Le cerf et le chien

Delphine caressait le chat de la maison et Marinette chantait une petite chanson à un poussin jaune qu’elle tenait sur les genoux.

— Tiens, dit le poussin en regardant du côté de la route, voilà un bœuf.

Levant la tête, Marinette vit un cerf qui galopait à travers prés en direction de la ferme. C’était une bête de grande taille portant une ramure compliquée. Il fit un bond par-dessus le fossé qui bordait la route, et, débouchant dans la cour, s’arrêta devant les deux petites. Ses flancs haletaient, ses pattes frêles tremblaient et il était si essoufflé qu’il ne put parler d’abord. Il regardait Delphine et Marinette avec des yeux doux et humides. Enfin, il fléchit les genoux et leur demanda d’une voix suppliante :

— Cachez-moi. Les chiens sont sur ma trace. Ils veulent me manger. Défendez-moi.

Les petites le prirent par le cou, appuyant leurs têtes contre la sienne, mais le chat se mit à leur fouetter les jambes avec sa queue et à gronder :

— C’est bien le moment de s’embrasser ! Quand les chiens seront sur lui, il en sera bien plus gras ! J’entends déjà aboyer à la lisière du bois. Allons, ouvrez-lui plutôt la porte de la maison et conduisez-le dans votre chambre.

Tout en parlant, il n’arrêtait pas de faire marcher sa queue et de leur en donner par les jambes aussi fort qu’il pouvait. Les petites comprirent qu’elles n’avaient que trop perdu de temps. Delphine courut ouvrir la porte de la maison et Marinette, précédant le cerf, galopa jusqu’à la chambre qu’elle partageait avec sa sœur.

— Tenez, dit-elle, reposez-vous et ne craignez rien. Voulez-vous que j’étende une couverture par terre ?

— Oh ! non, dit le cerf, ce n’est pas la peine. Vous être trop bonne.

— Comme vous devez avoir soif ! Je vous mets de l’eau dans la cuvette. Elle est très fraîche. On l’a tirée au puits tout à l’heure. Mais j’entends le chat qui m’appelle. Je vous laisse. A bientôt.

— Merci, dit le cerf. Je n’oublierai jamais.

Lorsque Marinette fut dans la cour et la porte de la maison bien fermée, le chat dit aux deux petites :

— Surtout n’ayons l’air de rien. Asseyez-vous comme vous étiez tout à l’heure et occupez-vous du poussin et caressez-moi.

Marinette reprit le poussin sur ses genoux, mais il ne tenait pas en place et sautillait en piaillant :

— Qu’est-ce que ça veut dire ? Moi, je n’y comprends rien. Je voudrais bien savoir pourquoi on a fait entrer un bœuf dans la maison ?

— Ce n’est pas un bœuf, c’est un cerf.

— Un cerf ? Ah ! c’est un cerf ?… Tiens, tiens, un cerf…

Marinette lui chanta Sur le pont de Nantes et, comme elle le berçait, il s’endormit tout d’un coup dans son tablier. Le chat lui-même ronronnait sous les caresses de Delphine et faisait le gros dos. Par le même chemin qu’avait pris le cerf, les petites virent accourir un chien de chasse, aux longues oreilles pendantes. Toujours courant, il traversa la route et ne ralentit son allure qu’au milieu de la cour afin de flairer le sol. Il arriva ainsi devant les deux petites et leur demanda brusquement.

— Le cerf est passé par ici. Où est-il allé ?

— Le cerf ? firent les petites. Quel cerf ?

Le chien les regarda l’une après l’autre, et les voyant rougir, se remit à flairer le sol. Il n’hésita presque pas et s’en fut tout droit à la porte. En passant, il bouscula Marinette sans même y prendre garde. Le poussin, qui continuait à dormir, en vacilla dans son tablier. Il ouvrit un œil, battit des ailerons et, sans avoir compris ce qui venait de se passer, se rendormit dans son duvet. Cependant, le chien promenait son nez sur le seuil de la porte.

— Je sens ici une odeur de cerf, dit-il en se tournant vers les petites.

Elles firent semblant de ne pas entendre. Alors, il se mit à crier :

— Je dis que je sens ici une odeur de cerf !

Feignant d’être réveillé en sursaut, le chat se dressa sur ses pattes, regarda le chien d’un air étonné et lui dit :

— Qu’est-ce que vous faites ici ? En voilà des façons de venir renifler à la porte des gens ! Faites-moi donc le plaisir de décamper.

Les petites s’étaient levées et s’approchaient du chien en baissant la tête. Marinette avait pris le poussin dans ses deux mains et lui, d’être ainsi ballotté, finit par se réveiller pour de bon. Il tendait le cou de côté et d’autre, essayant de voir par-dessus les deux mains, et ne comprenait pas bien où il était. Le chien regarda sévèrement les petites et leur dit en montrant le chat :

— Vous avez entendu de quel ton il me parle ? Je devrais lui casser les reins, mais à cause de vous, je veux bien n’en rien faire. En retour, vous allez me dire toute la vérité. Allons, avouez-le. Tout à l’heure, vous avez vu arriver un cerf dans la cour. Vous en avez eu pitié et vous l’avez fait entrer dans la maison.

— Je vous assure, dit Marinette d’une voix un peu hésitante, il n’y a pas de cerf dans la maison.

Elle avait à peine fini de parler que le poussin, se haussant sur ses pattes et penché par-dessus sa main comme à un balcon, s’égosillait à crier :

— Mais si ! voyons ! mais si ! La petite ne se rappelle pas, mais moi je me rappelle très bien ! Elle a fait entrer un cerf dans la maison, oui, oui, un cerf ! une grande bête avec plusieurs cornes. Ah ! ah ! heureusement que j’ai de la mémoire, moi !

Et il se rengorgeait en faisant mousser son duvet. Le chat aurait voulu pouvoir le manger.

— J’en étais sûr, dit le chien aux deux petites. Mon flair ne me trompe jamais. Quand je disais que le cerf se trouvait dans la maison, c’était pour moi comme si je le voyais. Allons, soyez raisonnables et faites-le sortir. Songez que cette bête ne vous appartient pas. Si mon maître apprenait ce qui s’est passé, il viendrait sûrement trouver vos parents. Ne vous entêtez pas.

Les petites ne bougeaient pas. Elles commencèrent par renifler, puis, les larmes venant dans les yeux, elles se mirent à sangloter. Alors, le chien parut tout ennuyé. Il les regardait pleurer et, baissant la tête, fixait ses pattes d’un air pensif. A la fin, il toucha le mollet de Delphine avec son nez et dit en soupirant :

— C’est drôle, je ne peux pas voir pleurer des petites. Écoutez, je ne veux pas être méchant. Après tout, le cerf ne m’a rien fait. D’un autre côté, bien sûr, le gibier est le gibier et je devrais faire mon métier. Mais, pour une fois… Tenez, je veux bien ne m’être aperçu de rien.

Delphine et Marinette, toutes souriantes déjà, s’apprêtaient à le remercier, mais il se déroba et, l’oreille tendue à des aboiements qui semblaient venir de la lisière du bois, dit en hochant la tête :

— Ne vous réjouissez pas. J’ai bien peur que vos larmes aient été inutiles et qu’il ne vous faille en verser d’autres tout à l’heure. J’entends aboyer mes compagnons de meute. Ils auront bien sûr retrouvé la trace du cerf et vous n’allez pas tarder à les voir apparaître. Que leur direz-vous ? Il ne faut pas compter les attendrir. J’aime autant vous prévenir, ils ne connaissent que le service. Tant que vous n’aurez pas lâché le cerf, ils ne quitteront pas la maison.

— Naturellement qu’il faut lâcher le cerf ! s’écria le poussin en se penchant à son balcon.

— Tais-toi, lui dit Marinette dont les larmes recommençaient à couler.

Tandis que les petites pleuraient, le chat remuait sa queue pour mieux réfléchir. On le regardait avec anxiété.

— Allons, ne pleurez plus, ordonna-t-il, nous allons recevoir la meute. Delphine, va au puits tirer un seau d’eau fraîche que tu poseras à l’entrée de la cour. Toi, Marinette, va-t’en au jardin avec le chien. Je vous rejoins. Mais d’abord, débarrasse-toi du poussin. Mets-le sous cette corbeille, tiens.

Marinette posa le poussin par terre et renversa sur lui la corbeille, en sorte qu’il se trouva prisonnier sans avoir eu le temps de protester. Delphine tira un seau d’eau et le porta jusqu’à l’entrée de la cour.

Tandis que ses compagnons étaient au jardin, elle vit poindre la meute annoncée par ses aboiements. Bientôt elle put compter les chiens qui la composaient.

Ils étaient huit d’une même taille et d’une même couleur avec de grandes oreilles pendantes. Delphine s’inquiétait d’être seule pour les accueillir. Enfin, le chat sortit du jardin, précédant Marinette qui portait un énorme bouquet de roses, de jasmin, de lilas, d’œillets. Il était temps. Les chiens arrivaient sur la route. Le chat s’avança à leur rencontre et leur dit aimablement :

— Vous venez pour le cerf ! Il est passé par ici il y a un quart d’heure.

— Veux-tu dire qu’il est reparti ? demanda un chien d’un air méfiant.

— Oui, il est entré dans la cour et il en est ressorti aussitôt. Il y avait déjà un chien sur sa trace, un chien pareil à vous et qui s’appelle Pataud.

— Ah ! oui… Pataud… en effet.

— Je vais vous dire exactement la direction qu’a prise le cerf.

— Inutile, grogna un chien, nous saurons bien retrouver sa trace.

Marinette s’avança tout contre la meute et interrogea :

— Lequel d’entre vous s’appelle Ravageur ? Pataud m’a donné une commission pour lui. Il m’avait bien dit : « Vous le reconnaîtrez facilement, c’est le plus beau de tous… »

Ravageur fit une courbette et sa queue frétilla.

— Ma foi, poursuivit Marinette, j’hésitais à vous reconnaître. Vos compagnons sont si beaux ! Vraiment, on n’a jamais vu d’aussi beaux chiens…

— Ils sont bien beaux, appuya Delphine. On ne se lasserait pas de les admirer. La meute fit entendre un murmure de satisfaction et toutes les queues se mirent à frétiller.

— Pataud m’a donc chargée de vous offrir à boire. Il paraît que ce matin, vous étiez un peu fiévreux et il a pensé qu’après une si longue course vous aviez besoin de vous rafraîchir. Tenez, voilà un seau d’eau qui sort du puits… Si vos compagnons veulent en profiter aussi…

— Ce n’est pas de refus, firent les chiens. La meute se pressa-autour du seau et il y eut même un peu de désordre. Cependant, les petites leur faisaient compliment de leur beauté et de leur élégance.

— Vous êtes si beaux, dit Marinette, que je veux vous faire un cadeau de mes fleurs. Jamais chiens ne les auront mieux méritées.

Pendant qu’ils buvaient, les petites qui s’étaient partagé le bouquet, se hâtaient de passer des fleurs dans leurs colliers. En un moment, chacun d’eux fut pourvu d’une collerette bien fournie, la rose alternant avec l’œillet, le lilas avec le jasmin. Ils prenaient plaisir à s’admirer les uns les autres.

— Ravageur, encore un jasmin… le jasmin vous va si bien ! mais dites-moi, peut-être avez-vous encore soif ?

— Non, merci, vous êtes trop aimable. Il nous faut rattraper notre cerf…

Pourtant, les chiens ne se pressaient pas de partir.

Ils tournaient en rond d’un air inquiet, sans pouvoir se décider à prendre une direction. Ravageur avait beau promener son museau sur le sol, il ne retrouvait pas la trace du cerf. Le parfum de l’œillet, du jasmin, de la rose et du lilas, qui lui venait à pleines narines, lui masquait en même temps l’odeur de la bête. Et ses compagnons, pareillement engoncés dans leurs collerettes de fleurs et de parfums, reniflaient en vain.

Ravageur finit par s’adresser au chat :

— Voudrais-tu nous indiquer la direction qu’a prise le cerf ?

— Volontiers, répondit le chat. Il est parti de ce côté-là et il est entré dans la forêt à l’endroit où elle fait une pointe sur la campagne.

Ravageur dit adieu aux petites et la meute fleurie s’éloigna au galop. Quand elle eut disparu dans les bois, le chien Pataud sortit du jardin où il était resté caché et demanda qu’on fit venir le cerf.

— Puisque j’ai tant fait que de me joindre au complot, dit-il, je veux encore lui donner un avis.

Marinette fit sortir le cerf de la maison. Il apprit en tremblant à quels dangers il venait d’échapper.

— Vous voilà sauvé pour aujourd’hui, lui dit le chien après qu’il eut remercié son monde, mais demain ? Je ne veux pas vous effrayer, mais pensez aux chiens, aux chasseurs, aux fusils. Croyez-vous que mon maître vous pardonnera de lui avoir échappé ? Un jour ou l’autre, il lancera la meute à votre poursuite. Moi-même il me faudra vous traquer et j’en serai bien malheureux. Si vous étiez sage, vous renonceriez à courir par les bois.

— Quitter les bois ! s’écria le cerf. Je m’ennuierais trop. Et puis, où aller ? Je ne peux pas rester dans la plaine à la vue des passants.

— Pourquoi pas ? C’est à vous d’y réfléchir. En tout cas, pour l’instant, vous y êtes plus en sûreté que dans la forêt. Si vous m’en croyez, vous resterez par ici jusqu’à la nuit tombée. J’aperçois là-bas, en bordure de la rivière, des buissons qui vous feraient une bonne cachette. Et maintenant, adieu, et puissé-je ne jamais vous rencontrer dans nos bois. Adieu les petites, adieu le chat, et veillez bien sur notre ami.

Peu après le départ du chien, le cerf à son tour faisait ses adieux et gagnait les buissons de la rivière.

Plusieurs fois, il se retourna pour faire signe aux petites qui agitaient leurs mouchoirs. Lorsqu’il fut à l’abri, Marinette songea enfin au poussin qu’elle avait oublié sous la corbeille. Croyant la nuit tombée, il s’était endormi.

En rentrant de la foire où ils s’étaient rendus depuis le matin dans l’intention d’acheter un bœuf, les parents se montrèrent de mauvaise humeur. Ils n’avaient pas pu acheter de bœuf, tout étant hors de prix.

— C’est malheureux, rageaient-ils, avoir perdu toute une journée pour ne rien trouver. Et avec quoi allons-nous travailler ?

— Il y a tout de même un bœuf à l’écurie ! firent observer les petites.

— Bel attelage ! Comme si un bœuf pouvait suffire ! Vous feriez mieux de vous taire. Et puis, on dirait qu’il s’est passé ici de bien drôles de choses en notre absence. Pourquoi ce seau est-il à l’entrée de la cour ?

— C’est moi qui ai fait boire le veau tout à l’heure, dit Delphine, et j’aurai oublié de remettre le seau en place.

— Hum ! Et cette fleur de jasmin et cet œillet qui traînent là par terre ?

— Un œillet ? firent les petites. Tiens, c’est vrai…

Mais sous le regard des parents, elles ne purent pas s’empêcher de rougir. Alors, saisis d’un terrible soupçon, ils coururent au jardin.

— Toutes les fleurs coupées ! le jardin dévalisé ! Les roses ! Les jasmins, les œillets, les lilas ! Petites malheureuses, pourquoi avez-vous cueilli nos fleurs ?

— Je ne sais pas, balbutia Delphine, nous n’avons rien vu.

— Ah ! vous n’avez rien vu ? Ah ! vraiment ?

Voyant les parents qui se préparaient à tirer les oreilles de leurs filles, le chat sauta sur la plus basse branche d’un pommier et leur dit sous le nez :

— Ne vous emportez pas si vite. Je ne suis pas bien surpris que les petites n’aient rien vu. A midi, pendant qu’elles déjeunaient, je me chauffais sur le rebord de la fenêtre et j’ai aperçu un vagabond qui lorgnait le jardin depuis la route. Je me suis endormi sans y prendre garde autrement. Et un moment plus tard, comme j’ouvrais un œil, j’ai vu mon homme s’éloigner sur la route en tenant quelque chose à pleins bras.

— Fainéant, ne devais-tu pas courir après lui ?

— Et qu’aurais-je fait, moi, pauvre chat ? Les vagabonds ne sont pas mon affaire. Je suis trop petit. Ce qu’il faudrait ici, c’est un chien. Ah ! s’il y avait eu un chien !

— Encore plutôt, grommelèrent les parents. Nourrir une bête à ne rien faire ? C’est déjà bien assez de toi.

— A votre aise, dit le chat. Aujourd’hui, on a pris des fleurs du jardin. Demain, on volera les poulets, et un autre jour, ce sera le veau.

Les parents ne répondirent pas, mais les dernières paroles du chat leur donnèrent à réfléchir. L’idée d’avoir un chien leur paraissait assez raisonnable et ils l’envisagèrent à plusieurs reprises au cours de la soirée.

A l’heure du dîner, tandis que les parents passaient à table avec les petites et qu’ils se plaignaient encore de n’avoir pu trouver de bœuf à un prix honnête, le chat s’en fut à travers prés jusqu’à la rivière. Le jour commençait à baisser et les grillons chantaient déjà. Il trouva le cerf couché entre deux buissons et broutant des feuilles et des herbes. Ils eurent une longue conversation et le cerf, après avoir résisté longtemps aux avis que lui donnait le chat, finit par se laisser convaincre.

Le lendemain matin, de bonne heure, le cerf entra dans la cour de la ferme et dit aux parents :

— Bonjour, je suis un cerf. Je cherche du travail. N’avez-vous pas quelque chose pour moi ?

— Il faudrait d’abord savoir ce que tu sais faire, répondirent les parents.

— Je sais courir, trotter et aller au pas. Malgré mes jambes grêles, je suis fort. Je peux porter de lourds fardeaux. Je peux tirer une voiture, seul ou attelé en compagnie. Si vous êtes pressés d’aller quelque part, vous sautez sur mon dos et je vous conduis plus vite que ne saurait faire un cheval.

— Tout cela n’est pas mal, convinrent les parents. Mais quelles sont tes prétentions ?

— Le logement, la nourriture et, bien entendu, le repos du dimanche.

Les parents levèrent les bras au ciel. Ils ne voulaient pas entendre parler de cette journée de repos.

— C’est à prendre ou à laisser, dit le cerf. Notez que je suis très sobre et que ma nourriture ne vous coûtera pas cher.

Ces dernières paroles décidèrent les parents et il fut convenu qu’on le prenait à l’essai pour un mois.

Cependant, Delphine et Marinette sortaient de la maison et feignaient l’étonnement à la vue de leur ami.

— Nous avons trouvé un compagnon pour le bœuf, dirent les parents. Tâchez d’être convenables avec lui.

— Vous avez là deux petites filles qui sont bien jolies, dit le cerf. Je suis sûr que je m’entendrai avec elles.

Sans perdre de temps, les parents, qui projetaient d’aller à la charrue, firent sortir le bœuf de l’écurie. En apercevant le cerf dont la ramure avait de quoi le surprendre, il se mit à rire, d’abord discrètement, puis à pleine gorge et, tant il riait, lui fallut s’asseoir par terre. C’était un bœuf d’humeur joyeuse.

— Ah ! qu’il est drôle avec son petit arbre sur la tête ! Non, laissez-moi rire ! Et ces pattes et cette queue de rien du tout ! Non, laissez-moi rire tout mon saoul.

— Allons, en voilà assez, firent les parents. Lève-toi. Il est temps de penser au travail.

Le bœuf se leva, mais quand il sut qu’on devait l’atteler avec le cerf, il se mit à rire de plus belle. Il s’en excusa auprès de son nouveau compagnon.

— Vous devez me trouver bien stupide, mais vraiment, vos cornes sont si amusantes que j’aurai de la peine à m’y habituer. En tout cas, je vous trouve l’air gentil.

— Riez votre content, je ne m’en fâche pas. Si je vous disais que vos cornes m’amusent aussi ? Mais je compte y être habitué bientôt.

En effet, après qu’ils eurent labouré ensemble une demi-journée, ils ne pensaient plus à s’étonner de la forme de leurs cornes. Les premières heures de travail furent assez pénibles pour le cerf, bien que le bœuf lui économisât autant qu’il pouvait l’effort de tirer. Le plus difficile était pour lui de régler son allure à celle de son compagnon. Il se pressait trop, donnait l’effort par à-coups et, l’instant d’après, essoufflé, trébuchant sur les mottes de terre, ralentissait le train de l’attelage. Aussi la charrue allait-elle assez souvent de travers. Le premier sillon était si tortueux que les parents faillirent renoncer à poursuivre la tâche. Par la suite, grâce aux bons avis et à la complaisance du bœuf, tout alla bien mieux et le cerf ne tarda pas à devenir une excellente bête de labour.

Néanmoins, il ne devait jamais s’intéresser à son travail au point d’y prendre plaisir. N’eût été la compagnie du bœuf pour laquelle il avait une vive amitié, il n’aurait probablement pas pu s’y résigner. Il avait hâte de voir arriver la fin de la journée, qui le délivrait de la discipline des parents. En rentrant à la ferme, il se délassait en galopant dans la cour et dans les prés. Il jouait volontiers avec les petites et lorsqu’elles couraient après lui, il faisait exprès de se laisser attraper. Les parents regardaient leurs ébats sans bienveillance.

— A quoi ça ressemble, disaient-ils. Après une journée de travail, aller se fatiguer à courir au lieu de bien se reposer pour être frais et dispos le lendemain. C’est comme les gamines, elles s’en donnent déjà bien assez toute la journée sans avoir besoin de s’essouffler derrière toi.

— De quoi vous plaignez-vous ? répliquait le cerf. Il doit vous suffire que je fasse mon travail convenablement. Pour les petites, je leur apprends à courir et à sauter. Depuis que je suis ici, elles courent déjà bien plus vite. N’est-ce rien ? et y a-t-il dans la vie quelque chose qui soit plus utile que de bien courir ?

Mais toutes ces bonnes raisons ne contentaient pas les parents qui continuaient à grommeler en haussant les épaules. Le cerf ne les aimait guère et, sans la crainte de peiner les deux petites, il se fût laissé aller plus d’une fois à montrer ses vrais sentiments. Les amis qu’il s’était faits parmi les bêtes de la ferme l’aidaient aussi à prendre patience. Il y avait un canard bleu et vert avec lequel il s’entendait très bien et qu’il installait parfois entre ses cornes pour lui faire voir le monde d’un peu haut. Il aimait également beaucoup le cochon qui lui rappelait un sanglier de ses amis.

Le soir, à l’écurie, il avait de longues conversations avec le bœuf. Ils se racontaient leurs vies. Celle du bœuf était bien monotone et l’arrivée du cerf à la ferme en avait été le plus grand événement. Il en convenait lui-même et, au lieu de raconter, préférait écouter son ami. Celui-ci parlait des bois, des clairières, des étangs, des nuits passées à poursuivre la lune, des bains de rosée et des habitants de la forêt.

— N’avoir pas de maître, pas d’obligations, pas d’heure, mais courir à sa fantaisie, jouer avec les lapins, parler au coucou ou au sanglier qui passe…

— Je ne dis pas, répondait le bœuf, mais l’écurie n’est pas méprisable non plus. La forêt, je verrais ça plutôt pour des vacances, à la belle saison. Tu diras ce que tu voudras, mais en hiver ou par les grandes pluies, les bois ne sont guère agréables, au lieu qu’ici, je suis à l’abri, les sabots au sec, une botte de paille fraîche pour me coucher et du foin dans mon râtelier. Ce n’est quand même pas rien.

Mais tandis qu’il parlait ainsi, le bœuf songeait avec envie à cette vie de sous-bois qu’il ne connaîtrait jamais. Dans la journée, en labourant sur le milieu de la plaine, il lui arrivait de regarder la forêt en poussant, comme le cerf, un soupir de regret. La nuit même, il rêvait parfois qu’il jouait avec des lapins au milieu d’une clairière ou qu’il grimpait à un arbre derrière un écureuil.

Le dimanche, le cerf quittait l’écurie dès le matin et s’en allait passer la journée en forêt. Le soir, il rentrait avec des yeux brillants et parlait longuement des rencontres qu’il avait faites, des amis retrouvés, des courses et des jeux, mais le lendemain il était triste et ne desserrait pas les dents, sauf pour se plaindre de la vie ennuyeuse qu’il menait à la ferme. Plusieurs fois, il avait demandé la permission d’emmener le bœuf, mais les parents s’étaient presque fâchés.

— Emmener le bœuf ! pour aller traîner par les bois ! Laisse le bœuf en paix.

Le pauvre bœuf voyait partir son compagnon avec envie et passait un triste dimanche à rêver des bois et des étangs. Il en voulait aux parents de le tenir serré comme un jeune veau, lui qui avait cinq ans déjà.

Delphine et Marinette n’eurent jamais non plus la permission d’accompagner le cerf, mais un dimanche après-midi, sous prétexte d’aller cueillir le muguet, elles le rejoignirent dans un endroit de la forêt où ils s’étaient donné rendez-vous. Il les fit monter sur son dos et les promena au travers des bois. Delphine était solidement accrochée à ses cornes et Marinette tenait sa sœur par la ceinture. Il disait les noms des arbres, montrait des nids, des terriers de lapins ou de renards.

Parfois, une pie ou un coucou venait se poser sur ses cornes et lui racontait les nouvelles de la semaine. Au bord d’un étang, il s’arrêta un moment pour causer avec une vieille carpe âgée de plus de cinquante ans, qui bâillait le nez hors de l’eau. Comme il lui présentait les petites, elle répondit aimablement :

— Oh ! tu n’as pas besoin de me dire qui elles sont. J’ai connu leur mère quand elle était une petite fille, je parle d’il y a vingt-cinq ou trente ans, et en les voyant, je crois la retrouver telle qu’elle était. C’est égal, je suis bien contente d’apprendre qu’elles s’appellent Delphine et Marinette. Elles paraissent bien jolies, bien convenables. Il faudra revenir me voir, petites.

— Oh ! oui, madame, promirent les petites.

En quittant l’étang, le cerf emmena Delphine et Marinette dans une clairière et leur demanda de mettre pied à terre. Puis, avisant un trou à peine plus gros que le poing au pied d’un talus couvert de mousse, il en approcha son museau et par trois fois, fit entendre un léger cri. Comme il se reculait de quelques pas, les petites virent la tête d’un lapin s’avancer au bord du trou.

— Ne crains rien, dit le cerf. Les petites que tu vois là sont mes amies.

Rassuré, le lapin sortit de son terrier et deux autres lapins sortirent derrière lui. Delphine et Marinette les intimidaient encore un peu et ils furent un moment avant de se laisser caresser. Enfin, ils se mirent à jouer avec elles et à poser des questions. Ils voulaient savoir où était le terrier des petites, quelles sortes d’herbes elles préféraient, si elles étaient nées avec leurs habits ou s’ils étaient poussés plus tard. Elles étaient souvent embarrassées de répondre. Delphine ôta son tablier pour montrer qu’il ne tenait pas à sa peau et Marinette se déchaussa d’un pied. Pensant qu’elles devaient se faire très mal, ils fermaient les yeux pour ne pas voir.

Lorsqu’ils eurent enfin compris ce qu’étaient des habits, l’un d’eux fit observer :

— C’est amusant, bien sûr, mais je ne vois pas l’avantage. Vos habits, vous devez les perdre ou oublier de les mettre. Pourquoi ne pas avoir du poil comme tout le monde ? c’est tellement plus commode.

Les petites étaient en train de leur apprendre un jeu, lorsque les trois lapins, d’un même mouvement, coururent jusqu’à l’entrée de leur terrier en criant :

— Un chien ! sauvez-vous ! Voilà un chien !

En effet, à l’entrée de la clairière, un chien sortait d’un taillis.

— Un chien ! sauvez-vous ! Voilà un chien !

— N’ayez pas peur, dit-il, je suis Pataud. En passant près d’ici, j’ai reconnu le rire des petites et je suis venu vous dire bonjour.

Le cerf et les petites s’avancèrent à sa rencontre, mais rien ne put décider les lapins à quitter l’entrée du terrier. Le chien demanda au cerf à quoi il avait occupé son temps depuis le jour de la poursuite et il fut très content d’apprendre qu’il travaillait à la ferme.

— Tu ne pouvais pas agir plus sagement et je voudrais être sûr que tu auras assez de raison pour y rester toujours.

— Toujours ? protesta le cerf. Non, ce n’est pas possible. Si tu savais comme le travail est ennuyeux et comme la plaine est triste par ces grands soleils, alors qu’il fait si frais et si doux dans nos bois.

— Les bois n’ont jamais été moins sûrs, repartit le chien. On chasse presque tous les jours.

— Tu veux me faire peur, mais je sais bien qu’il n’y a presque rien à craindre.

— Je veux te faire peur, oui, pauvre cerf. Hier encore, nous avons tué un sanglier. Mais tu le connais probablement. C’était ce vieux sanglier qui avait une défense cassée.

— C’était mon meilleur ami ! gémit le cerf qui se mit à verser des larmes.

Les petites regardaient le chien avec un air de reproche et Marinette demanda :

— Ce n’est pas vous qui l’avez tué, dites ?

— Non, mais j’étais avec les chiens qui l’ont forcé. Il fallait bien. Ah ! quel métier ! depuis que je vous connais, je ne peux pas dire combien il m’est pénible. Si je pouvais, moi aussi, quitter la forêt pour aller travailler dans une ferme…

— Justement, nos parents ont besoin d’un chien, dit Delphine. Venez à la maison.

— Je ne peux pas, soupira Pataud : Quand on a un métier, il faut bien qu’on le fasse. C’est ce qui compte d’abord. D’un autre côté, je ne voudrais pas non plus abandonner des compagnons de meute avec lesquels j’ai toujours vécu. Tant pis pour moi. Mais j’aurais moins de peine à vous quitter si notre ami voulait me promettre de rester à la ferme.

Avec l’aide des petites, il pressa le cerf de renoncer pour toujours à la vie des bois. Le cerf hésitait à répondre et regardait les trois lapins cabrioler autour de leur terrier. L’un d’eux s’était arrêté et l’appelait dans leur jeu. Alors, il fit signe aux petites qu’il ne pouvait rien promettre.

Le lendemain, le cerf était attelé avec le bœuf dans la cour de la ferme et rêvait aux arbres et aux bêtes de la forêt. Distrait, il n’entendit pas l’ordre de se mettre en route et resta sur place. Le bœuf avait eu un mouvement en avant, mais sentant résister son compagnon, il attendit sans bouger.

— Allons, hue ! dirent les parents. C’est encore cette sale bête !

Et comme le cerf, toujours distrait, demeurait immobile, ils lui donnèrent un coup de bâton. Il eut alors un sursaut de colère et s’écria :

— Dételez-moi tout de suite ! Je ne suis plus à votre service.

— Marche ! tu bavarderas une autre fois.

Comme il refusait de tirer la voiture, les parents lui donnèrent encore deux coups de bâton et, sur nouveau refus, trois coups. Enfin, il se décida et les parents triomphèrent. En arrivant au champ où ils devaient planter des pommes de terre, ils déchargèrent le sac de semences et, dételant les bêtes, les mirent à paître sur le bord du chemin. La leçon des coups de bâton semblait avoir été profitable, car le cerf se montrait docile. Mais les parents avaient à peine commencé de planter qu’il disait au bœuf :

— Cette fois, je pars et pour toujours. N’essaie pas de me retenir, tu perdrais ton temps.

— Bon, fit le bœuf. Alors je pars aussi. Tu m’as tant parlé de la vie des bois que j’ai hâte de la connaître. Décampons.

Pendant que les parents tournaient le dos, ils gagnèrent un rideau de pommiers en fleurs et, de là, un chemin creux qui les conduisit droit aux bois. Tout heureux, le bœuf trottait en dansant et en chantonnant une chanson que lui avaient apprise les petites. Sa nouvelle vie lui semblait aussi belle qu’il avait pu l’imaginer depuis l’écurie. A peine entré dans la forêt, il commençait à déchanter. Il avait du mal à suivre le cerf à travers les taillis. Sa carrure le gênait beaucoup et ses longues cornes, plantées horizontalement, l’arrêtaient à chaque instant. Il songeait avec inquiétude qu’il ne pourrait jamais, en cas de danger, prendre sa course à travers bois. Cependant, le cerf s’engageait sur un terrain marécageux où il marchait si légèrement qu’on y voyait à peine la trace de ses pieds. Le bœuf n’y avait pas fait trois pas qu’il enfonçait jusqu’aux genoux. Lorsque après bien des efforts il se fut tiré de là, il dit à son compagnon :

— Décidément, la forêt ne me convient pas. Il vaut mieux pour moi ne pas m’entêter et pour toi aussi. Je retourne sur la plaine.

Le cerf n’essaya pas de le retenir et l’accompagna jusqu’au bord de la forêt. Très loin, il aperçut les petites qui faisaient deux taches blondes dans la cour de la ferme et dit en les montrant au bœuf :

— Je n’aurais peut-être jamais eu le courage de les quitter si leurs parents ne m’avaient pas frappé. Elles et toi et toutes les bêtes de là-bas, vous allez me manquer…

Après de longs adieux, ils se séparèrent et le bœuf regagna son champ de pommes de terre.

En apprenant la fuite du cerf, les parents regrettèrent les coups de bâton. Il leur fallut acheter un autre bœuf qui leur coûta les yeux de la tête, mais c’était bien fait.

Les petites ne voulaient pas croire que leur ami le cerf fût parti pour toujours.

— Il reviendra, disaient-elles, il ne pourra pas toujours se passer de nous.

Mais les semaines passèrent et le cerf ne revenait pas. Elles soupiraient en regardant du côté des bois :

— Il nous a oubliées. Il joue avec les lapins et les écureuils et il nous a oubliées.

Un matin qu’elles écossaient des petits pois sur le seuil de la maison, le chien Pataud entra dans la cour. Il portait la tête basse et dit en arrivant auprès d’elles :

— J’ai une mauvaise nouvelle à vous apprendre.

— Le cerf ! crièrent les petites.

— Oui, le cerf. Mon maître l’a tué hier après-midi. Pourtant, j’ai fait tout ce que j’ai pu pour entraîner la meute sur une fausse piste. Mais Ravageur se méfiait de moi. Quand je suis arrivé près du cerf, il respirait encore et il m’a reconnu. Avec ses dents, il a cueilli une petite marguerite et il me l’a donnée pour vous. Pour les petites, il m’a dit. Tenez, la voilà, passée dans mon collier. Prenez-la.

Les petites pleuraient dans leur tablier et le canard bleu et vert pleurait aussi. Au bout d’un moment, le chien reprit :

— Et maintenant, je ne veux plus entendre parler de la chasse. C’est fini. Je voulais vous demander si vos parents avaient toujours envie d’un chien.

— Oui, répondit Marinette. Ils en parlaient encore tout à l’heure. Ah ! je suis bien contente ! tu vas rester avec nous !

Et les petites et le canard souriaient au chien qui balançait sa queue avec amitié.

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