Le mouton

Assises, au bord de la route, les pieds pendants au revers du fossé, Delphine et Marinette caressaient un gros mouton blanc que leur oncle Alfred, un jour qu’il était venu à la ferme, leur avait donné. Il posait sa tête tantôt sur les genoux de l’une, tantôt sur les genoux de l’autre et ils chantaient tous les trois une petite chanson qui commençait ainsi : « Y a un rosier dans mon jardin. » Cependant, les parents vaquaient dans la cour au milieu des bêtes de la ferme et paraissaient fort mal disposés à l’égard du mouton. Ils le regardaient de travers et disaient entre leurs dents qu’il faisait perdre leur temps aux petites et qu’elles eussent été mieux à faire du ménage et à ourler des torchons qu’à jouer sans cesse avec cette sale bête.

— Si jamais quelqu’un nous débarrasse de ce gros frisé, il sera le bienvenu.

Il était midi moins vingt et la cheminée de la ferme fumait. Tandis que les parents marmonnaient ainsi, apparut au détour de la route un soldat qui s’en allait à la guerre, monté sur un fier cheval noir. Voyant qu’il y avait du monde pour le regarder passer, il voulut faire caracoler sa monture afin de paraître à son avantage, mais au lieu de lui obéir, le cheval noir s’arrêta pile et lui dit en tournant la tête :

— Qu’est-ce qui vous prend, vous, là-haut ? Vous trouvez sans doute que ce n’est pas assez d’aller par les chemins sous un soleil de plomb avec, sur mon dos, un ivrogne mal affermi ? Il vous faut encore des gambades ? Eh bien, moi, je vous avertis…

— Attends un peu, maudite carne ! coupa le soldat. Je m’en vais t’arranger d’une façon à te remettre dans l’obéissance.

Aussitôt, il enfonça ses éperons dans les flancs de l’animal et tira brutalement sur la bride. Le cheval se cabra, puis se mit à ruer si haut et si fort que le cavalier, passant par-dessus l’encolure, tomba à plat ventre au milieu de la route, dont il eut le menton et les mains écorchés et son bel uniforme tout souillé de poussière.

— Je vous avais prévenu, dit le cheval. Vous avez voulu que je caracole. Eh bien, j’ai caracolé. Vous voilà content.

Le soldat, qui se dressait sur ses genoux, n’était pas d’humeur à entendre de tels propos. Mais lorsqu’il vit s’approcher et faire le cercle autour de lui les parents, Delphine, Marinette, le mouton et toutes les bêtes de la ferme, l’humiliation le rendit furieux et, tirant alors son grand sabre, il voulut se jeter sur son cheval pour lui plonger la lame dans le poitrail. Par bonheur, les parents purent s’interposer à temps et le persuadèrent de renoncer à sa vengeance.

— Quand vous l’aurez tué, vous en serez bien avancé, dirent-ils. Au lieu de vous en aller tranquillement à la guerre au pas de votre monture, il vous faudra partir à pied et vous arriverez peut-être après la bataille. D’un autre côté, il est certain que cette bête-là vous a fort maltraité et qu’il vous sera désormais difficile de lui accorder votre confiance. Aussi bien, puisque vous voilà prêt à vous en séparer, pourquoi ne pas essayer d’en tirer parti. Tenez, nous avons là un mulet qui ferait bien votre affaire. Pour vous rendre service, nous vous le céderons en échange de votre cheval.

— C’est une bonne idée, dit le soldat, et il rengaina son sabre.

Les parents poussèrent le cheval dans la cour et firent avancer leur mulet, ce que voyant, les petites protestèrent. Pour faire plaisir à un passant brutal, fallait-il qu’un vieil ami comme le mulet fût obligé de quitter la ferme ? Le mouton en avait des larmes dans les yeux et se lamentait sur le sort de ce malheureux compagnon.

— Silence donc ! commandèrent les parents avec des voix d’ogres et, comme le soldat tournait le dos, ils ajoutèrent à voix basse : Voulez-vous, par vos bavardages, nous faire manquer un marché aussi avantageux ? Si vous ne faites taire votre mouton sur-le-champ, il sera tondu à ras avant qu’il soit midi.

Le mulet, lui, ne protestait pas et tandis qu’on lui passait la bride, il se contentait de cligner de l’œil à l’intention des petites. Lorsqu’il eut enfourché sa nouvelle monture, le soldat retroussa sa moustache et s’écria : « En route ! » Mais le mulet n’en bougea pas plus et ni les éperons, ni le mors, que son maître lui fit sentir cruellement, ne purent le faire avancer d’un pas. Les injures, les menaces, les coups, rien ne le décida.

— C’est bon, dit le cavalier, je vois ce qu’il me reste à faire.

Mettant pied à terre, il tira encore un coup son grand sabre qu’il se disposait à plonger dans le poitrail du mulet.

— Arrêtez, lui dirent les parents, et écoutez-nous plutôt. Certes, voilà une sotte bête de ne pas vouloir avancer, mais vous savez combien les mulets sont têtus. Un coup de sabre n’y changera rien. Tenez, nous avons là un âne qui ne craint pas la fatigue et qui ne coûte presque rien à nourrir. Prenez-le et rendez-nous notre mulet.

— C’est une bonne idée, dit le soldat, et il rengaina son sabre.

Le malheureux âne qu’on dévouait ainsi à la place du mulet n’avait à coup sûr aucune envie de quitter la ferme où il laissait nombre d’amis entre lesquels Delphine, Marinette et leur mouton étaient justement les plus chers. Pourtant, il ne laissa rien voir de son émotion et s’avança vers son nouveau maître de l’air modeste et résigné qu’on lui avait toujours connu. Les petites en avaient le cœur serré, et, pour le mouton, il était secoué de gros sanglots.

— Monsieur le soldat, suppliait-il, soyez bon pour l’âne. Il est notre ami.

Tant qu’à la fin, les parents vinrent lui mettre le poing sous le nez en grondant :

— Sale bête de mouton, tu cherches à nous faire manquer une bonne affaire, mais va, tu te repentiras d’avoir été trop bavard.

Sans prendre garde à la prière du mouton, le soldat enfourchait déjà sa monture. Il n’eut d’ailleurs pas sitôt retroussé sa moustache et commandé « en route », que l’âne se mit à marcher à reculons et en zigzaguant de telle sorte qu’il menaçait à chaque pas de mettre son cavalier au fossé. Aussi le soldat ne fut-il pas long à descendre et, comprenant que l’animal se dérobait de mauvaise volonté :

— C’est bon, dit-il en grinçant des dents. Je vois ce qu’il me reste à faire.

Pour la troisième fois, il tira son grand sabre et assurément qu’il aurait percé l’âne d’outre en outre si les parents ne s’étaient suspendus l’un à son bras et l’autre à son habit.

— Il faut convenir que vous n’avez pas de chance avec vos montures, lui dirent-ils. A bien réfléchir, ce n’est du reste pas surprenant. Âne, mulet, cheval, c’est toute une même famille ou à peu près et nous aurions dû y songer. Mais pourquoi n’essaieriez-vous pas un mouton ? C’est un animal obéissant et qui offre plus d’un avantage. Si, en cours de route, vous avez besoin d’argent, rien n’est plus facile que de le faire tondre. Après avoir vendu sa laine un bon prix, il vous restera une bonne monture pour continuer votre voyage. Nous possédons justement un mouton pourvu d’une très belle toison. Voyez-le plutôt entre les deux petites. S’il vous plaît de le prendre en échange de votre âne, nous ne demandons qu’à vous être utiles.

— C’est une bonne idée, dit le soldat, et il rengaina son sabre.

Serrant le mouton dans leurs bras, Delphine et Marinette jetaient les hauts cris, mais les parents les eurent bientôt séparées de leur meilleur ami et réduites au silence. Le mouton regarda ses anciens maîtres avec un air de grande tristesse, mais ne fit point de reproche et s’avança vers le soldat. Celui-ci, montrant son grand sabre qu’il venait de remettre au fourreau, lui dit d’un ton menaçant :

— Avant tout, j’entends être obéi et respecté comme je le mérite. Sois sûr que si j’ai à me plaindre de toi, je te couperai d’abord la tête. Et point de rémission. Car si je me laissais aller à faire encore des échanges, je finirais par chevaucher quelque canard ou autre engeance de basse-cour.

— Ne craignez rien, répondit le mouton, je suis d’un naturel très doux. C’est sans doute que j’ai été élevé par deux petites filles. Je vous obéirai donc de mon mieux. Mais j’ai un grand chagrin de quitter mes deux amies. Monsieur, quand l’oncle Alfred m’a mis entre leurs mains, j’étais si petit qu’elles ont dû me donner le biberon pendant près d’un mois encore. Depuis, je n’ai jamais été séparé d’elles. Aussi, vous pouvez croire que je suis bien affligé et, de leur côté, les petites ne le sont guère moins. C’est pourquoi, si vous avez pitié de notre peine, vous m’accorderez un moment pour aller leur dire adieu et pleurer avec elles.

— Point de pitié pour les moutons ! cria le soldat. Comment ! voilà une bête qui ne fait que d’entrer à mon service et qui voudrait déjà s’échapper ? Je ne sais pas ce qui me retient de lui ôter la tête d’un revers de sabre. On n’a jamais vu tant d’audace.

— N’en parlons plus, soupira le mouton. Je ne voulais pas vous fâcher.

Enfourchant sa nouvelle monture, ce qui ne lui donna pas grand mal, le soldat s’aperçut que ses pieds traînaient par terre et eut alors l’idée de ficeler son grand sabre en travers des épaules du mouton pour servir de support à ses longues jambes et les faire pendre à bonne hauteur, de quoi il fut si content qu’il se mit à rire tout seul et si fort qu’il manqua plusieurs fois perdre l’équilibre. Pourtant, rien n’était plus triste que le spectacle de ce pauvre animal fléchissant sous le poids d’un lourd cavalier. Les petites en avaient autant d’indignation que de chagrin et il est sûr que si les parents ne les avaient pas retenues, elles s’opposaient au départ du mouton de toutes leurs forces et par tous les moyens, comme de jeter le soldat en bas de sa monture. Les bêtes de la ferme n’étaient pas moins indignées, mais les parents avaient une façon de les regarder ou de les interpeller qui leur ôtait l’envie d’intervenir. A un canard qui commençait à élever la voix, ils firent observer en fixant sur lui un regard cruel :

— Il y a en ce moment au jardin des navets superbes. De quoi faire une bien belle garniture. Oui bien belle.

Le pauvre canard en fut si gêné tout d’un coup qu’il baissa la tête et s’alla cacher derrière le puits.

Seul de tous les animaux, le cheval noir ne se laissa pas intimider et, marchant à son ancien maître, lui dit tranquillement :

— Vous ne prétendez tout de même pas courir les chemins en pareil équipage. Je vous avertis que vous feriez rire de vous, sans compter qu’une monture aussi frêle ne vous mènera pas bien loin. Allons, si vous êtes raisonnable, vous rendrez ce mouton aux deux petites qui pleurent de le voir partir et vous remonterez sur mon dos. Croyez-moi, vous y serez plus à l’aise et vous y aurez meilleure mine aussi.

Tenté, le soldat donna un coup d’œil aux larges flancs du cheval et parut se convaincre qu’on y était, en effet, plus à l’aise que sur le dos d’un mouton. Le voyant sur le point d’accepter, les parents ne craignirent pas de lui faire observer que le cheval noir leur appartenait.

— Nous n’avons pas du tout l’intention de nous en défaire. Vous comprenez, s’il fallait recommencer la série des échanges, nous n’en finirions pas.

— Vous avez raison, convint le soldat. Le temps passe et la guerre se fait sans moi. Ce n’est pas ainsi qu’on devient général.

Après avoir retroussé sa moustache, il mit son mouton au trot et, les jambes pendantes par-dessus son grand sabre, s’éloigna sans tourner la tête. Quand il eut disparu au tournant du chemin, toutes les bêtes de la ferme se mirent à soupirer de chagrin. Les parents en étaient gênés et leur gêne se changea en inquiétude lorsque Marinette dit à Delphine :

— Il me tarde que l’oncle Alfred vienne nous voir.

— Moi aussi, fit Delphine. Il faudra qu’il sache tout ce qui s’est passé.

Les parents regardaient leurs filles d’un air presque craintif. Un moment, ils parlèrent à l’oreille et puis dirent tout haut :

— Nous n’avons rien à cacher à l’oncle Alfred. Du reste, quand il apprendra que nous avons été assez habiles pour échanger un simple mouton contre un beau cheval noir, il sera le premier à nous complimenter.

Dans la cour de la ferme s’éleva, tant des bêtes que des petites, comme un murmure de reproche auquel, avisant l’âne, le mulet, le cochon, les poules, les canards, le chat, les bœufs, les vaches, les veaux, les dindons, les oies et tous autres qui les regardaient, ils répondirent sévèrement :

— Allez-vous rester là jusqu’au soir à bayer et à écarquiller les yeux, vous autres ? A vous voir ainsi, on se croirait plutôt sur un champ de foire que dans la cour d’une maison laborieuse. Allons, dispersez-vous et que chacun soit où il doit être. Toi, cheval noir, tu as désormais ta place à l’écurie. Sans plus tarder, nous allons t’y conduire.

— Je vous suis bien obligé, riposta le cheval noir, mais je n’ai nulle envie d’entrer dans votre écurie. Si vous avez pu vous flatter de faire un marché avantageux, il est temps de revenir de votre erreur. Sachez-le, je suis bien résolu à ne vous appartenir jamais et, pour votre malheureux mouton, c’est comme si vous l’aviez échangé contre du vent. Il ne vous reste à sa place que le remords d’avoir été injustes et cruels.

— Cheval noir, dirent les parents, tu nous fais beaucoup de peine. A la vérité, nous ne sommes pas aussi méchants qu’il peut sembler. Ce qui est sûr, c’est qu’en t’offrant une place dans notre écurie, nous n’avons en tête que le souci de rendre service à un cheval qu’une course déjà longue a sans doute fatigué. Tu as bien mérité de te reposer…

Tout en lui tenant ce discours, ils manœuvraient sournoisement à s’approcher de l’animal afin de lui passer la bride. Le cheval noir ne voyait pas le manège et peu s’en fallut qu’il s’y laissât prendre.

Déjà les petites s’étaient éloignées pour aller dresser la table de midi et les bêtes de la ferme se dispersaient ainsi qu’elles en avaient reçu l’ordre. Heureusement, le canard, qui s’était réfugié derrière le puits, avait passé sa tête au coin de la margelle. Il comprit clairement le danger. Oubliant toute prudence pour son compte, il se dressa sur ses pattes et cria en battant des ailes :

— Attention, cheval noir ! attention aux parents ! ils cachent une bride et un mors derrière leur dos !

Le cheval n’eut pas plut tôt entendu l’avertissement qu’il bondit des quatre fers et courut se réfugier à l’autre bout de la cour.

— Canard, je n’oublierai pas le grand service que tu viens de me rendre, dit-il. Sans toi, c’en était fait de ma liberté. Mais dis-moi, n’y a-t-il pas quelque chose que je puisse faire pour toi ?

— Bien aimable, répondit le canard, mais je ne vois pas trop. J’aurais besoin d’y réfléchir.

— Prends ton temps, canard, prends ton temps. Je repasserai un jour ou l’autre.

Sur ces mots, le cheval gagna la route et partit d’un trot léger que les parents ne regardèrent pas sans mélancolie. Au repas de midi, ils n’échangèrent pas trois paroles et montrèrent un visage sombre. Ils songeaient avec une anxiété bien compréhensible à la colère que ferait l’oncle Alfred en apprenant qu’ils avaient échangé contre du vent le mouron de leurs petites filles. Delphine et Marinette n’étaient pas fâchées de leur voir ce front tourmenté, mais rien ne pouvait les consoler d’avoir perdu leur meilleur ami et, au sortir de table, elles passèrent dans le pré pour y pleurer à leur aise. Le canard passa par là et, après les avoir interrogées, ne put que pleurer avec elles.

— Qu’avez-vous à pleurer, tous les trois ? demanda une voix derrière eux.

C’était le cheval noir qui venait aux nouvelles. Il s’informa auprès du canard s’il y avait quelque chose qu’il pût faire pour soulager son chagrin.

— Ah ! s’écria le canard. Si vous rameniez leur mouton aux deux petites que voilà, je serais le plus heureux des canards.

— Je ne demande pas mieux, répondit le cheval noir, mais je ne vois pas comment m’y prendre. S’il ne s’agissait que de les rattraper, lui et son cavalier, je ne serais pas en peine. Si mal accordés, ils n’auront pu faire grand chemin. Non, le difficile serait plutôt de persuader à mon ancien maître d’abandonner son mouton.

— Il sera temps d’aviser quand nous les aurons rejoints, dit le canard. Conduisez-nous d’abord auprès d’eux.

— C’est très joli, mais en admettant que ces deux petites filles rentrent en possession de leur mouton, réussiront-elles à l’imposer ici ? A ce qu’il m’a semblé ce matin, les parents n’ont pas été fâchés de se débarrasser de cette pauvre bête.

— C’est vrai, dit Marinette, et pourtant, je ne serais pas surprise qu’ils commencent à regretter ce qu’ils ont fait.

— En tout cas, dit Delphine, je me sentirais plus tranquille si l’oncle Alfred était prévenu et qu’il se trouve là à notre retour.

Le cheval noir s’informa si l’oncle Alfred demeurait bien loin et, sur ce qu’on lui répondit qu’il fallait compter deux heures de marche au bon pas, il promit de galoper jusque chez lui lorsque le mouton serait retrouvé.

— Mais pour l’instant, il s’agit de rattraper notre cavalier. Ne perdons pas une minute.

Les petites et le canard sautèrent sur le dos du cheval et, passant à bride abattue sous le nez des parents stupéfaits, disparurent dans un nuage de poussière. Au bout d’une demi-heure de course, ils arrivaient à l’entrée d’un village.

— Ne nous pressons pas, dit le cheval en prenant le pas. Et puisque nous traversons le village, profitons-en pour interroger les habitants.

Comme ils étaient aux premières maisons Delphine avisa une jeune fille qui cousait à sa fenêtre derrière un pot de géranium et lui demanda poliment :

— Mademoiselle, je cherche un mouton. N’auriez-vous pas vu un cavalier…

— Un cavalier ? s’écria la jeune fille sans lui laisser le temps d’achever. Je crois bien ! Je l’ai vu tout rutilant d’or traverser la place au galop d’enfer, dans un affreux et superbe cliquetis d’armes. Il montait un immense cheval à la robe frisée et comme bouclée, et les naseaux soufflant feu et fumée, tellement que mon pauvre géranium en a perdu un moment sa fraîcheur.

Delphine remercia et fit ensuite observer à ses compagnons qu’il ne pouvait s’agir de ceux qu’ils cherchaient.

— Détrompez-vous, lui dit le cheval. Il s’agit bien d’eux. Sans doute le portrait est-il un peu flatté, mais c’est ainsi que les jeunes filles voient les militaires. Pour ma part, je reconnais sans peine la toison de votre mouton dans la robe bouclée de l’immense cheval.

— Et le feu et la fumée qu’il soufflait par les naseaux ? objecta Marinette.

— Croyez-moi, c’était tout bonnement le soldat qui fumait sa pipe.

On ne tarda guère à s’apercevoir que le cheval avait raison. Un peu plus loin, une fermière qui étendait du linge sur la haie de son jardin leur dit qu’elle avait vu passer un soldat monté sur un malheureux mouton qui paraissait exténué.

— J’étais à la fontaine à rincer mes couleurs quand je les ai vus tourner dans le Chemin Bleu. Vous auriez eu pitié de cette pauvre bête si vous l’aviez vue peiner dans la montée avec ce gros benêt assis sur son dos et qui lui donnait des coups de poing sur la tête pour la presser d’avancer.

En écoutant ces tristes nouvelles du mouton, les petites avaient du mal à ne pas pleurer et le canard lui-même était très ému. Le cheval noir, qui en avait vu bien d’autres à la guerre, ne perdit pas la tête et dit à la fermière :

— Ce Chemin Bleu dans lequel s’est engagé le cavalier, est-il encore bien loin ?

— A l’autre bout du pays et vous ne le trouverez pas sans peine. Il vous faudrait quelqu’un pour vous conduire jusque-là.

Débouchant au coin de la maison, le fils de la fermière, un garçon de cinq ans, s’avançait vers les voyageurs en tirant au bout d’une ficelle un joli cheval de bois monté sur des roulettes. Il regardait avec envie les deux petites qui avaient la chance d’être montées sur un cheval beaucoup plus haut que le sien.

— Jules, lui dit sa mère, conduis donc ces personnes jusqu’au Chemin Bleu.

— Oui, maman, répondit Jules et, sans lâcher son cheval de bois, il vint jusqu’à la route.

— Je parie, lui dit le cheval noir, que tu voudrais bien monter sur mon dos ?

Jules rougit, car c’était justement ce qu’il souhaitait.

Marinette lui céda sa place et s’offrit à tirer le cheval de bois par la ficelle pour qu’il fût aussi de la promenade.

Delphine installa le guide devant elle et le tint fermement à bras-le-corps tout en lui parlant des malheurs du mouton, tandis que le cheval noir allait de son pas le plus doux. Plein de compassion, Jules faisait des vœux pour la réussite de l’entreprise, offrant même ses services et déclarant qu’on pouvait disposer de lui comme de son cheval de bois. Ils étaient prêts tous les deux à courir les aventures les plus dangereuses, du moment qu’il s’agissait de porter secours à un affligé.

Cependant, Marinette allait quelques pas en avant, tirant toujours le cheval de bois sur lequel le canard s’était installé à califourchon. En arrivant au Chemin Bleu, elle aperçut, du haut d’une montée, une auberge devant laquelle était attaché un mouton. D’abord, elle en eut une vive émotion et le canard lui-même en fut tout remué, mais à mieux regarder, ils se persuadèrent bientôt qu’il ne s’agissait nullement de leur ami. Le mouton qu’ils apercevaient au bas de la descente était si petit qu’on ne pouvait s’y tromper longtemps.

— Non, soupira Marinette, ce n’est pas le nôtre.

Elle s’était arrêtée pour attendre ses compagnons.

Le canard en profita pour monter sur la tête du cheval de bois, car il voulait voir de plus haut l’auberge et ses abords. Il lui semblait distinguer sur le cou du mouton quelque chose de brillant qui ressemblait à un sabre.

Tout à coup, il s’agita sur la tête de bois et cria d’une telle force qu’il manqua tomber par terre :

— C’est lui ! c’est notre mouton ! Je vous dis que c’est notre mouton à nous !

Derrière lui, on s’étonna. Assurément, il se trompait. Ce mouton de petite taille ne pouvait être qu’un étranger. Alors, le canard se mit en colère.

— Mais vous n’avez donc pas compris que son nouveau maître l’a fait tondre et que s’il ne vous paraît pas plus gros en tout qu’un agneau, c’est qu’il a perdu sa toison bouclée ? Le soldat aura sans doute vendu la laine pour se désaltérer à l’auberge.

— Ma foi, dit le cheval noir, ce doit être vrai. Ce matin, il n’avait plus un sou en poche et je ne pense pas qu’on lui donne à boire à crédit. Connaissant l’ivrogne, j’aurais dû penser que nous avions des chances de le retrouver dans la première auberge de rencontre. En tout cas, il faut s’assurer que c’est bien là notre mouton.

L’assurance qu’il demandait lui fut donnée par le mouton lui-même qui venait d’apercevoir le groupe au sommet de la montée et qui sut très bien faire entendre aux petites qu’il les avait reconnues. A plusieurs reprises, il cria : « Je suis votre mouton », tout en faisant des gestes pour les inviter à la prudence. Après qu’il eut crié pour la troisième fois, on vit apparaître le soldat sur le seuil de l’auberge. Sans doute venait-il s’informer de la raison de ces cris.

Avant de rentrer, il eut un geste de menace à l’adresse du mouton. Par bonheur, l’idée ne lui était pas venue de regarder vers le haut de la montée, car le cheval noir n’était pas si loin qu’il n’eût pu le reconnaître, ce qui n’aurait pas manqué d’éveiller sa méfiance. Il est vrai qu’il avait déjà bu beaucoup et qu’il commençait à voir trouble.

— A ce que je vois, dit le canard à ses amis, notre mouton est surveillé de bien près. Ce n’est pas pour faciliter les choses.

— Que comptais-tu donc faire ? demanda le cheval noir.

— Ce que je comptais faire ? mais détacher le mouton sans être vu et le ramener à la ferme. Et j’y compte encore.

— J’ai peur que l’entreprise n’aille pas toute seule. Et quand tu réussirais, crois-tu que le mouton serait sauvé ? En sortant de l’auberge, le soldat, ne voyant plus sa monture, pensera qu’elle s’est échappée pour retourner auprès de ses anciens maîtres et il ira aussitôt réclamer à la ferme où l’on ne pourra moins faire que de le lui rendre. Il y a même à parier que le mouton se verra administrer une volée de coups de bâton, trop heureux si l’autre ne lui fait pas tomber la tête au fil de son sabre. Non, canard, crois-moi, il faut trouver autre chose.

— Trouver autre chose, c’est bientôt dit, mais quoi ?

— C’est à toi d’y réfléchir. Pour moi, je ne peux vous aider en rien et ma présence risque plutôt de vous être une gêne. Je cours donc de ce pas prévenir l’oncle Alfred comme il a été convenu et je reviendrai de ce côté à votre rencontre. Puisse le mouton être parmi vous !

Delphine et Jules ayant mis pied à terre, le cheval s’éloigna au galop et ceux qui restaient tinrent conseil.

Les petites n’avaient pas perdu tout espoir d’apitoyer le soldat, mais Jules croyait plus sûr de l’intimider.

— Dommage que je n’aie pas ma trompette, disait-il. Je lui aurais fait « tût » sous le nez et je lui aurais dit : « Rendez le mouton. »

Le canard, lui, contre l’avis du cheval noir, ne renonçait pas à son projet de détacher le mouton et il était en train de convaincre ses amis lorsque le soldat sortit de l’auberge en titubant. Il parut d’abord hésiter, mais après avoir assuré son casque sur sa tête, il se dirigea vers le mouton avec l’intention évidente de se remettre en route. Du coup, le canard dut abandonner son projet. En ce pressant péril, une idée lui vint à propos. Il se cala sur le cheval de bois et dit à ses compagnons :

— Nous avons la chance qu’il nous tourne le dos. Profitez-en et poussez-moi à fond de train dans la descente. Il faut qu’en arrivant au bas de la côte, il me reste assez d’élan pour monter les quelques mètres de pente qui mènent à l’auberge.

Marinette, tirant le cheval par la ficelle, partit à fond de train, tandis que Delphine et Jules poussaient par derrière. Ils le lâchèrent un peu avant d’arriver au milieu de la descente et le suivirent de loin en se cachant derrière les haies.

Sur son cheval de bois, le canard dévalait la côte en criant à tue-tête : « Coin ! coin ! » Au bruit, le soldat s’était retourné et, arrêté au milieu de la cour de l’auberge, il regardait s’approcher le fougueux équipage. En arrivant au bas de la descente, le canard sembla faire effort pour retenir sa monture.

— Holà ! criait-il. Maudit animal, t’arrêteras-tu ? Holà, enragé !

Le cheval de bois, comme s’il se rendait à ces ordres, monta d’une allure plus tranquille le morceau de route qui conduisait à l’auberge et finit par s’arrêter au bord du fossé. Par chance, les roulettes se trouvèrent calées dans l’herbe, ce qui lui évita de descendre la pente à reculons. Sans perdre de temps, le canard sauta à bas et s’adressa au soldat qui le considérait bouche bée.

— Militaire, dit-il je vous donne le bonjour. L’auberge est-elle bonne ?

— Je ne peux pas vous dire. En tout cas, on y boit bien, répondit le soldat qui avait peine à tenir debout tant il avait bu, en effet.

— C’est que j’arrive de loin, reprit le canard, et que j’ai besoin de repos. Je ne suis pas comme cette bête-là, qui est vraiment infatigable. A croire qu’elle n’a pas sa pareille au monde. Elle va comme le vent et ne consent à s’arrêter qu’après s’être fait prier. Pour elle, cent kilomètres sont presque comme rien et il ne lui faut pas deux heures pour en venir à bout.

Le soldat en croyait à peine ses oreilles et regardait avec envie ce coursier impétueux qui, à vrai dire, lui paraissait assez placide. Comme la boisson lui donnait un peu dans la vue, il n’osait pas trop s’en rapporter au témoignage de ses yeux et préférait se reposer sur le canard.

— Vous avez de la chance, soupira-t-il. Ah ! oui, pour de la chance, c’est de la chance.

— Vous trouvez ? dit le canard. Eh bien, voyez ce que c’est, je ne suis pourtant pas content de mon cheval. Je vous étonne, n’est-ce pas ? Mais pour moi qui suis en voyage d’agrément, il est beaucoup trop rapide. Il ne me laisse pas le temps de rien voir à loisir. Ce qu’il me faudrait, c’est une monture qui me fasse voyager au pas.

Le soldat sentit de plus en plus lui monter à la tête le vin qu’il avait bu et croyait voir le cheval de bois frémir d’impatience.

— Si j’osais, dit-il avec un air rusé, je vous proposerais bien un échange. Moi qui suis pressé, j’ai là un mouton justement, dont la lenteur me rend enragé.

Le canard s’approcha du mouton, l’examina d’un œil méfiant et lui palpa les pattes avec son bec.

— Il est bien petit, fit-il observer.

— C’est que je viens de le faire tondre. En réalité, c’est déjà un mouton d’une belle taille. Il est assez gros pour vous porter. Quant à ça, ne soyez pas en peine. Il me porte bien, moi, et il faut le voir galoper !

— Galoper ! dit le canard. Galoper ! Ah çà, militaire, votre mouton m’a tout l’air d’un dévorant qui court sur les routes à un train d’enfer. S’il en est ainsi, je me demande ce que j’aurais à gagner à un échange.

— Je me suis mal expliqué, fit le soldat tout penaud. La vérité, je m’en vais vous la dire : il n’y a pas plus doux que mon mouton, ni plus fainéant, ni plus poussif. Il est même plus lent qu’une tortue, ou qu’un escargot.

— C’est trop beau, dit le canard, je ne peux pas y croire. Pourtant, militaire, vous avez dans les yeux comme un air de franchise qui m’inspire confiance et qui me décide. Donc, j’accepte l’échange.

Craignant qu’il ne se ravisât, le soldat courut détacher le mouton sur le dos duquel il installa le canard. Celui-ci ne parlait plus de se reposer à l’auberge et pressait déjà sa nouvelle monture de partir.

— Hé là, fit l’autre, pas si vite ! Voyez-vous pas que vous partez avec mon sabre !

Le soldat débarrassa le mouton du grand sabre qu’il portait en travers des épaules et se l’accrocha au côté.

— Et maintenant, dit-il en se tournant vers le cheval de bois, préparons-nous.

— Avant tout, conseilla le canard, je crois que vous feriez bien de lui donner à boire. Voyez comme il tire la langue.

— C’est vrai, je n’y prenais pas garde.

Tandis que le soldat s’en allait tirer de l’eau au puits, le canard et le mouton, traversant la route, couraient rejoindre les petites et leur ami Jules qui se cachaient dans un champ de seigle haut d’où ils pouvaient voir la cour de l’auberge. Delphine et Marinette faillirent étouffer le mouton dans leurs embrassades et tout le monde versa des larmes d’attendrissement. Les effusions auraient duré plus longtemps si l’on n’avait été distrait par le spectacle qui se donnait dans la cour de l’auberge.

Le soldat venait d’apporter un seau d’eau au cheval de bois et, voyant qu’il ne se décidait pas à boire, criait d’une voix déjà irritée :

— Boiras-tu, maudite carne ? Je compte jusqu’à trois. Un. Deux. Trois. Suffit, tu boiras un autre jour.

Renversant le seau d’un coup de pied, il enfourcha son cheval de bois et ne tarda pas à s’impatienter de voir qu’il restait sur place. D’abord, il se mit à l’injurier, puis, constatant que l’animal n’en remuait pas plus, il prit le parti de descendre en grommelant :

— C’est bon. Je vois ce qu’il me reste à faire.

Tirant alors son grand sabre, il trancha d’un seul coup la tête du pauvre cheval de bois, qui tomba dans la poussière Après quoi, il remit sa lame au fourreau et partit à pied pour la guerre. Peut-être qu’à l’heure qu’il est, il est général, mais on n’en sait rien.

Sur le chemin du retour, Delphine portait sous son bras la tête du cheval de bois, tandis que Marinette tirait par la ficelle le corps du décapité. En assistant au supplice de son cheval, Jules avait eu d’abord une grande peine. Il se consolait en voyant la joie des petites et celle du mouton. Du reste, son plus grand chagrin fut de se séparer de ses nouveaux amis qui regagnaient leur maison. Sa mère eut beau lui promettre de recoller la tête de son cheval, il ne put s’empêcher de renifler en les voyant disparaître au bout du village.

Delphine et Marinette n’étaient guère rassurées en songeant à l’accueil que leur réserveraient les parents.

Ceux-ci, justement, parlaient à chaque instant de leurs filles et voilà ce qu’ils disaient :

— Privées de dessert. Pain sec. Tirer les oreilles. Pour leur apprendre à se sauver, à notre nez, sur le dos d’un cheval qu’elles ne connaissent pas.

Et ils sortaient à chaque instant sur le pas de la porte, regardant du côté où ils les avaient vues partir.

Tout à coup, ils entendirent le bruit du pas d’un cheval, venant de la direction opposée, et ils s’écrièrent en tremblant :

— L’oncle Alfred !

C’était en effet l’oncle Alfred qui arrivait à la ferme, monté sur le cheval noir et, autant qu’on en pouvait juger de loin, il avait un visage terrible. Les pauvres parents étaient devenus tout pâles et murmuraient en joignant les mains :

— Nous sommes perdus. Il va tout apprendre. Il va tout savoir. Quel malheur d’avoir abandonné un si bon mouton et quel regret ! Ah ! cher mouton !

— Me voilà ! dit alors une voix de mouton, et le mouton apparut au coin de la maison, suivi du canard et des petites.

Les parents étaient si joyeux qu’ils se mirent aussitôt à rire et à danser. Au lieu de gronder les petites, ils leur promirent spontanément une paire de jolies pantoufles et un tablier neuf. Puis, en présence de l’oncle Alfred qui les regardait du haut de son cheval avec un reste de méfiance, ils attachèrent eux-mêmes un ruban rose à chacune des cornes du mouton. Enfin, au repas du soir, le canard fut admis à manger à table entre les eux petites et s’y comporta aussi bien qu’une personne.

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