Les parents partirent pour la ville de très bon matin et dirent aux deux petites en quittant la ferme :
— Nous ne rentrerons qu’à la nuit. Soyez sages et surtout, ne vous éloignez pas de la maison. Jouez dans la cour, jouez dans le pré, dans le jardin, mais ne traversez pas la route. Ah ! si jamais vous traversez la route, gare à vous quand nous rentrerons !
En disant ces derniers mots, les parents regardèrent les petites avec des yeux terribles.
— Soyez tranquilles, répondirent Delphine et Marinette, on ne traversera pas la route.
— Nous verrons, grommelèrent les parents, nous verrons.
Là-dessus, ils s’éloignèrent à grands pas, non sans avoir lancé à leurs filles un regard sévère et soupçonneux. Les petites en avaient le cœur serré, mais, après avoir joué un moment dans la cour, elles n’y pensaient presque plus. Vers neuf heures du matin, elles se trouvaient par hasard au bord de la route et ni l’une ni l’autre n’avaient envie de traverser, lorsque Marinette aperçut de l’autre côté une petite chevrette blanche qui marchait dans les champs. Delphine n’eut pas le temps de retenir sa sœur qui avait franchi la route en trois enjambées et courait déjà vers la chevrette.
— Bonjour, dit Marinette.
— Bonjour, bonjour, fit la chevrette sans s’arrêter.
— Comme tu marches vite ! Où vas-tu ?
— Je vais au rendez-vous des enfants perdus. Je n’ai pas le temps de m’amuser.
La chevrette blanche entra dans un champ de grand blé qui se referma sur elle. Marinette et sa sœur, qui venait de la rejoindre, en restèrent tout interdites.
Elles se préparaient à regagner la route, mais elles virent apparaître à cinquante mètres de là deux canetons portant encore leur duvet jaune et qui semblaient très pressés.
— Bonjour, canetons, dirent les petites en arrivant auprès d’eux.
Les deux canetons s’arrêtèrent et posèrent le ventre par terre. Ils n’étaient pas fâchés de se reposer.
— Bonjour, petites, dit l’un d’eux. Belle journée, n’est-ce pas ? Mais quelle chaleur ! Mon frère est déjà bien fatigué.
— En effet. Vous venez donc de très loin ?
— Je crois bien ! Et nous allons plus loin encore.
— Mais où allez-vous ?
— Nous allons au rendez-vous des enfants perdus. Et maintenant que nous voilà reposés, en route ! Il ne s’agit pas d’arriver en retard.
Delphine et Marinette voulaient des explications, mais les deux canetons filaient sans entendre et entraient dans le champ de blé. Elles avaient grande envie de les suivre et furent un moment hésitantes, mais elles songèrent aux parents et à l’interdiction de traverser la route. A vrai dire, il était bien tard pour s’en souvenir, car la route était déjà loin. Comme elles se décidaient à entrer, Delphine montra à sa sœur une tache blanche qui bougeait sur le pré en bordure de la forêt. Il fallait bien aller voir de près. Elles se trouvèrent en face d’un petit chien blanc, très jeune, gros comme la moitié d’un chat et qui marchait dans l’herbe aussi vite qu’il pouvait. Mais ses pattes n’étaient pas encore bien fermes et il trébuchait presque à chaque pas. Il s’arrêta et répondit aux petites qui l’interrogeaient :
— Je vais au rendez-vous des enfants perdus, mais j’ai bien peur de ne pas être à l’heure. Vous pensez ! il faut arriver avant midi, et moi, sur mes petites pattes, je ne fais pas beaucoup de chemin et je suis vite fatigué.
— Et qu’est-ce que tu vas faire à ce rendez-vous des enfants perdus ?
— Je vais vous expliquer. Quand on n’a plus de parents, comme moi, on va au rendez-vous des enfants perdus pour essayer de trouver une famille. Tenez, on me parlait hier d’un jeune chien qui a été adopté par un renard au rendez-vous de l’année dernière. Mais, comme je vous le disais, j’ai bien peur d’être en retard.
Apercevant une libellule, le petit chien blanc se dressa brusquement sur ses pattes, se mit à sauter et à aboyer, fit trois tours sur lui-même, se roula dans l’herbe et finit par se coucher essoufflé et la langue pendante.
— Vous voyez, dit-il après avoir repris son souffle, je viens encore de m’amuser. C’est plus fort que moi, je ne peux pas m’en empêcher. Vous comprenez, je suis petit. Alors, je m’amuse presque à chaque pas, sans même le faire exprès. Ce n’est pas pour m’avancer. Ah ! vraiment, je n’ai pas beaucoup d’espoir d’arriver. Autant dire que je n’y compte pas. Si j’avais de grandes jambes comme les vôtres, bien sûr… le petit chien blanc paraissait tout triste. Delphine et Marinette se regardaient et regardaient aussi la route qui était maintenant très loin derrière elles.
— Petit chien, dit enfin Delphine, si je te portais jusqu’au rendez-vous des enfants perdus, crois-tu que tu arriverais assez tôt ?
— Oh ! oui, dit le petit chien blanc, vous pensez, avec vos grandes jambes !
— Alors, partons tout de suite. En marchant bien, nous serons vite revenues. Et où est-il, ton rendez-vous ?
— Je ne sais pas, je n’y suis jamais allé. Mais vous voyez cette pie qui vole devant nous, là-bas ? C’est elle qui me montre le chemin. Vous pouvez la suivre sans crainte. Elle nous conduira juste à l’endroit.
Delphine et Marinette se mirent en route, chacune à son tour portant le petit chien blanc. La pie volait devant elles, se posant parfois bien en vue au milieu d’un pré ou d’un sentier, et reprenant son vol pour se poser plus loin. Le petit chien blanc s’était endormi dès le départ dans les bras de Delphine. Il ne s’éveilla que deux heures plus tard, comme on arrivait au bord d’un grand étang. La pie vint se poser sur l’épaule de Marinette et dit aux deux petites :
— Mettez-vous là, près des roseaux, et attendez qu’on vienne vous chercher. Allons, bonne chance et adieu.
La pie envolée, les petites regardèrent autour d’elles et virent qu’elles n’étaient pas seules. Sur la rive, des groupes de jeunes animaux étaient assis dans l’herbe et il en arrivait à chaque instant. Il y avait des agneaux, des chevreaux, des marcassins, des chatons, des poussins, des canetons, des coquetons, des lapins et bien d’autres espèces. Fatiguées par leur longue marche, les petites s’étaient assises à leur tour et Delphine commençait à somnoler, lorsque Marinette s’écria :
— Regarde là-bas, les cygnes !
Delphine ouvrit les yeux et vit, à travers les roseaux, deux grands cygnes nager sur l’étang vers une île où abordaient d’autres cygnes et chacun portait sur son dos un lapin. Plus loin, deux autres cygnes tiraient un radeau fait de branches et de roseaux, sur lequel était assis un jeune veau qui poussait des cris de frayeur. Et sur toute la surface de l’étang, c’était un continuel va-et-vient des grands oiseaux blancs. Les petites ne se lassaient pas d’admirer. Tout à coup, auprès du buisson où elles étaient assises, un cygne sortit des roseaux et vint droit sur elles. Il eut un regard sévère et demanda d’une voix sèche :
— Enfants perdus ?
— Oui, répondit Marinette en montrant le petit chien blanc couché sur ses genoux.
Tournant la tête, le cygne fit entendre un long sifflement et presque aussitôt s’avancèrent deux autres cygnes qui tiraient un radeau.
— Montez, commanda celui qui semblait avoir pour mission de surveiller les embarquements.
— Attendez, protesta Delphine, il faut que je vous explique…
— Je n’ai pas d’explications à entendre, coupa le cygne. Vous vous expliquerez dans l’île, si vous voulez. Allons, vite.
— Laissez-moi vous dire…
— Silence !
Le cygne, l’œil méchant, allongeait déjà son grand cou, et son bec menaçait les mollets des petites.
— Allons, dit l’un des cygnes attelés au radeau, soyez raisonnables. Nous n’avons plus de temps à perdre ici.
Effrayées, les petites n’osèrent pas résister davantage et montèrent sur le radeau. Les deux cygnes partirent aussitôt et, gagnant le milieu de l’étang, nagèrent en direction de l’île. La promenade était agréable et les deux enfants ne regrettaient guère le rivage. On rencontra des cygnes qui revenaient de l’île où ils avaient sans doute déposé des passagers. D’autres, légèrement chargés d’un chaton ou d’un marcassin en bas âge, dépassèrent l’attelage et eurent bientôt abordé. Le petit chien blanc était si content de naviguer qu’il faillit plusieurs fois sauter hors des bras de Marinette pour aller jouer avec l’eau.
La traversée dura un peu plus d’un quart d’heure.
Au débarqué, un cygne vint prendre livraison des deux sœurs et du petit chien et les conduisit à l’ombre d’un bouleau d’où il leur défendit de s’éloigner sans sa permission. Delphine et Marinette reconnurent, dans le troupeau des jeunes bêtes qui les entouraient, la chevrette et les deux canetons, sans compter quelques autres aperçues tout à l’heure sur le rivage de l’étang.
Marinette compta une quarantaine d’orphelins, de tout poil et de toute plume, et, à chaque instant, le cygne en amenait de nouveaux. Ils songeaient à la famille qu’ils allaient trouver bientôt et l’émotion les rendait silencieux.
A l’autre bout de l’île était massé un autre troupeau.
Une ligne de buissons empêchait de les bien voir, mais l’on pouvait distinguer qu’il n’y avait là que des animaux d’un âge mûr. Ils semblaient assez bavards et le bruit de leurs voix parvenait aux petites.
Au bout d’un quart d’heure d’attente, Delphine avisa un vieux cygne occupé à faire les cent pas devant les orphelins qu’il était sans doute chargé de surveiller.
Il marchait en dodelinant de la tête avec un air de bonté. Voyant Delphine faire un geste d’appel, il s’avança et dit aimablement :
— Bonjour, mes enfants. Il fait une jolie journée de printemps n’est-ce pas ?… Plaît-il ? Je suis un peu dur d’oreille, vous savez.
— Je voulais vous dire que, ma sœur et moi, nous voulons rentrer chez nous.
— Oui, merci, je me porte assez bien pour mon âge, répondit le vieux cygne qui entendait vraiment mal.
— Nous avons besoin de rentrer chez nous, fit Delphine en haussant la voix.
— En effet, il commence à faire bien chaud.
Alors, Delphine se porta tout contre l’oreille du vieux cygne et cria de tous ses poumons :
— Nous n’avons pas le temps d’attendre ! Il nous faut rentrer à la maison !
Elle n’avait pas fini de crier qu’un cygne, celui-là même qui les avait embarquées sur le radeau, surgissait d’un buisson en vociférant :
— Encore ces gamines ! On n’entend plus qu’elles, ma parole ! Je commence à en avoir assez !
— Ma sœur était en train d’expliquer… commença Marinette.
— Silence ! mal élevée, ou je vous donne à manger aux poissons de l’étang. A vos places, toutes les deux !
Sur ces mots, le cygne s’éloigna, se retournant de temps à autre pour leur jeter un regard furieux. Les petites renoncèrent à se faire écouter et, fatiguées par la chaleur, s’endormirent au pied du bouleau.
En s’éveillant, elles furent bien étonnées. A quelques pas et tournant le dos au troupeau des orphelins, une demi-douzaine de cygnes, trois du côté droit, trois du côté gauche, étaient assis sur un monticule qui formait une sorte d’estrade. Devant eux, se trouvaient rangés en bon ordre tous les animaux qui bavardaient tout à l’heure à l’autre bout de l’île : des cochons, des lapins, des canards, des sangliers, des cerfs, des moutons, des chèvres, des renards, une cigogne et même une tortue. Tout ce monde regardait vers l’estrade et semblait attendre quelqu’un. Bientôt, un septième cygne vint prendre place au milieu de ses frères et dit, après avoir salué d’une révérence l’assemblée des bêtes :
— Mes chers amis, voici revenu notre rendez-vous des enfants perdus. Je vous remercie de ne pas l’avoir oublié et je vous demande de choisir selon votre cœur, mais aussi selon vos moyens. La séance est ouverte.
Le premier orphelin qui monta sur l’estrade était un agneau qui fut aussitôt adopté par un gros mouton de l’assemblée. Suivit un marcassin qu’une famille de sangliers réclama, et le défilé des orphelins continua ainsi sans incident jusqu’au moment où un vieux renard prétendit adopter les deux canetons que les petites avaient rencontrés dans la matinée.
— Ils ne pourraient trouver meilleur père que moi, affirma-t-il, et vous pouvez compter que j’en aurai le plus grand soin.
Le cygne qui avait ouvert la séance consulta ses frères à voix basse et lui répondit :
— Renard, je ne veux pas douter de tes intentions à l’égard de ces orphelins. Je suis même persuadé que tu en auras le plus grand soin, mais je crains que leur bonheur soit de courte durée. Deux canetons seraient pour un renard une bien grande tentation.
Delphine et Marinette en étaient bien aises, car, si personne ne se décidait à les adopter, il faudrait bien leur rendre la liberté. Au dernier rang, elles aperçurent le petit chien blanc endormi au milieu de sa nouvelle famille, et c’était une chance, pensaient-elles, qu’il se fût endormi, sans quoi il n’aurait pas manqué de prier ses parents bouledogues d’adopter ses amies.
— Personne ne se décidera-t-il à les prendre ? demanda le cygne. On ne peut pourtant pas laisser les deux fillettes sans famille. Renard, toi qui étais si empressé à prendre les deux canetons, ne feras-tu rien pour ces enfants-là ?
— Je ne demanderais pas mieux, dit le renard, mais, voyez-vous, je suis trop bon, beaucoup trop bon. Je n’aurais jamais assez de fermeté pour élever comme il faut deux fillettes aussi turbulentes. Non, vraiment, je ne peux pas les prendre. J’en suis fâché, mais c’est pour leur bien.
Le cygne s’adressa ensuite à un cerf qui venait d’adopter un faon.
— J’ai bien pensé à les prendre, répondit le cerf, mais ce serait une folie. Réfléchissez que je vis toujours courant sous la menace des hommes, des chiens, des fusils. Non, non, ce ne serait pas sage. Je le regrette. Elles sont bien jolies.
Le cygne sollicita encore d’autres bêtes, mais aucune ne voulait se charger des petites. Comme un sanglier venait à son tour de s’excuser, une tortue qui se trouvait au premier rang de l’assemblée, allongea le cou hors de sa carapace et dit posément :
— Puisque personne n’en veut, moi je les prends.
Cette offre surprenante provoqua de grands éclats de rire parmi les bêtes. Les petites elles-mêmes ne purent s’empêcher de sourire à l’idée qu’elles pourraient devenir les filles d’une tortue. Après avoir fait taire les rieurs, le cygne remercia aimablement la tortue, la complimenta sur sa générosité et, avec toutes les précautions qu’il fallait pour ne pas la froisser, lui fit entendre qu’elle était trop petite pour gouverner d’aussi grandes filles et qu’elle marchait trop lentement. La tortue n’objecta rien, mais rentra la tête sous sa carapace d’une façon qui fit bien voir qu’elle était vexée. Nulle voix ne s’élevant dans l’assemblée pour réclamer les petites, le cygne prit le parti d’aller consulter ses frères à voix basse. Delphine et Marinette, qui se voyaient déjà libres, s’amusaient de son embarras. Il revint prendre sa place et déclara à haute voix :
— Mes frères et moi avons décidé d’adopter les deux fillettes. Ce ne sera pas trop de tous nos efforts et de toute notre sévérité pour discipliner ces enfants mal élevées et insupportables. L’an prochain, quand vous reviendrez au rendez-vous des enfants perdus, je crois que vous serez surpris des progrès qu’elles auront faits.
Les petites s’étaient levées pour tenter encore une fois d’expliquer leur aventure, mais sans leur en laisser le temps, on les fit descendre de l’estrade et on les conduisit dans un coin de l’île, où elles furent laissées à la garde du vieux cygne sourd. De loin, elles purent assister au départ des bêtes et à leur traversée de l’étang.
— Quand la traversée sera finie, disait Delphine à sa sœur pour la rassurer, les cygnes reviendront dans l’île et il faudra bien qu’ils nous écoutent. Ils ne pourront pas toujours nous empêcher de parler.
— En attendant, répondit Marinette, l’heure passe. Nos parents vont bientôt se mettre en route et s’ils arrivent à la maison avant nous… Eux qui nous avaient défendu de traverser la route ! Ah ! j’aime mieux ne pas y penser.
Vers quatre heures, toutes les bêtes avaient regagné les bords de l’étang, mais les cygnes ne semblaient pas décidés au retour. Ils restaient occupés au loin à pêcher des poissons et l’île était déserte. Delphine et Marinette étaient de plus en plus inquiètes et leur mine s’allongeait. Les voyant tristes, le vieux cygne essayait de les réconforter.
— Vous n’imaginez pas combien je suis heureux de vous avoir là, disait-il. Je sens déjà que je ne pourrais plus me passer de vous. Aujourd’hui, ce n’est pas très gai. On vous a laissées dans l’île pour vous reposer, mais demain, vous apprendrez à nager, à prendre des poissons. Vous verrez comme la vie est agréable, ici. Mais, j’y pense, vous avez peut-être faim ?
En effet, les petites avaient faim. Il les pria de patienter et, s’étant absenté quelques instants, revint avec un poisson dans son bec.
— Tenez, dit-il en le posant devant elles, mangez-le vite pendant qu’il est bien vif et bien frétillant. Je vais vous en chercher d’autres.
Les petites reculèrent en secouant la tête et Marinette, prenant le poisson, alla le remettre à l’étang.
Le vieux cygne en était ébahi.
— Comment peut-on ne pas aimer le poisson ? dit-il. C’est si bon de sentir un poisson qui vous frétille dans le gosier. En tout cas, il va falloir aviser à vous donner une autre nourriture. Je me demande…
Mais les petites étaient si inquiètes qu’elles ne pensaient plus à leur faim. Bientôt elles virent, à l’autre bout de l’étang, le soleil descendre au ras de la forêt. Il devait être au moins six heures du soir et les parents étaient peut-être en route. Effrayées, Delphine et Marinette se mirent à pleurer. En voyant les larmes, le vieux cygne, perdant la tête, se mit à tourner en rond devant elles.
— Qu’avez-vous ? Mais qu’est-ce qui se passe ? Ah ! quel malheur d’être vieux et de ne plus entendre ! Deux enfants si jolies. Mais j’ai une idée. Suivez-moi. Quand je suis sur l’eau, j’entends tout ce qu’on me dit. Le vieux cygne se posa sur l’étang et, tandis qu’il tenait son bec enfoncé dans l’eau, Delphine lui conta comment, avec Marinette, elle avait traversé la route malgré la défense des parents, et ce qui en était advenu. Quand elle eut tout dit, il se mit à nager vers le milieu de l’étang en sifflant du plus fort qu’il pouvait. Aussitôt, les cygnes qui péchaient alentour vinrent se ranger en demi-cercle devant lui.
— Misérables garnements ! leur cria le vieux cygne tout tremblant de colère. Je ne sais pas ce qui me retient de vous chasser tous de cet étang ! Vous êtes la honte de la tribu ! Voilà deux fillettes qui ont eu la bonté d’apporter jusqu’ici un petit chien blanc orphelin et vous les récompensez en les retenant prisonnières ! Et vous leur défendez d’ouvrir la bouche pour vous faire comprendre votre sottise !
Les cygnes n’en menaient pas large et baissaient la tête.
— Si jamais les petites sont grondées par leurs parents, prononça le vieux cygne en les entraînant vers l’île, malheur à vous !
En arrivant auprès des petites, il commanda :
— Demandez pardon à plein cou !
Montant sur le rivage, les cygnes se couchèrent devant les petites et, d’un même mouvement, posèrent leurs longs cous à plat sur le sol. Delphine et Marinette en étaient confuses.
— Et maintenant, préparez-moi l’attelage à cinq et que pas une minute ne soit perdue ! Nous conduirons les deux enfants par le bief jusqu’à la rivière et nous remonterons la rivière jusqu’au point le plus proche de la route. Bien entendu, nous les accompagnerons jusque chez elles. Allons, pressez-vous, fainéants !
Les cygnes se mirent à courir et eurent bientôt préparé l’attelage. Delphine et Marinette montèrent sur un radeau tiré par cinq cygnes attelés en file et précédés de six autres, chargés de faire le passage et de détourner les branches qui auraient pu retarder l’embarcation. Le vieux cygne nageait auprès du radeau et avait l’œil à tout. Au moment de passer dans le bief, ses compagnons, inquiets des fatigues qu’il aurait à supporter, voulurent l’empêcher de s’y engager avec eux. A son âge, disaient-ils, un voyage aussi long était trop dangereux. Delphine et Marinette le priaient aussi de regagner l’île.
— Ne soyez pas en peine, répondait-il. La vie d’un vieux cygne ne compte pas, quand il faut empêcher que deux petites soient grondées. Allons, vite, pressons-nous ! La nuit sera bientôt là.
En effet, le soleil avait disparu et le soir descendait déjà sur l’étang. Porté par le courant, l’attelage fila rapidement sur le bief. Les cinq cygnes ne ménageaient pas leur peine. Le vieux cygne s’essoufflait à les suivre, mais s’ils faisaient mine de ralentir, il leur criait aussitôt :
— Plus vite ! tas de lambins, ou nos petites vont être grondées !
La nuit était déjà faite lorsque l’attelage arriva à la rivière. Il fallait lutter contre un fort courant et l’obscurité gênait les voyageurs. Heureusement, la lune se leva bientôt et permit de se diriger plus facilement. Enfin, le vieux cygne donna l’ordre de débarquer. Voyant qu’il était très fatigué, Delphine et Marinette le pressèrent de se reposer, mais il ne voulut rien entendre et les conduisit d’abord à la route.
— Ne perdons pas de temps, j’ai peur que nous ne soyons en retard, dit-il. Ah ! oui, bien peur.
En arrivant sur la route avec le blanc troupeau qui leur faisait escorte, les petites faillirent pousser un cri.
A cent mètres devant elles et leur tournant le dos, les parents marchaient vers la maison. Ils portaient chacun un panier.
Le vieux cygne avait compris. Il fit aussitôt passer les deux petites de l’autre côté de la route que bordait une haie et leur dit tout bas :
— En courant à l’abri de cette haie, vous aurez bientôt dépassé les parents. Quand vous serez à la hauteur de la maison et qu’il vous faudra retraverser la route, nous ferons en sorte d’attirer l’attention des parents ailleurs. L’important est d’arriver là-bas avec une bonne avance.
Les petites voulurent suivre ses conseils, mais, fatiguées et n’ayant pas mangé depuis le matin, leurs jambes les portaient à peine. Il leur fallut se contenter d’aller au pas, et comme elles marchaient moins vite que les parents, la distance qui les séparait ne fit qu’augmenter.
— Voilà qui complique bien les choses, murmura le vieux cygne. Il va falloir gagner du temps. Laissez-moi faire.
Passant sur la route, il se mit à courir derrière les parents en criant :
— Bonnes gens ! n’avez-vous rien perdu en chemin ?
Les parents s’étaient arrêtés et, au clair de lune, regardaient s’il manquait quelque chose dans leurs paniers. Le vieux cygne ne courait plus et marchait au contraire du plus lentement qu’il pouvait afin de laisser prendre de l’avance aux petites. Les parents s’impatientaient.
— N’avez-vous rien perdu ? dit-il en arrivant auprès d’eux. J’ai trouvé sur la route une jolie plume blanche et, comme elle ne m’appartient pas, j’ai pensé qu’elle était à vous.
— Nous prends-tu pour des sots de ton espèce, de vouloir que nous portions des plumes ? grondèrent les parents furieux en s’éloignant.
Le vieux cygne repassa de l’autre côté de la haie.
Les petites avaient réussi à prendre un peu d’avance, mais les parents qui marchaient d’un bon pas, n’allaient pas tarder à les rattraper et à les dépasser. Le vieux cygne paraissait fourbu. Pourtant après avoir encouragé Delphine et Marinette par de bonnes paroles, il trouva la force de prendre sa course à la tête de ses compagnons. Les petites virent le troupeau silencieux des grands oiseaux blancs courir devant elles et disparaître dans une échancrure de la haie. Cependant, les parents poursuivaient leur chemin et parlaient des petites qu’ils allaient trouver à la maison.
— Il faut espérer qu’elles auront été sages et qu’elles n’auront pas traversé la route, disaient-ils. Ah ! si jamais elles avaient traversé la route !
Delphine et Marinette, qui entendaient tout, en avaient les jambes coupées. Soudain, les parents s’arrêtèrent et ouvrirent des yeux ronds. Devant eux, au milieu de la route, étaient rangés douze grands cygnes qui se mirent à danser sous la lune. Ils tournaient deux à deux, dansaient sur une patte, sur l’autre, se saluaient, formaient une ronde, puis, leurs longs cous dressés et leurs douze têtes se touchant à la pointe du bec, tournoyaient d’une telle vitesse qu’à peine les pouvait-on distinguer les uns des autres. Ce n’était plus qu’un tourbillon de neige.
— C’est bien joli, dirent les parents au bout d’un moment mais ce n’est pas l’heure de regarder danser. Nous n’avons que trop perdu de temps.
Passant au milieu des danseurs, ils les laissèrent derrière eux et poursuivirent leur chemin sans se retourner. De l’autre côté de la haie, les petites avaient repris leur avance, mais de nouveau elles entendaient le pas des parents sonner sur la route et perdaient tout espoir d’arriver à la maison avant eux. Le vieux cygne avait quitté la route avec ses compagnons et s’efforçait de trotter derrière elles, mais il était si fatigué qu’il butait à chaque instant et manquait tomber. Venant après la longue course qu’il avait déjà fournie, la danse le laissait exténué. Lorsque enfin, à bout de forces, il rejoignit les deux petites, les parents n’étaient plus qu’à cent mètres de la maison.
— Ne craignez rien, dit-il, vous ne serez pas grondées. Mais je vais vous quitter et vous laisser à la garde de mes amis. Promettez-moi de leur obéir. Ils vous feront traverser la route quand le moment sera venu.
Le vieux cygne s’écarta de la haie, puis, rassemblant ses dernières forces, s’élança en courant vers le milieu des champs. Peu à peu sa course devint plus lente, il sentit ses pattes se raidir et, en arrivant dans un pré, il tomba sur le flanc pour ne plus se relever. Alors, il se mit à chanter, comme font les cygnes quand ils vont mourir. Et son chant était si beau qu’à l’entendre, les larmes venaient dans les yeux. Sur la route, les parents s’étaient donné la main et, sans prendre garde qu’ils tournaient le dos à la maison, s’en allaient à travers les champs à la rencontre de la voix. Longtemps après que le cygne eut cessé de chanter, ils marchaient encore dans la rosée et ne pensaient pas à rentrer.
Dans la cuisine, Delphine et Marinette cousaient sous la lampe. Le couvert était mis et le feu allumé. En entrant, les parents dirent bonjours d’une petite voix qu’elles ne reconnaissaient pas. Ils avaient les yeux humides et, ce qui ne leur était jamais arrivé, n’en finissaient pas de regarder au plafond.
— Quel dommage, dirent-ils aux petites. Quel dommage que vous n’ayez pas traversé la route tout à l’heure. Un cygne a chanté sur les prés.