CHAPITRE QUATORZE DANS LEQUEL LA SITUATION ÉVOLUE

Je finis la soirée en compagnie du camarade Racreux, bien que le gigot aux flageolets du soir l’ait rendu infréquentable. Il me propose une belote que je repousse : j’ai pas l’esprit aux cartons. Une espèce d’angoisse croît en moi et, réciproquement, je crois en elle[24].

— T’as l’air soucieux ? observe le pétomane, en se faisant crépiter le fouinizoff.

— Dis voir, l’Harmonieux, coupé-je, tu étais en compagnie de Bardane, toi, lorsqu’il est descendu du car pour rentrer à l’Ecole ?

— Yes, pourquoi ?

— Raconte-moi bien succinctement comment il a manœuvré.

Intrigué, le tirailleur à blanc s’ébroue le pyjama pour l’aérer.

— T’y reviens encore sur ces affaires ? M’est avis, reconnaît-il loyalement, que tu vas faire un bon poulaga, tu as l’obstination nécessaire.

Son appréciation me va droit au cœur en épargnant le visage. Il la traduit aussitôt en morse inférieur. Puis, après un instant de réflexion, attaque :

— On se trouvait toute une bande a l’auberge du Coq et du Beaujolais réunis qui marque le terminus des cars pour Lyon.

— Et alors ?

— Rien… bredouille-t-il. Non, franchement rien…

Il a beau gamberger, tout lui semble en ordre. Il en pétarade du rez-de-chaussée.

— On éclusait de la bière… Certains jouaient au juke-box. Et puis le car est arrivé. Le chauffeur et le receveur sont descendus boire un coup sur le pouce. Pendant ce temps on est allés s’installer dans le véhicule…

— Et Bardane ?

— Bardane aussi.

— Comment était-il ?

— Qu’est-ce que tu entends par là ?

— Je veux dire, il semblait soucieux ?

— Pas du tout. Il se marrait.

— Continue…

— Les employés de la ligne sont remontés. On allait partir, déjà le receveur commençait de nous délivrer les billets…

Il revit très intensément l’instant. C’est ce que je souhaite. Il faut que son souvenir se démultiplie, qu’il fonctionne au ralenti…

— Ensuite ? l’incité-je doucement.

Il fait la moue avec son fondement, puis reprend :

— Comme le chauffeur mettait le moteur en marche, quelqu’un a demandé d’attendre, vu qu’un retardataire se pointait en courant…

Il sourcille.

— Tiens ! le retardataire, justement, c’était Cantot, le copain qui se fait porter pâle depuis hier.

Voilà qu’une souris se met à me grattouiller le bulbe de ses petites pattes. On avance, mes chéries ; on avance !

— Et alors ? dis-je dans un souffle pareil à un dernier soupir.

Racreux continue de s’exprimer à chaque bout, mais je ne prête l’oreille qu’à ses sonorités supérieures.

— Alors le chauffeur a attendu. Ici, ça se passe en famille, les transports en commun. Le camarade Cantot est monté. Il s’est assis à l’avant, sur le siège près du conducteur. L’autobus démarrait. Et puis voilà que notre Bardane se lève en criant : « Arrêtez ! Arrêtez ! » Il est sorti par la porte de derrière du car, sans explications.

— A côté de qui se trouvait-il assis ?

Racreux gamberge.

— A côté de Bézuquet, je crois bien. Tu sais, le grand blond qui a une cicatrice au menton ?

— Il crèche pas dans le dortoir de Cantot, ce zig ?

— En effet, c’est son voisin de box. Où tu vas, Blanche-Neige ?

Je passe ma robe de chambre d’un geste rapide.

— Pas le temps de t’expliquer, mais je t’écrirai, promets-je.

Le blond Bézuquet est en train de lire un traité d’Apain-Bonlard sur la pédérastie chez les Planctons. C’est un grand studieux excellemment noté. Il est premier en rognures d’ongles, premier en chèques lavés, premier en insecticides, premier en coffre-fort, deuxième en réanimation, deuxième en rumeur publique, deuxième en sommations, troisième en fouilles, troisième en attroupements, troisième en répression de la distribution de tracts. Il a eu un premier grand prix d’état d’urgence, un prix de barrages forcés, un prix de scellés et un accessit de perquisition, pour vous situer un peu mieux cette nature d’élite. Je m’assieds au pied de son lit sans crier gare vu que nous n’appartenons ni l’un ni l’autre à la S.N.C.F.[25]

— Excuse-moi de te déranger, camarade, lui dis-je. Imagine-toi qu’on fait une enquête privée, Racreux et moi, à propos des événements d’ici.

Il me considère par-dessus ses lunettes à monture d’or.

— C’est une louable idée, admet-il.

— Il paraît que tu étais assis dans l’autobus à côté de Bardane lorsqu’il en est descendu ?

— Exact, pourquoi ?

— Il n’a rien dit en descendant ?

— Rien, je l’ai déjà déclaré à l’enquête.

— Et avant de descendre ? Bouge pas, et suis-moi bien, camarade. Le bus ronronnait lorsque l’un d’entre vous a signalé qu’un retardataire se pointait, O.K. ?

— Je m’en souviens, oui, fait Bézuquet, les sourcils froncés.

— Quelque chose me dit que la réaction de Bardane est liée à cette arrivée in extremis de Cantot. Je te demande d’y réfléchir.

J’attends en le défrimant bien ardemment. Il a un œil qui s’écarquille et, inversement, l’autre qui rapetisse.

— Tiens, tu m’y fais repenser, murmure Bézuquet. Bon Dieu, mais c’est vrai, bourrelle-t-il encore.

— Accouche, j’agonise.

— Quelqu’un a crié : partez pas, en voilà encore un ! On s’est tous retournés. J’ai dit : « C’est Abel Cantot, le nouveau ». Et alors, Bardane a murmuré : « Abel Cantot de Bordeaux ? » Je lui ai répondu distraitement que oui. Pendant ce temps Cantot a grimpé dans le bus. Le départ s’amorçait. Brusquement Bardane a crié d’arrêter et s’est précipité dehors !

— Merci, mon pote, fais-je. C’est tout ce que je voulais savoir.

Je regagne ma chambrette, satisfait. Plus de doute : feu Bardane savait que Cantot avait de mauvaises intentions. Il a eu peur de lui… Il est rentré à l’Ecole… Et… Et quoi ? Que s’est-il passé dans la solitude des dortoirs vides ?

Je l’ignore encore, mais j’espère le savoir bientôt.

Il a neigé pendant la nuit. La campagne, à mon réveil, est couverte de ce tapis blanc, orgueil des rédactions de cours moyen première année. Ma toilette et mon harnachement terminés, je passe ramasser le Gros et en loucedé nous mettons le cap sur Lyon. Il maugrée, Béru. Sa comtesse vient de lui écrire qu’elle ne pourra arriver à l’heure prévue et ça lui pose des problèmes de cours, au cher professeur.

— Les grognaces, dit-il, qu’elles soyent à sang bleu ou à jus de navet, pour la question de l’horaire c’est du kif. Y a que chez le coiffeur qu’elles arrivent à l’heure, ces tarderies ! D’ici qu’elle me pose un lapin, la Troussal du Trousseau, y a pas loin.

Il se dévide comme un moulinet. Il est pour une nouvelle abolition des privilèges, Béru. Il se refait une nuit du 4 août intime. Il la propose pour l’échafaud, la comtesse. Il voudrait la voir debout dans la charrette, grise de trouille et encadrée de hargneux sans-culottes aux invectives éperdument plébéiennes, sur fond de guillotine.

Il lui souhaite une décollation bien décisive, bien éclaboussante. Et qu’on montre sa tranche au bout d’une pique aux foules en délire !

Y a toujours un moment où l’homme du peuple se met à quatre-vingt-neufer, histoire de se calmer la roture.

Je me fourvoie dans des points névralgiques de Lyon, là où les feux verts ne durent que l’espace d’un éternuement, tant est abondant le flot dans le sens contraire. Illico, Béru, cavalier intrépide de la conversation, change de sujet. La haute voltige verbale n’a pas de secrets pour le Monumental.

Il prophétise le moment où les bagnoles « s’entre-enliseront » (dit-il) comme le ciment en train de sécher. En ce moment, la circulation est en train de sécher. Bientôt ce sera un bloc inerte. Les voitures ressembleront à des harengs salés, à du caviar pressé. Elles feront la colle. La rue pétrifiée ne sera plus une rue mais un monstrueux cimetière d’autos.

Déjà il connaît des coins, à Paris, où les piétons ne peuvent pratiquement plus traverser. Une heure et demie de feu rouge pour quatre secondes périlleuses de feu vert ! L’agent qui manœuvre le feu, en fin de journée, il dresse son bilan. Il dit. « Aujourd’hui, j’ai réussi à faire traverser quinze piétons dans la journée et je n’ai eu qu’un mort et douze blessés ». Il est fier. Dans les commissariats des records tombent chaque soir. Oui, il le voit écrit en lettres néonesques, l’avenir, Béru. Il le sent pour bientôt, l’instant de la libération où les automobilistes enfin descendus de leurs tas de ferraille immobiles redeviendront piétons à part entière. Le trottoir, plus guère utilisé que par les péripatéticiennes, comme disent ceux que le mot putain choque encore, redeviendra roi. Et encore, les putes, soyons justes, elles se motorisent aussi. Le tapin à roulettes, il fait florès de nos jours. La prostitution voiturée, c’est la trouvaille de notre provisoire après-guerre ! On change seulement de bagnole. On marche à l’appel de phares. Bientôt elles trouveront un système pour faire « ça » de voiture à voiture. Les avions se ravitaillent bien en vol ! Pourquoi qu’on trouverait pas le moyen d’éponger les clilles en roulant. Par transistor, quoi ! Un petit appel radio. « Ici Julie la Rousse, tu veux bien rouler avec moi, chéri ? »… « Combien ? » … « Cinquante balles, mon gros loup ; je te ferai l’onde courte dans la moelle épinière, le vibreur à basse-fréquence et l’ultrason dans le radada ? »… « Banco ! »… « Alors mets ta carte perforée dans le tabulateur hydrostatique de ton tableau de bord et tape cinquante francs gaulliens. » Gling-gling-glong ! « Merci, ma guenille, maintenant tu peux te mettre à ton aise ! Oh ! mais dis donc, je le vois sur mon radar, que t’as trop bu de bière. Ah ! je te préviens, j’ai une Ferrari qui m’attend. Si tu te grouilles pas, je te branche Salut les copains et je me barre. » Comme ça, elle sera, la prostitution de demain, je le jure !

On arrive à l’hosto, service du professeur Hans Céfalo. L’infirmière de garde nous apprend que le brave Mathias a enfin repris connaissance. Il cause ! Il fait même que ça. On est ravis, Béru et moi. Allons, que voilà donc une bonne journée ! La dame en blanc nous dirige vers une chambre plongée dans une demi-obscurité. Le Rouquin est là, qui flamboie dans ses bandages. Il a l’œil frais et nous reconnaît immédiatement.

— Comme c’est gentil ! dit-il d’une voix assez bien assurée malgré son insuffisance de timbrage.

On l’encadre.

— Tu te sens comment, gars ?

— Un peu étourdi, mais l’opération a parfaitement réussi. On m’a fait une caberlotomie, c’est très rare.

Le voilà enfin heureux. Il a eu ce qu’il cherchait : une intervention peu courante qu’il va pouvoir commenter le restant de ses jours, en long, en large, et en travers.

Il nous raconte que son centre viburatif a été bougnazé, mais que grâce à une contondite polyvalente annexe on a pu lui chprountzer l’émollient gauche. Une chance sur mille de s’en sortir ! Et lui Mathias, il s’en est sorti. Il en a pour un mois d’hosto, un autre mois de convalo et ensuite il lui restera un minuscule morceau de plaque d’argent sous la rotonde, mais il n’aura qu’à se coiffer à la Beatles pour que ça ne se voie pas. On le complimente. A ce moment-là, la porte s’ouvre sur le docteur Clistaire et madame. Ils se sont fringués en noir, à tout hasard. Ces gens-là ont toujours le deuil à portée de la main. Au moindre doute, ils plongent dans des crêpes. Ils se pomme-reinettent en nous apercevant, le Fantasque et moi. Leurs vilaines frimousses réprobationnent à tout-va.

— Comment ! grince le pape du séraphisme, notre malheureux gendre vient tout juste de reprendre connaissance que déjà vous l’assaillez comme deux vautours !

Sa rombière ouvre son sac à main, se saisit d’une glace et s’y fixe cruellement pour pouvoir nous enguirlander à tête reposée. Elle se met, comme l’avant-veille, à nous raconter ce que nous sommes, en commençant par le plus gentil : deux dévoyés, deux fripouilles innommables, deux sadiques, deux…

— Belle-maman, chuchote le blessé, vous permettez que je vous dise quelque chose, à vous et à beau-papa ?

La bajouteuse se tait, un peu surprise :

— Dites, mon gendre ! permet-elle, vu qu’il est grièvement blessé.

Clistaire et elle se penchent sur le lit de souffrance de Mathias, attentifs. Derrière ses bandelettes, il les regarde alternativement, le brave Rouquin.

— Hier, dit-il, je me trouvais dans un état second propice aux grandes réflexions. J’ai fait mon examen de conscience…

— Tout de même ! girouette la vieille.

— … plus un tour d’horizon très complet, poursuit Mathias.

— Etes-vous parvenu à en tirer une conclusion valable, mon garçon ? sentence le toubib à barbiche.

— Oui, dit notre collègue, oui, beau-papa, j’en ai tiré une conclusion, et qui plus est, je me suis dressé une règle de conduite pour l’avenir !

— Dieu est grand ! fait la papesse. Quelle est cette conclusion ? Quelle est cette fameuse règle de conduite ?

Mathias me désigne le verre d’Evian posé sur sa table de chevet. Je le lui tends et il en boit une gorgée, ce qui fait faire la grimace à Bérurier.

S’étant hydraté la menteuse, il reprend :

— Ma conclusion, belle-maman, c’est que vous êtes deux horribles choses, le vieux et vous.

— Il délire ! s’égosille t- elle.

Mathias ricane :

— Non, mémère. J’ai toute ma tête, bien qu’elle soit entortillée de gaze. Vous êtes deux vilains corbeaux galeux, deux furoncles verts, deux ordures, quoi ! Dès que je pourrai me lever, je dirai à Angélique de faire ses bagages et nous retournerons à Paris avec notre enfant. J’ai pas envie qu’il devienne un petit maniaque à votre contact. Petit-fils de pape, c’est pas une condition sociale !

Blême comme son surplis d’officiant, Clistaire déclare :

— Je vais sonner pour qu’on lui administre une piqûre de glomifuge phosphoré, visiblement il n’a pas ses esprits.

Il s’approche déjà de la poire, mais Béru s’interpose.

— Ecoutez, mon vieillard, dit-il d’un ton conciliant. Ça se voit gros comme tout c’t’hôpital que le Mathias ne déconne pas. C’est avant qu’il roulait sur la jante ! Vous l’aviez envapé de première ! Maintenant la rédaction s’est faite et il y voit clair. Vaudrait mieux que vous déguerpissassiez !

La Mégère se propulse au chevet de son indigne gendre.

— Et vous vous imaginez qu’Angélique vous suivra, misérable ?

— C’est ma femme, répond noblement Mathias. Si elle m’aime, elle m’obéira ; si elle ne m’aime pas, je n’en ai rien à fiche et vous pourrez la garder avec son lardon en prime. Maintenant disparaissez, puanteurs vivantes ! J’ai à causer avec ces messieurs !

Vous verriez ce spectacle, mes chéries ! Ce two men chauve ! Ils trépignent comme des pantins à ficelle, les Clistaire. Elle en a les bajoues qui floconnent, la belle-doche. Et le vieux, c’est sa barbichette qui joue la saint-cyrienne, droite, hérissée, en poils d’artichaut tout à coup !

Ils liment des choses horribles ! Ils s’insurgent avec un bruit de scie à marbre. Ils menacent. Ils disent que l’asile psychiatrique de Bron est à deux pas et que le bon docteur n’a qu’un mot à signer pour qu’il y soye embastillé à vie, Mathias. Une moulinette en guise de chapeau et le pantalon à la Dagobert’s king, tel il finira, dans une chambrette capitonnée. Elle va dare-dare convoquer le concile séraphique, Sa Sainteté Clistaire Ier ! A votre Sainteté, m’sieurs-dames ! Ses points cardinaux vont prendre les mesures d’urgence : réclamer du ciel le châtiment abominable qu’il mérite, le brave Rouillé. La langue lui tombera, pour avoir osé prononcer des paroles pareilles. Ce à quoi il leur rétorque que ses poings ne lui tomberont pas et qu’il leur démolira la bouillasse s’ils viennent trop le faire tartir.

Je sonne la garde ! Je dis que les Clistaire ont une crise d’hystérie et qu’il conviendrait de les évacuer. Ma qualité de commissaire prévaut sur sa qualité de toubib. Devant l’agitation du couple, et en les entendant invectiver, les infirmières appellent des infirmiers colosses, de ceux qui vous coltinent à bout de bras comme des bébés en cellulo. On finit par expulser leurs béatitudes si peu béates. Le silence revient enfin et Mathias éclate de rire.

— Ce que ça fait du bien ! dit-il. Fallait-il que je sois nouille-aux-œufs pour subir le climat de ces deux fous !

— Baste ! ça sera été ta période gâteuse, rassure Béru. T’avais les claouis endormis par l’amour, mais maintenant que t’as réagi t’es sauvé, mec. T’es sauvé !

On lui serre chaleureusement sa main virile. Vive l’Homme avec un H et des choses majuscules !

— Maintenant, décidé-je, passons aux questions sérieuses : raconte !

Il me cligne de l’œil.

— J’attendais votre venue, m’sieur le commissaire.

Il allonge ses mains sur son drap.

— L’autre nuit, après vous avoir quittés, je suis rentré à la maison. Juste comme je refermais la porte du porche et tandis que je tâtonnais pour trouver la minuterie, quelqu’un m’a appuyé le canon d’un pistolet dans le dos et une voix de femme a murmuré avec un accent étranger : « Pas un mot, pas un geste sinon vous êtes mort, mon arme est munie d’un silencieux. » Je n’ai donc pas bronché. Nous avons poireauté un instant dans le noir. Mon agresseur voulait s’assurer de votre départ, je suppose. Et puis j’ai entendu arriver une auto. J’ai eu quelque espoir, mais j’avais tort car il s’agissait d’un complice. La femme qui me tenait en respect a rouvert la porte. Un homme aux cheveux calamistrés se trouvait de l’autre côté. Lui aussi braquait un pistolet. Il m’a fait monter à l’arrière de l’auto et il a pris place à côté de moi, tandis que la fille, une superbe blonde, s’installait au volant…

Il se tait, essoufflé.

— Tu veux t’arrêter un peu ? je propose.

Mais Mathias tient à finir son récit. Il en sait toute l’importance. C’est un bon flic.

Je lui redonne son verre. Il boit. Béru propose d’aller acheter un peu de bourgogne, affirmant que ça lui redonnerait des forces. Je l’en dissuade et Mathias reprend, d’une voix un peu hachée.

— Ils m’ont conduit dans une maison sinistre, du côté de Saint-Clair…

— Je sais, fais-je, c’est nous qui t’avons délivré.

— J’avais reconnu votre voix, quand vous engagiez mon gardien à se rendre, assure le blessé.

— Une fois là-bas, que s’est-il passé ?

Le Rouquin respire un grand coup.

— Un type nous attendait, vous avez dû le voir ?

— Il a fait mieux que le voir, rigole l’Aimable, puisqu’il l’a assaisonné !

Mathias hoche la tête.

— C’est pas volé ! Quel salaud ! Ils m’ont enchaîné et se sont mis à me torturer pour me faire parler.

— Que voulaient-ils savoir ?

— Qui vous étiez et ce que vous saviez.

— Nous ? s’étonne le Gros.

— Au début, murmure Mathias, j’ai dit que je vous avais connus à Paris. Mais ça ne les a pas satisfaits. Ils m’ont affirmé que Bérurier n’était pas un vrai professeur, ni vous un vrai Noir, m’sieur le commissaire !

— Pas un vrai professeur, bredouille le Gros, anéanti. Les abrutis !

— Ils ont quelqu’un dans la place, assure le Brasero.

— Un des élèves, le renseigné-je, un dénommé Abel Cantot.

Il ouvre des veux admiratifs.

— En effet, c’est bien le nom que je leur ai entendu prononcer.

Mathias montre sa main gauche empaquetée.

— Ils m’ont arraché les ongles de cette main, révèle-t-il. C’est atroce, si vous saviez ce que j’ai souffert !

Le pauvre lapin ! Je ne m’étais pas aperçu de ces sévices, trop hypnotisé que j’étais par son coup de pistolet dans le cigare.

— Ils me demandaient ce que nous savions, poursuit-il.

— Et tu leur as dit ?

— La vérité : à savoir que nous ne savions rien. Que nous avions seulement des doutes à propos des deux suicides, et que nous cherchions à comprendre pourquoi on avait tenté de m’assassiner à deux reprises.

— Notre venue à l’Ecole les a inquiétés et ils ont décidé de te kidnapper et de te faire parler avant de t’abattre afin de savoir où nous en étions. Ils t’ont cru ?

— Devant les souffrances qu’ils m’infligeaient et qui ne modifiaient pas mes dires, ils ont fini par se rendre à l’évidence.

— Parfait ! Donc, pour l’instant, ils sont persuadés que nous nageons en plein mystère ?

— Exactement.

— Reconnais que c’est le cas, ronchonne l’Implacable.

— C’est le cas, conviens-je.

Je me penche à nouveau sur Mathias.

— Autre chose à me dire ?

— Et comment ! Entre eux, ils parlaient espagnol, mais c’est une langue que je comprends parfaitement. Quelques instants avant votre arrivée à la villa, je les ai entendus dire qu’ils étaient suivis et ils ont recommandé à mon gardien de me liquider en cas de coup dur.

Mathias est oppressé. Il avale encore un peu d’eau, amenant Béru aux limites du dégoût.

— La femme a dit à son mari : « Nous devons prévenir Cantot pour qu’il ne retourne pas là-bas, ce serait dangereux pour lui. De toute façon, sa présence n’est plus nécessaire maintenant que tout est en place ! »

Mathias me chope le poignet de sa main valide.

— Vous m’avez bien entendu, m’sieur le commissaire ? Elle a dit « maintenant que tout est en place ».

Je me dresse, la tête bourdonnante. J’ai la tremblote, à force d’énervement. « Maintenant que tout est en place ! » Donc les gars de la mystérieuse bande ont accompli leur mission. Redonc il va se passer quelque chose ! Et quelque chose de grave, quelque chose de terrible puisqu’ils n’ont pas hésité à tuer et à kidnapper pour parvenir à ce quelque chose !

Mister Bérurier, le gentleman bien connu, a des pensées concomitantes car il m’adresse, par-dessus le plumard de Mathias, une grimace aussi éloquente qu’un exploit d’huissier… Riche de formules subtiles aptes à toujours résumer magistralement les situations les plus complexes et les plus ambiguës, il murmure :

— J’ai idée que ça pue sérieusement le roussi !

A midi nous retournons à l’Ecole et je bombe dans le bureau du dirlo, lequel me tend une enveloppe portant le cachet d’un bureau de poste de Bordeaux (Gironde).

— Cela vient d’arriver pour vous, mon cher ami, il me fait.

C’est la Sûreté bordelaise qui m’adresse son rapport. Le document indique que je ne me suis pas trompé. Castellini, Bardane et Cantot furent bel et bien réunis, voilà trois ans à Libourne à la suite d’une série d’attentats politiques à propos desquels Bordeaux délégua des effectifs policiers dans la cité du pinard. Castellini et Cantot faisaient partie de ces renforts et eurent l’occasion à maintes reprises de lier connaissance avec Bardane. Je propose la lettre au directeur qui la lit d’un œil soucieux.

— Mon cher San-Antonio, me fait-il gentiment, cette découverte est intéressante, mais où nous conduit-elle ?

— Vous me permettez de téléphoner, patron ?

— Faites !

J’appelle la Sûreté de Bordeaux. Pendant que ces demoiselles d’épée et thé branchent des fiches en se racontant leur soirée de la veille, j’affranchis le Boss sur les révélations de Mathias. Derrière ses lunettes à monture de jonc, il me file un drôle de regard soucieux.

Lui aussi se rend compte qu’on est à la veille (ou au jour) d’événements graves. Le tubophone carillonne. J’obtiens un commissaire principal. Par chance, il est au courant de l’affaire.

— Pourriez-vous m’adresser d’urgence une photographie de l’inspecteur Abel Cantot ? demandé-je.

Le directeur de l’Ecole me fait un signe et chuchote :

— Nous en avons une ici !

— J’en aimerais une autre ! lui réponds-je.

Mon interlocuteur bordelais m’annonce qu’il va faire le nécessaire. Satisfait, je raccroche.

Les yeux interrogateurs du patron m’obligent à le mettre au parfum.

— Il m’est venu une petite idée relative aux… suicides de Castellini et de Bardane, monsieur le directeur.

Mais il ne me laisse pas finir.

— Et moi, soupire-t-il, je crois bien en avoir une à propos de la fameuse catastrophe qui se prépare…

— Pas possible ?

Là, il m’intéresse et je lui laisse la priorité.

Alors il se lève, contourne son burlingue et m’entraîne dans l’embrasure d’une fenêtre. Nous avons une vue plongeante sur l’esplanade. Juchés sur des escabeaux, les jardiniers sont occupés à accrocher des drapeaux français et ronduraziens dans les arbres poudrés de neige (autre cliché d’écoliers — voire de journalistes).

— Demain, soupire le Boss, nous recevons l’illustre visiteur que vous savez. Vous n’ignorez pas que le président Ramirez est un homme dont la vie est très menacée. On jette plus de bombes sous ses pas que de pétales de roses ! Supposez que ses farouches ennemis aient prévu un attentat ici même ?

Je saisis le bras de mon interlocuteur.

— Dix sur dix, patron ! Vous venez de mettre dans le mille ! Les Dolorosa sont des Centro-Américains. Tout se tient !

Le Big Boss continue d’exposer sa théorie.

— Vous avez dû lire dans la presse, poursuit-il, toutes les mesures prises pour recevoir le président du Ronduraz. Rarement dispositif de sécurité fut aussi poussé. Supposons un instant que les gens de l’opposition aient décidé de lui faire son affaire au cours de son voyage en France ?

J’acquiesce.

— Je vois où vous voulez en venir, monsieur le directeur.

Le maître de l’E.N.S.P. essuie ses lunettes avec sa fine pochette de soie grise.

— Le raisonnement des adversaires de Ramira Ramirez est impeccable. Ils se sont dit que le seul endroit où l’étroite surveillance dont il est l’objet se relâcherait, ce serait fatalement celui-ci, puisqu’il se trouvera au milieu de deux cents commissaires et que les services de protection l’estimeront en sécurité parmi nous, nécessairement. C’est en effet ce qui va se passer et l’on ne saurait les en blâmer ! Donc, les révolutionnaires ont préparé leur coup ici !

— Chapeau pour eux ! dis-je, sincèrement admiratif. Fallait avoir le culot d’y penser.

Maintenant que tout est en place… récite le patron ! C’est significatif.

— Yes, Boss, ça l’est ! Il nous reste vingt-quatre heures pour découvrir ce dont il retourne ! N’oubliez pas que le dénommé Cantot possédait un matériel de plombier et que je l’ai surpris une nuit en train de démonter la tuyauterie de l’infirmerie, voilà qui peut orienter les recherches ! Il va falloir passer l’Ecole au peigne fin, sonder les murs, vérifier les tuyaux, fouiller chaque meuble… Rien n’est perdu puisque nous savons qu’il doit se passer quelque chose. Un homme prévenu en vaut deux.

Il a un pâle sourire.

— Le tout est de savoir si deux hommes suffiront, commissaire…

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