bombe prête à faire boum au vestiaire (ou ailleurs) et qu’il le sait !

Le président écoute, s’incline, serre longuement la main au patron pendant que les flashes crépitent. Et puis il dit comme ça, d’une voix chaude et timbrée :

— Adada nada percolator per beva el constipatione. Arriba Francia (ce qui nous va droit au cœur et met des larmes dans les yeux des plus insensibles).

Comme l’horaire est serré, on démarre la visite immédiatement. Béru se porte en tête de la colonne, et moi en queue (ce qui n’est pas fait pour vous étonner, mes douces chéries). Nous sommes en quelque sorte les chiens de berger de cet important troupeau.

Nous voilà partis dans les couloirs. Le convoi reste très groupé. On commence par visiter le nouveau bâtiment. D’abord le gymnase, puis la bibliothèque juridique. Ensuite le musée, la salle Locard et la salle Lacassagne. Le président Ramirez s’intéresse beaucoup aux travaux de prisonniers exposés. Les sculptures en mie de pain surtout retiennent son attention. Il a beaucoup vécu en prison avant d’être dictateur et il est probable que s’il échappe aux attentats dont il est l’objet, il y vivra encore longtemps après.

Du musée, on passe au réfectoire ; mais il n’en a rien à chiquer, Ramirez, de voir des tables et des serviettes dans des casiers. Il fait « Si, si » d’un ton agacé et on se l’embarque vite fait vers la salle de télévision…

Jusqu’alors, tout a bien marché. Comme nous sommes trop nombreux pour pénétrer tous dans les pièces, beaucoup restent dans le couloir, mais ils demeurent très attentifs, se bousculant dans l’encadrement pour voir et entendre le président.

Au moment où nous allons entrer dans la salle de T.V., quelqu’un s’éclipse discrètement. Le quelqu’un en question continue en direction des ouatères. Aussitôt je lance au patron le signal d’alarme dont nous sommes convenus. Ce signal consiste à brandir un petit drapeau rondurien au-dessus du cortège en criant « Vive le Président ».

Bérurier, qui a vu lui aussi filer le personnage, lui emboîte le pas, cependant qu’avec sa présence d’esprit coutumière le directeur dévie le cortège en déclarant :

— Auparavant, Excellence, j’aimerais vous montrer les cuisines.

Rassuré, je cours rejoindre Béru à l’entrée des cagoinsses. Il a déjà sa robuste main au cou du personnage qui a pris la tangente et qui devient violet foncé. L’homme en question, c’est Dupanard. Vous avez bien lu ? Dupanard, le gardien de nuit, l'homme de peine. Dupanard, le gatouillard paisible.

— Lâche-le ! dis-je au Gros.

Béru obéit. L’autre clape à vide pour retrouver son souffle.

— Vous êtes fou ! proteste-t-il. Qu’est-ce qui vous prend, monsieur le professeur ?

Je ne réponds rien. Je le toise, je l’examine, le jauge, le détecte, l’approfondis, l’estime, l’envisage, l’identifie, le cerne, l’inventorie, le soupèse, le palpe, l’imagine, le tripote, le caresse, l’hypothèse, l’hypothèque et l’accepte.

Ce vieux bonhomme branlant est-il un assassin ? Ce vieux bonhomme bavocheur est-il le complice des terroristes ronduraves ?

Comment admettre cette possibilité ?

— Que veniez-vous faire ici ? m’enquiers-je.

— Pipi, lamente-t-il, j’ai la prostate !

On se défrime, le Gravos et mézigue. On a les oreilles qui nous sifflent à force d’angoisse. On a dû se gourer et pendant ce temps le cortège poursuit sa marche. Peut-être que dans un millième de quart de seconde tout va sauter ! Oui, peut-être…

— Surveille-le ! fais-je au Gravos qu’il ne bronche pas !

Et je lui chuchote à l’oreille :

— Ne lui fais aucun mal surtout, ça pourrait barder !

Là-dessus je prends mes coudes à mon corps, mes jambes à mon cou, mon courage à deux mains, le reste avec des pincettes et je cavale rejoindre les copains.

De retour au groupe, je me faufile jusqu’à M. Le Puits, le sous-dirlo de la Maison, un grand gaillard vif et sympa, dont les yeux racontent tout ce que la bouche a la sagesse de taire.

— Vite, murmuré-je, donnez-moi le pedigree de Dupanard…

Il ne perd pas son temps en vaines questions. Il sait que ça barde, que ça urge et qu’on peut me faire confiance :

— C’est un ancien marin de la marine marchande, dit-il. Il a bourlingué un peu partout, mais ça fait dix ans qu’il ne navigue plus.

— Sa moralité ?

Le sous-directeur fait la moue.

— Il picole et il est mauvais coucheur quand il a bu. Nous le gardons par charité et pour de besognes très subalternes.

— Je vous en supplie, dis-je, si quelqu’un quitte le cortège pour une raison ou pour une autre neutralisez-le. Je suis obligé de m’absenter.

Et le cher, l’infatigable San-Antonio repart.

Des gémissements sortent des toilettes. Je bondis, et je trouve un Béru rougeoyant comme un fagot enflammé, les manches retroussées, la cravate de travers.

Dupanard gît à ses pieds, sur le carreau. Il a un coquard gros comme une aubergine sur le crâne, une arcade fendue et il se masse le bide avec l’air de se demander ce qu’il peut bien y avoir à l’intérieur qui le gêne pour rigoler.

— Tu vois, murmure Béru en faisant couler l’un des robinets pour s’ablutionner les mains, je viens de prendre une décision, San-A.

Comme je le regarde avec une monstrueuse curiosité plein les lampions, il continue :

— Maintenant que cette affaire est terminée, avant de rentrer à Paris, on va faire un détour par Brides-les-Bains, histoire de dire bonjour à ma Berthe. Lorsqu’il a trop désillusionné et trop émotionné, l’homme a besoin de retrouver sa bergère pour reprendre contact avec la douceur du foyer. Le temps m’en dure de ma Baleine. Et puis j’ai z’eu tellement de torts envers elle qu’elle l’a bien méritée, sa partie de caresses grand luxe.

Je le rabroue :

— Tu intervertis, Gros. Avant de me jouer le repos du guerrier, explique un peu ce qui vient de se passer.

Il me fait signe d’approcher du lavabo le plus éloigné. Dans la cuvette il y a une petite boîte hérissée de boutons et pourvue d’une minuscule antenne. Ça ressemble à un transistor, mais ça n’en est pas un.

— Pendant ton absence, j’ai eu la bonne idée de fouiller ce débris. Il avait ce machin-là sur lui. Quand il a vu que je l’avais découvert, il a essayé de me composter avec cet ustensile…

Il sort de sa poche un 9 m/m des plus raisonnables.

— Seulement, reprend-il, moi, Béru, tu me connais…

L’émotion me saisit. Je le prends par le cou et je plaque une grosse bise solide sur sa joue râpeuse.

— Non seulement je te connais, Gros, mais de plus je te reconnais bien là. C’est toi qui as sauvé la situation, mon vieux polichinelle, mon vieux grumeur de camemberts, mon vieux videur de bouteilles, toi tout seul, mon cher, mon brave toutou !

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