Le paon

Un jour, Delphine et Marinette dirent à leurs parents qu’elles ne voulaient plus mettre de sabots.

Voilà ce qui s’était passé. Leur grande cousine Flora, qui avait presque quatorze ans et qui habitait le chef-lieu, venait de faire un séjour d’une semaine à la ferme.

Comme elle avait été reçue un mois plus tôt à son certificat d’études, son père et sa mère lui avaient acheté un bracelet-montre, une bague en argent et une paire de souliers à talons hauts. Enfin, elle n’avait pas moins de trois robes rien que pour le dimanche. La première était rose avec une ceinture dorée, la deuxième verte avec un bouillon de crêpe sur l’épaule, et la troisième en organdi. Flora ne sortait jamais sans mettre de gants. Elle regardait l’heure avec des ronds de bras et parlait beaucoup de toilettes, de chapeaux, de fer à friser.

Un jour donc, après le départ de Flora, les petites se poussèrent du coude pour s’encourager et Delphine dit aux parents :

— Les sabots, ce n’est pas si commode qu’on croit. On se fait surtout mal aux pieds et, ce qui arrive aussi, c’est que l’eau entre par-dessus, tandis qu’avec des souliers, il y a moins de risque, surtout si le talon est un peu haut. Et les souliers, c’est tout de même plus joli.

— C’est comme les robes, dit Marinette. Au lieu de rester toute la semaine en tablier avec une robe de rien en dessous, il vaudrait mieux sortir de l’armoire un peu plus souvent nos robes du dimanche.

— C’est comme les cheveux, dit Delphine. Au lieu d’avoir les cheveux sur les épaules, ce serait bien plus commode de les relever. Et plus joli aussi.

Les parents respirèrent un grand coup et, après avoir un moment regardé leurs filles en fronçant les sourcils, répondirent avec une voix terrible :

— Voilà des façons de parler qui ne nous plaisent pas. Ne plus mettre vos sabots ! sortir de l’armoire vos robes du dimanche ! Est-ce que vous avez perdu la tête ? Vous pensez, oui, vous pensez comme on va vous donner vos souliers et vos bonnes robes pour tous les jours. Ce serait bientôt dévoré et il ne vous resterait plus rien de propre pour quand vous iriez voir l’oncle Alfred. Mais le plus fort, c’est les cheveux relevés. Des gamines de votre âge ! Ah ! si jamais vous parlez encore de cheveux relevés…

Les petites n’osèrent plus parler aux parents de cheveux, de robes, ni de souliers. Mais quand elles étaient seules, en allant à l’école ou au retour, ou sur les prés à garder les vaches, ou aux bois à cueillir les fraises, elles mettaient des pierres dans leurs sabots pour avoir le talon plus haut, elles mettaient leur robe à l’envers pour se donner ainsi l’illusion d’en changer, elles nouaient leurs cheveux sur la tête avec une ficelle.

Et à chaque instant, elles se demandaient :

— Est-ce que j’ai la taille assez mince ? Est-ce que je fais d’assez petits pas ? Et mon nez, tu ne trouves pas que ces jours-ci il est un peu long ? Et ma bouche ? Et mes dents ? Est-ce que tu crois que le rose m’irait mieux que le bleu ?

Et dans leur chambre, elles n’avaient jamais fini de se regarder dans la glace, ne rêvant plus que d’être belles et d’avoir de beaux habits. Même, il y avait à la ferme un lapin blanc qu’elles aimaient beaucoup et il leur arrivait de rougir en pensant que le jour où on le mangerait, sa peau ferait une bien jolie fourrure.

Un après-midi, devant la ferme, assises à l’ombre d’une haie, Delphine et Marinette ourlaient des torchons. A côté d’elles et les regardant travailler il y avait une grosse oie blanche. C’était une bête tranquille, qui aimait la conversation et les plaisirs raisonnables. Elle se faisait expliquer à quoi sert d’ourler les torchons et comment s’y prendre.

— Il me semble que j’aimerais bien coudre, disait-elle aux petites. Ourler des torchons surtout.

— Merci, répondant Marinette, moi j’aimerais mieux coudre dans des robes. Ah ! si j’avais du tissu… par exemple, trois mètres de soie lilas… je me ferais une robe décolletée en rond avec un froncé de chaque côté.

— Moi, disait Delphine, je vois une robe rouge décolletée en pointe, avec trois rangs de boutons blancs jusqu’à la ceinture.

Tandis qu’elles parlaient ainsi, l’oie secouant la tête en murmurant :

— Tout ce que vous voudrez, mais moi j’aimerais mieux ourler des torchons.

Dans la cour, il y avait un cochon bien gras qui se promenait à petits pas. En sortant de la maison pour aller aux champs, les parents s’arrêtèrent devant lui et dirent :

— Il devient gras. Il est de plus en plus beau, ma foi.

— Vous trouvez ? dit le cochon. Je suis bien content de vous entendre dire que je suis beau. C’est ce que je pensais aussi.

Un peu gênés, les parents s’éloignèrent. En passant auprès des petites, ils leur firent compliment de leur application. Penchées sur leurs torchons, Delphine et Marinette tiraient l’aiguille sans échanger une parole, comme si rien n’eût compté pour elles que de faire des ourlets. Mais à peine les parents eurent-ils tourné le dos qu’elles se remirent à parler robes, chapeaux, souliers vernis, ondulations, montres en or, et l’aiguille courait moins vite dans la toile. Elles jouaient aux dames en visite, et Marinette en pinçant la bouche, demandait à Delphine :

— Chère Madame, où donc avez-vous fait faire ce joli tailleur ?

L’oie ne comprenait pas bien. Un peu étourdie par ces bavardages, elle commençait à sommeiller quand arriva du fond de la cour un coq désœuvré qui se planta devant elle et dit en la regardant d’un air apitoyé :

— Je ne voudrais pas te faire de peine, mais tu as quand même un drôle de cou.

— Un drôle de cou ? dit l’oie. Pourquoi, un drôle de cou !

— Cette question ! mais parce qu’il est trop long ! Regarde le mien…

L’oie considéra un moment le coq et répondit en hochant la tête :

— Eh bien ! oui, je vois que tu as le cou beaucoup trop court. Je dirai même que c’est loin d’être joli.

— Trop court ! s’écria le coq. Voilà que maintenant c’est moi qui ai le cou trop court ! En tout cas, il est plus beau que le tien.

— Je ne trouve pas, fit l’oie. Du reste, ce n’est pas la peine de discuter. Tu as le cou trop court et un point c’est tout.

Si les petites n’avaient pas été aussi occupées de robes et de coiffures, elles se seraient avisées que le coq était très vexé et auraient essayé d’arranger les choses.

Il se mit à ricaner et dit avec un air insolent :

— Tu as raison. Ce n’est pas la peine de discuter. Mais sans parler du cou, je suis mieux que toi. J’ai des plumes bleues, des plumes noires et même des jaunes. Surtout j’ai un très beau panache, tandis que toi, je trouve que tu finis drôlement.

— J’ai beau te regarder, riposta l’oie, je vois un petit tas de plumes ébouriffées qui ne sont guère plaisantes. C’est comme cette crête rouge que tu as sur la tête, tu n’imagines pas, pour quelqu’un d’un peu délicat, combien c’est écœurant.

Alors, le coq devint furieux. Il fit un saut qui le porta tout contre l’oie et cria de toute sa voix :

— Vieille imbécile ! Je suis plus beau que toi ! tu entends ! Plus beau que toi !

— Ce n’est pas vrai ! Espèce de brimborion ! C’est moi la plus belle !

Au tapage, les petites avaient laissé leur conversation sur les robes et se préparaient à intervenir, mais le cochon, qui avait entendu les cris, traversa la cour au galop et, s’arrêtant auprès du coq et de l’oie, leur dit tout essoufflé :

— Qu’est-ce qui vous prend ? Est-ce que vous avez perdu la tête, tous les deux ? Voyons, mais le plus beau, c’est moi !

Les petites et même le coq et l’oie éclatèrent de rire.

— Je ne voix pas ce qui vous fait rire, dit le cochon. En tout cas, pour ce qui est de savoir lequel est le plus beau, vous voilà d’accord.

— C’est une plaisanterie, dit l’oie.

— Mon pauvre cochon, fit le coq, si tu pouvais voir combien tu es laid !

Le cochon regarda le coq et l’oie avec un air peiné et soupira :

— Je comprends… oui, je comprends. Vous êtes jaloux, tous les deux. Et pourtant, est-ce qu’on a jamais rien vu de plus beau que moi ? Tenez, les parents me le disaient encore tout à l’heure. Allons, soyez sincères. Dites-le, que je suis le plus beau.

Pendant la dispute, un paon apparut au coin de la haie et chacun fit silence. Son corps était bleu, son aile mordorée, et sa longue traîne verte était parsemée de taches bleues cernées par un anneau couleur de rouille.

Il portait une huppe sur la tête et marchait d’un pas fier. Il eut un rire élégant et, se tournant de côté pour se faire admirer, dit en s’adressant aux deux petites :

— Depuis le coin de la haie, j’ai assisté à leur querelle et je ne vous cacherai pas que je me suis follement amusé. Ah ! oui, follement…

Ici, le paon s’interrompit pour rire discrètement et reprit :

— Grave question de savoir quel est le plus beau de ces trois personnages. Voilà un cochon qui n’est pas mal avec sa peau rose et tendue. J’aime bien le coq aussi avec cette espèce de moignon qu’il a sur la tête et ces plumes qui l’habillent comme un hérisson. Et quelle grâce aisée dans le maintien de notre bonne oie, et quelle dignité dans le port de la tête… Ah ! laissez moi rire encore… Mais soyons sérieux. Dites-moi, jeunes filles, ne pensez-vous pas qu’il vaudrait mieux, quand on est si loin de la perfection, ne pas trop parler de sa beauté ?

Les petites rougirent pour le cochon, pour le coq et pour l’oie, et un peu pour elles, aussi. Mais flattées de ce qu’il les eût appelées « jeunes filles », elles n’osèrent pas reprocher au paon son impolitesse.

— D’un autre côté, poursuivit le visiteur, je sais bien qu’on est un peu excusable quand on ne sait pas ce qu’est la vraie beauté…

Le paon tourna lentement sur lui-même en prenant des poses, pour que chacun pût le voir tout à son aise.

Le cochon et le coq, muets d’admiration le regardaient avec des yeux ronds. Mais l’oie ne paraissait pas trop surprise. Elle fit observer tranquillement :

— C’est entendu, vous n’êtes pas mal, mais on en a déjà bien vu autant. Moi qui vous parle, j’ai connu un canard qui avait un plumage aussi beau que le vôtre. Et il ne faisait pas ces embarras. Vous me direz qu’il n’avait pas comme vous une longue traîne à balayer la poussière ni cette huppe sur la tête. Si vous voulez. Mais je peux vous assurer qu’elles ne lui manquaient pas non plus. Il vivait très bien sans ça. Du reste, vous ne me ferez pas croire que tous ces ornements sont bien convenables. Me voyez-vous, moi, avec un pinceau sur la tête et un mètre de plumes par derrière ? Mais non, mais non. Ce n’est pas sérieux.

Pendant qu’elle parlait ainsi, le paon étouffait à peine un bâillement d’ennui et quand elle eut fini, il ne prit pas la peine de répondre. Déjà le coq reprenait de l’aplomb et ne craignait pas de comparer son plumage au sien. Il se tut tout d’un coup et le souffle même lui manqua une minute. Le paon venait de déployer les longues plumes de sa traîne qui s’arrondissait autour de lui comme un large éventail. L’oie elle-même en fut éblouie et ne put retenir un cri d’admiration. Émerveillé, le cochon fit un pas en avant pour voir les plumes de plus près, mais le paon fit un saut en arrière.

— S’il vous plaît, dit-il, ne m’approchez pas. Je suis une bête de luxe. Je n’ai pas l’habitude de me frotter à n’importe qui.

— Je vous demande pardon, balbutia le cochon.

— Mais non, c’est moi qui m’excuse de vous dire les choses aussi simplement. Voyez-vous, quand on veut être beau comme je suis, il faut en prendre la peine. C’est presque aussi difficile de le rester que de le devenir.

— Comment ? s’étonna le cochon. Est-ce que vous n’avez pas toujours été beau ?

— Oh ! non. Quand je suis venu au monde, je n’avais qu’un maigre duvet sur la peau et rien ne permettait d’espérer qu’il en serait un jour autrement. Ce n’est que peu à peu que je me suis transformé jusqu’au point d’être où vous me voyez à présent, et il m’a fallu des soins. Je ne pouvais rien faire sans que ma mère me reprenne aussitôt : « Ne mange pas de vers de terre, ça empêche la huppe de pousser. Ne saute pas à cloche-pied, tu auras la traîne de travers. Ne mange pas trop. Ne bois pas pendant les repas. Ne marche pas dans les flaques… » C’était sans fin. Et je n’avais pas le droit de fréquenter les poulets ni les autres espèces du château. Car vous savez que j’habite ce château qu’on aperçoit là-bas. Oh ! ce n’était pas souvent bien gai. En dehors des promenades que je faisais en compagnie de la châtelaine pour faire pendant à son lévrier, j’étais toujours seul. Et encore, si j’avais l’air de m’amuser ou de penser à quelque chose de drôle, ma mère me criait avec désespoir : « Petit malheureux, ne vois-tu pas qu’à rire ainsi et à t’amuser, tu as déjà dans la démarche et dans la huppe et dans la traîne un air de vulgarité ? » Oui, voilà ce qu’elle me disait. Oh ! la vie n’était pas drôle. Et même maintenant, vous ne me croirez peut-être pas, mais je suis encore un régime. Pour ne pas m’alourdir ni perdre l’éclat de mes couleurs, je suis obligé de me rationner au plus juste et de faire de la gymnastique, du sport… Et je ne parle pas des longues heures que je passe à ma toilette.

Sur la prière du cochon, le paon se mit à énumérer par le détail tout ce qu’il faut faire pour être beau et quand il eut parlé une demi-heure, il n’en avait pas seulement dit la moitié. Cependant, d’autres bêtes arrivaient à chaque instant et faisaient le cercle autour de lui. Vinrent d’abord les bœufs, puis les moutons, ensuite les vaches, le chat, les poulets, l’âne, le cheval, le canard, un jeune veau, et jusqu’à une petite souris qui se glissa entre les sabots du cheval. Tout ce monde se bousculait pour mieux voir et mieux entendre.

— Ne poussez pas ! criait le veau ou l’âne ou le mouton ou n’importe qui. Ne poussez pas. Silence. Ne me marchez donc pas sur les pieds… Les plus grands derrière… Allons, desserrez-vous… Silence, on vous dit… Et si je vous flanquais une correction…

— Chut ! faisait le paon, calmons-nous un peu… Je reprends : le matin au réveil, manger un pépin de pomme reinette et boire une gorgée d’eau claire… Vous m’avez bien compris, n’est-ce pas ? Allons, répétez.

— Manger un pépin de pomme reinette et boire une gorgée d’eau claire, disaient en chœur toutes les bêtes de la ferme.

Delphine et Marinette n’osaient pas répéter avec elles, mais jamais à l’école elles n’avaient été aussi attentives qu’elles le furent aux leçons du paon.

Le lendemain matin, les parents furent bien étonnés. Leur surprise commença à l’écurie, tandis qu’ils se préparaient à garnir les mangeoires et les râteliers, comme ils faisaient tous les jours. Le cheval et les bœufs leur dirent avec un peu d’impatience :

— Laissez, laissez, ce n’est pas la peine. Si vous voulez vous rendre utiles, donnez-nous plutôt un pépin de pomme reinette et une gorgée d’eau claire.

— Qu’est-ce que vous dites ? Un pépin de… de…

— De pomme reinette, oui. Nous ne prendrons rien d’autre jusqu’à l’heure du midi, et ce sera ainsi tous les jours.

— Vous pouvez compter, dirent les parents. Ma foi oui, vous pouvez compter qu’on va vous donner un pépin de pomme remette. C’est une nourriture qui doit tenir au ventre ! Une nourriture faite pour des bêtes de somme ! Mais assez causé. Voilà le foin, voilà l’avoine et les betteraves. Vous allez nous faire le plaisir de manger. Et point de simagrées.

Quittant l’écurie, les parents s’en allèrent dans la cour donner la pâtée aux poules et à toute la volaille.

C’était une excellente pâtée, mais nul ne voulut seulement y goûter.

— Ce qu’il nous faut, dit le coq aux parents, c’est un pépin de pomme reinette et une gorgée d’eau claire. Nous ne voulons rien de plus.

— Encore ce pépin ! Mais qu’est-ce qu’ils ont donc tous à vouloir se nourrir de pépins ? Allons, coq, explique.

— Dites-moi, les parents, demanda le coq, est-ce que vous n’aimeriez pas me voir me pavaner dans la cour avec un huppe sur la tête, et, dressé tout autour de moi, un grand éventail de longues plumes de toutes les couleurs ?

— Non, dirent les parents de mauvaise humeur.

Parle-nous d’un coq au vin. Voilà ce que nous aimons et le plumage n’y ajoute rien.

Le coq tourna le dos et dit tout haut en s’adressant aux autres volailles :

— Vous voyez comme ils nous répondent quand on leur parle gentiment.

Les parents s’éloignèrent et tout du même pas s’en furent auprès du cochon lui porter sa nourriture. Mais sitôt qu’il eut senti l’odeur des pommes de terre écrasées, il cria depuis la soue :

— Remportez-moi vite cette pâtée ! Ce qu’il me faut, c’est un pépin de pomme reinette avec une gorgée d’eau claire !

— Toi aussi ? dirent les parents. Mais pourquoi ?

— Mais parce que je veux être beau et si fin, si brillant, que sur mon passage les gens s’arrêtent et se retourne en s’écriant : « Ah ! qu’il est joli et qu’on aimerait être ce merveilleux cochon qui passe. »

— Mon Dieu, cochon, dirent les parents, il est naturel que tu penses à être beau. Mais pourquoi justement, ne pas faire ce qu’il faut pour le rester ? Est-ce que tu ne comprends pas qu’être beau, c’est d’abord être gras ?

— A d’autres, fit le cochon. Mais répondez-moi. Oui et non, voulez-vous me donner un pépin de pomme remette et une gorgée d’eau claire ?

— Pourquoi pas ? Nous allons y réfléchir et dans quelque temps…

— Ce n’est pas dans quelque temps, c’est tout de suite. Et ce n’est pas tout. Il faudra aussi m’emmener promener tous les matins. Et il faudra me faire faire du sport et surveiller ma nourriture, mon sommeil, mes fréquentations, ma façon de marcher… enfin, tout.

— Entendu. Quand tu auras pris encore une dizaine de kilos, nous commencerons. En attendant, mange ta pâtée.

Après avoir rempli l’auge du cochon, les parents gagnèrent la cuisine et là trouvèrent Delphine et Marinette prêtes à partir pour l’école.

— Vous partez déjà ?-Tiens, mais… mais vous n’avez pas déjeuné ?

Les petites devinrent toutes rouges et Delphine répondit avec embarras :

— Non, pas faim… trop mangé peut-être hier soir…

— L’air nous fera du bien, ajouta Marinette.

— Hum ! firent les parents. Voilà qui est singulier. Enfin, c’est bon…

Et quand les petites furent déjà très loin sur le chemin de l’école, ils avisèrent sur la table de la cuisine deux moitiés d’une pomme reinette à laquelle on avait ôté deux pépins.

Les bêtes de l’écurie ne purent s’accommoder bien longtemps du régime recommandé par le paon. Un pépin de pomme dans l’estomac d’un bœuf ou d’un cheval, est à peu près comme rien. Renonçant à être beau, chacun revint à sa nourriture habituelle et dès le matin du deuxième jour. Il y eut plus de constance chez les bêtes de la basse-cour et quelque temps on put croire qu’elle étaient faites à ce nouveau genre de vie.

Toute cette volaille était si coquette qu’elle oublia ses crampes d’estomac pendant plusieurs jours. Les poules, les poulets, le coq, le canard, l’oie elle-même, ne parlaient plus que de leur port de tête, de leur démarche et de la couleur de leurs plumes, au point que plusieurs d’entre les plus jeunes devinrent toutes rêveuses, se plaignant de n’avoir pas la vie convenable à des personnes d’une aussi grande beauté. A les entendre ainsi divaguer, l’oie se reprit tout d’un coup et déclara que ces repas de carême auxquels on s’astreignait n’avaient pas de résultat plus clair que de brouiller la cervelle à quelques pécores en attendant que la basse-cour tout entière en perdît la tête. Quant à la beauté qu’on y avait gagnée, elle voyait surtout des yeux battus, des plumes fatiguées, des cous décharnés, des jabots raplatis. Il y eut plusieurs volailles raisonnables qui l’entendirent tout de suite. D’autres mirent un peu plus longtemps. Le coq demeura ferme partisan du régime pépin et avec lui un groupe de poulets qui admiraient beaucoup ses manières. Ils le demeurèrent ensemble jusqu’au jour où, s’étant évanoui dans la cour tant il avait faim, le coq entendit la voix des parents qui parlaient ainsi : « Dépêchons-nous de le saigner pour qu’il soit encore bon à manger », dont il eut si grande peur qu’il se leva tout d’un bond et partit du même pour aller manger grains et pâtée, et en mangea tant, pauvre coq, ce jour-là et les suivants, qu’il eut plusieurs fois des indigestions et les poulets aussi.

Passé quinze jours, le cochon resta seul de tous les animaux a suivre le régime. Dans toute une journée, il mangeait à peine de quoi nourrir un poulet en bas âge, ce qui ne l’empêchait pas de faire de longues promenade à pied, de la gymnastique et du sport en toutes manières. En une semaine, il avait perdu trente livres.

Les autres bêtes le pressaient de se remettre à une nourriture plus abondante, mais c’était comme s’il n’entendait pas, ne faisant que leur demander : « Comment me trouvez-vous ? » A quoi répondaient les bêtes toutes navrées :

— Bien maigre, mon pauvre cochon. Ta peau fait des plis, des rides et des poches, que c’est une pitié.

— Allons, tant mieux, disait le cochon. Mais je n’ai pas fini de vous étonner.

Il clignait de l’œil et demandait en baissant la voix :

— A propos ! faites-moi donc le plaisir de regarder sur le dessus de ma tête… Vous avez vu ?

— Quoi donc ?

— Quelque chose qui pousse… comme une huppe.

— Mais non, il n’y a rien du tout…

— Tiens, c’est drôle, faisait le cochon. Et ma traîne. La voyez-vous ?

— Sans doute veux-tu parler de ta queue ? Alors, il s’agit bien de traîne ! Plus que jamais elle est en forme de tire-bouchon.

— Tiens, c’est drôle. Peut-être que je ne fais pas assez de sport… ou bien que je mange encore trop… Je vais me surveiller, soyez tranquilles.

Le voyant encore plus maigre de jour en jour, Delphine et Marinette n’avaient presque plus envie d’être belles. Du moins entendaient-elles ne pas trop jeûner. Le régime du paon, qu’elles avaient d’abord voulu suivre en cachette des parents, ne les tentait plus guère. Enfin, les conseils de l’oie firent beaucoup pour les en détourner. Lorsqu’elle entendait les petites parler de leur taille et des grammes qu’elles espéraient perdre, elle leur répétait :

— Voyez dans quel état s’est mis notre malheureux cochon pour n’avoir pas mangé à son appétit. Voulez-vous comme lui avoir de la peau qui pende et de pauvres crayons flageolants en place de vos bonnes jambes ? Non, croyez-moi, tout ça n’est pas raisonnable. Et tenez, moi qui suis assez bien faite de ma personne et très joliment emplumée, je peux bien vous le dire ; La beauté ne remplit pas la vie et il vaut mieux pour vous de savoir ourler des torchons que d’avoir sur le dos des grandes plumes de toutes les couleurs.

— Bien sûr, répondaient les petites, c’est vous qui avez raison.

Un jour, le cochon, après un exercice de gymnastique, se reposait auprès du puits et comme il demandait au chat qui ronronnait sur la margelle s’il voyait pousser sa huppe, celui-ci eut pitié et feignant d’y regarder de tout près, répondit :

— En effet, il me semble apercevoir quelque chose. Ce n’est bien sûr qu’un début, mais on dirait une promesse de huppe.

— Enfin ! cria le cochon. La voilà qui pousse ! On l’aperçoit déjà ! Je suis bien heureux… Et ma traîne, chat, la vois-tu aussi ?

— Ta traîne ! Mon Dieu… je dois dire…

— Comment ! Comment !

Et le cochon parut si bouleversé que le chat se reprit aussitôt :

— A la vérité, ce n’est pas encore une traîne, mais c’est déjà un très joli balai qui n’a pas fini de pousser.

— Bien sûr, il faut qu’elle grandisse encore, convint le cochon.

— Oui, oui, approuva le chat. Mais elle ne grandira que si tu manges beaucoup. Et pour la huppe, c’est la même chose. Le régime du paon, c’était excellent pour tout mettre en train, mais maintenant que la huppe et la traîne sont sorties, il s’agit de les alimenter.

— C’est pourtant vrai, fit le cochon. Je n’y avais pas pensé.

Et aussitôt il courut à son auge où il mangea tant qu’il y eut et après s’en alla auprès des parents pour avoir encore.

Quand il fut enfin rassasié, il se mit à gambader par la cour en criant à tue-tête :

— J’ai une huppe ! J’ai une traîne ! J’ai une huppe ! J’ai une traîne !

Les bêtes de la ferme essayaient de le détromper mais il les accusait d’être jalouses ou d’avoir les yeux dans leurs poches. Le lendemain, il eut une longue discussion avec le coq et celui-ci, lassé par son entêtement, abandonna la partie en soupirant :

— Il est fou… il est complètement fou…

Les témoins, qui étaient nombreux, éclatèrent d’un grand rire dont le cochon se trouva tout décontenancé.

Durant plus d’une heure, une couvée de poussins s’attacha à ses pas en piaillant :

— Il est fou… ! Au fou !.. Il est fou !..

Et les autres volailles ne se tenaient pas de ricaner et d’avoir des mots désobligeants quand il passait devant elles. Dès lors, le cochon s’abstint de parler à personne de sa huppe ou de sa traîne. Quand il traversait la cour, il allait toujours la tête en arrière, tellement rengorgé qu’on se demandait s’il n’avait pas avalé un os qui lui fût resté en travers du gosier, et si quelqu’un venait à passer derrière lui, même à bonne distance, il faisait vivement un saut en avant, comme s’il eût craint qu’on lui marchât sur la queue. L’oie le montrait alors aux deux petites, leur disant :

— Vous voyez ce qui arrive quand on est trop occupé de sa beauté. On devient fou comme le cochon.

Les petites, en l’entendant parler ainsi, plaignaient leur pauvre cousine Flora qui devait avoir perdu la tête depuis longtemps. Pourtant, Marinette qui était un peu plus blonde que sa sœur, ne pouvait pas s’empêcher d’admirer le cochon.

Un matin de soleil, le cochon partit pour une longue promenade dans la campagne. Au retour, le temps se couvrit et il y eut de grands éclairs au-dessus de lui, de quoi il ne fut pas surpris, pensant apercevoir sa huppe balancée sur sa tête par le vent. Il trouva toutefois qu’elle avait beaucoup grandi et qu’elle était maintenant aussi importante qu’on pouvait souhaiter. Cependant, la pluie se mit à tomber très serrée et il se réfugia un moment sous un arbre en prenant garde à baisser la tête pour ne pas abîmer sa huppe.

Le vent s’étant apaisé et la pluie tombant moins serrée, le cochon se remit en marche. Lorsque la ferme fut en vue, à peine tombait-il encore quelques gouttes et le soleil passait déjà entre les nuages. Delphine et Marinette sortaient de la cuisine en même temps que leurs parents, et la volaille quittait la remise où elle avait trouvé abri. Au moment où le cochon allait entrer dans la cour, les petites pointèrent le doigt dans sa direction en criant :

— Un arc-en-ciel ! Ah ! qu’il est beau !

Le cochon tourna la tête et à son tour poussa un cri.

Derrière lui, il apercevait sa traîne déployée en un immense éventail.

— Regardez ! dit-il. Je fais la roue !

Delphine et Marinette échangèrent un regard attristé, tandis que les bêtes de la basse-cour parlaient entre elles à voix basse en hochant la tête.

— Allons, assez de comédie, firent les parents. Rentre dans ta soue. Il est l’heure.

— Rentrer ? dit le cochon. Vous voyez bien que je ne peux pas. Ma roue est trop large pour que je puisse pénétrer seulement dans la cour. Elle ne passera jamais entre ces deux arbres.

Les parents eurent un mouvement d’impatience. Ils parlaient déjà de prendre une trique, mais les petites s’approchèrent du cochon et lui dirent avec amitié :

— Tu n’as qu’à refermer tes plumes. Ta traîne passera facilement.

— Tiens, c’est vrai, fit le cochon. Je n’y aurais pas pensé. Vous comprenez, le manque d’habitude…

Il fit un grand effort qui lui creusa l’échine. Derrière lui, l’arc-en-ciel fondit tout d’un coup et se déposa sur sa peau en couleurs si tendres, et si vives aussi, que les plumes du paon, à côté, eussent été comme une grisaille.

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