La buse et le cochon

D’une longue planche posée sur le tronc d’un chêne, Delphine et Marinette avaient fait une balançoire.

Quand l’une touchait terre, l’autre se trouvait si haut perchée que le monde lui paraissait bien plus grand.

Marinette ne pouvait pas s’empêcher d’avoir peur un peu. Elle riait quand même, et avec la main, elle faisait des signes à une petite poule blanche qui la regardait depuis le seuil du poulailler. La petite poule blanche était une très bonne poule qui aimait beaucoup les deux petites. C’était par amitié et pour le plaisir de les voir jouer qu’elle restait sur le seuil du poulailler.

Toutes les autres poules étaient rentrées, à cause d’une grande buse qui survolait la cour de la ferme, très haut dans le ciel, prête à fondre sur une volaille imprudente pour l’emporter entre ses serres et aller la manger dans la forêt voisine. A chaque instant la poule blanche levait la tête d’un air inquiet. La buse, ses grandes ailes déployées et immobiles, décrivait des cercles au-dessus de la cour et se rapprochait constamment. Elle avait remarqué la petite poule blanche et la trouvait appétissante.

Qui regardaient aussi se balancer les deux petites, il y avait un âne, un chat et un gros cochon de cent cinquante livres.

L’âne se dandinait, sans y penser, et faisait aller sa tête de côté et d’autre, comme pour suivre le mouvement de la balançoire. Il riait en montrant toutes ses dents, parce qu’il était content de voir s’amuser ses amies Delphine et Marinette.

Le chat dormait sur la margelle du puits. Parfois, il ouvrait un œil, regardait les petites, et se rendormait en faisant : « Ronron, ronron. »

Le cochon, lui, se tenait dans un coin de la cour, contre la haie du jardin, et il jetait sur la balançoire des regards irrités, en secouant ses grandes oreilles pendantes. Ce cochon-là avait toujours eu des manières un peu rudes, mais c’était, au fond, une excellente nature.

On ne pouvait lui reprocher que sa mauvaise humeur, car il trouvait à redire à tout ce qu’il voyait et entendait. Son meilleur plaisir était de ronchonner du matin au soir, et il n’y avait personne à la ferme qui n’eût à en souffrir. Peut-être aussi soupçonnait-il combien il est dangereux pour ses pareils d’être gras et frais, mais c’est peu probable et tout porte à croire qu’il se laissait simplement aller à son caractère de cochon.

La balançoire le contrariait, il n’en finissait pas de grommeler dans la haie : « Ma parole, elles ne savent plus qu’inventer… et puis, qu’est-ce que c’est que ces façons de rire et de crier, à quoi cela ressemble-t-il ? D’abord, cette planche m’appartient aussi bien qu’à elles, et si quelqu’un doit se balancer, il me semble que c’est bien moi… »

— Dites donc ! cria-t-il, est-ce que vous en avez encore pour longtemps ? Je voudrais pourtant bien me balancer aussi !

Delphine vit bien que le cochon leur adressait la parole, mais Marinette riait si fort qu’elle ne put entendre ce qu’il disait.

Il faisait un joli soleil de midi. L’âne en avait chaud dans son poil et il se mit à l’ombre contre le mur de la maison. A cause de ses longues oreilles, il entendit très bien la conversation des parents qui se tenaient dans la cuisine. Voilà ce qu’ils disaient :

— Je crois qu’il est bon à tuer. Il fait déjà cent cinquante livres et je ne vois pas pourquoi on le garderait plus longtemps.

— On pourrait attendre encore un peu… D’un autre côté, je sais bien qu’il ne reste plus beaucoup de lard au saloir…

— Il en reste pour une semaine tout au plus. Moi, je serais d’avis qu’on le saigne demain matin, sans attendre davantage.

L’âne hésitait à comprendre, mais les parents parlèrent encore de boudins et d’andouilles, avec des clappements de gourmandise, et l’on ne pouvait plus douter qu’il s’agit du cochon. L’âne se mit à pleurer et à renifler si fort qu’on l’entendit dans toute la cour. En voyant ses larmes, les petites arrêtèrent la balançoire pour lui demander ce qui le chagrinait.

— Rien, répondit l’âne. J’aurai attrapé le rhume des foins, et les yeux me piquent un peu, voilà tout.

Dans son coin, le cochon hochait la tête et disait entre ses dents : « Voilà bien du bruit pour une bourrique enrhumée ! C’est comme ces deux gamines, elles n’en finissent pas de se balancer. »

Cependant, la buse volait de plus en plus bas, et plusieurs fois son ombre passa entre la balançoire et la petite poule blanche.

L’âne alla réveiller le chat qui continuait à dormir sur la margelle du puits. Il lui dit à l’oreille :

— Tu ne sais pas ce que je viens d’apprendre ? On va tuer le cochon demain matin pour en faire du lard et du boudin.

Mais le chat ne parut ni surpris, ni ému par la nouvelle. C’était à croire qu’il n’avait pas entendu.

— Voyons, réveille-toi, dit l’âne. Je viens d’apprendre…

— Eh bien ! oui. Tu viens d’apprendre qu’on tue le cochon demain matin. J’en suis fâché pour lui, mais que veux-tu que j’y fasse ? C’est le sort de tous les cochons. Il n’y a rien à faire.

— Sait-on jamais ? dit l’âne. J’ai envie de prévenir les deux petites.

— Si quelqu’un doit être averti, fit observer le chat, il me semble que c’est le cochon. Va donc lui porter la nouvelle. Pendant ce temps-là, je préviendrai Delphine et Marinette. J’ai même envie d’en parler à la petite poule blanche. Elle aura peut-être une idée.

Tandis que le chat quittait la margelle et se dirigeait vers la balançoire, l’âne s’en alla auprès du cochon. Il ne savait comment s’y prendre pour lui annoncer la nouvelle et dit avec un sourire gêné :

— Je crois qu’on tient le beau temps.

Au lieu de répondre, le cochon ne fit que tourner le dos. L’âne en fut décontenancé et resta un moment silencieux.

— Écoute, reprit-il, je voudrais te dire quelque chose, mais c’est si difficile…

— Alors, laisse-moi tranquille et tais-toi. Je me passerai bien de tes bavardages !

— Mon pauvre cochon, soupira l’âne, si tu pouvais savoir… Allons, il faut pourtant que je me décide à t’avertir…

Comme il disait ces mots, les parents se mirent à la fenêtre et appelèrent à déjeuner les deux petites qui étaient en conversation avec le chat et la poule blanche. Voyant qu’elles tardaient à venir, ils crièrent :

— Allons ! vite ! le lard va être froid !

L’âne baissa la tête, honteux pour les petites du repas qui les attendait, et murmura à l’oreille du cochon :

— Il faut leur pardonner. Elles sont bien obligées de manger ce que les parents leur donnent, n’est-ce pas ? Et puis, elles n’y font pas attention…

— Mais qu’est-ce que tu racontes entre tes dents ? A la fin, tu m’ennuies avec tes histoires.

— C’est pour le lard !

— Le lard ? mais quel lard ? Ma parole, il a perdu la tête ! Mais ma balançoire est enfin ! libre, je vais pouvoir m’amuser à mon tour…

— Une minute ! je voulais te dire…

Mais déjà le cochon courait sur ses courtes pattes vers la balançoire. L’âne le suivit au galop et en arrivant auprès du chat et de la petite poule blanche, il leur souffla :

— Le pauvre ne sait rien encore.

Le cochon s’était assis sur un bout de la planche, mais il avait beau grogner et s’agiter en tous sens, la balançoire ne bougeait pas. Ses trois amis qui faisaient cercle autour de lui, le regardaient avec compassion. La petite poule blanche en oubliait la buse qui volait maintenant en rasant le toit de la maison.

— Suis-je bête ! s’écria tout à coup le cochon. Je n’y avais pas pensé, mais pour se balancer il faut être deux !

Au même instant, on entendit des éclats de voix qui venaient de la cuisine. Les parents grondaient les deux petites :

— Vous mangerez du lard, disaient-ils, ou vous irez vous coucher ! A-t-on jamais vu pareil caprice ? Qu’est-ce que ça veut dire ?

On n’entendit pas la réponse de Delphine et Marinette, parce qu’elles avaient des voix de petites filles, mais les parents reprirent :

— Pensez-vous qu’on l’engraisse pour qu’il joue avec deux gamines ? Non, non. Demain matin, le cochon sera…

Alors, auprès du cochon, pour qu’il n’entendît pas la suite, l’âne se mit à braire, la petite poule blanche à chanter et le chat à miauler. La buse, qui volait très bas et passait déjà sa langue sur son bec, fut si effrayée par le bruit qu’elle s’éleva d’un coup d’aile plus haut que le toit de la ferme.

Pourtant, elle ne perdit pas l’espoir de saisir sa proie et continua à tourner en rond au-dessus de la cour.

— Êtes-vous sots de faire un pareil vacarme, dit le cochon. Vous vous êtes mis à crier au moment où il était question de moi dans la cuisine, et la suite m’a échappé par votre faute.

L’âne poussa un grand soupir qui fit comme un courant d’air dans la moustache du chat, et la petite poule blanche rentra la tête dans son jabot pour cacher ses larmes. Alors, le chat secoua ses poils, fit un pas en avant, et répéta toute la conversation que l’âne avait surprise à la fenêtre de la cuisine. Il affirmait, par charité, que rien n’était perdu encore, mais ses paroles d’espoir ne trompaient personne.

Le cochon fut vraiment très bien. Il y a des bêtes qui auraient poussé de grands hurlements ou qui auraient eu des paroles de colère. Assis sur le bout de la planche, le cochon écouta tranquillement le discours du chat. Ses premiers mots furent pour remercier ses amis de l’aide qu’ils lui apportaient. Après quoi, il demanda à chacun de lui donner un avis. L’âne conseillait de tenter une démarche auprès des parents pour obtenir un délai, mais le cochon lui-même jugea qu’elle n’avait pas d’autre effet que d’éveiller leur méfiance. Pour lui, il pensait que le plus sage était d’attendre la tombée de la nuit et de s’enfuir dans la forêt voisine. Le chat lui fit observer qu’il irait ainsi à sa perte plus sûrement qu’en demeurant à la ferme, car à peine aurait-il fait cent pas dans les bois que le loup le mettrait en pièces et le mangerait.

— Allons, soupira le cochon, je vois bien qu’il n’y a pas moyen d’échapper au saloir. Vous direz ce que vous voudrez, c’est tout de même ennuyeux. Mais ce qui me fait peut-être le plus de peine, c’est de penser que Delphine et Marinette seront obligées de me manger…

L’âne, la petite poule blanche, et même le chat qui n’avait jamais été très familier avec lui, ne pouvaient pas s’empêcher de renifler en l’entendant parler ainsi.

Le cochon s’aperçut combien ils étaient émus, et, pour ne pas les attrister davantage, il dit en riant :

— Au fond, je suis sûr que les choses vont s’arranger, vous verrez. En attendant, je voudrais bien me balancer. Y a-t-il quelqu’un d’entre vous qui veuille s’asseoir sur l’autre bout de la planche ?

— Moi, dit l’âne, je ne demanderais pas mieux, mais je suis trop grand pour trouver place sur la balançoire.

— Moi, dit le chat, je ne suis pas assez lourd. Pense que tu pèses cent cinquante livres !

— Hélas ! soupira le cochon. Si j’étais moins gras, j’en serais bien plus à l’aise. Je le vois bien à présent.

Sans rien dire, la petite poule blanche monta sur la balançoire.

— A quoi bon ? dit le chat, tu es encore plus légère que moi.

— Nous verrons bien.

Alors, la petite poule blanche se fit aussi lourde qu’elle put. Et comme le cochon était une très bonne bête, elle réussit à le soulever de terre assez facilement.

La planche se redressa et ils se trouvèrent tous les deux la même hauteur. L’âne se mordait les oreilles pour s’assurer qu’il ne rêvait pas, et le chat n’était pas moins étonné. La chose était si surprenante que personne ne prit garde à la buse qui faisait une ombre sur la balançoire. La petite poule blanche se fit encore un peu plus lourde, et le cochon se mit à monter. Après quoi, il descendit lentement, remonta, redescendit, et ainsi pendant plus de cinq minutes. Jamais il ne s’était autant amusé, et il riait aux éclats. C’était très fatigant pour la petite poule blanche. Comme le cochon se trouvait très haut perché et qu’elle était en bas, elle sentit les forces lui manquer et ne pesa presque plus rien. Justement, la buse plongeait sur la balançoire pour saisir sa proie, et il lui arriva une aventure qui devait lui faire regretter sa gourmandise. Le poids du cochon, que rien n’équilibrait plus, fit basculer tout d’un coup la balançoire de son côté, et l’autre bout de la planche, en remontant, porta sur la tête de la buse avec tant de force qu’elle tomba tout étourdie sur le sol. Alors, la petite poule blanche se rendit compte du danger qu’elle avait couru et se prit à crier :

— Au secours ! il y a une buse qui veut me manger ! La voilà par terre qui bat de l’aile ! Ne la laissez pas reprendre son vol !

En effet, la buse semblait se remettre déjà du coup qui l’avait étourdie et regardait la petite poule blanche d’un air irrité qui ne disait rien de bon. Heureusement, l’âne et le cochon accouraient. Ils prirent l’oiseau par les plumes et tirèrent si bien qu’il leur resta chacun une aile dans la gueule. La buse faisait triste figure et n’était plus, à vrai dire, qu’une moitié de buse.

— Rendez-moi mes ailes ! disait-elle d’une voix furieuse. Vous n’avez pas le droit de me prendre mes ailes !

Tout en criant, elle menaçait l’âne et le cochon de son grand bec crochu. Agacé par ce tapage, le chat l’eut bientôt fait taire.

— Si tu étais une buse un peu raisonnable, lui dit-il, tu ne mènerais pas si grand bruit. Les maîtres de la ferme achèvent leur repas et je suis étonné qu’ils ne t’aient pas déjà entendue. S’ils te surprennent dans la cour, ils ne manqueront pas de t’assommer à coups de bâton. C’est pourquoi, pendant qu’il te reste encore deux pattes, tu feras bien de te couler derrière la haie et de gagner aussitôt la forêt où tu attendras que tes ailes repoussent. Si tu tardes seulement une minute, je te vois en mauvaise posture.

La buse ne se fit pas répéter l’avertissement, et, avalant ses paroles de colère, elle se hâta vers le coin de la haie. Elle n’avait guère l’habitude de courir, et c’était un spectacle pitoyable de voir ce grand oiseau efflanqué, à moitié plumé, qui s’en allait en clopinant.

L’âne en était si ému qu’il proposa au cochon :

— On pourrait peut-être lui rendre ses ailes tout de même. Après une pareille aventure, elle aura perdu toute envie de rôder encore près de la ferme.

— Moi, je veux bien, acquiesça le cochon. Tout à l’heure, nous lui avons fait très mal et il me semble qu’elle est assez punie. Qu’en pense le chat ?

— Oh ! moi, je n’y vois pas d’inconvénient, dit le chat. C’est à la petite poule blanche d’en décider…

La buse, qui avait entendu le conciliabule, s’était arrêtée à mi-chemin de la haie, attendant qu’on lui rendît ses deux ailes. Il lui semblait que ce fût maintenant une chose décidée, mais elle eut une grande désillusion, car la petite poule blanche lui cria :

— Tu n’as rien à attendre de nous ! Presse-toi de gagner la forêt ou j’appelle les maîtres !

La buse reprit sa course en grommelant et disparut au coin de la haie. L’âne et le cochon en voulaient à la petite poule blanche d’une aussi grande sévérité, mais elle leur dit en clignant un œil :

— Je garde ses ailes parce que j’ai une idée… je suis sûre que le chat m’a déjà comprise… Mais voilà les deux petites, nous allons en parler avec elles.

Delphine et Marinette sortaient de la maison avec leurs cartables sous le bras pour s’en aller à l’école.

Pendant qu’elles s’arrêtaient à caresser le cochon, la petite poule leur fit part de son projet.

— C’est une bonne idée, dirent-elles, mais ce doit être bien difficile. Nous en parlerons au bœuf blanc en rentrant de l’école.

Ce bœuf blanc était un bœuf très savant, qui savait lire dans les livres les plus difficiles. Pourvu qu’il fût de bonne humeur, il conseillait volontiers les bêtes dans l’embarras, mais, depuis deux jours, il était justement très mal disposé parce qu’il n’arrivait pas à trouver la solution d’un problème d’arithmétique.

Seules, Delphine et Marinette pouvaient lui adresser la parole sans se faire rabrouer.

Les deux petites filles prirent le chemin de l’école après avoir promis au cochon de presser leur retour, afin de parler au bœuf blanc. Elles ne pensaient guère à leurs leçons, et Delphine paraissait soucieuse.

— Est-ce que tu as peur que le projet ne réussisse pas ? demanda Marinette.

— Oh ! non, dit Delphine, au contraire ! J’ai presque peur qu’il réussisse trop bien. Vois-tu, je me demande si nous sommes bien raisonnables de vouloir sauver le cochon…

— Tu ne peux tout de même pas souhaiter qu’il soit coupé en morceaux et mis au saloir !

— Oui, je sais bien, c’est ennuyeux pour lui et pour nous, mais, après tout, les cochons sont faits pour être mangés. Suppose que le nôtre échappe à son sort. Ce sera un gros ennui pour nos parents. Où prendront-ils le lard dont nous faisons presque tous nos repas ? C’est bien joli d’être bon pour les bêtes, mais il ne faut pas exagérer.

Marinette était presque fâchée d’entendre sa sœur parler ainsi, mais elle ne trouva rien à répondre d’abord. Comme elles craignaient d’être en retard, elles prirent un petit chemin de traverse où elles s’aventuraient rarement et passèrent devant une jolie maison peinte en vert. Sur le seuil était assis un gros cochon rose tacheté de noir, qui leur dit aimablement :

— Bonjour, petites… Vous allez à l’école ?

— Oui, répondit Marinette, et je crois que nous ne sommes pas en avance… Dites-moi, cochon, vous devez être très lourd ?

— Ma foi, dit le cochon en riant, voilà bien longtemps que je ne me suis pas pesé. La dernière fois, si j’ai bonne mémoire, je faisais trois cents livres.

— Trois cents livres ! Vos maîtres doivent être bien bons, ou ils ne sont pas pressés.

— Mes maîtres ? mais je n’en ai pas, et je vous dirai même que je m’en trouve assez bien… Oh ! je ne suis pas riche, mais à quoi bon ? Il me suffit de posséder cette petite maison, un bout de champ et un bon garçon obéissant. C’est assez pour ma tranquillité.

Au même instant, un gros garçon aux joues pleines sortit de la maison avec une pioche sur l’épaule, et salua les deux petites.

— Baptiste, lui dit le cochon, as-tu regardé s’il me reste encore beaucoup de glands ?

— Oui, mon maître, je viens de regarder. Il n’en reste plus que pour trois ou quatre jours… peut-être une semaine, si vous voulez bien vous rationner.

— Me rationner ? grogna le cochon. Comme c’est agréable ! Et alors, dans une semaine, je n’aurai plus un gland à me mettre sous la dent ? Mais tu sais ce que je t’ai promis ? C’est toi qui l’auras voulu, puisque tu as eu la paresse de ne pas l’approvisionner en temps utile.

Baptiste baissa la tête et partit en s’essuyant les yeux.

Les petites étaient si étonnées de ce qu’elles avaient vu et entendu, qu’elles en oubliaient l’école.

— Vous comprenez, leur dit le gros cochon, tous les ans il me joue le même tour. A la fin, moi, j’en ai assez.

— Pauvre homme ! s’écria Delphine. Il ne l’a sûrement pas fait exprès… ce n’est qu’une étourderie… Prenez patience.

— Oh ! oui, prenez patience, supplia Marinette. Ne le mangez pas encore cette année.

— Le manger ? s’écria le gros cochon et, à son tour, il ouvrit de grands yeux étonnés. Le manger ? Mais je n’y ai jamais pensé ! Je lui ai simplement promis que si les glands venaient à manquer, je le priverais de dessert pendant quinze jours. Mais je suis si bête que je n’aurai même pas le courage de le punir. Et pourtant, vous conviendrez qu’il le mérite bien !

Les petites en convinrent volontiers. Et repensant aux paroles de Marinette, le gros cochon se mit à rire et dit encore :

— Le manger… comme vous y allez, vous ! Pauvre Baptiste !.. Oh ! ce n’est pas qu’il ne soit pas appétissant, au contraire, et je pense à certaine manière de l’accommoder qui me plairait assez… sans compter qu’il me ferait pas mal de profit ! Mais s’il ne fallait écouter que son appétit, on aurait bientôt dévoré ses meilleurs amis. Pour moi, j’aimerais mieux mourir de faim que de m’y décider !

Delphine, toute rougissante à la pensée de certains propos qu’elle avait tenus à sa sœur, fit observer qu’il était grand temps de rentrer en classe.

— Il me tarde d’être rentrée pour pouvoir aller parler au bœuf blanc, dit-elle.

D’abord, les petites entrèrent seules dans l’étable.

Le cochon, l’âne, le chat et la petite poule blanche les attendaient dans la cour.

— Bœuf blanc, dit Delphine, nous avons quelque chose à te demander.

— Vous avez de la chance, dit le bœuf blanc. Je viens justement de trouver la solution de mon problème.

Delphine lui exposa ce qui les amenait auprès de lui, et quand il eut tout entendu :

— Mais rien n’est plus facile ! leur dit-il. Vous n’avez rien à craindre, j’en fais mon affaire. Je vais y réfléchir un peu pour plus de sûreté, mais venez ce soir à sept heures avec votre ami, et la chose sera faite en moins d’une minute.

Les petites remercièrent longuement le bœuf blanc et, quittant l’étable, retrouvèrent leurs amis qui les attendaient avec impatience.

— C’est entendu, dit Delphine, au cochon. Nous t’emmènerons auprès du bœuf blanc ce soir à sept heures et il arrangera tout.

— Ah ! je suis bien content, déclara le cochon. Je peux bien vous le dire maintenant, mais je n’osais pas espérer que la chose était possible.

En rentrant des champs, vers six heures, les parents s’arrêtèrent auprès du cochon et le palpèrent longuement pour s’assurer de son embonpoint. Ils semblèrent fort satisfaits de leur examen et lui dirent d’un ton amical :

— Allons, tu n’as pas perdu ton temps, tu es un brave cochon.

— Vos compliments me rendent bien heureux. Je sais que ma santé vous tient à cœur et que vous n’avez pas fini de m’en donner des preuves.

A sept heures, comme il avait été convenu, les petites vinrent chercher le cochon pour le conduire auprès du bœuf blanc. Delphine portait une aile de buse, et Marinette portait l’autre. Les choses se passèrent bien simplement. Pendant que les petites appliquaient sur le dos du cochon les dépouilles de la buse, le bœuf blanc dit trois mots en latin, en même temps qu’il faisait tourner sa queue de gauche à droite.

Aussitôt, le cochon se trouva pourvu d’une paire d’ailes solidement fixées, et c’était comme s’il les eût apportées en naissant. A vrai dire, tout n’alla pas du premier coup. Delphine et Marinette étaient si émues que l’une des ailes fut plantée sur l’échine et l’autre sur le ventre.

— Ça ne fait rien, dit le bœuf blanc, qui était décidément de bonne humeur, nous allons réparer l’erreur.

Il récita son latin à l’envers, fit tourner sa queue de droite à gauche, et les ailes tombèrent. Il n’eut qu’à recommencer la première opération, en veillant cette fois à la symétrie. Le cochon était si heureux qu’il ne savait comment le remercier.

— Tu es le meilleur des bœufs. Toute ma vie, je te serai, reconnaissant de ce que tu viens de faire pour moi.

— Mais non, dit le bœuf. Il y a bien de quoi ! c’est tout naturel. Si même un jour, tu avais besoin d’une paire de nageoires, ne te gêne pas. C’est à ton service.

C’était tout de même gentil de sa part. Pour le récompenser, Delphine lui donna un petit livre qu’elle avait trouvé dans la maison, et auquel personne ne comprenait rien. Le bœuf se mit aussitôt à le dévorer et n’entendit même pas qu’on lui disait au revoir.

Le lendemain matin, il faisait un beau soleil qui mit sur pied bêtes et gens de bonne heure. Les parents aiguisèrent un grand couteau et préparèrent d’autres instruments presque aussi affreux. La petite poule blanche picorait dans la cour, le chat était couché sur la margelle du puits, et l’âne broutait une herbe de printemps à côté de la maison. Et quand ils eurent tout préparé, les parents dirent aux deux petites :

— Allez donc lâcher ce pauvre cochon et qu’on en finisse rapidement.

Quand on lui eut ouvert sa porte, le cochon fit un signe d’amitié aux petites et fila jusqu’à la haie du jardin, comme il faisait d’habitude. Il sembla aux parents qu’il avait quelque chose de changé, mais ils n’y firent pas attention autrement. Cachant leur grand coutelas derrière le dos, ils l’appelèrent d’une voix engageante.

— Viens, mon beau cochon, disaient-ils. Viens dire bonjour à tes maîtres, et tu auras une belle récompense.

Mais le cochon ne bougeait pas et tous les appels, toutes les promesses, ne lui faisaient même pas lever la tête.

— Viendras-tu, à la fin ! crièrent les parents d’une voix furieuse, où nous faudra-t-il aller te chercher par l’oreille ?

Il ne parut pas entendre, et ils durent se décider à l’aller chercher comme ils l’avaient dit. Alors, le cochon fit trois pas à leur rencontre, et déployant ses belles ailes neuves, s’éleva gracieusement dans les airs.

On ne peut pas dire combien les parents étaient étonnés. Les yeux ronds et la bouche ouverte, ils regardaient leur cochon qui volait en rond au-dessus de la cour, tantôt les ailes battantes, s’élevant plus haut que les cheminées de la maison, tantôt planant et descendant jusqu’à effleurer les cheveux blonds des deux petites. Un moment, il se percha sur le toit, et les parents eurent encore l’espoir qu’il leur reviendrait.

— Voyons, ce n’est pas sérieux, il s’agit d’une plaisanterie et nous sommes tout prêts à pardonner. Tu sais combien nous tenons à toi.

— Serviteur, dit le cochon. Est-ce que vous croyez qu’en volant au-dessus de la cour, je n’ai pas vu le grand coutelas que vous cachez derrière votre dos ? J’aime mieux quitter la maison que d’y finir au saloir. Adieu, et apprenez à être moins cruels.

Après un sourire à ses amis, le cochon s’enfuit à tire-d’aile jusqu’au profond de la forêt. Il y vécut très heureux et ne regretta jamais le saloir. Pourtant, il n’oubliait pas ses anciens compagnons et profitait de l’absence des parents pour venir à la ferme. Il contait ses aventures de la forêt aux deux petites, à l’âne, au chat, à la petite poule blanche, et ne manquait jamais de les remercier, disant qu’il leur devait la vie.

Plusieurs fois, il prit Delphine et Marinette sur son dos et leur fit faire de belles promenades dans les nuages.

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