Delphine eut le prix d’excellence et Marinette le prix d’honneur. Le maître embrassa les deux sœurs en prenant bien garde de ne pas salir leurs belles robes, et le sous-préfet, venu tout exprès de la ville dans son uniforme brodé, prononça un discours.
— Mes chers enfants, dit-il, l’instruction est une bonne chose et ceux qui n’en ont pas sont bien à plaindre. Heureusement, vous n’êtes pas dans ce cas là, vous. Par exemple, je vois ici deux petites filles en robes roses, qui ont une jolie couronne dorée sur leurs cheveux blonds. C’est parce qu’elles ont bien travaillé. Aujourd’hui, elles sont récompensées de leur peine, et voyez donc comme c’est agréable pour leurs parents : ils sont aussi fiers que leurs enfants. Ah ! ah ! Et tenez, moi qui vous parle, je ne voudrais pas avoir l’air de me vanter, mais enfin, si je n’avais pas toujours bien appris mes leçons, je n’aurais pas ma position de sous-préfet, ni l’habit d’argent que vous me voyez. Voilà pourquoi il faut bien s’appliquer à l’école, et faire comprendre aux ignorants et aux paresseux que l’instruction est indispensable.
Le sous-préfet s’inclina, les écolières chantèrent une petite chanson, et chacun rentra chez soi. En arrivant à la maison, Delphine et Marinette ôtèrent leurs belles robes pour mettre leurs tabliers de tous les jours, mais au lieu de jouer à la paume, ou à saute-mouton, ou à la poupée, ou au loup, ou à la marelle, ou à chat perché, elles se mirent à parler du discours du sous-préfet.
Elles trouvaient qu’il était vraiment très bien, ce discours. Même, elles étaient ennuyées de n’avoir pas sous la main quelqu’un de tout à fait ignorant à qui faire comprendre les bienfaits de l’instruction. Delphine soupirait :
— Dire que nous avons deux mois de vacances, deux mois qui pourraient être si utilement employés. Mais quoi ? Il n’y a personne.
Dans l’étable de leurs parents, il y avait deux bœufs de la même taille et du même âge, l’un tacheté de roux, l’autre blanc et sans tache. Les bœufs sont comme les souliers, ils vont presque toujours par deux. C’est pourquoi l’on dit « une paire de bœufs ». Marinette alla d’abord au bœuf roux et lui dit en lui caressant le front :
— Bœuf, est-ce que tu ne veux pas apprendre à lire ?
D’abord, le grand bœuf roux ne répondit pas. Il croyait que c’était pour rire.
— L’instruction est une belle chose ! appuya Delphine. Il n’y a rien de plus agréable, tu verras, quand tu sauras lire.
Le grand roux rumina encore un moment avant de répondre, mais au fond, il avait déjà son opinion.
— Apprendre à lire, pour quoi faire ? Est-ce que la charrue en sera moins lourde à tirer ? Est-ce que j’aurai davantage à manger ? Certainement non. Je me fatiguerais donc sans résultat ? Merci bien, je ne suis pas si bête que vous croyez, petites. Non, je n’apprendrai pas à lire, ma foi non.
— Voyons, bœuf, protesta Delphine, tu ne parles pas raisonnablement, et tu ne penses pas à ce que tu perds. Réfléchis un peu.
— C’est tout réfléchi, mes belles, je refuse. Ah ! si encore il s’agissait d’apprendre à jouer, je ne dis pas. Marinette, qui était un peu plus blonde que sa sœur, mais plus vive aussi, déclara que c’était tant pis pour lui, qu’on allait le laisser à son ignorance et qu’il resterait toute sa vie un mauvais bœuf.
— Ce n’est pas vrai, dit le grand roux, je ne suis pas un mauvais bœuf. J’ai toujours bien fait mon métier, et personne n’a rien à me reprocher. Vous me faites rire, toutes les deux, avec votre instruction. Comme si l’on ne pouvait pas vivre sans ça ! Remarquez bien que je n’en dis pas de mal, je prétends que ce n’est pas une chose pour les bœufs, voilà tout. La preuve, c’est qu’on n’a jamais vu un bœuf avoir de l’instruction.
— Ce n’est pas une preuve du tout, répliqua Marinette. Si les bœufs ne savent rien, c’est qu’ils n’ont jamais rien appris.
— En tout cas, ce n’est pas moi qui m’y mettrai, vous pouvez être tranquilles.
Delphine essaya encore de lui faire entendre raison, mais ce fut peine perdue, il ne voulait pas comprendre.
Les petites lui tournèrent le dos, peinées qu’il s’entêtât dans son indifférence et sa coupable paresse. Prié à son tour, le bœuf blanc parut touché de leur sollicitude. Il avait beaucoup d’affection pour elles et il ne voulait pas les attrister par un autre refus. D’autre part, il ne lui déplaisait pas de penser qu’il pourrait être plus tard un ruminant distingué. C’était un bon bœuf, un très bon bœuf, même ; doux, patient, laborieux, mais qui avait un peu d’orgueil et d’ambition. Cela se voyait à la façon hautaine dont il dressait les oreilles quand son maître, aux labours, lui faisait une observation. Mais tous les bœufs ont leurs défauts, il n’y en a point de parfaits, et celui-là, en dépit de quelques petits travers, était une excellente nature.
— Écoutez, petites, leur dit-il, j’ai presque envie de vous répondre comme mon frère : à quoi me servira de savoir lire ? Mais je tiens à vous faire plaisir. Après tout, si l’instruction n’est pas utile à un bœuf, elle n’est pas une gêne non plus, et à l’occasion, elle pourra me distraire. Si la chose ne me donne pas trop de tintouin, je consens donc à essayer.
Les petites étaient bien contentes d’avoir trouvé un bœuf de bonne volonté et le félicitaient de son intelligence.
— Bœuf, je suis sûre que tu feras de très bonnes études, de brillantes études.
Et lui, à ces compliments, il rentrait sa tête dans ses épaules, plissant son col en accordéon, comme nous faisons, nous, quand nous voulons nous rengorger.
— En effet, murmurait-il, je crois bien que j’ai des dispositions.
Comme les petites quittaient l’étable pour aller chercher un alphabet, le grand roux leur demanda sérieusement :
— Dites-moi, petites, est-ce que vous n’avez pas envie d’apprendre à ruminer ?
— Apprendre à ruminer, dirent-elles en s’esclaffant, et pour quoi faire ?
— Vous avez raison, convint le grand roux, pour quoi faire ?
Delphine et Marinette, qui voulaient faire une surprise à leurs parents, décidèrent de garder le secret sur les études du bœuf blanc. Plus tard, quand il serait déjà savant, elles auraient plaisir à voir l’étonnement de leur père.
Les débuts furent plus faciles que les petites n’avaient osé l’espérer. Le bœuf était vraiment très doué, et d’autre part, il avait beaucoup d’amour-propre. A cause des railleries du grand roux, il feignait de prendre un plaisir sans égal à épeler l’alphabet. En moins de quinze jours, il eut appris à lire ses lettres et même à les réciter par cœur. Les dimanches, les jours de pluie, et en général, tous les soirs au retour des champs, Delphine et Marinette lui donnaient des leçons en cachette de leurs parents. Le pauvre bœuf en avait de violents maux de tête, et il lui arrivait de se réveiller au milieu de la nuit en disant tout haut :
— B, A, ba, B, E, be, B, I, bi…
— Est-il bête avec ses B, A, ba, ronchonnait le grand roux. Il n’y a même plus moyen de dormir tranquillement, depuis que ces deux gamines lui ont donné des idées de grandeur. Si encore tu étais sûr de ne rien regretter plus tard…
— Tu n’imagineras jamais, ripostait le bœuf blanc, quel plaisir ce peut être de connaître les voyelles, les consonnes, de former des syllabes, enfin. Cela rend la vie bien agréable et je comprends à présent pourquoi l’on fait un si grand éloge de l’instruction. Je me sens déjà un autre bœuf qu’il y a trois semaines. Quel bonheur d’apprendre ! Mais voilà, tout le monde ne peut pas, il faut des capacités.
Le voyant si heureux, le grand roux en venait parfois à se demander s’il avait été sage de s’obstiner dans son ignorance. Mais comme cette année-là, le fourrage avait un excellent goût de noisette, que la paille était douce et longue, il résistait facilement aux séductions de l’esprit.
Tout d’abord, Delphine et Marinette purent se féliciter de leur initiative. Le bœuf faisait des progrès surprenants. Au bout du mois, il commençait à savoir compter, il lisait presque couramment, et il avait même appris une petite poésie. Il devint si studieux qu’à l’étable, il avait toujours dans son râtelier un livre ouvert dont il tournait les pages avec sa langue. C’était tantôt une arithmétique, tantôt une grammaire, ou encore une histoire, une géographie, un recueil de poèmes. Sa curiosité n’avait d’égale que son application, et il s’intéressait à tout ce qui est imprimé.
— Comment ai-je pu vivre en ignorant toutes ces belles choses, murmurait-il à chaque instant.
Et qu’il fût aux champs, ou au vert, ou par les chemins, il ne se lassait pas de réfléchir à ses lectures.
Il faut dire que c’était un bœuf de six ans et qu’à cet âge-là, les bœufs sont aussi raisonnables que peut l’être une personne d’entre vingt-cinq et trente. Malheureusement ses études le fatiguaient beaucoup, à cause de son trop grand zèle, et aussi parce que ce nouveau labeur venait en surcroît et ne lui épargnait pas celui des champs. Le pire était qu’à rêver sans cesse, il oubliât la moitié du temps de boire et de manger, si bien que les petites, voyant sa maigreur, ses yeux jaunes et ses traits tirés, furent prises d’inquiétude.
— Bœuf, lui dirent-elles, nous sommes très contentes de ton travail. Voilà que tu en sais maintenant presque autant que nous et peut-être plus, si c’est possible. Tu as donc mérité de te reposer, et d’ailleurs, ta santé l’exige.
— Je me moque de ma santé et ne veux penser qu’à orner mon esprit.
— Voyons, bœuf, il faut être raisonnable. Si tu allais à l’école comme nous, tu verrais que le travail n’est pas toujours bon, et qu’il y a temps pour tout. La preuve en est que nous avons des récréations pour nous reposer, et même des vacances.
— Les vacances ? eh bien ! oui, tenez, parlons-en un peu des vacances ! ma parole, je ne suis pas fâché d’en parler, non !
Les petites, ne voyant pas bien où il voulait en venir, se donnaient mutuellement des coups de coude, comme pour se dire sans en avoir l’air : « Mais qu’est-ce qu’il a, hein ? qu’est-ce qui lui prend ? »
— Oh ! je vous vois bien, dit le bœuf, ce n’est pas la peine de vous donner des coups de coude. Je ne suis pas fou du tout, et je sais très bien ce que je dis. Vous me parlez de vacances, et ci et ça, et que je devrais me reposer. Bon. Et moi je vous réponds justement que je suis de votre avis. Parfaitement, des vacances, mais alors de vraies vacances qui me permettront de travailler selon mes goûts et mes aptitudes. Ah ! pouvoir consacrer son temps à lire les poètes, à connaître les travaux des savants… c’est la vie, cela !
— Il faut bien jouer aussi, dit Marinette.
— On ne peut pas discuter avec vous, soupira le bœuf, vous êtes des enfants.
Et il se replongea dans un chapitre de géographie, en faisant remuer sa queue pour témoigner aux petites que leur présence l’impatientait. Tout ce qu’on pouvait lui dire encore était inutile, il n’en ferait qu’à sa tête.
— Au moins, lui dit Marinette, puisque tu ne veux pas prendre de vacances, fais attention que personne ne te voie étudier. Quand je pense que tu as toujours un livre ouvert devant les yeux et que nos parents pourraient te surprendre…
On peut juger par cette recommandation que les deux blondes n’étaient plus très sûres d’avoir fait œuvre de sagesse. Et en effet, elles ne se vantaient à personne de leur entreprise.
Bien entendu, le maître n’avait pas été sans apercevoir un changement dans l’attitude du bœuf blanc. Un jour, sur la fin de l’après-midi, il eut la surprise de le voir, assis sur le pas de la porte de l’étable, qui paraissait contempler distraitement la campagne.
— Par exemple, dit-il, qu’est-ce que tu fais là, bœuf, et dans cette position assise ?
Et le bœuf, balançant la tête et fermant à demi les paupières, répondit d’une voix douce :
J’admire, assis sous un portail
Ce reste de jour dont s’éclaire
La dernière heure du travail…
Le maître ne savait pas, ou bien il l’avait oublié, que ce fussent là des vers de Victor Hugo, et il convint tout d’abord :
— Il parle bien, ce bœuf.
Mais il soupçonnait que ce beau langage dissimulait un mystère inquiétant, car il ajouta :
— Hum ! je ne sais pas ce qu’il a, mais depuis quelque temps, je trouve qu’il a des airs singuliers… tout à fait singuliers…
Il ne vit pas la confusion des petites qui rougissaient jusqu’aux cheveux en assistant à cette scène pénible.
Mais elles rougirent bien davantage et les larmes leur vinrent aux yeux, lorsque le père s’écria :
— Allons ! ouste ! rentre dans ton étable ! je n’aime pas les bœufs qui font des manières, moi !
Le bœuf se leva en lui jetant un regard triste et courroucé, puis il regagna sa place auprès du grand roux. Bientôt, le travail qu’il fournissait aux champs se ressentit de ses occupations studieuses. Il avait la tête si pleine de beaux vers, de dates historiques, de chiffres et de maximes, qu’il écoutait distraitement les ordres donnés par son maître. Parfois même, il n’écoutait pas du tout, et l’attelage s’en allait de travers et jusqu’au bord du fossé, quand ce n’était pas en plein dedans.
— Fais donc attention, lui soufflait le grand roux en le poussant de l’épaule, tu vas encore nous faire gronder.
Le bœuf blanc avait alors un frémissement orgueilleux des oreilles, et s’il consentait à reprendre le droit chemin, c’était pour s’en écarter presque aussitôt. Un matin de labour, il s’arrêta brusquement au milieu d’un sillon, sans que le maître l’eût commandé et se mit à rêver tout haut. Voilà ce qu’il disait :
— Deux robinets coulent dans un récipient cylindrique de soixante-quinze centimètres de haut, et débitent ensemble vingt-cinq décimètres cubes à la minute. Sachant que l’un des deux robinets, s’il coulait seul, mettrait trente minutes à remplir le récipient, alors que l’autre mettrait trois fois moins de temps que s’ils coulaient tous les deux à la fois, calculer le volume du récipient, son diamètre, et au bout de combien de temps il sera plein… C’est intéressant… très intéressant…
— Qu’est-ce qu’il peut bien jargonner ? dit le maître.
— Voyons… je suppose que les deux robinets soient fermés… qu’est-ce qui se passe ?
— Enfin, explique-moi donc un peu ce que tu racontes…
Mais le bœuf était si profondément absorbé par la recherche de sa solution qu’il n’entendait rien et demeurait immobile en marmonnant des chiffres. De tout temps, les bœufs ont été loués pour leur parfaite égalité d’humeur, et l’on n’en a jamais vu s’entêter à rester sur place, comme font trop souvent les mulets et les ânes. Aussi le maître était-il fort surpris d’un pareil caprice. « Il faut que cette bête-là soit malade », songea-t-il. Lâchant les mancherons de la charrue, il passa en tête de l’attelage et interrogea d’une voix tout amicale :
— Tu parais souffrant. Voyons, dis-moi ce qui ne va pas, franchement.
Alors, le bœuf, frappant la terre de son sabot, répondit avec colère :
— C’est tout de même malheureux, mais il n’y a pas moyen de réfléchir en paix une minute ! On ne s’appartient pas ! On dirait que je n’ai pas d’autre affaire que leur charrue ! J’en ai par-dessus la tête de leur joug !
Le maître demeura interloqué à se demander si son bœuf avait bien toute sa raison. Le grand roux était très attristé par cet incident, bien qu’il ne laissât rien deviner de ses préoccupations. Il savait très bien à quoi attribuer cet accès de mauvaise humeur, mais c’était un bon camarade qui n’aurait pas voulu rapporter pour se faire bien voir du patron. Avec lui, on pouvait être tranquille. Enfin, le bœuf blanc se ressaisit et s’excusa d’une voix maussade.
— C’est bon, j’ai été distrait. N’en parlons plus et reprenons la besogne.
Ce jour-là, au repas de midi, les petites eurent une grande frayeur en entendant les paroles de leur père.
— Ce bœuf blanc devient impossible, disait-il, et ce matin encore j’ai cru devenir enragé à cause de ses sottises. Non seulement il fait son travail de travers, mais il répond comme le pire des effrontés, et je ne peux même plus lui faire une observation. Croyez-vous, hein ? S’il continue à se rendre insupportable, je vais me voir obligé de le vendre pour la boucherie…
— A la boucherie ? demanda Delphine. Pour quoi faire ?
— Tiens, cette idée ! pour le manger, tout simplement !
Delphine se mit à sangloter, et Marinette à protester.
— Manger le bœuf blanc ? dit-elle, mais c’est que moi je ne veux pas.
— Ni moi, dit Delphine. On ne mange pas un bœuf parce qu’il est de mauvaise humeur ou parce qu’il est triste.
— Il faudrait peut-être le consoler ?
— Bien sûr ! En tout cas, on n’a pas le droit de le manger !
— Et on ne le mangera pas !
Les petites, voyant clairement le péril où elles avaient engagé leur ami, se démenaient comme des diablotins, criant, tapant du pied et sanglotant, si bien que le père s’écria d’une voix courroucée :
— Taisez-vous, deux péronnelles que vous êtes ! ces choses-là ne regardent pas des gamines. Un bœuf qui fait sa mauvaise tête n’est plus bon qu’à être mangé, et si le nôtre ne s’amende pas, il sera mangé comme il le mérite !
Lorsque les petites furent sorties, il dit encore à sa femme, mais en riant et sans plus de colère :
— S’il fallait les écouter, on laisserait toutes les bêtes mourir de vieillesse. Quant au bœuf blanc, je ne crois pas qu’il soit possible de le vendre avant longtemps, il est devenu si maigre que ce serait une mauvaise affaire. Je serais d’ailleurs bien curieux de savoir pourquoi il maigrit ainsi. J’ai toujours pensé que ce n’était pas naturel.
Cependant, Delphine et Marinette avaient couru à l’étable avertir le malheureux bœuf qui était justement en train d’étudier sa grammaire. En les voyant, il ferma les yeux et récita sans se tromper une fois la règle des participes, qui est pourtant très difficile. Mais Marinette confisqua la grammaire et Delphine tomba à genoux sur la paille.
— Bœuf, il paraît que si tu continues à tirer la charrue de travers et à répondre de travers, tu vas être vendu.
— Que m’importe, fillette ? Là-dessus, je suis tout à fait de l’avis de La Fontaine : « Notre ennemi, c’est notre maître. »
Les petites trouvèrent qu’il n’était pas très gentil, car enfin, il leur devait au moins quelques paroles de regret.
— Vous voyez comme il est, fit observer le grand roux. A présent, il ne connaît plus ni parents, ni amis.
— Que m’importe d’être vendu ? reprenait l’autre.
Le seul risque serait sans doute de me voir apprécié un peu mieux que je ne suis ici.
— Mon pauvre bœuf, lui dit Delphine, tu serais vendu au boucher.
— Pour être mangé, ajouta Marinette qui lui en voulait de tant d’ingratitude. Tu vas être mangé et ce sera notre faute à nous qui t’avons donné de l’instruction. Parce qu’il faut bien le reconnaître c’est l’instruction qui t’a rendu insupportable. Et si tu ne veux pas être mangé, il va falloir commencer par oublier tout ce que tu as appris.
— J’avais bien dit que tout cela ne valait rien pour les bœufs, soupira le grand roux. On n’a pas voulu m’écouter.
Son compagnon le regarda du haut en bas et répondit sèchement :
— Oui, Monsieur, j’ai méprisé vos conseils, comme je les méprise aujourd’hui. Sachez que je ne regrette rien, et quant à vouloir oublier quoi que ce soit, je refuse. Mon seul désir, ma seule ambition, c’est d’apprendre encore et toujours. Plutôt mourir que d’y renoncer.
Le grand roux, au lieu de se fâcher, répondit avec amitié :
— Si tu venais à mourir, j’aurais du chagrin, tu sais.
— Oui, oui, on dit ça, et puis dans le fond.
— Sans compter que ce ne serait pas agréable pour toi, poursuivit le grand roux. Un jour que je passais en ville, devant une boucherie, j’ai vu un bœuf pendu par les cuisses, le ventre ouvert. Sa tête était posée à côté de lui sur un plat. On lui avait ôté sa peau, et le boucher, avec un couteau, taillait des tranches de viande dans sa chair saignante. Voilà pourtant où ton instruction va te mener, si tu n’y prends pas garde.
Le bœuf blanc n’avait plus du tout envie de mourir, et quoiqu’il s’en défendît, il était de l’avis des deux petites.
— Bœuf, lui disaient-elles, le discours de Monsieur le sous-préfet n’était pas fait pour les bœufs. Si nous avions mieux réfléchi, nous t’aurions appris à jouer à des jeux : à la main chaude, au loup, à la tape, à la poupée, à chat perché.
— Non, tout de même, protestait le bœuf blanc. Les jeux, c’est bon pour les enfants.
— Moi, disait le grand roux en riant de toutes ses dents, il me semble que j’aimerais ça, les jeux. Tenez, par exemple, la tape ou bien chat perché, je ne sais pas ce que c’est, mais c’est sûrement amusant.
Les petites promirent de lui apprendre à jouer, et le bœuf blanc jura qu’à l’avenir il s’appliquerait aux travaux de la terre et n’aurait plus en présence du maître la moindre distraction.
Pendant une semaine, le bœuf s’abstint de toute espèce de lectures, mais il fut si malheureux qu’il maigrit, durant cette huitaine, de vingt-sept livres et trois hectogrammes, ce qui est considérable, même pour un bœuf. Les petites comprirent elles-mêmes qu’il ne pouvait durer à un pareil régime et lui rendirent quelques livres parmi ceux qu’elle jugeaient les plus ennuyeux : un traité sur la fabrication des parapluies et un ouvrage très ancien sur la guérison des rhumatismes. Le bœuf les trouva si attrayants que, non content de les relire, il les apprit par cœur tous les deux. « Donnez-m’en d’autres », dit-il aux petites lorsqu’il eut fini, et il fallut bien lui obéir. Dès lors il retomba dans sa funeste passion de l’étude et rien ne put l’en détourner, ni le péril de la boucherie, ni la colère du maître, ni les amicales remontrances du grand roux qui, de son côté, avait beaucoup changé en l’espace de quelques semaines.
Delphine et Marinette, dans l’espoir que le bœuf savant se laisserait tenter par les plaisirs de la tape, du colin-maillard et du chat perché, avaient appris ces jeux au grand roux qui s’en amusait beaucoup, et même un peu plus qu’il n’était raisonnable à un bœuf de son âge, car il devenait d’humeur frivole, riant à propos de tout et de rien. Cela faisait une paire de bœufs très mal assortie, et les sujets de querelle étaient nombreux.
— Je ne comprends pas, disait le bœuf blanc d’une voix sévère en jetant sur son compagnon un regard attristé, je ne comprends pas…
— Non, laisse-moi rire, interrompait le grand roux, c’est plus fort que moi, il faut que je rie.
— Je ne comprends pas qu’on puisse à ce point manquer de sérieux et de dignité. Quand on pense que la surface d’un rectangle s’obtient en multipliant la longueur par la largeur, que le Rhin prend sa source dans le massif du Saint-Gothard et que Charles Martel vainquit les Arabes en l’an 732, on est consterné par le spectacle d’un bœuf de six ans se livrant à des jeux imbéciles, et volontairement ignorant des merveilles…
— Ha ! ha ! ha ! faisait le grand roux, tordu par un rire convulsif.
— Idiot ! si au moins il avait l’esprit de s’amuser discrètement et de ne pas troubler mes travaux. Vas-tu te taire ?
— Écoute, vieux, laisse tes bouquins un moment, et jouons à quelque chose, tous les deux…
— Voilà qu’il devient fou ! comme si j’avais le temps de me prêter…
— A pigeon vole, rien qu’un quart d’heure… rien que cinq minutes…
Parfois le bœuf blanc cédait, après avoir arraché à l’autre la promesse de le laisser étudier en paix. Mais toujours préoccupé, il jouait médiocrement et s’y collait presque tout le temps. Il arrivait même que le grand roux en fût agacé et se fâchât tout de bon, disant qu’il faisait exprès de mal jouer.
— Toutes les fois tu t’y laisses prendre, et du premier coup. Tu ne sais donc pas ce que c’est qu’une maison, toi qui es si savant ?… Si tu le sais, pourquoi dis-tu « maison vole » ? Ah ! tu n’as pas l’esprit très vif, à ce que je vois…
— Je l’ai plus que toi, repartait son compagnon, mais je suis incapable de m’intéresser à des sottises, et j’en suis fier.
Leurs jeux finissaient la plupart du temps par un échange d’injures, quand ce n’étaient pas des coups de pied.
— En voilà des manières, leur dit Marinette qui les surprit un soir au milieu d’une querelle. Vous ne pouvez pas vous parler gentiment ?
— C’est de sa faute, il m’a forcé à jouer à pigeon vole.
— Mais non, il n’y a même pas moyen de plaisanter avec lui.
Ils en vinrent à ne plus pouvoir se supporter, et formèrent le plus mauvais attelage qu’on eût jamais vu. De plus en plus distrait, le bœuf blanc marchait à reculons quand il fallait marcher en avant, tirait à droite au lieu de tirer à gauche, tandis que son compagnon s’arrêtait à chaque instant pour rire à son contentement, ou bien se retournait vers le maître pour lui proposer une devinette :
— Quatre pattes sur quatre pattes. Quatre pattes s’en vont, quatre pattes restent. Qu’est-ce que c’est ?
— Allons, nous ne sommes pas là pour dire des bêtises. Hue !
— Oui, disait le grand roux en riant, vous dites ça parce que vous ne savez pas trouver.
— Moi ? je ne veux même pas chercher. Au travail !
— Quatre pattes sur quatre pattes, voyons, ce n’est pas difficile…
Il fallait que le maître le piquât de son aiguillon pour qu’il se remît au travail, et alors, c’était l’autre bœuf qui s’arrêtait pour se demander s’il était bien vrai que la ligne droite fût le plus court chemin d’un point à un autre, ou Napoléon le plus grand capitaine de tous les temps (certains jours il se décidait pour César). Le fermier se désolait de voir que ses bœufs devenaient de si mauvais ouvriers, l’un tirant a hue quand l’autre tirait à dia. Quelquefois il mettait tout un matin à tracer un sillon qu’il lui fallait recommencer l’après-midi.
— Ces bœufs me feront perdre la tête, disait-il chez lui. Ah ! si seulement je pouvais les vendre… mais il ne faut pas espérer vendre le blanc, il est de plus en plus maigre, et d’autre part si je me débarrasse du grand roux qui est devenu insupportable, qu’est-ce que je ferai d’un seul bœuf ?
Delphine et Marinette avaient encore un peu de remords en écoutant ces paroles, mais surtout, elles se félicitaient de ce qu’aucun des bœufs ne fût promis au boucher. Elles ne savaient pas que le bœuf blanc allait tout gâter, faute de pouvoir tenir sa langue.
Un soir, au retour des champs, le grand roux jouait à chat perché avec les petites dans la cour de la ferme. A vrai dire, il ne se perchait pas sur le fond d’un cuveau, ou sur un escabeau, ou sur une lessiveuse. Il était trop gros pour cela. Mais on lui en accordait le bénéfice quand il avait simplement posé un pied sur le perchoir.
Le maître considérait ces ébats sans bienveillance.
Comme le grand roux faisait le simulacre de se percher sur la margelle du puits, il le tira rudement par la queue et lui dit avec colère :
— As-tu fini tes singeries ? regardez-moi un peu ce grand benêt, à quoi il s’amuse !
— Alors quoi, dit le bœuf, on ne peut même plus jouer, maintenant ?
— Je te donnerai la permission de jouer quand tu travailleras comme il faut. Va-t’en à l’étable.
Puis il avisa le bœuf blanc qui faisait une expérience de physique dans l’auge de pierre où il venait de boire.
— Toi, dit le maître, je te conseille également plus d’application, et je trouverai bien un moyen de t’y obliger. En attendant, rentre aussi, à quoi cela ressemble-t-il de patauger dans l’eau comme tu fais ? Décampe !
Fâché d’interrompre son expérience, et plus encore humilié qu’on lui parlât sur ce ton, le bœuf blanc riposta :
— J’admets que vous vous adressiez avec cette rudesse à un bœuf ignorant, tel que mon compagnon. Ces espèces ne comprennent en effet point d’autre langage. Mais ce n’est pas ainsi que l’on traite un bœuf tel que moi, un bœuf instruit…
Les petites, qui s’étaient approchées, lui faisaient de grands signes pour qu’il tînt sa langue, mais il poursuivit :
— Un bœuf, fis-je, instruit dans les sciences, les belles-lettres et la philosophie.
— Comment ? mais je ne te savais pas aussi savant, bœuf.
— C’est pourtant la vérité. J’ai lu plus de livres que vous n’en lirez jamais, Monsieur, et je sais plus de choses que n’en sait toute votre famille réunie. Mais trouvez-vous convenable qu’un bœuf de mon mérite soit obligé aux travaux de la terre ? et pensez-vous, Monsieur, que la philosophie soit à sa place devant la charrue ? Vous me reprochez de faire aux champs de mauvaise besogne, mais c’est que je suis fait pour accomplir d’autres travaux plus importants.
Le maître l’écoutait avec attention et, de temps à autre, il hochait la tête. Pensant qu’il dût être fâché et qu’il le serait davantage quand le bœuf aurait tout dit, les petites n’en menaient pas large, mais elles eurent la surprise de l’entendre dire :
— Bœuf, pourquoi ne m’avoir pas parlé ainsi plus tôt ? Si j’avais su, tu penses bien que je ne t’aurais pas obligé à un labeur aussi pénible : j’ai trop de respect pour la science et la philosophie.
— Et les belles-lettres aussi, dit le bœuf, vous avez l’air d’oublier les belles-lettres.
— Bien entendu, les belles-lettres aussi. Mais va, c’est bien fini et j’entends que désormais tu restes à la maison pour achever tes études dans la quiétude la plus complète. Je ne veux plus que tu prennes sur ton sommeil le temps de tes lectures et de tes méditations.
— Vous êtes un bon maître, comment reconnaître votre générosité ?
— En prenant bien soin de ta santé. J’aime voir aux belles-lettres, aux sciences et à la philosophie un visage bien joufflu. N’aie donc pas d’autre souci que d’étudier, de manger et de dormir. Le grand roux travaillera pour deux.
Le bœuf ne se lassait pas d’admirer et de louer l’intelligence d’un maître aussi rare et les petites étaient fières de leur père. Il n’y avait que le grand roux qui n’eût pas à se féliciter de cette décision. En fait, il s’accommoda assez bien du nouveau régime et s’il n’accomplit pas son travail d’une manière tout à fait satisfaisante, du moins avait-il moins de mal que lorsque son compagnon de joug contrariait ses efforts par distraction ou mauvaise volonté.
Quant au bœuf blanc, l’on peut dire qu’il vécut parfaitement heureux. Il s’était orienté décidément vers la philosophie, et comme il avait autant de loisirs qu’il en pouvait désirer, et un excellent fourrage, ses méditations étaient sereines. Il engraissait régulièrement et prenait bonne mine. Il était en possession d’une très belle philosophie, lorsque son maître, s’étant aperçu qu’il avait augmenté de soixante-quinze kilogrammes, décida de le vendre au boucher en même temps que le grand roux. Par bonheur, le jour où il les conduisit à la ville, un grand cirque venait de planter sa tente sur la place principale. Le propriétaire du cirque, en passant auprès d’eux, entendit le bœuf blanc qui parlait avec distinction de science et de poésie. Il pensa qu’un bœuf savant ne ferait pas mal dans son cirque, et il en proposa aussitôt un bon prix.
Le grand roux regrettait maintenant de n’avoir pas étudié.
— Prenez-moi aussi, dit-il, je ne suis pas savant, c’est vrai, mais je connais des jeux amusants, et je ferai rire le public.
— Prenez-le, dit le bœuf blanc, c’est mon ami, et je ne peux pas me séparer de lui.
Après quelques hésitations, le propriétaire du cirque voulut bien acheter le grand roux, et il n’eut pas à le regretter, car les bœufs eurent beaucoup de succès. Le lendemain, les petites vinrent à la ville et purent applaudir leurs amis dans un très joli numéro. Elles avaient un peu de peine en pensant qu’elles les voyaient pour la dernière fois, et le bœuf blanc lui-même, qui ne demandait qu’à voyager pour s’instruire encore, avait du mal à retenir ses larmes.
Les parents achetèrent une autre paire de bœufs, mais les petites se gardèrent bien de leur apprendre à lire, car elles savaient maintenant qu’à moins de trouver place dans un cirque, les bœufs ne gagnent rien à s’instruire, et que les meilleures lectures leur attirent les pires ennuis.