CHAPITRE CINQ DANS LEQUEL BÉRURIER ET MOI INAUGURONS SÉPARÉMENT UNE NOUVELLE EXISTENCE

Dans la dure profession qui est la nôtre, faut savoir diaboliquer, c’est pourquoi, après avoir pesé le pour et le contre sans le concours de mon camarade Roberval (Gilles Personnier de) je décide de me rendre à l’école incognito.

Auparavant, une petite amie à moi me fait une séance d’infrarouges de manière à donner à mon derme une belle teinte brun foncé, je me laisse pousser les baffies tombantes, à la Tarass Boulba, et affuble mon nez délicat de grosses lunettes d’écaille à verres teintés.

Méconnaissable, votre San-Antonio, mes chéries ! Il est devenu l’officier de police Nio-Sanato, natif de la Trinité, Martinique, et vous le croiseriez dans un plumard que vous ne le remettriez qu’à la dernière minute (et encore : où je pense !).

En deux jours ma moustache a déjà du relief, il suffit de l’accentuer au crayon pour lui donner du jus.

Je loue une M.G. rouge sang dans un garage et me voilà parti pour Saint-Cyr-au-Mont-d’Or où j’arrive dans l’après-midi.

C’est une charmante localité résidentielle de la banlieue lyonnaise, nichée sur une colline. L’Ecole est un ancien monastère, mais, malgré sa destination première, elle n’est pas le moins du monde austère.

Ce qui frappe dès l’arrivée, c’est au contraire son aspect pimpant et presque joyeux. Rien de commun avec un poulailler ordinaire, rien de commun non plus avec un internat.

Une petite route goudronnée escalade la colline entre les bâtiments du personnel et débouche sur un terre-plein planté d’arbres. A main gauche s’étend une immense pelouse d’où l’on jouit d’un panorama paisible et tendre. Les localités ocre, aux toits de tuiles romaines, se nichent langoureusement dans une campagne qui fait songer à certains coins d’Italie et l’horizon est borné par deux clochers, lesquels se mettent justement à clocher vigoureusement comme pour saluer mon arrivée.

Les vastes bâtiments sont silencieux dans le soleil d’automne. La pure lumière de cette fin de saison blondit les pierres grises et enflamme les vitres des croisées. Des oiseaux gazouillent encore dans les arbres décatis. Tout cela est apaisant. Lorsqu’on sort de la frénésie parisienne on a l’impression, tout à coup, de débarquer dans un lieu de villégiature.

A l’intérieur, tout est vaste, clair, propre, prospère. Des toiles modernes décorent les murs et, quelque part, une radio diffuse l’Adagio d’Albinoni. Belle réalisation, les gars, que cette couveuse à poulets. On est loin des godasses à clous ! Les commissaires qui sortent d’ici peuvent se présenter dans le monde la tête haute : on pige tout de suite qu’ils sauront s’y comporter.

Un employé me réceptionne. Je suis annoncé par Pantruche et on m’attendait. J’ai déjà ma fiche, mon lit, ma place à table. On me remet un opuscule rose contenant le programme d’enseignement avec les heures de cours, les matières enseignées et les blazes des profs, puis on me fait faire le tour du propriétaire. Je suis émerveillé par ces locaux bien équipés. Dans les salles d’entraînement, de transmission, de tir, dans les labos et les dortoirs aux boxes individuels, partout enfin règne une bonne ambiance.

Le bar est décoré d’une fresque réalisée par un grand artiste lyonnais. Y a la téloche, une bibliothèque, et même un musée de la police où l’on peut admirer la sacoche de Vacher que le Docteur Locard eut la chance de trouver au marché aux puces où par bonheur elle était à vendre en même temps que la cuisinière de Landru. Une veine, non ?

Mon attention est attirée par un écriteau placardé à côté de la porte du réfectoire. Je lis : « A dater du 26 novembre, des cours de bonnes manières seront donnés chaque soir à 20 h 15 dans la grande salle des conférences par l’Inspecteur Principal A.-B. Bérurier, de Paris. Ces cours sont facultatifs, mais la direction engage vivement MM. les stagiaires à y assister. »

Ça y est, mes fils : c’est parti !

Ça fait un drôle d’effet de se trouver en pension avec des adultes. Car messieurs les élèves ont de vingt-deux à trente piges. Dans le fond, c’est la vie scolaire revécue à maturité. Le rêve, quoi ! Tous les hommes, quand ils sont devenus hommes, se mettent à regretter l’école. Tous sauf moi, car je m’y suis fait tartir comme personne. J’en rencontre des fois, d’anciens condisciples. Tout de suite la buée à la rétine en m’apercevant. Ça démarre bille en tête par un « Tu te rappelles, Antoine… » Ah ! les vaches ! Comment qu’ils s’y cramponnent au tableau noir ! Oubliés, les brimades, les colles, les compos, les devoirs, les interros écrites vicelardes, inattendues, que des profs sournois décrétaient en plein cours, alors qu’on se croyait déjà sorti de l’auberge. Oubliés la méchante sirène annonçant la rentrée, les maths cacatoires, les bulletins perfides dont certains — le mien entre autres — ressemblaient à des murs de ouatères publics. Ils en ont la nostalgie, ils l’entretiennent avec dévotion, ce regret scolaire, les copains. Fatalement, à l’époque ils n’étaient ni mariés, ni cocus, ni contrôlés, ni imposés, ni perçus, ni mobilisés, ni mutilés, ni aux prises avec le S.M.I.G., le P.M.U., l’U.D.T., la S.S., les A.F. et belle-maman. Et pourtant, les gars, souvenez-vous bien : tout y était déjà. On se trouvait bel et bien entortillés dans des horaires, on subissait des férules, des humiliations ! On nous bousculait, on nous brimait, on nous primait, on nous notait, on nous classait, on nous blâmait ! Et le bac n’était pas encore en vente libre à Prisunic comme maintenant.

Déjà, les bergères, on se les disputait. On s’encornait férocement, comme des grands, avec plus de cruauté encore peut-être bien ! « Tu te rappelles, Antoine ? » Et comment que je me souviens de ces matins merdeux où j’allais à l’école comme à l’échafaud, regrettant mon lit, ma chaleur, M’man, mes jouets, mon enfance que de bons maîtres m’arrachaient grincheusement comme son duvet à un caneton !

Ah ! l’ont-ils bien plumée, ma jeunesse ! Bien épilée, mon insouciance, afin de m’enduire de leur beau savoir polycopié. De quoi vous faire prendre Montaigne en grippe, haïr Cicéron et compisser Pythagore !

« “Tu te rappelles, Antoine…” C’est leur enfance qu’ils regrettent, ces pommes ! Moi aussi, bien sûr. Mais ce que je regrette surtout, c’est de ne pas en avoir joui pleinement, totalement, librement. J’en avais qu’une et j’en ai fait don, bon gré, mal gré, à la Société ! Je l’ai étouffée dans des salles de classe, elle s’est recroquevillée sur des bouquins. Racornie, rabougrie, engueulée, punie, voilà ce qui lui est arrivé, parce que c’est ainsi que le veut l’Ordre établi. J’avais des rendez-vous avec la nature et j’ai posé (si j’ose dire) des lapins aux bois et aux champs, aux fleurs et aux papillons, au printemps et aux petites filles. Bon, d’accord, le Nil est le plus long fleuve du monde, la formule de l’acide éthylique c’est CH 3 COOH, et le Groenland appartient au Danemark, et ensuite ? Ça me les remplace, mes heures dorées à jamais perdues, de savoir ça ? Remarquez, mes profs, je leur en veux pas. Ils ont fait leur boulot. Il n’y a plus qu’eux qui le fassent bien, d’ailleurs, eux, les postiers et les étalons de haras. Oui, plus qu’eux ! Et ils ont du mérite avec les classes de maintenant cinquante moujingues ! Faut avoir le feu sacré, chapeau ! Le traitement lance-pierres en remerciement ! Héroïques, je vous dis ! Et ça continue de proliférer. On s’entasse, on s’empile, on se tient debout, sardines qui macèrent dans la bonne huile d’olive de l’instruction. On cherche des palliatifs puisque les écoles poussent moins vite que les lardons. On enseigne par radio, par télé, par correspondance, en morse, en braille, mais la marée monte toujours à l’assaut des groupes. Le jour viendra où faudra filer la bombinette sur les récréations manière de diminuer les effectifs ; ou alors le décréter inutile, l’enseignement, et les envoyer enfin cueillir les pâquerettes, ces pauvres mômes dont on encourage la fabrication et pour lesquels on fait si peu. Je me suis pointé au monde trop tôt, dans le fond !

Tout ça pour vous en revenir à cette magnifique Ecole de police, douillette, décorée, joyeuse, où l’on joue à redevenir écolier. C’est plaisant, de fréquenter la classe lorsqu’on se rase ni avant d’y aller et pas pendant ! Sous cet angle le pensionnat ressemble paradoxalement à des vacances.

Et puis il y a les camarades, c’est bon. Près de deux cents, ils sont, à Saint-Cyr. Décidément, ce saint est fait pour patronner les grandes écoles. Ce Cyr-là, c’est pas un triste sire.

Faites-moi confiance, j’attaque les aminches à propos des suicidés. Ça n’a rien de duraille, vu qu’on ne cause que de ces deux drames dans l’Ecole. Le premier mort s’appelait Castellini et il radinait de l’île de Beauté. Au début de la saison scolaire il était joyce et plein d’entrain, et puis voilà qu’il s’est mis à devenir tout chose, même que ses amis se sont inquiétés de cette mauvaise carburation. « Qu’est-ce que t’as, lui demandaient-ils, des peines de cœur ? » Mais il ne mouftait pas : un discret, un secret ! Il conservait son tourment pour lui. Dans les débuts il se rendait à Lyon, le mercredi soir, avec les autres, pour honorer son bon de saillie. Mais vite il a renoncé et s’est terré dans la pension Viens-Poupoule. Sa mort n’a surpris personne. Par contre, celle du deuxième, Bardane, intrigue et passionne davantage. Un vrai pinson, selon la rumeur publique. Simplement, le jour de son suicide, en fin d’après-midi, comme il quittait l’Ecole, il s’est produit on ne sait pas quoi qui lui a fait rebrousser chemin. Déjà, il était dans le bus, au terminus de Saint-Cyr-au-Mont-d’Or. Tout à coup, les condisciples qui l’accompagnaient l’ont vu quitter le véhicule avant le départ de celui-ci. On lui a demandé s’il était malade, mais il a secoué négativement la tête et il est rentré. Il est monté dans son box et une heure plus tard un autre élève l’a découvert, tout raide sur son pageot, avec un flacon ayant contenu de la strychnine à son côté. Faut admettre que ça la fiche mal, non ? Bardane, il arrivait de Libourne. Tout comme Castellini, il était célibataire. Paraît que la Sûreté enquête dans son bled pour savoir s’il aurait pas eu des ennuis sentimentaux. Un célèbre psychiatre lyonnais, le docteur Blondepleur, assure qu’il a fait la dépression type. Ça prend comme ça, le coup de flou. Le ciel est bleu, les petits oiseaux sifflent la Traviata, vous partez pour bringuer un chouïa, dans votre slip des dimanches. Et puis v’lan ! Passe-moi l’éponge vinaigrée ! Y a un vilain déclic dans votre caberlot et une envie terrible de mourir vous saisit. Ça urge comme une colique. C’est dare-dare la corde, l’arquebuse, la mare aux canards, le gaz ou la fiole vénéneuse ! Un appel de l’au-delà, quoi ! Saint Pierre qui vous branche sur une V.A., comme disent les demoiselles des pététés. Priorité à la voiture montante ! Vous cavalez vous accrocher à la place de la suspension, ou bien vous enjambez le parapet du premier pont venu. Le suicide, c’est le seul acte philosophique, n’oubliez pas. Il a expliqué tout ça, le docteur Blondepleur. Lui, il a jamais eu envie de s’envoyer ailleurs pour voir s’il y était. C’est un optimiste.

Ce qui ressort de cette première prise de contact avec l’affaire, c’est que pour tout le monde le suicide ne fait aucun doute. On se demande pourquoi Castellini et Bardane se sont expédiés chez Plumeau en port payé, mais on ne doute pas qu’ils ne l’aient fait.

Le lendemain matin, on a successivement un cours de brûlure, un cours de coffres-forts et une séance de sondage d’opinion. Passionnant ! Je me demande si je vais pas du coup réclamer ma mise en disponibilité au Vieux pour m’offrir le stage complet. Les professeurs sont des commissaires tout ce qu’il y a de chouette et d’instruit. C’est pas le genre vanneurs ; ce qui me botte, c’est qu’ils font leur cours en copains.

C’est à l’heure du déjeuner, of course, que l’événement se produit. On entend un fracas dans la cour. Tout le monde court aux fenêtres pour voir de quoi il retourne.

Nous apercevons la vieille traction pourrie du Gros dans un innocent platane. Ou plutôt c’est le platane qui se trouve dans la voiture, à la place qu’occupait naguère le radiateur. On se précipite. Le directeur de l’école, un homme grisonnant et courtois, est déjà sur place. Il s’informe. Béru, vaguement embêté, se présente et s’explique.

— Inspecteur principal Bérurier, c’est moi que je suis le nouveau professeur de bonnes manières dont vous êtes au courant !

Il désigne sa bagnole. A la place du pare-brise, il y a de vieux cartons depuis plusieurs années déjà.

— Avec ma vitrine en grand deuil, vous pensez que j’ai pas la vue sur la mer. J’ai voulu opérer un arc de cercle de façon et de manière à me ranger en père pendiculaire et peinard devant l’entrée, mais cet imbécile de platane ne m’a pas entendu survenir.

Il se penche sur l’automobile endolorie.

— Baste ! fait-il, Titine en a vu d’autres ; le jour où que je la mènerai chez le carrossier pour la faire toiletter, on s’occupera de toutes ses petites misères.

Il est sapé façon milord, Béru. Futal de gabardine grise, veste pied-de-poule, polo gris. Et, par-dessus tout ça, un imper dans les tons verdâtres, avec des épaulettes presque militaires et des boutons de cuir en matière plastique véritable.

Il s’ébroue, se racle les muqueuses et déclare :

— Rappelez-vous que sur la route ça pince, monseigneur !

Il rit très haut de son bon mot et enchaîne :

— Pas d’erreur, v’là l’hiver ; le moment est venu où qu’il va falloir se coller Coquette dans un paillon pour pas qu’elle s’enrhume !

Le professeur de savoir-vivre est arrivé !

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