Le loup

Caché derrière la haie, le loup surveillait patiemment les abords de la maison. Il eut enfin la satisfaction de voir les parents sortir de la cuisine. Comme ils étaient sur le seuil de la porte, ils firent une dernière recommandation.

— Souvenez-vous, disaient-ils, de n’ouvrir la porte à personne, qu’on vous prie ou qu’on vous menace. Nous serons rentrés à la nuit.

Lorsqu’il vit les parents bien loin au dernier tournant du sentier, le loup fit le tour de la maison en boitant d’une patte, mais les portes étaient bien fermées. Du côté des cochons et des vaches, il n’avait rien à espérer. Ces espèces n’ont pas assez d’esprit pour qu’on puisse les persuader de se laisser manger.

Alors, le loup s’arrêta devant la cuisine, posa ses pattes sur le rebord de la fenêtre et regarda l’intérieur du logis.

Delphine et Marinette jouaient aux osselets devant le fourneau. Marinette, la plus petite, qui était aussi la plus blonde, disait à sa sœur Delphine :

— Quand on n’est rien que deux, on ne s’amuse pas bien. On ne peut pas jouer à la ronde.

— C’est vrai, on ne peut jouer ni à la ronde, ni à la paume placée.

— Ni au furet, ni à la courotte malade.

— Ni à la mariée, ni à la balle fondue.

— Et pourtant, qu’est-ce qu’il y a de plus amusant que de jouer à la ronde ou à la paume placée ?

— Ah ! si on était trois…

Comme les petites lui tournaient le dos, le loup donna un coup de nez sur le carreau pour faire entendre qu’il était là. Laissant leurs jeux, elles vinrent à la fenêtre en se tenant par la main.

— Bonjour, dit le loup. Il ne fait pas chaud dehors. Ça pince, vous savez.

La plus blonde se mit à rire, parce qu’elle le trouvait drôle avec ces oreilles pointues et ce pinceau de poils hérissés sur le haut de la tête. Mais Delphine ne s’y trompa point. Elle murmura en serrant la main de la plus petite :

— C’est le loup.

— Le loup ? dit Marinette, alors on a peur ?

— Bien sûr, on a peur.

Tremblantes, les petites se prirent par le cou, mêlant leurs cheveux blonds et leurs chuchotements.

Le loup dut convenir qu’il n’avait rien vu d’aussi joli depuis le temps qu’il courait par bois et par plaines. Il en fut tout attendri.

— Mais qu’est-ce que j’ai ? pensait-il, voilà que je flageole sur mes pattes.

A force d’y réfléchir, il comprit qu’il était devenu bon, tout à coup. Si bon et si doux qu’il ne pourrait plus jamais manger d’enfants.

Le loup pencha la tête du côté gauche, comme on fait quand on est bon, et prit sa voix la plus tendre :

— J’ai froid, dit-il, et j’ai une patte qui me fait bien mal. Mais ce qu’il y a, surtout, c’est que je suis bon. Si vous vouliez m’ouvrir la porte, j’entrerais me chauffer à côté du fourneau et on passerait l’après-midi ensemble.

Les petites se regardaient avec un peu de surprise. Elles n’auraient jamais soupçonné que le loup pût avoir une voix si douce. Déjà rassurée, la plus blonde fit un signe d’amitié, mais Delphine, qui ne perdait pas si facilement la tête, eut tôt fait de se ressaisir.

— Allez-vous-en, dit-elle, vous êtes le loup.

— Vous comprenez, ajouta Marinette avec un sourire, ce n’est pas pour vous renvoyer, mais nos parents nous ont défendu d’ouvrir la porte, qu’on nous prie ou qu’on nous menace.

Alors le loup poussa un grand soupir, ses oreilles pointues se couchèrent de chaque côté de sa tête. On voyait qu’il était triste.

— Vous savez, dit-il, on raconte beaucoup d’histoires sur le loup, il ne faut pas croire tout ce qu’on dit. La vérité, c’est que je ne suis pas méchant du tout.

Il poussa encore un grand soupir qui fit venir des larmes dans les yeux de Marinette.

Les petites étaient ennuyées de savoir que le loup avait froid et qu’il avait mal à une patte. La plus blonde murmura quelque chose à l’oreille de sa sœur, en clignant de l’œil du côté du loup, pour lui faire entendre qu’elle était de son côté, avec lui. Delphine demeura pensive, car elle ne décidait rien à la légère.

— Il a l’air doux comme ça, dit-elle, mais je ne m’y fie pas. Rappelle-toi « le loup et l’agneau »… L’agneau ne lui avait pourtant rien fait.

Et comme le loup protestait de ses bonnes intentions, elle lui jeta par le nez :

— Et l’agneau, alors ?… Oui, l’agneau que vous avez mangé ?

Le loup n’en fut pas démonté.

— L’agneau que j’ai mangé, dit-il. Lequel ?

Il disait ça tout tranquillement, comme une chose toute simple et qui va de soi, avec un air et un accent d’innocence qui faisaient froid dans le dos.

— Comment ? vous en avez donc mangé plusieurs ! s’écria Delphine. Eh bien ! c’est du joli !

— Mais naturellement que j’en ai mangé plusieurs. Je ne vois pas où est le mal… Vous en mangez bien, vous !

Il n’y avait pas moyen de dire le contraire. On venait justement de manger du gigot au déjeuner de midi.

— Allons, reprit le loup, vous voyez bien que je ne suis pas méchant. Ouvrez-moi la porte, on s’assiéra en rond autour du fourneau, et je vous raconterai des histoires. Depuis le temps que je rôde au travers des bois et que je cours sur les plaines, vous pensez si j’en connais. Rien qu’en vous racontant ce qui est arrivé l’autre jour aux trois lapins de la lisière, je vous ferais bien rire.

Les petites se disputaient à voix basse. La plus blonde était d’avis qu’on ouvrît la porte au loup, et tout de suite. On ne pouvait pas le laisser grelotter sous la bise avec une patte malade. Mais Delphine restait méfiante.

— Enfin, disait Marinette, tu ne vas pas lui reprocher encore les agneaux qu’il a mangés. Il ne peut pourtant pas se laisser mourir de faim !

— Il n’a qu’à manger des pommes de terre, répliquait Delphine.

Marinette se fit si pressante, elle plaida la cause du loup avec tant d’émotion dans la voix et tant de larmes dans les yeux, que sa sœur aînée finit par se laisser toucher. Déjà Delphine se dirigeait vers la porte. Elle se ravisa dans un éclat de rire, et haussant les épaules, dit à Marinette consternée :

— Non, tout de même, ce serait trop bête !

Delphine regarda le loup bien en face.

— Dites donc, Loup, j’avais oublié le petit Chaperon Rouge. Parlons-en un peu du petit Chaperon Rouge, voulez-vous ?

Le loup baissa la tête avec humilité. Il ne s’attendait pas à celle-là. On l’entendit renifler derrière la vitre.

— C’est vrai, avoua-t-il, je l’ai mangé, le petit Chaperon Rouge. Mais je vous assure que j’en ai déjà eu bien du remords. Si c’était à refaire…

— Oui, oui, on dit toujours ça.

Le loup se frappa la poitrine à l’endroit du cœur. Il avait une belle voix grave.

— Ma parole, si c’était à refaire, j’aimerais mieux mourir de faim.

— Tout de même, soupira la plus blonde vous avez mangé le petit Chaperon Rouge.

— Je ne vous dis pas, consentit le loup. Je l’ai mangé, c’est entendu. Mais c’est un péché de jeunesse.

Il y a longtemps, n’est-ce pas ? A tout péché miséricorde… Et puis, si vous saviez les tracas que j’ai eus à cause de cette petite ! Tenez, on est allé jusqu’à dire que j’avais commencé par manger la grand-mère, eh bien, ce n’est pas vrai, du tout…

Ici, le loup se mit à ricaner, malgré lui, et probablement sans bien se rendre compte qu’il ricanait.

— Je vous demande un peu ! manger de la grand-mère, alors que j’avais une petite fille bien fraîche qui m’attendait pour mon déjeuner ! Je ne suis pas si bête…

Au souvenir de ce repas de chair fraîche, le loup ne put se tenir de passer plusieurs fois sa grande langue sur ses babines, découvrant de longues dents pointues qui n’étaient pas pour rassurer les deux petites.

— Loup, s’écria Delphine, vous êtes un menteur ! Si vous aviez tous les remords que vous dites, vous ne vous lécheriez pas ainsi les babines !

Le loup était bien penaud de s’être pourléché au souvenir d’une gamine potelée et fondant sous la dent.

Mais il se sentait si bon, si loyal, qu’il ne voulut pas douter de lui-même.

— Pardonnez-moi, dit-il, c’est une mauvaise habitude que je tiens de famille, mais ça ne veut rien dire…

— Tant pis pour vous si vous êtes mal élevé, déclara Delphine.

— Ne dites pas ça, soupira le loup, j’ai tant de regrets.

— C’est aussi une habitude de famille de manger les petites filles ? Vous comprenez, quand vous promettez de ne plus jamais manger d’enfants, c’est à peu près comme si Marinette promettait de ne plus jamais manger de dessert.

Marinette rougit, et le loup essaya de protester :

— Mais puisque je vous jure…

— N’en parlons plus et passez votre chemin. Vous vous réchaufferez en courant.

Alors le loup se mit en colère parce qu’on ne voulait pas croire qu’il était bon.

— C’est quand même un peut fort, criait-il, on ne veut jamais entendre la voix de la vérité ! C’est à vous dégoûter d’être honnête. Moi je prétends qu’on n’a pas le droit de décourager les bonnes volontés comme vous le faites. Et vous pouvez dire que si jamais je remange de l’enfant, ce sera par votre faute.

En l’écoutant, les petites ne songeaient pas sans beaucoup d’inquiétude au fardeau de leurs responsabilités et aux remords qu’elles se préparaient peut-être.

Mais les oreilles du loup dansaient si pointues, ses yeux brillaient d’un éclair si dur, et ses crocs entre les babines retroussées, qu’elles demeuraient immobiles de frayeur.

Le loup comprit qu’il ne gagnerait rien par des paroles d’intimidation. Il demanda pardon de son emportement et essaya de la prière. Pendant qu’il parlait, son regard se voilait de tendresse, ses oreilles se couchaient ; et son nez qu’il appuyait au carreau lui faisait une gueule aplatie, douce comme un mufle de vache.

— Tu vois bien qu’il n’est pas méchant, disait la petite blonde.

— Peut-être, répondait Delphine, peut-être.

Comme la voix du loup devenait suppliante, Marinette n’y tint plus et se dirigea vers la porte. Delphine, effrayée, la retint par une boucle de ses cheveux. Il y eut des gifles données, des gifles rendues. Le loup s’agitait avec désespoir derrière la vitre, disant qu’il aimait mieux s’en aller que d’être le sujet d’une querelle entre les deux plus jolies blondes qu’il eût jamais vues. Et, en effet, il quitta la fenêtre et s’éloigna, secoué par de grands sanglots.

— Quel malheur, songeait-il, moi qui suis si bon, si tendre… elles ne veulent pas de mon amitié. Je serais devenu meilleur encore, je n’aurais même plus mangé d’agneaux.

Cependant, Delphine regardait le loup qui s’en allait clochant sur trois pattes, transi par le froid et par le chagrin. Prise de remords et de pitié, elle cria par la fenêtre :

— Loup ! on n’a plus peur… Venez vite vous chauffer !

Mais la plus blonde avait déjà ouvert la porte et courait à la rencontre du loup.

— Mon Dieu ! soupirait le loup, comme c’est bon d’être assis au coin du feu. Il n’y a vraiment rien de meilleur que la vie en famille. Je l’avais toujours pensé.

Les yeux humides de tendresse, il regardait les petites qui se tenaient timidement à l’écart. Après qu’il eut léché sa patte endolorie, exposé son ventre et son dos à la chaleur du foyer, il commença de raconter des histoires. Les petites s’étaient approchées pour écouter les aventures du renard, de l’écureuil, de la taupe ou des trois lapins de la lisière. Il y en avait de si drôles que le loup dut les redire deux et trois fois.

Marinette avait déjà pris son ami par le cou, s’amusant à tirer ses oreilles pointues, à le caresser à lisse-poil et à rebrousse-poil. Delphine fut un peu longue à se familiariser, et la première fois qu’elle fourra, par manière de jeu, sa petite main dans la gueule du loup, elle ne put se défendre de remarquer :

— Ah ! comme vous avez de grandes dents…

Le loup eut un air si gêné que Marinette lui cacha la tête dans ses bras.

Par délicatesse, le loup ne voulut rien dire de la grande faim qu’il avait au ventre.

— Ce que je peux être bon, songeait-il avec délices, ce n’est pas croyable.

Après qu’il eut raconté beaucoup d’histoires, les petites lui proposèrent de jouer avec elles.

— Jouer ? dit le loup, mais c’est que je ne connais pas de jeux, moi.

En un moment, il eut appris à jouer à la main chaude, à la ronde, à la paume placée et à la courotte malade. Il chantait avec une assez belle voix de basse des couplets de Compère Guilleri ou de La Tour, prends garde. Dans la cuisine c’était un vacarme, de bousculades, de cris, de grands rires et de chaises renversées. Il n’y avait pas la moindre gêne entre les trois amis qui se tutoyaient comme s’ils étaient toujours connus.

— Loup, c’est toi qui t’y colles !

— Non, c’est toi ! tu as bougé, elle a bougé…

— Un gage pour le loup !

Le loup n’avait jamais tant ri de sa vie, il riait à s’en décrocher la mâchoire.

— Je n’aurais pas cru que c’était si amusant de jouer, disait-il. Quel dommage qu’on ne puisse pas jouer comme ça tous les jours !

— Mais, Loup, répondaient les petites, tu reviendras. Nos parents s’en vont tous les jeudis après-midi. Tu guetteras leur départ et tu viendras taper au carreau comme tout à l’heure.

Pour finir, on joua au cheval. C’était un beau jeu. Le loup faisait le cheval, la plus blonde était montée à califourchon sur son dos, tandis que Delphine le tenait par la queue et menait l’attelage à fond de train au travers des chaises. La langue pendante, la gueule fendue jusqu’aux oreilles, essoufflé par la course et par le rire qui lui faisait saillir les côtes, le loup demandait parfois la permission de respirer.

— Pouce ! disait-il d’une voix entrecoupée. Laissez-moi rire… je n’en peux plus… Ah ! non, laissez-moi rire !

Alors, Marinette descendait de cheval, Delphine lâchait la queue du loup et, assis par terre, on se laissait aller à rire jusqu’à s’étrangler.

La joie prit fin vers le soir, quand il fallut songer au départ du loup. Les petites avaient envie de pleurer, et la plus blonde suppliait. :

— Loup, reste avec nous, on va jouer encore. Nos parents ne diront rien, tu verras…

— Ah non ! disait le loup. Les parents, c’est trop raisonnable. Ils ne comprendraient jamais que le loup ait pu devenir bon. Les parents, je les connais.

— Oui, approuva Delphine, il vaut mieux ne pas t’attarder. J’aurais peur qu’il t’arrive quelque chose.

Les trois amis se donnèrent rendez-vous pour le jeudi suivant. Il y eut encore des promesses et de grandes effusions. Enfin, lorsque la plus blonde lui eut noué un ruban bleu autour du cou, le loup gagna la campagne et s’enfonça dans les bois.

Sa patte endolorie le faisait encore souffrir, mais, songeant au prochain jeudi qui le ramènerait auprès des deux petites, il fredonnait sans souci de l’indignation des corbeaux somnolant sur les plus hautes branches : Compère Guilleri, Te lairras-tu mouri…

En rentrant à la maison, les parents reniflèrent sur le seuil de la cuisine.

— Nous sentons ici comme une odeur de loup, dirent-ils.

Et les petites se crurent obligées de mentir et de prendre un air étonné, ce qui ne manque jamais d’arriver quand on reçoit le loup en cachette de ses parents.

— Comment pouvez-vous sentir une odeur de loup ? protesta Delphine. Si le loup était entré dans la cuisine, nous serions mangées toutes les deux.

— C’est vrai, accorda son père, je n’y avais pas songé. Le loup vous aurait mangées.

Mais la plus blonde, qui ne savait pas dire deux mensonges d’affilée, fut indignée qu’on osât parler du loup avec autant de perfidie.

— Ce n’est pas vrai, dit-elle, en tapant du pied, le loup ne mange pas les enfants, et ce n’est pas vrai non plus qu’il soit méchant. La preuve…

Heureusement que Delphine lui donna un coup de pied dans les jambes, sans quoi elle allait tout dire.

Là-dessus, les parents entreprirent tout un long discours où il était surtout question de la voracité du loup. La mère voulut en profiter pour conter une fois de plus l’aventure du petit Chaperon Rouge, mais, aux premiers mots qu’elle dit, Marinette l’arrêta.

— Tu sais, maman, les choses ne se sont pas du tout passées comme tu crois. Le loup n’a jamais mangé la grand-mère. Tu penses bien qu’il n’allait pas se charger l’estomac juste avant de déjeuner d’une petite fille bien fraîche.

— Et puis, ajouta Delphine, on ne peut pas lui en vouloir éternellement au loup…

— C’est une vieille histoire…

— Un péché de jeunesse…

— Et à tout péché miséricorde.

— Le loup n’est plus ce qu’il était dans le temps.

— On n’a pas le droit de décourager les bonnes volontés.

Les parents n’en croyaient pas leurs oreilles.

Le père coupa court à ce plaidoyer scandaleux en traitant ses filles de tête-en-l’air. Puis il s’appliqua à démontrer par des exemples bien choisis que le loup resterait toujours le loup, qu’il n’y avait point de bon sens à espérer de le voir jamais s’améliorer et que, s’il faisait un jour figure d’animal débonnaire, il en serait encore plus dangereux.

Tandis qu’il parlait, les petites songeaient aux belles parties de cheval et de paume placée qu’elles avaient faites en cet après-midi, et à la grande joie du loup qui riait, gueule ouverte, jusqu’à perdre le souffle.

— On voit bien, concluait le père, que vous n’avez jamais eu affaire au loup…

Alors, comme la plus blonde donnait du coude à sa sœur, les petites éclatèrent d’un grand rire, à la barbe de leur père. On les coucha sans souper, pour les punir de cette insolence, mais longtemps après qu’on les eut bordées dans leurs lits, elles riaient encore de la naïveté de leurs parents.

Les jours suivants, pour distraire l’impatience où elles étaient de revoir leur ami, et avec une intention ironique qui n’était pas sans agacer leur mère, les petites imaginèrent de jouer au loup. La plus blonde chantait sur deux notes les paroles consacrées :

« Promenons-nous le long du bois, pendant que le loup y est pas. Loup y es-tu ? m’entends-tu ? quoi fais-tu ? »

Et Delphine, cachée sous la table de la cuisine, répondait : « Je mets ma chemise. » Marinette posait la question autant de fois qu’il était nécessaire au loup pour passer une à une toutes les pièces de son harnachement, depuis les chaussettes jusqu’à son grand sabre. Alors, il se jetait sur elle et la dévorait.

Tout le plaisir du jeu était dans l’imprévu, car le loup n’attendait pas toujours d’être prêt pour sortir du bois. Il lui arrivait aussi bien de sauter sur sa victime alors qu’il était en manches de chemise, ou n’ayant même pour tout vêtement qu’un chapeau sur la tête.

Les parents n’appréciaient pas tout l’agrément du jeu. Excédés d’entendre cette rengaine, ils l’interdirent le troisième jour, donnant pour prétexte qu’elle leur cassait les oreilles. Bien entendu, les petites ne voulurent pas d’autre jeu, et la maison demeura silencieuse jusqu’au jour du rendez-vous.

Le loup avait passé toute la matinée à laver son museau, à lustrer son poil et à faire bouffer la fourrure de son cou. Il était si beau que les habitants du bois passèrent à côté de lui sans le reconnaître d’abord.

Lorsqu’il gagna la plaine, deux corneilles qui bayaient au clair de midi, comme elles font presque toutes après déjeuner, lui demandèrent pourquoi il était si beau.

— Je vais voir mes amies, dit le loup avec orgueil. Elles m’ont donné rendez-vous pour le début de l’après-midi.

— Elles doivent être bien belles, que tu aies fait si grande toilette.

— Je crois bien ! Vous n’en trouverez pas, sur toute la plaine, qui soient aussi blondes.

Les corneilles en bayaient maintenant d’admiration, mais une vieille pie jacassière, qui avait écouté la conversation, ne put s’empêcher de ricaner.

— Loup, je ne connais pas tes amies, mais je suis sûre que tu auras su les choisir bien dodues, et bien tendres… ou je me trompe beaucoup.

— Taisez-vous, péronnelle ! s’écria le loup en colère. Voilà pourtant comme on vous bâtit une réputation, sur des commérages de vieille pie. Heureusement, j’ai ma conscience pour moi !

En arrivant à la maison, le loup n’eut pas besoin de cogner au carreau ; les deux petites l’attendaient sur le pas de la porte. On s’embrassa longuement, et plus tendrement encore que la dernière fois, car une semaine d’absence avait rendu l’amitié impatiente.

— Ah ! Loup, disait la plus blonde, la maison était triste, cette semaine. On a parlé de toi tout le temps.

— Et tu sais, Loup, tu avais raison : nos parents ne veulent pas croire que tu puisses être bon.

— Ça ne m’étonne pas. Si je vous disais que tout à l’heure, une vieille pie…

— Et pourtant, Loup, on t’a bien défendu, même que nos parents nous ont envoyées au lit sans souper.

— Et dimanche, on nous a défendu de jouer au loup.

Les trois amis avaient tant à se dire qu’avant de songer aux jeux, ils s’assirent à côté du fourneau. Le loup ne savait plus où donner de la tête. Les petites voulaient savoir tout ce qu’il avait fait dans la semaine, s’il n’avait pas eu froid, si sa patte était bien guérie, s’il avait rencontré le renard, la bécasse, le sanglier.

— Loup, disait Marinette, quand viendra le printemps, tu nous emmèneras dans les bois, loin, là où il y a toutes sortes de bêtes. Avec toi, on n’aura pas peur.

— Au printemps, mes mignonnes, vous n’aurez rien à craindre dans les bois. D’ici là, j’aurai si bien prêché les compagnons de la forêt que les plus hargneux seront devenus doux comme des filles. Tenez, pas plus tard qu’avant-hier, j’ai rencontré le renard qui venait de saigner tout un poulailler. Je lui ai dit que ça ne pouvait plus continuer comme ça, qu’il fallait changer de vie. Ah ! je vous l’ai sermonné d’importance ! Et lui qui fait tant le malin d’habitude, savez-vous ce qu’il m’a répondu : « Loup, je ne demande qu’à suivre ton exemple. Nous en reparlerons un peu plus tard, et quand j’aurai eu le temps d’apprécier toutes tes bonnes œuvres, je ne tarderai plus à me corriger. » Voilà ce qu’il m’a répondu, tout renard qu’il est.

— Tu es si bon, murmura Delphine.

— Oh ! oui, je suis bon, il n’y a pas à dire le contraire. Et pourtant, voyez ce que c’est, vos parents ne le croiront jamais. Ça fait de la peine, quand on y pense.

Pour dissiper la mélancolie de cette réflexion, Marinette proposa une partie de cheval. Le loup se donna au jeu avec plus d’entrain encore que le jeudi précédent. La partie de cheval terminée, Delphine demanda :

— Loup, si on jouait au loup ?

Le jeu était nouveau pour lui, on lui en expliqua les règles, et tout naturellement, il fut désigné pour être le loup. Tandis qu’il était caché sous la table, les petites passaient et repassaient devant lui en chantant le refrain : « Promenons-nous le long du bois, pendant que le loup y est pas. Loup y es-tu ? m’entends-tu ? quoi fais-tu ? »

Le loup répondait en se tenant les côtes, la voix étranglée par le rire :

— Je mets mon caleçon.

Toujours riant, il disait qu’il mettait sa culotte, puis ses bretelles, son faux-col, son gilet. Quand il en vint à enfiler ses bottes, il commença d’être sérieux.

— Je boucle mon ceinturon, dit le loup, et il éclata d’un rire bref. Il se sentait mal à l’aise, une angoisse lui étreignait la gorge, ses ongles grattèrent le carrelage de la cuisine.

Devant ses yeux luisants, passaient et repassaient les jambes des deux petites. Un frémissement lui courut sur l’échine, ses babines se froncèrent.

— … Loup y es-tu ? m’entends-tu ? quoi fais-tu ?

— Je prends mon grand sabre ! dit-il d’une voix rauque, et déjà les idées se brouillaient dans sa tête.

Il ne voyait plus les jambes des fillettes, il les humait.

— … Loup y es-tu ? m’entends-tu ? quoi fais-tu ?

— Je monte à cheval et je sors du bois !

Alors le loup, poussant un grand hurlement, fit un bond hors de sa cachette, la gueule béante et les griffes dehors. Les petites n’avaient pas encore eu le temps de prendre peur, qu’elles étaient déjà dévorées.

Heureusement, le loup ne savait pas ouvrir les portes, il demeura prisonnier dans la cuisine. En rentrant, les parents n’eurent qu’à lui ouvrir le ventre pour délivrer les deux petites. Mais, au fond, ce n’était pas de jeu.

Delphine et Marinette lui en voulaient un peu de ce qu’il les eût mangées sans plus d’égards, mais elles avaient si bien joué avec lui qu’elles prièrent les parents de le laisser s’en aller. On lui recousit le ventre solidement avec deux mètres d’une bonne ficelle frottée d’un morceau de suif et une grosse aiguille à matelas. Les petites pleuraient parce qu’il avait mal, mais le loup disait en retenant ses larmes :

— Je l’ai bien mérité, allez, et vous êtes encore trop bonnes de me plaindre. Je vous jure qu’à l’avenir on ne me prendra plus à être aussi gourmand. Et d’abord, quand je verrai des enfants je commencerai par me sauver.

On croit que le loup a tenu parole. En tout cas, l’on n’a pas entendu dire qu’il ait mangé de petite fille depuis son aventure avec Delphine et Marinette.

Загрузка...