Les trois bateaux de la Calanque
LES TROIS BATEAUX
DE LA CALANQUE
I
Où il est démontré qu'on peut assassiner quelqu'un en
plein soleil devant trois témoins sans que personne ne s'en
aperçoive
L'affaire de la calanque, comme certains l'ont appelée, est sans doute la seule que l'Agence O ait suivie en dehors de ses méthodes habituelles, méthodes que tout le monde connaît désormais.
D'habitude, on peut dire que c'était du travail d'équipe, et, si cette équipe de la cité Bergère était assez restreinte, elle n'en fonctionnait pas moins avec une admirable cohésion.
D'une part Torrence, l'ex-inspecteur de la Police judiciaire, ancien bras droit du commissaire Maigret, qui passait pour le grand patron de l'agence. Derrière lui, faisant tantôt figure de photographe, tantôt d'employé subalterne, le maigre Emile aux cheveux roux, qui était en réalité l'animateur de la maison.
Barbet, enfin, voleur à la tire repenti, qui formait en quelque sorte l'aile marchante, s'occupait des filatures et n'hésitait pas à inspecter les poches de ses clients.
Quant à Mlle Berthe, la secrétaire, à demeure dans les bureaux de la rue Bergère, son rôle était assez effacé puisqu'il consistait à assurer la liaison quand les trois hommes se trouvaient tous à la fois en campagne.
Or on était en août. Torrence avait été chargé par un riche Américain de suivre à Deauville sa femme qui, par trop joueuse, par trop gourmande aussi d'hommes jeunes et beaux, avait une singulière tendance à revendre ses bijoux et à déclarer ensuite qu'on les lui avait volés.
Lorsque la lettre arriva du Lavandou, réclamant de toute urgence l'intervention de l'Agence O dans une affaire nouvelle, Emile était seul avec Barbet, car Mlle Berthe venait de partir en vacances.
— Dites donc, Barbet, questionna Emile, vous qui savez tout... Est-ce que Mlle Berthe n'est pas justement dans le Midi?
— Elle est à Cassis, patron... Hôtel des Roches-Rouges...
— Il y a des roches rouges à Cassis?
— Non, mais il y a un hôtel qui s'appelle ainsi...
— Eh bien! Mon vieux Barbet, vous allez téléphoner à Mlle Berthe... Vous lui demanderez de s'installer au Lavandou... J'y serai par le prochain train... Qu'elle essaie donc, d'ici mon arrivée, de recueillir le plus de renseignements possible sur l'histoire de la dame au maillot vert...
Voilà comment, par exception, Emile, dans cette affaire, ne travailla ni avec Torrence, ni avec Barbet, mais avec une jeune fille potelée qui n'avait apporté avec elle dans le Midi que de clairs vêtements de plage.
Lorsque le train s'arrêta dans la petite gare où l'air était tout bruissant du chant des cigales, sous un soleil africain, elle était là, déjà brunie, et son air grave — ne venait-elle pas d'être promue détective? — contrastait savoureusement avec sa chemisette de linon pâle et ses shorts révélateurs.
Emile, de son côté, avait sorti son complet le plus estival, un panama inattendu, et ses lunettes fumées, largement cerclées d'écaille, lui donnaient vaguement l'air de Harold Lloyd.
— J'ai pu vous obtenir une chambre, patron, mais cela n'a pas été facile, je vous jure... C'est plein à craquer et c'est tout juste s'il reste assez de place dans la mer pour se baigner...
Devant la gare, une énorme voiture stationnait, au capot luisant, aux sièges de cuir rouge; au volant, un chauffeur en livrée blanche à parements rouges aussi. Emile admira machinalement cet engin de grand luxe et Mlle Berthe lui dit le plus simplement du monde:
— Montez... C'est l'auto qui vous attend...
Il n'y avait que trois cents mètres à parcourir et cependant M. Moss, le banquier hollandais, avait tenu à envoyer son automobile au-devant du célèbre détective.
Quelques instants plus tard, Emile pénétrait dans la villa que M. Moss avait louée pour l'été. Le banquier, dans un rocking-chair, à l'ombre d'un pin maritime, fumait un magnifique cigare qui devait venir directement de La Havane à son intention. Il fronça les sourcils, examina le Jeune homme des pieds à la tête, questionna sans se donner la peine de saluer:
— C'est vous, l'Agence 0?
— C'est-à-dire, monsieur Moss, que je suis un des collaborateurs de l'agence. Mon grand patron, M. Torrence, est en ce moment à Deauville...
— Je pense qu'il aurait pu se déranger en personne?
— Il est retenu par Oswald Davidson...
Le nom du milliardaire américain imposa respect à M. Moss, qui, dans l'échelle des valeurs internationales, venait loin après son confrère en finances des Etats-Unis. Mais il n'était pas rassuré pour autant.
— C'est bien ma chance!... Enfin!... Asseyez-vous... Cette demoiselle aussi... Cornélius !
Un valet de chambre se précipita.
— Servez-nous des rafraîchissements et assurez-vous que ce très désagréable inspecteur de police n'est pas encore à rôder par ici...
Emile, qui n'était au courant de rien, gardait son air de bon petit jeune homme en visite.
-- Très bien, Cornélius... Vous pouvez vous retirer... Veillez à ce que l'inspecteur ne vienne pas nous déranger...
Il avait une cinquantaine d'années. Il était petit, rouge, rond et chauve, vêtu d'un complet de toile blanche.
— La police vous mettra sans doute au courant de tous les détails, car je suppose que, dans ces sortes d'affaires, vous prenez contact avec elle?... Cependant, il y a quelques points que je tiens à spécifier... Tout d'abord, il est entendu que vous êtes ici à mon service, et uniquement à mon service, et que c'est à moi que vous rendez des comptes... Je vous ouvre un crédit illimité... Ne regardez pas à l'argent... Ne le gaspillez pas non plus, car c'est inutile...
Le regard d'Emile croisa celui de Mlle Berthe, qui buvait une orangeade avec une paille.
— Vous connaissez la Banque Moss et frères. Je suis Moss, le principal. Pas les frères... Carl Moss, l'aîné, si vous préférez, de Rotterdam... Je ne suis pas marié... Je n'ai pas d'enfants... Prenez des notes, je vous prie...
— J'ai une excellente mémoire! affirma Emile.
— Prenez des notes!... Mes employés prennent toujours note de ce que je leur dis... Ensuite, je signerai ces notes... Vous comprenez?... Comme cela, vous ne pouvez pas prétendre que j'ai oublié de vous mettre au courant de ceci ou de cela... Ecrivez!... Carl Moss l'aîné... Rotterdam... Pas marié... Pas d'enfants... Arrivé au Lavandou pour passer deux mois de vacances, mais loué la villa pour l'été... Villa inconfortable... Ai été obligé faire réparer toutes les moustiquaires... Et de faire venir des matelas de Hollande... Vous y êtes?
» Mme Eva est mon amie... Son nom de famille? Grétillat... Une Française, oui... Elle est mon amie depuis trois ans... Elle ne met jamais les pieds à Rotterdam... Un Moss aîné ne doit pas afficher de liaison... Je l'avais installée à Bruxelles, dans un petit hôtel particulier...
» Peut-être mademoiselle aurait-elle pu prendre en sténo?
— Je vous suis très bien... dit Emile.
— Si vous voulez... drôle de méthode!... Confidentiel, n'est-ce pas?... Chaque mois, en allant à la Bourse de Bruxelles, j'allais voir Eva... Trente-deux ans... Femme du monde... Une personne tout à fait bien... Elle a été mariée, jadis... Je pense qu'elle était divorcée...
» Même ici, nous prenions des précautions pour ne pas nous afficher... Je lui avais retenu le meilleur appartement à l'Hôtel des Calanques... Vous visiterez... La police a déjà visité... Ce très désagréable inspecteur...
» Eva venait me voir de temps en temps... Bien... Vous avez pris note?...
Emile retenait surtout une violente envie de rire devant ce bonhomme ineffable qui suçait toujours son cigare, dont il évitait de laisser tomber la cendre. Celle-ci avait déjà deux centimètres au moins et il la surveillait avec soin, évitant tout mouvement brusque.
— Mardi... Donc avant-hier... Pardon... Notez d'abord... J'ai fait venir ici un canot automobile rapide... C'est Cornélius qui le conduit... Mon valet de chambre Cornélius a été marin... Bon... Eva, qui adorait les bains de soleil...
Le pudique Hollandais rougit.
— Eva avait un canoë, avec lequel elle se promenait seule dans les calanques... Je crois que, quand elle était seule, elle retirait son maillot pour qu'il n'y ait pas sur son corps cette tache blanche... Vous comprenez?...
Il souffrait visiblement de faire allusion à ces détails indécents.
— Donc mardi... C'était avant-hier... A onze heures du matin ! J'étais dans mon canot automobile avec Cornélius et nous avions fait une promenade jusqu'à l'île de Port-Cros... Très beau temps... Une mer tout à fait plate. En revenant, nous longions les rochers des calanques... Nous marchions au ralenti... Dans la calanque qu'ils appellent ici calanque de l'Oustaou...
— C'est tout près du port du Lavandou, explique Mlle Berthe. J'y suis allée ce matin.
— Donc... Il y avait deux ou trois barques de pêcheurs...
— Deux! Rectifia Mlle Berthe. Celle de Joseph et celle de M. Larignan...
— Bien... Je ne regardais pas les pêcheurs... Je ne comprends pas comment ils peuvent passer toute la journée en plein soleil en tenant à la main une petite ficelle qui pend dans l’eau… le canoë était dans la calanque... Mais il n'y avait personne dedans... Eva était dans l'eau...
Mlle Berthe crut devoir expliquer:
— Je me suis déjà renseignée, patron... Cette personne, qui n'aimait pas la foule et qu'on ne voyait jamais sur la plage — il est vrai qu'à cette saison c'est vraiment la foire! — cette dame, dis-je, avait l'habitude, comme M. Moss vient de vous le dire, de passer de longues heures en canoë... Le détail était connu, car, une fois loin du rivage, elle retirait son maillot et plusieurs personnes, qui connaissaient ce détail, allaient volontiers tourner autour d'elle avec leur canot... De même se baignait-elle toujours au beau milieu d'une calanque, ce qu'on appelle faire une pleine eau...
Moss fronçait les sourcils, surpris qu'on osât l'interrompre, surtout une simple dactylo.
— Pourquoi pleine eau? Que voulez-vous dire?
— Peu importe... M. Emile a compris...
— Elle était dans l'eau, en effet, et elle nageait... Mais, contrairement à ce que vous insinuez, mademoiselle, elle n'était pas toute nue... Elle avait son maillot vert... Nous avons décrit deux ou trois cercles autour d'elle... Le moteur a eu des ratés et Cornélius l'a arrêté pour nettoyer une bougie...
— Vous avez parlé à Mme Eva? Questionna Emile, qui ne savait que faire de son crayon, car il n'avait jamais pris de notes de sa vie.
— Je crois que je lui ai crié:
» — Ne restez pas trop longtemps dans l'eau...
— Elle était près de votre canot?
— A quelques mètres...
— Il y avait d'autres embarcations dans les parages?
— Deux, puisque Mademoiselle dit qu'ils n'étaient que deux... Moi, je ne les ai pas comptés... Nous sommes revenus au port, Cornélius et moi... Nous sommes rentrés tout de suite à la maison et j'ai pris un bain...
— Sur la plage?
— Non, dans la baignoire... Il n'est pas convenable qu'un Moss aîné se montre presque nu à ces gens qui...
Et il désignait de loin le grouillement multicolore de la plage du Lavandou.
— Ensuite? Questionna Emile.
— Il était un peu plus de midi et j'allais me mettre à table quand le garde champêtre est venu me trouver...
— Si cela ne vous fait rien, intervient à nouveau Mlle Berthe, je vais expliquer à mon patron ce qui s'est passé. Je pense que nous gagnerons du temps.
Et, tournée vers Emile:
— Je vous raconte la chose en quelques mots... Dans la calanque de l'Oustaou, à onze heures, trois bateaux...
» D'abord celui de Joseph, un pêcheur d'ici, assez mauvais sujet... Joseph a la spécialité, en dépit des lois, de pêcher à la dynamite... Debout à l'arrière de son bateau, qui marche au ralenti, et qu'il dirige en tenant la barre entre les jambes, il guette les bancs de poissons... Dès qu'il en voit un, il allume à sa cigarette une cartouche de dynamite et la jette à l'eau... Quelques instants plus tard, il n'a plus qu'à venir ramasser les poissons qui flottent le ventre en l'air...
» Donc, d'abord, le bateau de Joseph... Je vous signale que Mme Eva a plusieurs fois accompagné Joseph dans ses promenades en mer...
Un coup d'œil apprit à Emile qu'il y avait autre chose, mais qu'il valait mieux ne pas en parler devant le banquier.
— Second bateau... continua-t-elle, avec une précision qui commençait à forcer l'admiration de Moss. Celui d'un homme qui, lui aussi, vit ici toute l'année... Un rentier, M. Larignan... Une cinquantaine d'années... Il a dû habiter les colonies, car il est toujours vêtu de blanc, coiffé d'un casque colonial... C'est un des personnages populaires du Lavandou, où il a même été question de le nommer maire... Il possède une charmante maison près du port. Il y vit seul avec une petite bonne de dix-huit ans... Le bruit court que lui et cette bonne... Bref, M. Larignan passe le plus clair de son temps à bord de son bateau, le Potam, un bateau de six mètres, à pêcher au boulantin...
— Qu'est-ce que cela peut faire? S’étonna Moss.
— C'est très important, car, pour pêcher au boulantin, on met le bateau à l'ancre, dans des fonds de sept à dix mètres. On reste immobile pendant des heures en tenant, comme vous l'avez dit tout à l'heure, une petite ficelle, c'est-à-dire une ligne de fond... M. Larignan pêchait au boulantin à cent mètres au plus de l'endroit où Mme Eva se baignait... Joseph pêchait à la dynamite non loin de là, et plusieurs fois il s'est approché de la nageuse... Enfin, le canot automobile de M. Moss s'en est approché aussi et s'est arrêté pour décrasser une bougie...
» Or, à certain moment, Joseph prétend qu'il n'a plus aperçu le bonnet de bain blanc de la baigneuse... Il s'est étonné... Le canot était vide... Il a décrit des cercles de plus en plus petits, et il aperçut le corps entre deux eaux... Il est parvenu à le retirer... Il l'a ramené, inerte, au Lavandou...
» Mme Eva venait d'être assassinée, en plein jour, en plein soleil, à la vue de trois témoins...
— Pardon, fit timidement Emile. Pourquoi dites-vous assassinée?
— C'est le médecin légiste qui l'affirme. Si la mort proprement dite est due à l'asphyxie par immersion, la morte portait à la tête la trace d'un coup violent... Il ne peut être question d'un choc contre les rochers du fond, d'abord parce qu'en cet endroit le fond est de sable fin... Ensuite, parce que l'eau est profonde de plus de dix mètres... Mme Eva a reçu un coup sur la tête, un coup donné par un objet lourd... Il ne s'agit pas non plus d'une hélice qui aurait pu l'atteindre accidentellement, car une hélice en marche aurait fait une blessure toute différente...
» L'enquête prouve, pour résumer, que tandis que cette dame nageait, quelqu'un s'est approché d'elle, en bateau, fatalement, et lui a porté à la tête un coup violent à l'aide d'un objet contondant...
» Assommée, elle a disparu sous l'eau et est morte d'asphyxie...
— C'est bien cela, monsieur Moss? Questionna Emile.
— C'est bien ce que l'on m'a dit... Mais, ce dont Mademoiselle ne parle pas, c'est de l'attitude de l'inspecteur... Coup d'œil interrogateur d'Emile à sa collaboratrice.
— L'inspecteur Machère, de Toulon... fait celle-ci en souriant. Certes, il n'est pas très avenant... Il n'est pas beau... C'est une ironie de l'avoir appelé Machère... Bref, c'est lui qui est chargé de l'enquête... Il est arrivé le soir du crime... J'avoue que c'est un Méridional cent pour cent et qu'il n'aime pas beaucoup ce qu'il appelle les estrangers... C'est pour cela, sans doute, qu'il a pris M. Moss en grippe et que c'est sur celui-ci qu'il semble faire peser ses soupçons...
— M. Larignan n'a rien vu?
— Il prétend que non... Il est vrai qu'il porte des lunettes presque noires, à cause de la réverbération, et que, quand il est à la pêche, il ne s'occupe guère de ce qui se passe autour de lui... C'est l'as du boulantin... Ce matin-là, par exemple, il a rapporté plus de quatre kilos de bouillabaisse...
— Et Joseph?
— Joseph explique, ce qui paraît plausible, que, quand il se livre à sa pêche défendue, il est assez occupé à regarder entre deux eaux pour ne pas s'inquiéter de ce que font les estivants... Il a fallu un hasard, dit-il, pour qu'il constate que le bonnet de bain blanc avait disparu de la surface et que le canoë, cependant, était toujours vide...
— Cornelius?
— Confirme tout ce que M. Moss vient de vous dire...
Celui-ci reprit alors la parole, après avoir regardé avec désespoir la cendre si blanche et si bien moulée de son cigare qui venait de tomber sur ses cuisses.
— Il est absolument inadmissible qu'un Moss aîné soit mêlé à un scandale de ce genre... Déjà un petit journal de Marseille a fait allusion à ma personne en n'imprimant, il est vrai, que mes initiales... Cependant, si cet inspecteur continue...
— Un instant, monsieur Moss... Vous avez fait appel à l'Agence 0 et je vous en remercie...
— Il n'y a pas de quoi...
--- Ce que vous désirez de nous, c'est bien que nous découvrions l'assassin de votre maîtresse?
M. Moss faillit étouffer, tant ce mot de maîtresse lui paraissait incongru.
— L'assassin de Mme Eva... rectifia-t-il. C'est exact.
— Vous êtes bien sûr que c'est là toute votre pensée?
— Je ne comprends pas ce que vous voulez dire...
Alors Emile, pour en arriver au plus difficile, prit sa petite voix flûtée et son air modeste.
— Je veux dire que, quoi que nous découvrions, quel que soit l'assassin de... mettons votre amie… il est bien entendu que nous le livrerons à la police?
Il faut admettre que les petits yeux bleus de Moss reflétèrent à cet instant une candeur au moins égale à celle d'Emile.
— Mais... Mais... naturellement !..
— Il y a aussi un détail que je voudrais voir préciser dès cette première prise de contact... Dans une enquête de ce genre, les moindres détails peuvent avoir leur importance... Je vous demande donc, monsieur Moss, si vous êtes décidé à nous dire absolument tout ce que vous savez...
— Je vous ai dit, déjà...
— Vous m'avez dit un certain nombre de choses, oui... Je les ai notées, puisque vous semblez y tenir... Vous pourrez même, selon vos habitudes d'homme d'affaires, apposer votre signature sur mon calepin... Peut-être, cependant, aurai-je d'autres questions à vous poser...
-- Si je peux vous répondre...
A ce moment, on entendit des éclats de voix du côté de la villa. Une de ces voix, tout au moins, avait un accent méridional plus que prononcé. Et elle disait:
— Mais lâchez-moi, imbécile!... Vous ne voyez pas que vous êtes en train d'escagasser mon faux col?...
A la terrasse, les trois personnes se levèrent. En se retournant, on aperçut Cornélius, qui mesurait un mètre quatre-vingt-cinq et qui était plus large encore que Torrence, tenant par la peau du cou, littéralement, un bonhomme au poil brun et aux yeux jaunes, vêtu de noir comme en plein hiver.
— L'inspecteur Machère... eut le temps de souffler Mlle Berthe à l'oreille d'Emile.
L'inspecteur devait savoir qui était ce jeune homme et cette jeune fille, car il ricana:
— Vous avez beau appeler l'Agence 0 à la rescousse, vous n'empêcherez pas Machère de...
Cornélius parlait à son maître en néerlandais.
— Lâchez-le! Lui commanda celui-ci.
Et Machère essaya de refaire sa cravate, de remettre un peu d'ordre dans sa toilette.
— Vous voyez! conclut Moss. Dans notre pays, cela ne se passerait pas ainsi... Cornélius vient encore de le trouver dans ma salle de bains...
— Cela vous ennuie, n'est-ce pas?... Mais j'espère bien qu'il y aura des choses qui vous ennuieront davantage...
Cornélius s'était éloigné. Quand il revint, il était redevenu le valet de chambre correct et stylé qu'il était d'habitude et il tenait à la main un chapeau melon dont il enlevait la poussière avec sa manche.
— Le chapeau de Monsieur...
Machère l'enfonça sur sa tête.
On avait décidément choisi, pour s'occuper de cette affaire, une caricature de policier, et même une caricature de Méridional, un petit bonhomme bilieux, noir de poil, et qu'on aurait dit frotté d'ail, et qui arborait en plein été ce complet noir, ces souliers jaune et blanc et ce melon quasi préhistorique.
Avant de s'éloigner dans la direction de la barrière qui clôturait le jardin de la villa, il éprouva le besoin de lancer, dans l'attitude d'un grand premier traître des mélos de jadis:
— Vous ne perdez rien pour attendre, monsieur Moss!... Quant à vous, l'Agence O, nous nous retrouverons!...
Emile regarda Mlle Berthe, avec qui il travaillait depuis trois ans. Et, chose étrange, pour la première fois, il s'aperçut qu'elle était jolie et potelée à souhait.
II
Où l'on constate que le jeu de boules n'est pas ce qu'un
vain peuple pense, et où une « estanque » inattendue fait
plus que de longs discours
Il était cinq heures. On commençait à respirer après une journée étouffante. La petite plage du Lavandou était couverte de monde, à ne savoir où s'y étendre; sur la terrasse du casino, des couples dansaient mollement au son d'un orchestre en manches de chemise. Il est vrai que c'étaient des chemises de soie.
Sur ses shorts, Mlle Berthe, qui, prétendait-elle, n'avait rien d'autre à se mettre, avait passé ce qu'elle appelait une robe de plage. Cela avait pour effet de la déshabiller davantage, car cette robe, qui n'était retenue sur le devant que par un bouton à la taille, s'ouvrait à chaque pas et rendait beaucoup plus sensible la nudité des cuisses.
Enfin!... Drôle d'endroit et drôle d'atmosphère pour une enquête policière! Rien ne respirait le drame. Pourtant, une Jeune femme, qui deux jours plus tôt encore jouissait de l'été méditerranéen et se faisait brunir au soleil...
— Vous ne trouvez pas, mademoiselle Berthe, que les regards qu'on nous lance sont plutôt dénués de sympathie?
— C'est fatal! répliqua-t-elle sans s'émouvoir.
— Pourquoi?
— Parce que vous représentez le clan Moss... Déjà les gens d'ici n'aiment pas les milliardaires qui en mettent plein la vue avec leurs canots ultrarapides, gênent les pêcheurs et les canoës... Du moment que vous venez ici pour défendre Moss, vous êtes donc contre Joseph ou contre M. Larignan... Or ces deux-là sont du pays... Joseph tout au moins... Quant à M. Larignan, il y habite depuis dix ans et il a l'accent... Ajoutez à tout cela que l'ineffable inspecteur Machère fait campagne contre vous dans tous les cafés du pays et va jusqu'à prétendre que vous êtes un détective américain...
Ils se promenaient tous les deux le long du port, revenaient sous les pins maritimes de la place. Autour du kiosque à musique, deux parties de boules venaient de commencer, deux parties qui sont comme le pôle principal de l'existence du Lavandou.
D'un côté, la partie en pantalons de toile bleue et en espadrilles, comptant surtout les pêcheurs du cru, et parmi eux le maigre et ironique Joseph, qui porte un chandail rayé comme les marins de Toulon.
Ceux-là, on les appellerait volontiers les professionnels, par comparaison avec la partie des notables qui jouent de l'autre côté du kiosque, le receveur des postes, le patron de l'Hôtel de la Calanque, le commissaire de police, le président du syndicat d'initiative...
Un de ces personnages, le plus gros, qui ne quittera son casque colonial qu'au coucher du soleil, et dont les yeux sont abrités par des lunettes aux verres fumés, n'est autre que M. Larignan.
Emile, suivi de Mlle Berthe — ils forment ainsi un couple assez gentil, ma foi, et Mile Berthe serait bien contente si son compagnon daignait s'en apercevoir — Emile et Mlle Berthe, dis-je, vont d'un jeu à l'autre, se mêlent aux curieux qui commentent passionnément les coups.
Aucun doute n'est possible, il n'inspire pas la sympathie. A son approche, les gens auraient plutôt tendance à s'écarter. Quant à Joseph, il a été plus loin: à la vue de l'homme de l'Agence O, il a lancé ostensiblement, à deux ou trois mètres de lui, un long jet de salive.
Une demi-heure s'écoule de la sorte. Emile est de plus en plus soucieux. Dans l'ombre d'un petit bar qui fait le coin de la place, il peut apercevoir l'inspecteur Machère qui, au milieu d'un groupe d'habitués, pérore et gesticule, parlant à coup sûr du détective de Moss...
Un coup difficile, soudain... Les boules sont à plus de dix-huit mètres... C'est au « tireur » de sauver la situation, et le tireur n'est autre que Joseph... S'il rate son « estanque », c'est-à-dire si, par un coup de maître, il ne frappe pas la balle adverse et ne prend pas exactement sa place, la partie est perdue pour sa quadrette...
— Vas-y, Joseph!...
Joseph joue la petite comédie habituelle, soupèse sa boule, la frotte dans la terre pour la rendre moins glissante, crache un peu dessus, fait trois pas en courant, revient, recommence et enfin...
Sa boule est partie, mais elle frappe le sol à quarante centimètres au moins de la boule visée.
— Mal joué! Prononce quelqu'un à voix haute.
On se retourne avec ahurissement. Qui a osé porter un jugement aussi sévère sur l'as des as du Lavandou? Stupeur quand on constate que c'est ce gringalet de détective de Moss.
Joseph a cligné des yeux. Très calme, l'œil ironique, il s'avance d'une démarche chaloupée, car il aime à se faire encore plus mauvais garçon qu'il n'est. Il touche sa casquette et retire son mégot de ses lèvres.
— Pardon, monsieur...
Il exagère la politesse.
— Ce serait-il vous, par hasard, qui êtes envoyé par la fédération pour nous donner des leçons de boules?
Eclat de rire général.
— Ma foi, dit Emile avec humilité, cela n'est pas, mais cela pourrait être...
— Eh bien! Moi, mossieu, si vous « estanquez » cette boule-là, je paie une tournée générale, foi de Joseph...
Les bourgeois d'à côté ont été alertés et, laissant leurs boules en place, sont venus assister à la scène.
— Choisissez la boule que vous voudrez, mossieu!... Ici, nous ne jouons qu'avec des intégrales réglementaires... Trois pas, n'est-ce pas?... Votre pied dans le cercle, s'il vous plaît...
Mlle Berthe est devenue toute rouge, car elle se rend compte que son patron est en train de se couvrir de ridicule. Long et maigre, étrangement coiffé de son panama démodé, une cigarette éteinte au bec, il soupèse la première boule qu'on lui a tendue. Ses lunettes à la Harold Lloyd, par-dessus le marché, lui donnent l'air d'un myope.
Un... deux...
Quelques secondes plus tard, personne n'a plus envie de rire. Il a fait trois bonds, avec une souplesse inattendue. La boule est partie. Elle a décrit une longue trajectoire... Un bruit mat, bien connu des joueurs de boules, le bruit de l'« estanque », quand le coup est bien franc, que la boule adverse est prise en plein et qu'elle va se balader pour faire place à la nouvelle qui, frémissante encore, ne bouge plus.
Joseph en a pour quelques instants à reprendre sa respiration. Il regarde Emile... Il hésite... Il s'approche et lui tend la main, comme à regret, et enfin il prononce, avec son accent savoureux:
— Pourquoi ne m'aviez-vous pas dit que vous étiez d'ici?... Ce qui est promis est promis... C'est ma tournée...
Quelques minutes plus tard, les deux quadrettes sont rassemblées au comptoir du coin devant des grands verres de vin blanc de Cassis:
— Dites-moi, fait Joseph, qu'une pensée semble tourmenter. A votre façon de lancer la boule... Vous n'êtes pas obligé de me répondre, bien sûr, mais je parierais que vous avez appris avec le Grelé...
— Au pont du Las... réplique Emile en souriant.
Car Joseph a deviné. Quand il était aspirant de marine, à Toulon, Emile a beaucoup joué aux boules et, précisément, avec le Grelé, un des plus fameux joueurs de la Côte, de l'équipe du pont du Las.
— Alors, vous connaissez Charlot?...
— Et son frère qui est...
— Chut!...
Le frère de Charlot a eu des ennuis... Enfin !... Toujours est-il que voilà Emile installé dans la place.
— C'est votre femme? Questionne Joseph en désignant Mlle Berthe, qui en devient cramoisie.
— Non... C'est une amie... Une collaboratrice...
— Et vous, sacré Machère, qui vouliez nous faire croire que ce type-là était un Américain... Vous acceptez une revanche?... On fait la partie?...
— Volontiers...
Ce qui pourrait bien porter atteinte au prestige de l'Agence O. En effet, Emile a tombé la veste et est tout à sa partie avec les gars en pantalons de toile bleue, quand un petit homme tout rond et tout vêtu de blanc, qui n'est autre que M. Moss, vient hargneusement faire sa tournée sur la place, suivi d'un pékinois encore plus laid que lui.
Il ne penserait peut-être pas à s'approcher des joueurs s'il ne reconnaissait la jeune secrétaire, qui suit la partie avec Intérêt. Il fronce les sourcils. Il reconnaît Emile. C'est à croire qu'il va suffoquer. Comment, son détective à lui, celui qu'il a fait venir à grands frais tout exprès pour écraser ses ennemis, est là, à jouer aux boules avec le pire de ses ennemis, avec Joseph, qui, chaque fois qu'il prononce le nom d'Eva, a un sourire qu'on dirait reconnaissant!
— Vous direz à votre patron... commence-t-il en s'adressant à Mlle Berthe.
Dire quoi? Il ne trouve pas. Tous les mots de la langue française sont trop faibles et c'est sans doute pourquoi il dévide une phrase dans sa langue maternelle, avant de faire volte-face et de s'éloigner à pas rapides.
— Il a une sale gueule... murmure simplement Joseph en ramassant ses boules.
— Pas jolie, en effet, admet volontiers Emile.
— Dommage!... La jeune dame était bougrement appétissante...
Clin d'œil.
— A vous de lancer le cochonnet...
Voilà comment ce soir-là, à neuf heures, Emile et Joseph se retrouvent sur la petite jetée du Lavandou, près du bateau de Joseph. La nuit tombe. Tout est bleu, les montagnes, derrière, les îles, en face, la mer, le ciel... Il n'y a qu'une grande barre d'un orange incandescent là où le soleil vient de se coucher...
— Vous êtes de par ici, n'est-ce pas? Commence Joseph, que cette question turlupine.
— De pas loin... répond prudemment Emile.
Il ne dit jamais exactement d'où il vient. Non parce qu'il a honte de sa région natale. Mais il sait qu'il y a de région à région des défiances, voire des haines insoupçonnées. Pourquoi avouerait-il à Joseph que c'est par le plus grand des hasards, et parce qu'il a eu un moment l'idée de faire sa carrière dans la marine, qu'il a vécu à Toulon et appris à jouer aux boules?
— L'inspecteur Machère ne vous a pas posé trop de questions? demande-t-il un peu plus tard.
— Fallait s'y attendre... Va falloir que je reste tranquille pendant quelque temps... Dommage!... C'est le moment où les patrons d'hôtel et de restaurant ont le plus besoin de poisson... Les gens s'imaginent que, parce qu'ils sont au bord de la mer, ils vont manger du poisson... Avec les filets, on n'en ramène pas seulement de quoi nourrir la population ordinaire... Alors, c'est Joseph par-ci... Joseph par-là... L'autre jour, tenez, à la dernière minute, arrive à l'Hôtel des Calanques un sénateur avec toute une bande... Trois autos en tout... Et il réclame des loups grillés au fenouil... Le patron tente de lui expliquer qu'il n'y a pas de loups...
» — Allons donc! Venir de si loin pour manger des loups au fenouil... Tirez votre plan, mais je veux que, dans une heure...
» Et le patron lui fait:
» — Il y aurait bien quelqu'un... Mais ce serait à la dynamite, et s'il se fait prendre...
» Vous me croirez si vous voulez, monsieur... C'est le sénateur qui m'a supplié d'aller lui pêcher des loups à la cartouche et il a tenu à venir avec moi pour voir comment ça se pratiquait...
» Après, il m'appelait son petit Joseph et me tutoyait tout comme si nous avions fait notre service militaire ensemble, et il a fallu que je prenne l'apéritif avec eux...
— Et cette Mme Eva?...
— Je peux bien vous le dire, puisque je l'ai dit à Machère... D'ailleurs, tout le monde le savait dans le pays... C'est chaque année la même chose... On se demande ce qu'elles ont... Quand elles arrivent, dans leurs toilettes de Paris, on dirait de grandes dames qui vont vous écrabouiller de leur mépris... Le lendemain, elles sont en shorts, comme elles disent... Le surlendemain, on les rencontre à p... pardon... enfin, comme vous devinez, dans le creux des rochers... Après, il faut leur faire faire des parties de pêche et, une fois que vous êtes seul avec elles dans le bateau...
— M. Moss le savait?
— Je l'ignore... peut-être que oui...
Joseph a un rire égrillard.
— Si, de sa villa, il a l'habitude de regarder au large avec de bonnes jumelles, il a pu en voir de belles, je vous assure... Cela s'appelle une partie de pêche... Qu'est-ce que vous voulez, nous, qu'on y fasse?... Il faut bien vivre et nourrir les gosses...
— Vous, avez des gosses?
___ Moi, non... Mais ma sœur en a... Maintenant, je vais vous parler aussi franc qu'un joueur de boules à un autre joueur de boules... Vous m'avez eu avec votre « estanque », c'est vrai... Mais je vous ai gagné ensuite par 21 à 18, et vous n'aurez pas la malhonnêteté de le nier... Eh bien! Aussi vrai que je vous ai gagné par 21 à 18, je n'ai rien vu et je ne sais rien... Il me serait facile de vous raconter ceci ou cela, parce que tout le monde vous dira que je suis le plus grand « inventeur » du Lavandou... La fois que les gendarmes sont venus fouiller chez moi pour y trouver de la dynamite et que, à leur nez, j'ai remis tout le paquet à ma nièce qui a quatre ans, lui disant:
» — Surtout, ne mange pas tout...
» C'est pour vous dire... Eh bien! Non... Je pêchais... Je ne sais pas à quoi je pensais, mais sûrement pas à la dame qui faisait trempette... Ce que j'en faisais avec elle, je vous jure, c'était pour ne pas la désobliger, car on a tellement d'occasions... Je n'avais pas rencontré un seul mulet, pas un loup... Je virais de bord...
» — Tiens, que je remarque, elle a dû monter sur une autre barque...
» Parce que le canoë flottait tout seul au milieu de la calanque...
» Là-dessus, je passe pas loin de M. Larignan. Il me montre son plein panier de bouillabaisse...
» — La petite dame... que je lui crie.
» Il n'entend pas, à cause de son moteur qu'il venait de mettre en marche...
» Je fais encore un rond... Au moment de jeter ma cigarette, j'aperçois quelque chose dans l'eau et... C'était elle, qu'est-ce que vous voulez que je vous dise?...
Ils se sont assis sur les dernières pierres de la jetée et des couples passent, des jeunes gens, des jeunes filles qui, parce que la nuit s'annonce belle, éprouvent le besoin de chanter. Il y a un grand jeune homme, entre autres, qui se prend pour Tino Rossi et qui en veut terriblement à Marinella...
— Ecoutez, Joseph... Entre nous... Vous avez bien une opinion... Est-ce que vous croyez que ce Hollandais, par jalousie, aurait été capable de...
— Je ne peux même pas dire ça... S'il avait été tout seul, passe encore... Mais n'oubliez pas qu'il avait son larbin avec lui... Alors, il faudrait supposer qu'ils sont de mèche... Il y a autre chose... J'ai bien compris tout de suite qu'on me chercherait des histoires... Quand on a eu quelques condamnations, les flics ont une tendance à vous mettre sur le dos tout ce qu'ils ne comprennent pas... En arrivant, j'ai jeté un coup d'œil dans le canot automobile... Tenez, c'est celui-là qui est recouvert d'une bâche... Un engin qui fait soixante kilomètres à l'heure et presque autant de remous que les torpilleurs de Toulon...
— Vous cherchiez l'outil qui...
— Justement... Les outils étaient à leur place, dans un petit coffre... La clé à bougies était encore encrassée... Mais il n'y avait pas une goutte d'eau, ni rien qui puisse laisser supposer... Maintenant, je ne vous dis pas que ce n'est pas lui... Mais je dis que je ne dis pas que c'est lui... Nuance, vous comprenez?
— Et M. Larignan?
Joseph crut que son interlocuteur plaisantait.
— M. Larignan?
Car dans un pays où tout le monde se tutoie aisément, chacun disait, avec une nuance de respect, Monsieur Larignan.
— Mais, s'il l'avait voulu, il serait notre maire! Après moi, sans me vanter, c'est le meilleur joueur de boules du pays... Quant à la pêche au boulantin, il prendra cinquante rascasses là où vous ne verrez seulement pas les épines d'une seule... Vous galégez!... Monsieur Larignan!...
— Il a été en rapport avec Eva?
— Qu'est-ce que vous me demandez là?... Pourquoi voulez-vous que M. Larignan ait été en rapport avec cette femme?
— Je ne sais pas... Ce que vous avez fait, il pouvait peut-être le faire?...
Joseph respira un bon coup pour gonfler ses pectoraux avec l'air de dire: « Minute! Donnez-vous la peine de comparer... »
— On m'a assuré, poursuivait Emile, qu'entre lui et sa petite bonne, qui n'a pourtant que dix-huit ans...
--- Eh bien?... La petite Thérèse, c'est régulier... Ça s'est toujours fait, quoi!... Sans compter que Thérèse ne l'a pas attendu, allez...
Son sourire ajoutait: « J'en sais quelque chose. »
— Ecoutez, Joseph... Vous étiez trois dans la calanque...
— Quatre...
— Comment, quatre?
— Avec le larbin... Et même cinq...
— Pourquoi cinq, maintenant?
— Et Eva?
— Vous n'allez pas prétendre qu'Eva s'est donné, tout en nageant, un coup sur la tête avec un instrument lourd qu'elle aurait apporté tout exprès avec elle...
— Bon... Où voulez-vous en venir?
Pendant ce temps, Mlle Berthe s'est assise mélancoliquement à la terrasse de l'hôtel et elle pense sans doute que si cet Emile, qu'elle aperçoit de loin en loin dans la nuit qui commence, voulait seulement y mettre un tout petit peu du sien... C'est une nuit si douce, si douce!... Les deux chambres ne sont séparées que par une mince cloison... Dans cette cloison, il y a une porte, et la clé est restée dessus... Pour tout dire, elle était restée du côté de la jeune fille, mais tout à l'heure, après le dîner, quand elle est montée se mettre de la poudre, elle l'a rapidement mise de l'autre côté... Si, par hasard, l'idée lui venait...
Emile, pourtant, est bien loin d'elle à cet instant.
— Où je veux en venir?... A ceci qu'un de vous trois est certainement l'assassin... Un de vous trois a frappé Eva à la tête, sans doute au moment où, sans arrière-pensée, elle s'accrochait à un bateau, comme le font tous les nageurs...
» M. Moss peut fort bien l'avoir tuée par jalousie, ou pour se débarrasser d'une liaison qui lui pesait...
— Ce serait dégoûtant... décide Joseph.
— Je me demande pour quelle raison M. Larignan pourrait l'avoir tuée... Un coup de soleil subit?... Ou bien parce qu'on dérangeait ses poissons?
— Vous exagérez!... Vous avez beau être du Midi...
— Reste vous, mon pauvre Joseph... Remarquez que je ne vois pas non plus pourquoi vous auriez fait ça... D'abord, vous êtes celui à qui la police pensera en premier lieu... Ensuite, un assassin ne se charge pas volontiers du cadavre de sa victime... Cela supposerait une dose de cynisme, de...
— Si quelqu'un d'autre qu'un joueur de boules qui m'a presque battu cet après-midi me disait des choses pareilles... Vous avez des allumettes, au moins?
Emile a au moins des allumettes et lui tend la boîte.
— Du feu?
— Non, merci...
— Vous avez une drôle de façon de fumer vos cigarettes sans jamais les allumer, vous!... C'est peut-être encore un truc de détective?...
Ils se lèvent et se dirigent vers la place, où on distingue mal les silhouettes dans l'ombre des arbres.
— Dites donc!... C'est quand même bien mon tour de poser une question qui me tracasse... Si ce Moss est si innocent qu'il veut le faire croire... Remarquez que je ne prétends pas qu'il ne l'est pas... Mais, enfin!... Pourquoi, dans ce cas, éprouve-t-il le besoin de faire venir des détectives qu'il paie personnellement pour prouver qu'il n'a pas tué?... Hein?... Répondez à ça!... Voyez-vous, moi, je prends un avocat quand on m'accuse... Et encore! J'aime mieux me défendre moi-même. Ces gens-là parlent tout le temps à côté de la question, disent des choses que vous ne comprenez pas et, en fin de compte, c'est vous qui êtes dedans... N'empêche que ça va lui coûter des billets de mille, je ne vous demande pas combien, rien que pour prouver qu'il n'a pas tué la dame... Enfin, il y a quand même cette panne... Cela arrive à tout le monde...
On entend au loin l'orchestre du casino. Il y a des couples dans tous les coins d'ombre. A l'approche d'Emile, Mlle Berthe se lève, troublée, elle ne pourrait dire au juste pourquoi, peut-être parce que, ce soir-là, il y a de la langueur dans l'air.
— Restez assise, je vous en prie...
— Vous ne voulez pas que nous fassions quelques pas ensemble?... Le temps que vous me mettiez au courant de... N'oubliez pas que, dans cette affaire, je suis votre seule collaboratrice et qu'il y a une heure que vous êtes en conversation avec Joseph...
Ils s'éloignent, dans la direction des lumières du casino. Avant d'atteindre ces lumières, ils font demi-tour, puis demi-tour encore, quand ils vont être dans le rayon lumineux de l'hôtel.
Enfin, au troisième voyage seulement, Mlle Berthe, d'un geste qui doit être machinal, à moins qu'elle soit fatiguée, accroche sa petite main au bras d'Emile.
— Ainsi, patron, vous croyez que, si on se livrait à une reconstitution de...
... Reconstitution de... reconstitution de... De quoi?... Qu'est-ce qu'elle raconte?... Et qu'attend-il, l'idiot, pour écraser ses lèvres contre les siennes?
Hélas! Emile ne comprend pas, ou ne veut pas comprendre, et il réplique:
— D'accord avec la police, évidemment, car l'Agence O ne peut, de son propre chef...
Ce propre chef marque la fin d'un des abandons de Mlle Berthe. Si, à ce moment, Emile avait voulu...
III
Où un certain nombre de grandes personnes ont l'air de
jouer à la mort, et où Emile, après s'être révélé champion
de boules, se révèle amateur de pêche
Voici, chronologiquement, les faits du lendemain matin, enregistrés par le plus fidèle des témoins.
Dès cinq heures, Mlle Berthe était au petit balcon de sa chambre, car elle avait entendu remuer dans la chambre voisine, et, quelques instants plus tard, elle voyait Emile, déjà habillé, se diriger vers le port, à pas nonchalants.
A ce moment-là, il y avait un certain nombre de pêcheurs qui rentraient et qui commençaient à étendre leurs filets sur la jetée.
Emile leur parla, les mains dans les poches, la cigarette éteinte entre les lèvres. Puis, sans y toucher, il admira assez longuement le bateau de M. Larignan. Le même bateau, en somme, que celui de la plupart des pêcheurs, en plus petit, en plus coquet. Il était peint en blanc avec liséré rouge, et des supports, à l'arrière, permettaient de dresser une tente.
M. Larignan lui-même, d'ailleurs, ne tarda pas à paraître, en pyjama, car chaque jour il faisait de la sorte sa promenade matinale qui se terminait invariablement au bar du coin, où il prenait son petit déjeuner: un verre de vin blanc et deux ou trois anchois à l'huile sur un morceau de pain.
Emile le salua et il lui rendit son salut. Tout cela, Mlle Berthe le voyait de sa chambre, où elle s'habillait fenêtre grande ouverte, au risque d'être vue dans une tenue assez légère.
Emile et M. Larignan échangèrent quelques phrases d'un air très cordial, puis Emile rentra à l'hôtel, et, quelques instants plus tard, on entendait le bruit d'une voiture mise en marche.
Quand Mlle Berthe descendit, Emile n'était plus là et le patron lui annonça que le détective lui avait emprunté sa bagnole.
Comment la nouvelle se répandit-elle ensuite? C'est ce qu'il fut toujours impossible de savoir. Le commissaire de la Brigade mobile de Toulon, qu'Emile était allé voir, parla-t-il? Il en est généralement ainsi dans ces cas-là et les gens qui ne devraient rien savoir sont les premiers renseignés.
Quoi qu'il en fût, dès neuf heures du matin, le bruit courait au Lavandou qu'on allait procéder à une reconstitution aussi exacte que possible du crime. Les baigneurs, au lieu de se rendre à la plage comme d'habitude, ou d'aller à la pêche dans les rochers, assaillirent littéralement les pêcheurs. C'était à qui louerait un bateau pour la matinée, ou seulement une petite place dans un bateau.
Les prix montèrent à vue d'œil. A dix heures, la place était déjà à cinquante francs et un car bondé de curieux arrivait de Toulon.
Mlle Berthe était d'autant plus vexée qu'Emile ne lui avait rien dit. Moss, qu'elle rencontra sous les pins de la promenade, l'accosta sans cérémonie et l'interpella avec une politesse toute relative.
— Savez-vous où je pourrais rencontrer votre singulier patron?
— Je l'ignore, monsieur Moss...
— Je voudrais lui signifier que, dès maintenant, je considère qu'il n'est plus à mon service. Si je me suis adressé à l'Agence O, c'est tout d'abord que j'espérais que cette agence, dont la réputation est surfaite, m'enverrait quelqu'un de sérieux et non un jeune homme ridicule. Ensuite... Emile descendait justement de voiture en compagnie du commissaire de la Mobile.
— Tiens! Monsieur Moss... J'allais précisément vous envoyer chercher... Le commissaire, que j'ai le plaisir de vous présenter, désirerait que, ce matin, le crime soit reconstitué dans tous ses détails, et je vous demanderai de bien vouloir prendre place avec Cornélius dans votre canot automobile...
— Est-ce une prière ou un ordre de la police? Questionna le banquier, qui était décidément de mauvais poil.
— Ce sera ce qu'il vous plaira, répliqua le commissaire. Mais ce sera, vous comprenez, monsieur Moss?
Quelques minutes plus tard, on se serait cru un jour de régates. Des canots rapides étaient arrivés de Toulon, d'Hyères, de Porquerolles, de Saint-Tropez... Un gros yacht blanc s'était détourné de sa route et attendait en rade...
Quant à ceux qui n'avaient pas d'embarcation, ils se dirigeaient en toute hâte vers les rochers de la calanque, et ce matin-là, le marchand d'articles de plage loua toutes les jumelles dont il disposait, y compris de vieilles jumelles de théâtre.
Quatre personnes constituaient le groupe que l'on examinait avec le plus de curiosité, car c'était le groupe de suspects et tout le monde était persuadé qu'avant midi, un de ces hommes au moins serait inculpé d'assassinat: Joseph, les mains dans les poches, la casquette de travers, les manches de son tricot rayé relevées sur les tatouages de ses bras; M. Larignan, coiffé de son éternel casque colonial; M. Moss et son fidèle Cornélius, qui affectaient de ne pas se mêler aux autres.
— Je pense, monsieur le commissaire, disait doucement Emile, selon sa méthode habituelle toute d'humilité, qu'il faudrait un observateur dans chacune de ces trois embarcations. Je propose, si vous n'y voyez pas d'inconvénient, que l'inspecteur Machère prenne place dans le canot automobile de M. Moss...
Réunir les trois hommes qui se détestaient dans un canot, n'était-ce pas un défi à la paix? Machère en fut d'ailleurs étonné, car il aurait cru que, pour mieux défendre son client, Emile réclamerait ce poste.
— Notre secrétaire, excellente nageuse, va mettre un bonnet de bain et un maillot vert... J'en ai acheté un ce matin qui doit être à peu près à sa taille...
A cet instant, Mlle Berthe pensa qu'Emile ne l'avait pas souvent regardée, même quand elle était fort peu habillée, et ne devait pas être bon juge quant à sa taille.
— Elle s'installera dans le canoé et fera, autant que possible, ce que Mme Eva a fait mardi matin... Quant à vous, monsieur le commissaire, je me demande si la place la plus favorable, pour tout voir, n'est pas à bord du bateau de Joseph, étant donné que c'est celui qui a le plus circulé sur les lieux... Pour ma part, si M. Larignan veut bien m'accepter à son bord...
» Avant le départ, cependant, j'aimerais poser une question à chacun.
» Vous, monsieur Larignan, vous êtes-vous servi de votre bateau depuis mardi matin?
La réponse fut non.
___ Avez-vous retiré quoi que ce soit de ce qui se trouvait à bord ce matin-là?
— Le panier avec les poissons...
— Rien d'autre, vous en êtes certain?
— J'en suis certain...
— A vous, Joseph...
— Je me suis servi de mon bateau, mais je n'en ai rien retiré...
— Vous, monsieur Moss?...
— Demandez à Cornélius... Je ne m'occupe pas de ces questions-là!
— J'ai seulement retiré un bidon d'huile qui était vide, ainsi que ma salopette, que j'ai donnée au lavage...
— Eh bien! Messieurs, je pense que nous pouvons nous embarquer.
Tout comme un jour de régates, une embarcation avait été réservée aux gendarmes qui devaient empêcher les autres bateaux de pénétrer dans la calanque, et ils eurent fort à faire.
Le temps était splendide. La mer, d'un bleu turquoise. Une légère buée montait de la surface de l'eau qui, de temps en temps, frisait au passage d'un banc de sardines.
Rien d'aussi peu dramatique que cette scène, et il eût été bien difficile de penser que la tête d'un homme en dépendait. Mlle Berthe, la première, à bord du canoé verni comme un jouet, avait quitté le port, un peu gênée, car le maillot vert qu'Emile lui avait acheté était d'un numéro trop petit et moulait ses formes d'une façon peu discrète.
Le canot automobile la dépassa bien vite et fila vers le large en laissant derrière lui de larges remous; puis ce fut le tour du Cormoran, avec Joseph, debout à l'arrière, la barre entre les jambes.
Au moment de larguer l'amarre du Potam, M. Larignan retira de l'eau une sorte de panier en métal qu'il posa au fond de l'embarcation.
— Qu'est-ce que c'est? Questionna Emile.
— Des piades... Autrement dit, des bernard-l'ermite... Quand il n'y a pas de crevettes, c'est le meilleur appât pour la pêche au boulantin...
— Je sais...
Le canot de M. Larignan n'était pas très rapide, et, quand on arriva dans la calanque, il y avait déjà un bon moment que la vedette du banquier, dont le bourdonnement semblait remplir l'espace, décrivait des cercles au large.
— C'était ici... dit M. Larignan... Tenez!... Il n'y a pas à s'y tromper... Vous voyez ce rocher?... Penchez-vous... Il y a, tout à côté, une raie blanche... En pêchant juste au ras du rocher, on est sûr de prendre des rascasses...
Il laissa tomber au fond de l'eau la grosse pierre qui lui tenait lieu d'ancre.
— Qu'est-ce que je dois faire, maintenant?
— Autant que possible ce que vous faisiez mardi à la même heure...
— Je pêchais déjà depuis longtemps...
— Pêchez donc... Puisque vous n'avez rien retiré de ce qu'il y avait dans votre bateau, les lignes doivent s'y trouver...
— Les voici...
C'était vraiment le bateau de l'amateur soigneux. Sous le banc arrière, il y avait une petite armoire, des rayons, et les engins de pêche étaient rangés avec autant de soin que l'armoire de cuisine d'une bonne ménagère.
— Tenez!... Je me souviens que c'est avec cette ligne-ci que je pêchais... J'étais assis sur mon pliant...
Il alla prendre le pliant et s'y installa.
A bord du canot automobile, l'inspecteur Machère, son chapeau melon en arrière, regardait férocement ses deux compagnons. Pourquoi diable, se demandait-il, Emile lui avait-il confié ce poste? Il flairait confusément un piège et il ne perdait pas un seul geste des deux hommes.
Quant au commissaire de la Brigade mobile, il était déjà devenu copain avec Joseph et les gens qui regardaient aux jumelles eussent été bien étonnés du cours de leur conversation.
— Ainsi, c'est pour cela que vous devez toujours avoir aux lèvres une cigarette allumée?
— Parbleu!... C'est facile à comprendre... Supposez que j'aperçoive un banc de poissons...
— Mais comment pouvez-vous les voir? Je ne vois rien dans l'eau...
— Parce que vous êtes trop bas... Moi, comme vous le constatez, je suis très au-dessus de l'eau... Mon regard plonge... Quand je vois les poissons, je n'ai que quelques secondes pour allumer la cartouche et la lancer... En même temps, il faut que je continue à diriger le bateau... Vous voyez ma main droite, dans ma poche... Elle tient une cartouche...
— Vous en avez réellement une?
— M. Emile m'a dit de faire exactement comme mardi...
— Vous avez lancé une cartouche, mardi?
— Une seule, dans ce coin-là, près de la pointe Prime... Mais je l'ai lancée trop tard et je n'ai rien eu...
— Faites donc la même chose...
Pour être tout à fait sincère, il faut avouer que le commissaire obéissait moins, en donnant cet ordre, à un souci de reconstitution exacte, qu'au désir de voir de ses yeux une pêche à la dynamite.
Ce fut vite fait. Joseph approcha sa main droite de sa cigarette... Cette main tenait une petite chose enveloppée de papier de soie. Un geste rapide. Puis une volte brusque du bateau et bientôt, à une dizaine de mètres, un bruit sourd, l'eau agitée...
— Mais les poissons?...
— Attendez... Il n'y en avait peut-être pas...
— Si... Regardez... Oh! Le beau loup...
— Ce n'est pas un loup... C'est une daurade... Tenez!... En voilà d'autres... Est-ce qu'on les ramasse?
— Hélas! Il est juste onze heures... fit le commissaire à regret en consultant sa montre... Que faisiez-vous à onze heures?...
— Je me dirigeais vers l'autre pointe...
Depuis quelques instants déjà, Mlle Berthe avait plongé. Le canot automobile de M. Moss était entré dans la calanque et s'était immobilisé. Cornélius était occupé à dévisser une des bougies.
Selon les instructions reçues, Mlle Berthe nageait vers l'embarcation...
Puis celle-ci se remettait en marche et décrivait un large cercle...
— Je me demande ce qu'il espère! grogna le commissaire.
— Qui?
— Ce détective de l'Agence O... Vous comprenez, mon ami, ces gens-là veulent toujours employer des méthodes épastrouillantes... Sinon, où serait leur prestige?... A les croire, la police officielle, trop routinière, est incapable de mener une enquête à bien et... Mais qu'est-ce qu'ils font?
De loin, on voyait Emile et M. Larignan qui allaient et venaient à bord de leur petit bateau. Ils se penchaient, fouillaient partout. Ils avaient l'air de chercher quelque chose.
Quant à Mlle Berthe, elle tirait paisiblement sa coupe, ne sachant plus ce qu'elle devait faire. Le canoë, tout seul, flottait dans un large espace vide.
— C'est vers ce moment-ci que vous vous êtes étonné de ne plus voir le bonnet blanc?
— A peu près... Tenez!... Nous avons juste le soleil dans les yeux... Je n'y ai pas pris garde tout de suite... J'ai encore fait un tour...
Pour faire ce tour, ils durent tourner le dos au bateau de M. Larignan. Quand ils le virent à nouveau, Emile levait les deux bras au ciel, ce qui était le signal convenu pour le cas où l'un ou l'autre des policiers découvrirait quelque chose.
Ce fut une stupeur générale. Personne n'avait rien vu. Il ne s'était rien passé. Pour un peu, les touristes qui avaient payé cher leur place à bord d'une embarcation de pêche auraient réclamé leur argent.
— Qu'est-ce qu'il lui prend, à ce comique? Qu'est-ce qu'il peut avoir découvert?...
Le commissaire n'était pas le moins surpris. Vaguement inquiet, en outre, car il se rendait compte qu'il n'avait peut-être pas rempli son rôle avec tout le zèle souhaitable, passionné qu'il était pour la pêche à la dynamite. Il pensait même avec regret aux belles daurades qui flottaient le ventre en l'air et à la surprise de sa femme s'il avait pu... Enfin! Le devoir avant tout!
Quant à l'inspecteur Machère, il ordonnait sèchement à Cornélius:
— Au port!... Fini de rire... Maintenant que votre rigolo a terminé ses plaisanteries, c'est moi qui vais continuer l'enquête...
La vedette du banquier arriva évidemment la première. Machère ne laissa pas descendre ses compagnons. Joseph et le commissaire débarquèrent un peu plus tard et attendirent le troisième bateau qui — Emile pouvait donc se montrer galant une fois dans sa vie! — remorquait le canoë de Mlle Berthe.
— Eh bien? Questionna le commissaire en saisissant l'amarre qu'on lui avait lancée.
— Eh bien! répliqua Emile avec une gravité inattendue, nous n'avons pas pu pêcher...
— Hein?... Vous vouliez?...
— Cela ne vous ferait rien de dire aux gendarmes d'éloigner la foule?... Je suis bien content, monsieur Moss...
— Je pense qu'il n'y a que vous à l'être! Riposta sèchement ce dernier.
— Figurez-vous, monsieur le commissaire, reprenait Emile, que si, dans les deux autres bateaux, il a été possible de procéder à une reconstitution exacte de la matinée de mardi, cela a été rigoureusement impossible à bord du bateau de M. Larignan... Tenez!... Joseph lui-même, bien qu'avec vous, a pu lancer une cartouche de dynamite dont nous avons vu les effets surprenants... Cornélius a nettoyé sa bougie dans un temps record... On voit que c'est un excellent mécanicien et qu'aucun outil ne lui manquait...
Emile soupira, navré.
— Moi qui me faisais une fête de pêcher au boulantin!... Il y a des années que cela ne m'est plus arrivé... Les lignes étaient bien à bord... D'excellentes lignes, qui révèlent un pêcheur méticuleux... Il y avait un pliant et une bouteille de cognac... M. Larignan est l'homme le plus ordonné du monde... Et souvenez-vous que mardi il a pris un plein panier de poissons...
— Je ne comprends toujours pas où vous voulez en venir...
— C'est que vous n'êtes pas pêcheur au boulantin, monsieur le commissaire... Regardez ces piades... Comme vous le voyez, cela ressemble à des escargots, en plus gros... La coquille est extrêmement dure... Bien entendu, on ne pêche pas avec la coquille, sur laquelle, si j'ose dire, les poissons se casseraient les dents... On pêche avec la petite bête molle et rose qui se cache à l'intérieur... Pour prendre cette bête, il est nécessaire de...
— Si vous tenez à nous faire perdre notre temps sous ce soleil... grogna M. Moss en faisant mine de s'éloigner.
— Un instant, je vous prie... Souvenez-vous de la question que j'ai posée, ce matin, avec une insistance toute particulière... C'est à M. Larignan le premier que j'ai demandé s'il n'avait rien retiré de son bateau depuis mardi, et il m'a répondu qu'il n'en avait retiré que le panier de poissons... Or, mardi, il a pêché au boulantin... Il a pêché avec des piades... Et aujourd'hui, cela nous a été impossible... Pourquoi?
— Pourquoi? répéta le commissaire avec stupeur.
— Eh bien! Je vais vous le dire... Parce qu'il nous a été impossible de casser la coquille de ces piades... Il y avait de tout à bord, de quoi boire, de quoi manger, de quoi pêcher, de quoi s'asseoir, de quoi s'abriter du soleil... Il y avait même de quoi lire et de quoi dormir... Mais il n'y avait rien pour casser les piades...
Joseph, qui, lui, avait déjà compris, regardait avec stupeur M. Larignan, impénétrable derrière ses verres fumés.
— Voilà pourquoi je prétends que c'est M. Larignan qui a tué Eva... D'habitude, lorsqu'on va à la pêche au boulantin, on emporte un marteau, ou une grosse pierre, ou un instrument quelconque permettant de casser les piades... Il y avait une pierre à bord, mais elle servait d'ancre... M. Larignan n'a donc pas pu s'en servir, car son embarcation serait partie à la dérive... Or, il a pêché mardi... Donc, mardi, il y avait un marteau ou une grosse pierre à bord... Il s'en est débarrassé... Pourquoi, sinon pour faire disparaître une pièce à conviction?... Sans doute l'a-t-il jetée à l'eau avant de rentrer au port?... Je penche pour un marteau. Peut-être des cheveux y adhéraient-ils encore?... Peut-être, plus simplement, la présence de ce marteau paraissait-elle compromettante à l'assassin?...
» Toujours est-il qu'il nous a menti Joseph avait à son bord, lui aussi, de quoi assommer quelqu'un, mais il n'a rien fait disparaître.... M. Moss et Cornelius également...
» Puisque, des trois suspects, M. Larignan est le seul qui ait menti et qui se soit livré à une manœuvre inexplicable, je prétends qu'en cherchant de ce côté...
— Que répondez-vous à cela, monsieur Larignan? Questionna le commissaire de la Brigade mobile.
— Que c'est très ingénieux, mais qu'il faudra prouver que j'ai tué cette femme, que je ne connaissais ni d'Eve, ni d'Adam.
— Messieurs, vous m'excuserez, mais je pense que ma collaboratrice, après le bain prolongé qu'elle a pris ce matin dans l'intérêt de la Justice, a besoin de se réconforter... Monsieur Moss, je considère mon rôle comme terminé et j'en suis heureux, car j'ai rarement rencontré un personnage aussi désagréable que vous et aussi peu sympathique... Quant à vous, Joseph, si vous avez une heure après déjeuner, n'oubliez pas que vous me devez une revanche aux boules... Messieurs, je vous salue!... Cherchez le marteau!... Et cherchez où et quand M. Larignan et Eva se sont connus...
IV
Où Mlle Berthe considère que les enquêtes courtes ne sont
pas nécessairement les meilleures
Il était écrit que Joseph resterait sur sa victoire contre Emile, car la partie de boules n'eut pas lieu cet après-midi-là et elle n'a pas encore eu lieu à l'heure qu'il est. En rentrant à l'hôtel, en effet, Emile a trouvé un télégramme de Torrence.
Si êtes disponible, venez toute urgence à Deauville, où me débats contre problème insoluble. Torrence.
Mlle Berthe n'a décidément pas de chance. Au moment où un chasseur a apporté ce télégramme, elle venait de monter dans sa chambre pour se changer. Comme par hasard, la porte de communication avec la chambre d'Emile était ouverte. N'étaient-ils pas là en camarades, en collaborateurs? Et fait-on des manières entre collaborateurs?
Le soleil était ardent. Emile allait et venait dans sa chambre et le rythme saccadé de son pas révélait un certain trouble intérieur. Quand il passait devant la porte ouverte, il évitait de regarder, mais il savait que...
Comme par hasard aussi Mlle Berthe était maladroite et n'en finissait pas de retirer ce maillot trop petit... Qui sait si dans quelques secondes... On sentait qu'Emile hésitait... Il allait... Il venait... Il repartait et revenait...
Et, juste à ce moment, cet idiot de chasseur frappait à la porte, tendait son télégramme!
Il n'en faut pas plus parfois pour changer le cours de deux existences. Peut-être aussi Emile était-il soulagé d'échapper ainsi à la tentation et de ne pas se compliquer la vie?
— Il faut que je fasse préparer ma note et que...
Il est passé en coup de vent devant la porte ouverte... Il a vu, ou plutôt entrevu... Dans le corridor, il hésite et... Le sort en est jeté! Il descend l'escalier à pas lourds...
A deux heures déjà, il prend le rapide de Paris tandis que Mlle Berthe prend un peu plus tard le train pour Cassis.
Le rôle de l'Agence O est terminé. Il faut en laisser pour la police officielle et la plus grande qualité de celle-ci est certainement l'opiniâtreté.
Deux fois, trois fois, dans les jours qui suivent, la maison de Larignan est fouillée de fond en comble. Ses empreintes sont envoyées à Paris, où elles ne correspondent avec les empreintes d'aucun criminel connu...
Pour peu, au Lavandou, il y aurait des émeutes, car les gens s'indignent qu'on puisse soupçonner leur Monsieur Larignan.
En désespoir de cause, on publie sa photographie dans tous les journaux, deux photos plus exactement, une avec lunettes sombres et l'autre sans lunettes.
Huit jours se passent. La piste désignée par Emile ne va-t-elle rien donner? M. Moss est rentré à Amsterdam et ne suit l'affaire que par les journaux.
Enfin, d'une petite ville perdue dans le Sud tunisien, une lettre arrive. Quelqu'un a reconnu la photographie. Il ne s'agirait pas du tout d'un M. Larignan mais d'un Nestor Caquois, qui était, voilà dix ans, régisseur dans une exploitation agricole du pays...
Larignan-Caquois, mis sur la sellette, nie encore. On fait venir plusieurs personnes de là-bas et toutes le reconnaissent formellement.
Or, il y a dix ans que ce Caquois est recherché par la police. Régisseur de M. Grétillat, il a disparu la nuit où celui-ci a été assassiné et où le contenu de son coffre a été volé.
L'épouse de M. Grétillat s'appelait Eva... Eva Grétillat... Ruinée, elle a quitté la Tunisie... Elle a habité Bruxelles... Elle est devenue la maîtresse du banquier Mass.
Et certain matin d'août qu'elle nageait dans une calanque et qu'elle se rapprochait d'un petit bateau où un homme pêchait paisiblement au boulantin, elle a reconnu dans cet homme...
A portée de la main de Larignan-Caquois, le marteau qui lui servait à casser les piades...
C'est sa sécurité, sa vie qui sont en jeu...
Joseph, dans son bateau, a le dos tourné... La vedette automobile du banquier s'éloigne...
Un geste rapide, presque un réflexe....
— En somme, lui dit le juge d'instruction, près de deux mois plus tard, vous avez failli réaliser le crime parfait... Et par deux fois!... Une première fois, vous avez pu quitter la Tunisie sans être inquiété et venir, sous un autre nom, passer des années paisibles au Lavandou avec le fruit de votre crime... Une seconde fois, si vous n'aviez pas commis la faute de vous débarrasser de ce marteau...
L'autre ricane.
— Je ne suis pas si bête! réplique-t-il cyniquement.
— Pourtant, c'est parce que vous avez jeté ce marteau à la mer que le détective de l'Agence O...
— Je n'ai jamais jeté ce marteau à la mer...
— Je ne comprends plus...
— Je ne l'ai jamais jeté! Lorsque j'ai frappé, j'avais, comme tout pêcheur, les mains mouillées... Le marteau m'a échappé des mains... Il a continué sa trajectoire, certes... Il a frappé le crâne mais ensuite il est tombé à la mer et voilà pourquoi...
Un petit frisson. Machinalement, il se passe la main sur la nuque.
— Un jeune homme si insignifiant!... ne peut-il s'empêcher de soupirer. Dire que j'étais persuadé qu'il ne pensait qu'à faire l'amour avec sa secrétaire...
Quels battements de cœur, si Mlle Berthe avait pu l'entendre!