Le vieillard au porte-mine


LE VIELLARD AU PORTE-MINE




I

Où l'on voit des gens converser

d'une façon pour le moins inattendue

à la terrasse d'un café, et où Emile

fait montre d'une singulière obstination


Il était exactement onze heures du matin. Emile pouvait voir, de la terrasse à laquelle il était installé, sur les grands boulevards, l'horloge électrique du carrefour Montmartre. C'était un des premiers beaux jours du printemps. L'air était tiède, le soleil capiteux et les femmes arboraient pour la plupart des couleurs vives.

Pour toutes ces raisons, et en outre parce qu'il n'y avait rien à faire ce jour-là à l'Agence O, Emile venait de quitter, les mains dans les poches, les bureaux peu somptueux de la cité Bergère. Il ne pensait à rien. A vrai dire, il contemplait son verre de porto dans lequel un rayon de soleil allumait de magnifiques feux d'artifice.

Quelqu'un qui l'aurait observé comme il avait l'habitude d'observer les gens aurait pu le voir tressaillir soudain, à la façon, à peu près, d'un dormeur qui va se réveiller. Quelque chose venait de le frapper à travers son engourdissement, mais il ne savait pas encore quoi.

— 22... 22...

Voyons! Ce chiffre n'était écrit nulle part, comment parvenait-il jusqu'à Emile?

— 22, rue Blomet...

Personne n'avait articulé ces mots près de lui, Emile en était sûr. Enfin, brusquement, il eut la révélation de cette anomalie. Ces mots, il ne les lisait pas, il ne les entendait pas à proprement parler, mais il les reconstituait.

Emile s'était d'abord destiné à la marine et il avait longtemps pratiqué le morse. C'était en morse que le message lui parvenait...

Il regarda autour de lui. A peine son regard avait-il parcouru un mètre qu'il se fixait sur une fine chaussure à haut talon. Et c'était ce talon qui, en frappant le sol à coups secs...

Etait-il possible que la propriétaire de la chaussure transmît un message sans le savoir? Il arrive souvent à une femme impatiente de frapper le trottoir du pied. Le hasard pourrait faire que ces chocs répétés donnassent une lettre, deux lettres de l'alphabet. Mais quant à former des chiffres, des mots complets...

Emile leva les yeux et admira une jeune personne dont le visage, en désaccord avec ce mouvement du pied, n'exprimait aucune impatience.

C'était troublant. Les grands boulevards vivaient leur vie de tous les matins. Ce n'était pas encore le moment de l'apéritif, mais, à cause de ce soleil précoce, il y avait assez de monde à la terrasse.

La jeune femme était seule devant sa table. La première idée qui vint à l'esprit d'Emile le fit sourire. Lui-même, jadis, ne s'était-il pas amusé à enseigner l'alphabet morse à une petite amie qu'il avait eue à Toulon?

Sans doute y avait-il à la terrasse quelque officier de marine ou quelque aviateur?

« Ingénieux, se dit-il. Si c'est une femme mariée qui craint de se compromettre, ce système est beaucoup plus sûr que la poste restante. Voyons qui va répondre... »

Contrairement à son attente, il ne vit aucun uniforme, ni même aucune silhouette correspondant à l'idée d'un jeune amant.

« 22, rue Blomet, répétait le talon avec insistance. Au troisième... »

Soudain, un autre message retentit, très court, celui qui est généralement employé pour annoncer: message reçu. Cette fois, on se servait d'une cuiller ou d'un objet dur dont on frappait des coups brefs et longs sur une soucoupe.

C'était derrière Emile. Il se retourna vivement. Trop tard quand même! Il y avait derrière lui une demi-douzaine de consommateurs pour le moins.

Un moment, il se demanda si c'était le petit vieux qui... Non! Cela lui parut invraisemblable. Cet homme-là avait au moins soixante ans et il dégustait un café avec un air si candide, sans regarder du côté de la dame!

— Garçon!... appelait celle-ci.

Emile appela en même temps:

— Garçon!...

Il put payer assez rapidement pour quitter la terrasse alors que l'inconnue était encore .en vue. Elle se dirigeait lentement vers l'Opéra, en s'arrêtant aux étalages.

Emile se demandait s'il n'allait pas faire demi-tour et abandonner cette filature ridicule. Que dirait Torrence s'il le voyait muser derrière une jolie silhouette?...

La femme allait atteindre l'Opéra quand Emile eut la sensation qu'il n'était pas seul derrière elle. Pour la troisième fois, il remarquait certain chapeau melon, certain complet sombre... Aucun doute possible! Un autre homme la suivait, s'arrêtait et repartait en même temps qu'elle.

Soudain... Ce fut rapidement, habilement fait. Elle achetait des fleurs à une petite marchande installée avec son panier à l'entrée du métro. Elle paraissait fort occupée à chercher de la monnaie dans son sac. Au moment où l'on s'y attendait le moins, elle se précipita dans l'escalier.

Emile voulut se précipiter à son tour. Quelqu'un le heurta. L'homme au chapeau melon. Le choc leur fit perdre quelques secondes à l'un et à l'autre...

Quand ils atteignirent, presque ensemble, le guichet, la jeune femme n'était plus en vue et le portillon se referma avant leur arrivée sur le quai.

La déconvenue de l'homme au melon fut plutôt comique et il lança à Emile un regard furieux, tandis que ses lèvres remuaient. Sans doute se soulageait-il en grommelant une injure à voix basse?

« Tant pis pour toi, mon bonhomme, se dit Emile. Puisque je l'ai perdue, elle, je me raccroche à ta moins séduisante personne. »

L'homme ne prit d'ailleurs pas le métro, ce qui prouvait qu'il n'y était entré que pour suivre l'inconnue. Il remonta place de l'Opéra et sauta sur un autobus en marche. Emile eut la chance de trouver au même instant un taxi vide.

— Suivez cet autobus...

L'homme descendit à l'Odéon et il pénétrait un peu plus tard dans un restaurant étranger de la rue Monsieur-le-Prince. C'était un de ces petits restaurants d'habitués où l'arrivée d'un inconnu n'a aucune chance de passer inaperçue. En face, il y avait un marchand de vin. Emile entra, téléphona à l'Agence O et donna ordre à Barbet de venir le rejoindre de toute urgence. Barbet, que certains appelaient le chien fidèle de l'Agence O, arrivait un peu plus tard.

— Dans le restaurant d'en face, il y a un homme d'une quarantaine d'années, très noir de cheveux, aux yeux sombres, aux épais sourcils. Il est petit et assez gros. Enfin, il est vêtu d'un complet noir et coiffé d'un chapeau melon. A toi d'en apprendre davantage.

Barbet ne demandait jamais la raison d'une consigne et il se contenta d'adresser un clin d'œil à son patron.

— Le grand jeu? Questionna-t-il pourtant.

Car Barbet avait été longtemps voleur à la tire et il ne lui déplaisait pas, quand il effectuait une filature, d'examiner d'assez près le contenu des poches de son client.

Au lieu de lui répondre nettement, Emile se contenta de hausser les épaules, ce qui était moins compromettant.

Un quart d'heure plus tard, un taxi déposait Emile en, face du 22 de la rue Blomet. C'était une maison meublées

— C'est pour longtemps? Questionna la femme aux cheveux de filasse et à la molle poitrine qui paraissait être la propriétaire du meublé.

— Cela dépendra... J'arrive seulement à Paris... Je suis à la recherche d'amis qui doivent déjà s'y trouver... C'est l'un d'eux qui m'a donné l'adresse de votre maison...

— Comment s'appelle-t-il?

Zut! Que lui répondre?

— Gérard... Gérard Vauquier...

— Nous n'avons pas ça ici... Nos chambres sont surtout occupées par des étrangers, des étudiants pour la plupart...

— Et des étudiantes, sans doute?

— Il y en a quelques-unes...

— A quel étage auriez-vous une chambre libre?

— Je ne sais même pas si j'en ai en ce moment... Olga!... Olga!...

Une femme de chambre ne tarda pas à paraître, s'essuyant les mains à son tablier.

— Qu'est-ce que c'est, madame?

— Est-ce que M. Charles a déjà fait prendre ses bagages?

— Oui, madame... On est venu ce matin...

— La chambre est prête?

— Je n'ai plus que le lit à faire...

Elle se tourna vers Emile.

— Dans ce cas, j'aurais une chambre au quatrième... C'est cinq cents francs par mois, payables d'avance.

— Vous n'avez rien de libre au troisième?

— Le troisième ou le quatrième, c'est pareil... Toutes les chambres sont les mêmes... Electricité, eau courante... par exemple, il est interdit de laver le linge dans les toilettes et de brancher des fers à repasser sur la lumière.

— Je puis vous promettre que...

— Vous montez tout de suite?

— Je voudrais auparavant examiner la liste de vos locataires... Je suis à peu près sûr qu'un ou l'autre de mes amis est descendu ici et... Coriace, la dame aux seins mous et aux cheveux d'étoupe !

— Je vous ai déjà dit que nous n'avons pas de Vauquier... Olga! Montrez à Monsieur le 17...

Il n'y avait pas d'ascenseur. La maison était vieille, l'escalier étroit, couvert d'un tapis rougeâtre, très usé. Si on n'avait pas le droit de laver son linge dans les chambres, des locataires devaient néanmoins faire leur cuisine, car cela sentait le réchaud à alcool et la côtelette.

Pas déplaisante, Olga, dans sa robe noire qu'égayait un tablier blanc.

— Quand est-ce que vous apporterez vos affaires?

— A vrai dire, je voudrais avant tout me reposer une heure ou deux. J'ai voyagé toute la nuit et j'aimerais m'étendre avant d'aller reprendre mes bagages à la consigne... Mon Dieu, on ne peut pas dire que la vue soit très jolie...

La chambre 17, en effet, donnait uniquement sur des toits et sur des cours étroites comme des cheminées.

— Pour cinq cents francs, on ne peut pas vous donner la vue sur l'Arc de Triomphe ou sur la mer...

La chambre meublée la plus banale qui soit. Un lit de fer. Un linoléum d'une teinte indécise. Un paravent pour cacher la toilette et le bidet. Sur la cheminée, un faux bronze et deux chandeliers.

— Si vous voulez payer...

Tant pis! C'était cher, mais il fallait y passer, et la curiosité d'Emile était piquée au vif. Il versa les cinq cents francs, plus un billet de cinquante francs destiné à amadouer Olga.

— Attendez que je fasse votre lit...

Elle alla prendre des draps et une taie d'oreiller dans un placard qui se trouvait au fond du couloir. Quelques instants plus tard, Emile était seul.

A deux heures de l'après-midi, Emile était toujours rue Blomet et il n'avait pas pris la peine de déjeuner.

Dire qu'il était calme serait exagéré. Il s'était lancé tête baissée dans une aventure et il s'obstinait à découvrir quelque chose alors que, selon toute vraisemblance, il n'y avait rien à découvrir.

Il avait déjà fait un certain nombre d'excursions dans les couloirs du meublé. L'heure de midi était favorable, car la plupart des locataires devaient manger au restaurant. Il remarqua que nombre d'entre eux ne fermaient pas leur porte à clé, ce qui lui permit d'entrer dans plusieurs chambres.

Cela lui rappela le temps où il vivait en meublé, lui aussi. Les photos glissées dans le cadre des glaces, beaucoup de photos de femmes, mais aussi des portraits de parents. Sur certaines tables, des cours de droit, ou des livres de médecine. La patronne n'avait pas menti: la maison était surtout habitée par des étudiants.

De grosses valises portant des étiquettes étrangères. Des pardessus râpés aux portemanteaux, des chapeaux fatigués. Plusieurs fois, dans les garde-robes, au lieu de trouver des vêtements, il trouva des restes de fromage ou de saucisson, des quignons de pain, une orange, une banane.

Pourtant, une chose était certaine: la jeune femme du boulevard Montmartre avait nettement transmis le message: 22, rue Blomet... Troisième étage...

Elle ne pouvait avoir (transmis ce message qu'à quelqu'un se trouvant, comme elle, à la terrasse et même assez près d'elle.

Quand on se donne la peine d'employer le morse au lieu d'un langage plus aisé, c'est qu'on a des raisons de croire qu'on est surveillé.

D'où cette conclusion d'Emile:

La dame voulait faire connaître à quelqu'un une nouvelle importante à l'insu d'une tierce personne qui la surveillait.

Or, Emile avait tout au moins une certitude: c'est que l'homme au chapeau melon, qui l'avait prise en filature, n'était pas installé à la terrasse du café. Donc, ce n'était pas à lui que le message était destiné.

— Oh! Pardon... Excusez-moi, madame...

Il avait à tout hasard frappé à une porte, au troisième étage. Une voix à l'accent étranger très prononcé l'avait invité à entrer. Et il se trouvait en présence d'une jeune fille qui mangeait des croissants tout en potassant ses cours devant une petite table.

— Je suis désolé de vous déranger. Je suis un nouveau locataire et je m'aperçois que j'ai oublié mes allumettes...

Elle se leva sans se troubler et prit une boîte d'allumettes sur la cheminée tout en questionnant:

— Quelle faculté?

— Je... Je ne suis pas étudiant... Je suis à Paris pour travailler et c'est par hasard que...

— Ah!

Il sentit bien que, du moment qu'il n'était pas étudiant comme elle, il ne l'intéressait plus.

— Je vous rapporterai vos allumettes tout à l'heure...

— Vous pouvez les garder... J'ai un briquet...

Elle ne se doutait pas, cette excellente jeune fille — elle devait être Roumaine, autant qu'Emile put en juger — que son voisin, si elle n'avait pas été chez elle, ne se serait fait aucun scrupule d'examiner sa chambre de fond en comble.

— Voyons, raisonnait Emile un peu plus tard. Il y a cinq chambres par étage... La dame au talon éloquent a expressément désigné le troisième... J'ai déjà visité deux chambres de cet étage et...

Au fond du corridor, il y avait une porte qui n'était marquée d'aucun numéro. Emile se souvint que la porte correspondante, à l'étage supérieur, était celle d'un placard où Olga avait pris le linge qui lui était destiné. Il essaya d'ouvrir, à tout hasard. La porte était fermée à clé.

Il grimpa au quatrième. Il constata que la porte du placard, si elle avait une clé sur la serrure, n'était pas fermée.

— Essayons toujours...

Il avait faim. Il se disait:

— Si, dans un quart d'heure, je n'ai rien découvert, j'abandonne... Tant pis pour mes cinq cents francs!... Ou plutôt pour mes cinq cent cinquante francs...

Si Emile n'était pas trop embarrassé par une porte fermée, c'est que Barbet, grâce à ses mauvais antécédents, avait pu lui donner de précieuses leçons. Avec une dextérité de cambrioleur, il se servit d'un joli passe-partout nickelé qu'il avait toujours en poche et la porte du placard céda aussitôt.

— Hé! là... protesta machinalement Emile en essayant de reculer.

Il venait en effet de recevoir dans ses bras un corps inerte.

Au cri qu'il avait poussé, la jeune étudiante était sortie de sa chambre et elle questionnait, un demi-croissant à la main:

— Qu'est-ce que vous faites?

— Comme vous voyez... J'essaie de me dégager de...

Il parvint à étendre le corps sur le plancher. L'étudiante n'était pas une femmelette sensible, car elle s'approcha tranquillement se pencha sur le visage:

— Tiens... C'est M. Saft!... Qu'est-ce qu'il faisait dans le placard aux balais?...

En effet, dans le placard ouvert, on voyait encore des balais et des seaux.

— On dirait qu'il est mort... poursuivait-elle.

— Il est déjà froid... grogna Emile.

— Vous n'appelez pas la police?... Pauvre M. Saft!...

— Vous le connaissiez?

— De vue... Il occupait la chambre à côté de la mienne... Je me demande pourquoi on l'a mis dans ce placard... De quoi est-il mort?...

Une large plaie à la poitrine expliquait clairement que M. Saft était mort d'un coup de couteau.

— Dites-moi, mademoiselle... Cet homme paraît trente-cinq ans... Je suppose donc que ce n'était pas un étudiant...

— Je ne sais pas...

— Il y a longtemps qu'il habitait cette maison?

— Peut-être deux mois?... Si je le connais un tout petit peu, c'est qu'il est venu une fois ou deux, comme vous, frapper à ma porte pour me demander des allumettes...

— Il recevait beaucoup?

— Vous ne pensez pas, répéta-t-elle, que vous feriez mieux d'appeler la police?

— Cela ne vous dérangerait pas trop de le faire?

Elle hésita. La preuve qu'elle se méfiait quand même du nouveau locataire qui faisait, dès son arrivée, des découvertes aussi extraordinaires, c'est qu'elle ferma sa porte à clé avant de descendre.

Cela donna à Emile le temps de fouiller les poches de M. Saft. Il n'y trouva pas de portefeuille. Rien que des choses banales, un paquet de cigarettes, des allumettes, un mouchoir et trois bouts de crayons.

Olga gravissait les marches quatre à quatre.

— Qu'est-ce qu'elle raconte?... M. Saft a été...

— assassiné, oui, mademoiselle...

— Comment se fait-il que vous ayez ouvert ce placard?

— Pourquoi me demandez-vous ça? Etait-il d'habitude fermé à clé?

— Jamais... Justement!... Tout à l'heure, en faisant mes chambres, j'ai voulu l'ouvrir pour prendre un balai... La porte était fermée et la clé n'était pas sur la serrure... J'ai pensé qu'un de ces messieurs avait voulu me faire une farce... Cela leur arrive assez souvent de me jouer des tours... Je suis allée prendre un balai au premier et je n'y pensais déjà plus...

— M. Saft recevait-il parfois quelqu'un pour la nuit?

— La patronne ne le permettrait pas... La maison est sérieuse et...

— De la journée, recevait-il des amis?

— C'est peut-être arrivé... Je ne sais pas... De jour, on ne fait pas attention... Ça va, ça vient...

La patronne montait à son tour, les chairs tremblantes comme de la gélatine, en compagnie d'un sergent de ville et de la petite étudiante, qui n'avait pas lâché son croissant.

— Ainsi, vous prétendez qu'il est mort... grommela comiquement l'agent, les mains sur son ceinturon.

— Vous pouvez vous en assurer vous-même...

— Ce que je voudrais bien savoir, jeune homme, c'est de quel droit vous l'avez sorti de ce placard... Vous savez cependant que, dans des cas semblables, il est absolument interdit de...

— Il est tombé sur moi, murmura Emile

— Tiens! Tiens! Il est tombé sur vous! Et autrement, qu'alliez-vous faire dans ce placard? Vous faites partie du personnel de la maison?

— Si cela vous est égal, sergent, je répondrai à ces messieurs de la Police judiciaire, que je vous conseille vivement d'avertir au plus tôt...

— Un instant!... Des fois que vous voudriez en profiter pour vous éloigner...

Emile dut le suivre dans le bureau de l'hôtel et, pendant qu'il téléphonait à ses chefs, l'agent le tenait gravement àl’œil, tressaillait chaque fois qu'Emile faisait un mouvement.

— Je vous prie, en attendant que ces messieurs arrivent, de vous considérer comme prisonnier... Et d'abord, vos papiers... Que je sache si vous avez seulement des papiers en règle...

Bien entendu, comme la plupart des honnêtes gens, Emile n'avait pas une pièce d'identité sur lui. Et il eut de la peine à obtenir qu'en attendant l'arrivée de la PJ Olga allât lui chercher un sandwich chez un traiteur du quartier.

— Vous me permettrez bien de donner un coup de téléphone?

— A qui?

— A l'Agence O...

— Ha! Ha! Vous avez donc besoin de vous défendre, que vous faites déjà appel à l'Agence O?...

Emile put téléphoner. Torrence était par hasard au bureau.

— Barbet n'est pas rentré? Il n'a envoyé aucun message? Bon! Ecoutez, patron. Il faudrait que vous veniez à toute vitesse au 22, rue Blomet. Oui... Si c'est important?... C'est-à-dire que, si vous n'êtes pas ici dans quelques minutes, je risque fort d'aller passer la nuit au Dépôt...

Pendant ce temps, l'agent de police souriait d'un air entendu en lissant ses moustaches.




II

Où un petit jeune homme, aussi sage que modeste, répond

poliment aux questions des grandes personnes, mais où,

cependant, il ne dit pas toute la vérité


La nature avait-elle prévu ce que le hasard ferait d'Emile, c'est-à-dire un des détectives les plus extraordinaires qui fussent? Si oui, la nature avait été bonne fée, car elle l'avait doté d'un physique admirablement banal. Long et maigre, il n'avait pas d'âge et, passé la trentaine, paraissait encore un petit jeune homme qui faisait ses débuts dans quelque bureau. A part ses cheveux roux et ses taches de son, Emile n'avait aucun signe particulier.

Or Emile avait soin d'accentuer encore ce que son physique avait d'anodin. Il portait des vêtements de confection de teinte neutre et semblait toujours demander pardon aux gens de les déranger.

A trois heures de l'après-midi, au milieu de l'effervescence qui régnait du haut en bas de l'hôtel meublé de la rue Blomet, il paraissait tellement dépassé par les événements qu'on le prenait en pitié. Quelqu'un du Quai des Orfèvres dit même à Torrence, qui passait pour le grand patron de l'Agence O:

— Drôle d'idée de choisir un collaborateur aussi nul! Et Torrence répondit évasivement, en s'efforçant de ne pas sourire:

— Que voulez-vous?... Il m'a été recommandé par un ami et je n'ai pas osé refuser...

Le Parquet était sur les lieux. Le commissaire Lucas ainsi qu'une demi-douzaine d'inspecteurs et les spécialistes de l'Identité judiciaire transformaient l'hôtel en une ruche bourdonnante. Enfin, à mesure que des locataires se présentaient, ils étaient réunis, malgré leurs protestations, dans la salle à manger du rez-de-chaussée, d'où on les empêchait de sortir.

C'était la chambre de M. Saft qui était transformée en GQG, et c'est là que le substitut s'adressa à Emile:

— On me dit, jeune homme, que c'est vous qui avez découvert le corps... On m'apprend aussi que vous êtes un des employés de l'Agence O, avec qui, ma foi, nous n'avons que de bons rapports... Ce que je voudrais savoir, c'est pourquoi vous étiez ici aujourd'hui et si c'est par hasard que vous avez ouvert ce placard...

Emile, comme un bon écolier qui récite sa leçon, murmura:

— Je prenais un verre à une terrasse des boulevards quand j'ai entendu un message en morse...

— Vous dites?... A une terrasse?... Il y avait donc la TSF?

— Non... C'était une jeune femme qui faisait du morse avec son talon... Quelqu'un lui a répondu en frappant sa soucoupe avec une cuiller ou un autre objet métallique... Quand la jeune femme, qui avait transmis simplement « 22, rue Blomet, troisième étage », s'est levée, je l'ai suivie.

Ces messieurs du Parquet se regardaient avec scepticisme, et Lucas éprouva le besoin de tousser en signe de réprobation. Il jeta même un mauvais regard à Torrence, comme pour dire: « Bon! Voilà encore l'Agence O qui se moque de nous... »

Emile, pourtant, continuait, suave:

— Une autre personne l'a suivie, un homme en chapeau melon... Comme nous nous précipitions derrière la dame, dans le métro Opéra, nous nous sommes heurtés, ce qui nous a fait perdre quelques secondes... Ne retrouvant pas mon inconnue, je suis venu ici... Je voulais savoir ce qu'il y avait d'extraordinaire au 22 de la rue Blomet... Je sais que j'aurais dû demander conseil à mon patron et ne pas engager inconsidérément de gros frais, car j'ai dû louer une chambre et j'ai payé d'avance...

— Et vous avez eu l'idée d'ouvrir ce placard? Prononça le substitut peu crédule.

— En désespoir de cause, oui... J'avoue que j'avais visité à peu près toutes les chambres...

— Avec effraction?

— Non, les clés étaient sur les portes...

— Vous ne savez absolument rien d'autre?

Au lieu de répondre directement, Emile, qui préférait ne pas parler de la filature que Barbet avait entreprise, se leva soudain en fixant des yeux le cadavre, qu'on avait étalé sur la table de la chambre.

— Je remarque un détail... dit-il. Mais sans doute ces messieurs (il désignait Lucas et les inspecteurs) l'ont-ils remarqué avant moi... Je vous demande pardon...

— De quel détail parlez-vous?

— Oh! C’est sans importance... Observez ces souliers... Ils sont presque neufs... Les semelles ne sont pas usées du tout... Et, pourtant, les pointes sont comme arrachées... Je me souviens que, quand j'étais très jeune et que je grimpais le long des murs pour aller chiper des pommes chez le voisin...

Ces messieurs daignèrent sourire en le trouvant décidément par trop naïf.

— ... je me souviens, dis-je, que j'avais toujours les pointes des souliers abîmées de la même façon... Ce M. Saft a dû effectuer très récemment une escalade... C'était un mur de brique... Voyez, il y a encore des traces de brique dans les écorchures, ce qui prouve que c'est extrêmement récent... Mais le commissaire Lucas vous dira mieux que moi ce qu'on peut en conclure et...

Un peu plus tard, Emile s'approchait discrètement de Torrence:

— Excusez-moi, patron... Il n'y a qu'un appareil téléphonique dans l'immeuble... Il est placé dans le bureau... Vous ne pouvez pas demander à la patronne, qui ne m'aime pas beaucoup, si un des locataires en a usé depuis hier au soir?

La réponse fut négative. Aucun locataire n'avait téléphoné. On en fit la preuve en appelant le central, qui confirma.

Quant à la chambre occupée par M. Saft depuis deux mois à peu près jour pour jour, son examen minutieux était assez décevant. L'absence de livres prouvait qu'il n'était pas étudiant, alors que, pourtant, c'est sous ce titre qu'il s'était inscrit sur le registre du meublé.

Il avait ajouté: « Né à Varsovie... venant de Varsovie... »

Mais comment se faisait-il qu'on ne retrouvait aucun passeport, aucun papier d'identité? Par contre, sur une des planches de la garde-robe, il y avait, dans un porte-billets, une somme de deux mille et quelques francs.

— Votre locataire, madame, recevait-il beaucoup de courrier?

— Pas ici, monsieur... Je crois qu'il allait le chercher à la poste restante, selon l'habitude de beaucoup d'étudiants...

Or, pour se présenter à la poste, il lui fallait des pièces d'identité!

Dans le cadre de la glace, deux photographies, celle d'une femme à cheveux blancs et celle d'un homme d'une cinquantaine d'années, debout devant une boutique qui paraissait être la boutique d'un tailleur;

— Je vous laisse ici, patron? demanda Emile à Torrence. Une ou deux courses à faire dans le quartier...

Il se glissa dehors, traversa les rangs de curieux, arriva bientôt au bureau de poste, où il montra sa carte au guichet de la poste restante.

— Receviez-vous du courrier ou des mandats au nom d'un certain M. Saft, de Varsovie?

La réponse fut négative. Alors, plutôt que d'essayer tous les bureaux de poste de Paris, Emile préféra suivre son intuition. Puisqu'il s'agissait d'un Polonais, pourquoi ne pas s'adresser à l'ambassade de Pologne?

L'ambassade le renvoya à la chancellerie. Un secrétaire le fit attendre près d'une heure dans une pièce surchauffée, où Emile bouillait d'impatience.

Enfin un personnage en jaquette, qui paraissait sortir d'une revue de mode et n'avoir pas encore eu le temps de se friper, reçut Emile d'une façon glaciale.

— Vous avez prononcé le nom de M. Saft... Puis-je vous demander, par quel concours de circonstances l'Agence O, que vous représentez, a été amenée à s'occuper de ce monsieur?

— M. Saft est mort...

— Je suppose que ce n'est pas une raison pour...

— Pardon... M. Saft a été assassiné hier au soir... Le Parquet est en ce moment dans sa chambre, rue Blomet... On n'a retrouvé aucun papier, aucun document, aucun indice, et mon patron, l'ex-inspecteur Torrence, a pensé que peut-être ici...

— Vous permettez?

Le personnage disparut derrière une porte matelassée et le silence régna une heure encore. Quand la porte s'ouvrit à nouveau, ils étaient deux messieurs taillés à peu près sur le même modèle, sauf qu'un des deux, qui paraissait le plus Important, ne portait cependant qu'un veston noir bordé de soie avec son pantalon rayé.

— Je crois, monsieur... Pardon... J'ignore votre nom...

— Emile...

— Je crois, monsieur Emile, qu'il s'agit d'une affaire très banale et que la Justice ne s'en occupera pas longtemps... Je suppose que l'Agence O est capable de se montrer discrète... Qu'il me suffira donc de vous dire, comme je vais le confirmer par un coup de téléphone au Parquet, que M. Saft est un policier polonais...

» Surtout n'allez pas croire à une histoire d'espionnage ou à je ne sais quelles besognes plus ou moins diplomatiques...

» M. Saft appartenait à la Section criminelle de la police de Varsovie. Ce n'était pas un personnage de premier plan. Il a été envoyé ici en mission, sans doute pour suivre la piste de malfaiteurs quelconques. Si on nous a avisés de son existence, c'est simplement parce qu'il recevait son courrier et envoyait le sien par notre intermédiaire.

» C'est tout, monsieur... monsieur Emile, avez-vous dit? Il ne me reste qu'à vous remercier de votre communication...

Emile n'était pas particulièrement fier pendant qu'un huissier majestueux le reconduisait à travers les couloirs de l'ambassade, et, dans la rue, il se trouva tout penaud.

— Autrement dit, traduisit-il en bon français: « Mêlez-vous de ce qui vous regarde, jeune homme... » Taxi!... Hep! Taxi... 22, rue Blomet...

Malgré les deux heures perdues à attendre, ces messieurs étaient encore sur les lieux, car on tenait à procéder sur place à un certain nombre d'interrogatoires. A son entrée, le substitut fronça les sourcils.

— D'où sortez-vous, vous? Questionna-t-il, car il avait donné l'ordre de ne laisser sortir personne.

— Je vous demande, pardon, monsieur le substitut... On ne vous a pas encore téléphoné?

— Pourquoi m'aurait-on téléphoné?

— Pour vous révéler l'identité de M. Saft... Je suis sûr que d'un instant à l'autre...

Au même moment, on appelait le magistrat à l'appareil. Quand il revint, il était soucieux et il regarda Emile d'une drôle de façon.

— Veuillez faire sortir tout le monde, monsieur le commissaire... Oui, y compris vos inspecteurs... Restez, jeune homme...

— Et moi? Questionna Torrence, ahuri.

— Ma foi, vous, vous pouvez rester... J'espère que l'Agence O se montrera discrète...

— Je l'ai déjà promis, affirma Emile.

— A qui?... Voilà justement ce que je me demande… Comment pouviez-vous savoir ce que le procureur général allait me téléphoner personnellement?

— Je vous demande pardon... Une idée qui est venue à M. Torrence, tout à l'heure... Comme il s'agissait d'un Polonais et qu'on ne savait rien de lui, il m'a dit comme ça:

» — Emile, allez donc demander à l'ambassade de Pologne si par hasard...

Quand les deux hommes quittèrent le meublé, la patronne courut après Emile:

— Je suppose, maintenant que je sais qui vous êtes, que vous ne gardez pas votre chambre?

— Mais si, madame... Mais si...

Et tout en marchant dans la rue, il expliqua, avec un certain embarras, il est vrai, à son compagnon Torrence:

— Il y a une certaine étudiante roumaine... Vous savez, patron, que les Roumaines sont vraiment de jolies femmes?

— Où allons-nous? grogna Torrence au lieu de répondre.

— Je ne sais pas...

— Quelle est cette mission que vous avez confiée à Barbet par téléphone?

— Suivre l'homme au chapeau melon... Contrairement à ce que j'ai déclaré à la police, je n'ai pas perdu sa trace et j'ai prié Barbet de continuer la filature... C'est le seul personnage de toute cette histoire que nous tenions à peu près...

» Retrouver la jeune femme, ce serait une chance inespérée. D'autant plus que je connais mieux ses souliers, que j'observais, et son dos, que je regardais en la suivant, que son visage... Je suis incapable de dire à quel milieu elle appartient... Une étrangère, probablement... Elle avait ce genre d'élégance toujours un peu agressive des étrangères, surtout à Paris, où elles veulent épater les Parisiennes...

Une femme du monde? Peut-être!... Une aventurière?... Vraiment, je ne sais pas...

— En tout cas, fit Torrence, comme si c'était une trouvaille, elle connaît le morse...

— Je vois fort bien une annonce dans les journaux, ironisa Emile: « On recherche jolie femme, probablement étrangère et peut-être aventurière, qui connaît le morse et porte des souliers en crocodile à talons très hauts et très pointus... » Blague à part, il y a un autre personnage que j'aimerais retrouver, mais ce n'est peut-être pas plus facile... Plus j'y réfléchis... Voyez-vous, patron, ce matin, je crois que j'ai fait la plus grosse gaffe de ma carrière...

Torrence le regarda avec étonnement.

— Qui avait le plus d'importance? Celle qui envoyait le message, ou celui qui le recevait?... Celle qui envoyait le message n'était peut-être qu'une comparse, une intermédiaire... Celui qui le recevait, au contraire... Il savait ce que cette adresse voulait dire, puisqu'il ne demandait pas d'explication... Donc, il savait qu'on devait tuer Saft... Peut-être en avait-il donné l'ordre?... On venait, en somme, lui rendre compte d'une mission... Cela vous ennuierait fort de m'offrir un demi, patron?... Figurez-vous que, malgré ce joli soleil, ces messieurs de l'ambassade laissent encore tous les radiateurs allumés... J'ai la gorge d'un sec...

Ils s'assirent à une terrasse du boulevard Saint-Michel, où ils étaient arrivés, en face du Luxembourg.

— Je ne sais pas pourquoi, peut-être parce qu'il est toujours plus agréable de suivre une femme, je me suis élancé sur les pas de celle-ci en négligeant celui qui avait reçu le message... Et plus j'y pense... C'est drôle... Je revois la terrasse de ce matin aussi nettement qu'une photographie... Derrière moi, il y avait trois diamantaires qui discutaient de leur commerce... A la table voisine de la leur, une bonne femme de la province et son fils à qui elle montrait Paris pour la première fois... Je me souviens d'un bout de dialogue.

» — Ils en écrasent beaucoup? demandait l'enfant.

» — Peut-être cent par jour... D'ailleurs, tu verras peut-être un accident...

» Elle se doutait bien peu qu'elle côtoyait quelque chose de plus grave qu'un simple accident de la circulation...

» Où en étais-je?... Au vieux monsieur tout seul... Evidemment... L'air tellement petit rentier, tellement heureux de vivre encore à son âge et de déguster sa tasse de café dans un rayon de soleil!... Eh bien! Si c'était à refaire, c'est lui que je suivrais... Surtout parce qu'un détail me revient... Devant lui, sur le guéridon, il avait posé un journal et un porte-mine... Quelqu'un qui n'est pas très habitué à l'alphabet morse traduit mal au vol, risque en tout cas de perdre une partie du message ou de s'embrouiller... Tandis qu'en prenant note en marge de son journal...

Les journaux du soir annonçaient déjà la découverte du cadavre d'un inconnu dans un placard, rue Blomet, mais ils ne donnaient pas encore de détails.

— Et ils n'en donneront pas davantage demain, prévit Emile. Ils recevront sûrement la consigne de se taire... Si vous aviez vu mes deux messieurs de l'ambassade...

Il y avait trois brioches sur le guéridon et Emile les mangea toutes les trois, commanda un autre demi.

— En somme, c'est simple... Presque trop simple... M. Saft, policier polonais, suit des malfaiteurs à Paris... Il faut croire que l'affaire est importante, puisque voilà déjà deux mois qu'il y est... Et elle n'est pas banale, étant donné qu'il ne prend pas contact avec la police française, comme c'est l'habitude...

» Hier, ou avant-hier, M. Saft se livre à une escalade... Où s'est-il introduit de la sorte?... Que cherchait-il?... A-t-il trouvé, ce qu'il cherchait?... Toujours est-il que peu après il est assassiné... Et qu'il n'y a plus rien, dans sa chambre, qui vaille la peine d'être cité...

» Qu'en pensez-vous, patron?

Et Torrence, qui, en sa qualité d'ex-inspecteur de la PJ, n'aimait pas le travail d'amateur, l'art pour l'art, de soupirer sans espoir d'être écouté par son vrai patron:

— Je pense qu'en définitive ça ne nous regarde pas... Personne ne nous a chargés de cette enquête... Je crois même que l'ambassade vous a prié... Hum!... Et que le substitut, un peu plus tard, s'est montré désireux de nous voir porter notre activité ailleurs...

— C'est bougrement fort... balbutia Emile, comme s'il n'avait pas écouté.

— Qu'est-ce qui est bougrement fort?

— Cette femme qui vient s'asseoir tranquillement à une terrasse des grands boulevards et qui, au milieu des consommateurs, donne à son chef des nouvelles d'un assassinat... Mais j'y pense...

Emile était rayonnant.

— S'ils se servaient encore de ce système alors qu'ils savaient, qu'elle savait en tout cas que Saft était mort...

— Eh bien?

— C'est que d'autres personnes pouvaient les surveiller... C'est que Saft n'était pas seul sur leurs talons... Dans ce cas, je me demande si notre Barbet n'est pas en train de...

Il n'acheva pas sa phrase.

— Allez téléphoner à l'agence, patron... Demandez si on n'a pas de nouvelles de Barbet... C'est bien rare qu'il ne trouve pas le moyen, en tout un après-midi, de passer un coup de fil...

Dix minutes ne s'étaient pas écoulées avant qu'on eût un compte rendu — par l'intermédiaire de Mlle Berthe, qui avait reçu le coup de téléphone — de l'activité de Barbet.

L'homme au chapeau melon, d'abord, reste à table jusqu'à deux heures de l'après-midi... A ce moment, il se dirige à pied, tranquillement, comme quelqu'un qui a bien déjeuné, vers... la rue Blomet.

Comme il va arriver à hauteur du 22, un agent de police, affairé, y entre en coup de vent en compagnie d'une femme.

Selon Barbet, l'homme au melon ne paraît pas extrêmement surpris, mais plutôt inquiet. Pendant une demi-heure, il fait les cent pas dans les environs, en évitant de trop se faire remarquer près de la maison.

Arrivée de la Police judiciaire, puis du Parquet. Un groupe de curieux se forme devant le 22. L'homme s'y mêle prudemment et entend un récit plus ou moins fantaisiste de la découverte du cadavre. On ne cite pas de nom, mais le bruit court que c'est un étudiant polonais qui a été tué.

L'homme, alors, toujours à pied, se dirige vers un petit hôtel confortable du boulevard Montparnasse. C'est un hôtel situé près de la gare, où règne un va-et-vient permanent.

— Voici votre clé, monsieur Vladimir...

— Mon ami Sacha est en haut?

— Je ne sais pas... Sa clé n'est pas au tableau...

Barbet préfère ne pas poser de questions, mais un peu plus tard il s'est glissé au second étage, où l'homme au melon est entré dans une chambre. C'est la chambre 13.

Dix minutes paissent et un homme sort de la chambre 15, la chambre voisine. Barbet a juste le temps de se coller dans une encoignure.

L'homme qui descend l'escalier est blond, vêtu de gris clair, chapeauté de clair, et il porte un élégant pardessus de demi-saison sur le bras.

Heureusement que Barbet le voit de dos et même, en descendant l'escalier derrière lui, de haut en bas. De face, en effet, il s'y tromperait peut-être. Tout à l'heure, il a remarqué une cicatrice à la nuque de l'homme au melon, sans doute la trace d'un furoncle. Or la même cicatrice, exactement...

— Tiens! s'écrie la caissière. Votre ami Vladimir vient justement de monter...

— Je l'ai vu... Merci...

L'homme s'est ainsi transformé en un élégant touriste qui ne flâne plus dans les rues. Il saute dans un taxi. Barbet a la chance d'en attraper un autre.

Les deux taxis s'arrêtent en face du Bristol, un palace du boulevard Malesherbes.

Le portier reconnaît le voyageur et le salue.

— Bonjour, monsieur Gorskine...

La porte a tourné. Barbet, qui a entendu le nom, est resté dehors. Il s'éloigne, tire une enveloppe de sa poche.

— Pour M. Gorskine, s'il vous plaît...

— Je vais lui faire monter ce message par le chasseur... Il vient justement de rentrer...

— C'est que c'est à remettre en main propre...

— Le 543, au cinquième étage...

Barbet se promène quelques instants dans les couloirs du palace et repasse devant le portier, qui ne se méfie pas de ce commissionnaire.

Son coup de téléphone se termine par ces mots:

— Je suis en face, au Vieux-Beaujolais... Il vaudrait peut-être mieux que quelqu'un vienne jeter un coup d'œil?

Emile a écouté calmement.

— Et voilà, patron... Vous, vous allez faire un tour dans ce petit hôtel de la gare Montparnasse...

Torrence grogne. Donc il marchera!

— Et vous?

C'est assez comique d'entendre Emile le Rouquin murmurer avec sa délicieuse humilité:

— Moi, je vais me mettre en homme du monde...

Et c'est vrai. Quand il sort de l'appartement qu'il occupe avec sa mère boulevard Raspail, il est aussi élégant que n'importe lequel de ces jeunes gens gominés qui passent leur vie accoudés dans les grands bars de Paris.


III

Où il est évident qu'un hall de palace est favorable

aux rencontres, et où Emile se félicite de s'être transformé

en gentleman

Emile, en faisant arrêter son taxi en face du Bristol, a pu apercevoir la bonne tête de Barbet, aux poils hirsutes, derrière les vitres du Vieux-Beaujolais. Avant que le voiturier de l'hôtel se précipite, il souffle au chauffeur:

— Vous irez en face et vous direz à ce bonhomme au visage couvert de poils qu'Emile lui recommande de rester là...

L'homme du taxi est bien un peu étonné, mais il en a vu d'autres.

— Bien, patron...

Quant à Emile, il paraît aussi à son aise au Bristol que dans les bureaux peu élégants de l'Agence O. Il est arrivé sans bagages, intentionnellement. Il va recommencer le coup du matin, mais les concierges de palaces sont moins méfiants que les tenancières de maisons meublées.

— Dites-moi... Je vais probablement descendre chez vous pour quelque temps... Auparavant je dois savoir si mes amis sont arrivés... Voulez-vous me passer la liste des voyageurs?...

C'est l'heure du coup de feu, celle qui précède de peu le dîner. Le concierge ne suffit pas à renseigner ceux qui l'interrogent dans toutes les langues imaginables et il est bien content de se débarrasser d'Emile en lui passant le carton sur lequel des noms s'inscrivent en regard des numéros d'appartements.

« 543... Serge Gorskine... Venant de Varsovie... »

— Dites-moi, concierge... Il y a longtemps que M. Gorskine est arrivé?

— Depuis trois jours, monsieur... Vous voulez que je vous le passe au téléphone?... Il est justement dans son appartement...

— Vous êtes sûr?

— Absolument!... Même que tout à l'heure un commissionnaire a apporté un message pour lui... Et, il y a quelques minutes, M. Gorskine m'a téléphoné pour faire monter les dernières éditions des journaux du soir...

— Sa femme est avec lui?

— Je ne savais, pas que ce monsieur était marié... Non... Il est seul ici...

Le concierge répond en anglais à un Anglais, en allemand à un Allemand. Emile reste là, hésitant, et soudain il décide:

— Passez-le-moi donc à l'appareil...

— Cabine N° 2.

A quelle impulsion Emile a-t-il obéi? Il serait bien incapable de le dire. C'est un principe, chez lui, de ne jamais contrarier un premier mouvement. Chaque fois qu'il l'a fait, en effet, il l'a regretté.

— Allô !... Allô !...

Tout en décrochant le récepteur, il ne perd pas de vue le hall du palace, qu'il aperçoit à travers le rectangle vitré de la porte de la cabine.

- Allô!... M. Gorskine?...

— Non, monsieur... Ici, c'est le standard... M. Gorskine ne répond pas... Je sonne encore...

Mais Emile n'écoute déjà plus. Il vient de bondir hors de la cabine et l'instant d'après il surgit devant une jeune fille qui demeure aussi interdite que si la foudre était tombée à ses pieds.

— Bonjour, mademoiselle Dora...

L'a-t-elle reconnu du premier coup? Son premier mouvement, en tout cas, est de se précipiter vers la porte, mais elle se rend compte qu'il lui est impossible d'échapper à l'importun. Elle s'efforce de reprendre ses esprits, de sourire.

— Il me semble que je vous ai déjà rencontré... murmure-t-elle, tandis que sa poitrine palpite encore sous le coup de l'émotion.

— Pas plus tard que ce matin, mademoiselle. Dans votre si charmante chambre d'étudiante, rue Blomet... Souvenez-vous... Vous mangiez des croissants tout en potassant vos cours...

C'est en effet la petite Roumaine du matin qui, venant de l'ascenseur, et par conséquent des étages supérieurs de l'hôtel, se dirigeait vers la sortie au moment où Emile téléphonait.

Elle fait encore un essai pour se libérer d'Emile.

— Vous m'excuserez, murmure-t-elle, mais je suis assez pressée et...

— Je suis persuadé, mademoiselle, que vous n'êtes pas si pressée que cela et que vous allez, au contraire, bavarder un moment avec moi...

— Par exemple!

— Qu'il me suffise de vous dire que, si vous sortez, un policier officiel ne manquera pas de vous accoster et de vous demander d'où vous venez...

Le bluff réussit. Elle écarquille les yeux.

— C'est impossible... murmure-t-elle.

— Vous en voulez la preuve?... Faites donc quelques pas dehors avec moi... Ou plutôt non... Venez seulement jusqu'à la porte... Ne vous montrez pas trop... Regardez dans le petit bar d'en face... Vous apercevez un homme au visage velu qui a le nez collé à la vitre et qui surveille la sortie de l'hôtel... Il a non seulement votre signalement, mais celui de la personne que vous êtes venue voir...

Brave Barbet! Il ne se doute pas du service qu'il vient de rendre à son patron.

— Mais vous? Questionne la jeune fille.

— Moi, c'est différent... Je n'appartiens pas à la police officielle, vous avez dû vous en rendre compte au moment de l'enquête, rue Blomet...

— Pourquoi êtes-vous ici?

— Et vous?

— Je suis venue...

Ses yeux sont pleins d'angoisse, ses doigts se crispent sur le fermoir en argent de son sac à main.

— Je suis venue voir... Mais de quel droit me demandez-vous ça?... Je suis une jeune fille... Mettons que j'aie une aventure... Croyez-vous qu'il soit charitable...

— Vous êtes sûre que c'est un homme que vous êtes venue voir?

Il a posé cette question à tout hasard et il sent qu'elle a porté. La jeune fille est beaucoup plus effrayée encore que précédemment.

— Laissez-moi, je vous en conjure!... Je n'ai rien fait de mal... Il faut que je m'en aille... Accompagnez-moi si vous voulez...

— Où?

— N'importe où...

Un mot de trop, mademoiselle! Si vous aviez eu l'idée de donner une adresse quelconque, Emile s'y serait peut-être laissé prendre et vous aurait suivie, tout en laissant Gorskine sous la surveillance de Barbet.

Mais il comprend maintenant que ce que vous voulez, ce qui importe avant tout, c'est de l'éloigner du Bristol...

— Asseyez-vous d'abord un instant, voulez-vous? fait Emile en désignant les profonds fauteuils disposés par-ci par-là dans le hall.

— Je vous en supplie!...

Trop tard! L'ascenseur qui va et vient sans cesse vient de s'arrêter une fois de plus au rez-de-chaussée. Une femme en sort, une petite mallette forte élégante à la main.

Emile l'a reconnue du premier coup d'oeil. C'est son inconnue du matin, celle-là même qui, à une terrasse des grands boulevards, lançait le fameux message en morse.

Au premier moment, elle n'a rien vu d'anormal. Le concierge se précipite déjà vers elle.

— Voici votre billet pour Amsterdam... Vos bagages sont enregistrés... J'appelle un taxi et...

A cet instant, elle aperçoit la petite Roumaine. Elle écarquille les yeux. L'autre essaie de lui faire comprendre qu'elle doit partir aussitôt.

— Bonjour, madame...

Emile s'est avancé. A vrai dire, il se fait un peu l'effet d'un chef d'orchestre qui serait débordé par le nombre d'instruments. II ne peut pas être partout à la fois. Il lui est impossible de surveiller en même temps la petite Roumaine, l'inconnue à la mallette et de s'occuper par surcroît du Gorskine qui ne répond pas au téléphone, mais qui paraît ne pas avoir quitté l'hôtel.

Comme le matin, il faut choisir vite, en essayant cette fois de ne pas se tromper, de suivre la bonne piste.

Est-ce que cette mallette constitue la bonne piste? Est-ce que ce n'est qu'un banal nécessaire de toilette? Qui sait si elle n'est pas là pour détourner l'attention et...

— Pardon, monsieur, mais le train va partir et je ne vois pas ce que vous...

S'il était de la police régulière, il pourrait l'emmener au commissariat, s'assurer que la mallette ne contient pas ce que...

Comme pour mettre le comble à son embarras, l'ascenseur s'arrête à nouveau, après être parti vers les étages supérieurs. Et cette fois, c'est Gorskine qui en sort, en costume de voyage, une valise à la main. Il a eu un mouvement pour se précipiter vers le bureau de la réception, comme un voyageur qui vient de décider brusquement de partir et qui réclame sa note de toute urgence. Son regard rencontre la jeune femme inconnue, puis Emile.

Il s'arrête net, au milieu du hall.

— Vous partez? lui demande le concierge en s'emparant de sa valise.

— C'est-à-dire... Je ne sais pas encore...

Tout cela s'est passé en quelques secondes, dans le va-et-vient d'un hall de palace. Nul ne s'est aperçu de quelque chose d'anormal. Un peu partout, autour du groupe, des gens se rencontrent, s'interpellent, se réunissent ou se quittent de la même manière.

Emile se sent maître du jeu, à condition de ne pas commettre la moindre faute. Dix solutions au moins s'offrent à lui et il sait, il sent qu'il n'y en a qu'une de bonne.

C'est pour des minutes comme celle-là qu'il a renoncé à la marine et à toutes les professions imaginables, pour devenir la cheville ouvrière de l'Agence O.

Il se penche vers l'inconnue; décidément, c'est elle qu'il choisit. D'un geste qui paraît naturel, d'un geste qui a l'air d'une simple galanterie, il saisit la poignée de la mallette.

— Vous permettez que je vous débarrasse?...

Et, plus bas:

— Il y a une demi-douzaine de policiers dehors... Serge Gorskine n'a pas hésité beaucoup plus longtemps que lui. Il s'approche à son tour.

— Pardon, dit-il avec un assez fort accent. Cette dame est avec moi et, si vous le permettez...

Il veut se saisir de la mallette. Emile ne fait qu'un bond. Tant pis, cette fois, si l'un ou l'autre des personnages lui échappe. Sur sa droite, une porte à vitre dépolie porte le mot « Direction ». C'est là, Emile le sait, que se trouve l'immense coffre-fort de l'hôtel où les voyageurs peuvent louer une case.

Il est entré en coup de vent, laissant les autres pantois.

— Voulez-vous enfermer immédiatement cette mallette dans le coffre et ne la remettre à personne, sous aucun prétexte...

Seul le concierge s'est aperçu de quelque chose. Mais un client l'arrête par la manche et lui pose des questions en espagnol...

Le secrétaire du directeur a saisi machinalement la mallette et s'est approché du coffre.

— Quel est le numéro de votre appartement?...

Il est fort étonné, quand il se retourne, de ne plus apercevoir son client par trop pressé.

— Pardon, monsieur Gorskine...

Celui-ci est debout sur le seuil du bureau, le regard sombre.

— Vous avez donc laissé partir cette dame et cette demoiselle?

Alors Gorskine questionne sans beaucoup d'aménité:

— C'est vous, le détective?

Et Emile réplique par:

— C'est vous, le collègue de M. Saft?

Gorskine reprend, lugubre:

— J'aurais dû vous parler dès ce matin...

— Vous tenez à ce que cette dame et cette jeune fille prennent la fuite?

— Je pense que cela vaut mieux...

— Vous savez où elles vont?

— L'une d'elles, en tout cas, a un billet pour Amsterdam...

Bien renseigné, le Gorskine! Aussi bien renseigné qu'Emile lui-même!

— Il serait facile, dans ces conditions, si elle n'a pas changé d'avis... Voulez-vous entrer un instant avec moi au bureau?

Gorskine obéit à contrecœur et louche vers le coffre-fort. Le secrétaire du Bristol, heureux de retrouver son étrange client à la mallette, lui remet une petite clé.

— Si vous voulez signer un reçu... Vous ne m'avez toujours pas dit votre nom et le numéro de votre appartement... Tout va bien. Emile a la clé en poche. Il décroche le téléphone.

- Allô!... Le commissaire spécial de la Gare du Nord, s'il vous plaît...

Il se tourne vers son collègue polonais:

— Voulez-vous m'appeler le concierge?... Celui-ci arrive.

— Le numéro du billet de cette dame?

— Voiture 3, compartiment 5...

- Allô!... Le commissaire spécial?... Ici l'Agence O...

Oui... La police officielle vous confirmera tout à l'heure ma communication... Voulez-vous arrêter la personne qui prendra l'Etoile-du-Nord avec un billet portant la mention: Voiture 3, compartiment 5... Oui... C'est probablement une dame... Allô! Ne coupez pas... Ce n'est pas tout... Il est probable que, dans le même train... Comment?... Il part dans huit minutes?... Faites vite... Voyez s'il y a un vieux monsieur qui a l'air d'un bon petit rentier et qui, presque certainement, possède un passeport étranger... Je me demande s'il sera seul... S'il ne l'est pas, empêchez-le de partir, ainsi que son compagnon... S'il est seul, arrêtez-le quand même... Oui... Téléphonez aussitôt après à l'Hôtel Bristol... Vous demanderez M. Emile, commissaire!...

Serge Gorskine s'est assis sur une chaise, dans un coin du bureau.

— Il valait mieux ne pas les arrêter... soupire-t-il en s'épongeant le front.

Puis, de plus en plus lugubre, il questionne en lançant à Emile un regard admiratif:

— Comment avez-vous su qu'il y avait une prime de cent mille zlotys?...


IV

Où Emile, qui a gagné une petite fortune sans le savoir,

a bien failli mettre deux gouvernements dans l'embarras

C'est le substitut qui a été le plus dur à la détente.


— Sachez, jeune homme, a-t-il martelé au téléphone, que la magistrature n'est pas à la disposition d'un petit employé de l'Agence O... Si vous avez des révélations à faire, présentez-vous au Parquet, et j'accepterai peut-être de vous recevoir...

— Je pense, monsieur, que si vous téléphoniez à l'ambassade de Pologne, celle-ci vous dirait qu'il est peut-être préférable de...

Il tient à son idée. Il ne veut plus lâcher la mallette, même avec la clé du coffre-fort dans sa poche.

Ces messieurs, d'ailleurs, ne tardent pas à changer d'avis, puisque moins d'une demi-heure plus tard le substitut se présente au Bristol en compagnie du juge d'instruction et des deux personnages qui ont reçu Emile, l'après-midi, à l'ambassade.

On les introduit dans le bureau du directeur. Emile prie le secrétaire de sortir.

Bien qu'il n'ait plus sa tenue de petit employé, comme dit le substitut, Emile, par une coquetterie qui lui est habituelle, reprend sa voix douce et humble.

— Je m'excuse, messieurs, de vous avoir dérangés. La mallette en question se trouvant dans ce coffre, j'ai cru qu'il était imprudent de la laisser sans surveillance ou de la transporter avant de l'avoir remise entre des mains sûres... En outre, c'est ici que nous allons savoir si certaines personnes qui sont mêlées à cette affaire ont pu être retrouvées et si...

L'un des Polonais s'adresse dans sa langue à Gorskine, qu'il paraît fort bien connaître. Celui-ci répond sans enthousiasme et désigne Emile, un peu comme s'il avouait: « Je ne sais pas... C'est lui qui a tout fait... »

Le commissaire spécial de la Gare du Nord a téléphoné déjà. Aucune jeune femme ne s'est présentée pour prendre l'Etoile-du-Nord avec le billet dont on lui a parlé.

Parbleu! Elle se doutait du piège qu'on lui tendait.

Par contre, un homme d'un certain âge, répondant au signalement d'Emile, accompagné d'une femme soi-disant malade — mais qui avait de bien grands pieds — s'est enfui à contre-voie, avec la femme malade d'ailleurs, dès que la police a commencé l'inspection du train.

Pour le moment on les recherche dans la gare et aux alentours de celle-ci.

— C'est le vieil Isaac, explique un des Polonais de l'ambassade au substitut ahuri. Il serait souhaitable, pour notre pays, qu'on ne le retrouve pas, du moins pas tout de suite...

Toutes les polices internationales connaissent au moins de nom le vieil Isaac, qui, d'ailleurs, n'a jamais été arrêté, et qui est à la tête d'une bande presque aussi insaisissable que lui.

Le vieil Isaac, on le sait, ne tente jamais des coups ordinaires. Comme on dit couramment, c'est un cerveau, et, quand il a travaillé dans un pays, celui-ci sait ce que ça coûte.

— Monsieur le substitut, commence le principal personnage de l'ambassade en choisissant ses mots, je vous dois des excuses pour ne pas avoir fait appel à la police française et pour avoir, dans cette affaire, laissé travailler notre police à votre insu... Mais vous comprendrez pourquoi dans un instant... Je ne sais pas encore comment ce M. Emile...

Emile a glissé entre ses lèvres une cigarette, qu'il se garde bien d'allumer.

— Avant tout, poursuivit le Polonais, je vous demande la permission de m'assurer que ce que nous cherchons se trouve bien dans cette mallette... Si M. Emile veut nous donner la clé du coffre...

Quelques instants plus tard, la mallette, qui est fort lourde, est posée sur la table du directeur du Bristol. Faute de la clé, on fait chercher des pinces pour forcer la serrure.

Il ne s'agit évidemment pas d'un nécessaire de toilette et encore moins de lingerie féminine Ce que l'on découvre, sous un matelas de vieux journaux, ce sont des plaques de cuivre finement gravées.

Le substitut ne s'y trompe pas.

— Le vieil Isaac s'était mis à la fausse monnaie? s'écrie-t-il.

— Non, monsieur le substitut... Et c'est justement ce qu'il y a d'exceptionnellement grave dans cette affaire... Le vieil Isaac, qui s'est assuré la complicité d'un fonctionnaire polonais, est parvenu, on ne sait encore comment, à s'emparer des vraies matrices qui servent à tirer les billets de cent zlotys... Il y a un peu plus de deux mois de cela et vous pouvez constater que le secret a été bien gardé... En effet, si cette nouvelle s'était répandue, cela déclenchait une terrible panique dans le public et cela provoquait presque inévitablement une crise monétaire dans notre pays...

» Voilà pourquoi le Gouvernement polonais a gardé le silence et a chargé deux de ses meilleurs policiers de se mettre discrètement en chasse... Les vrais noms de ces policiers nous importent peu... Ils sont arrivés, sous les noms de Saft et de Gorskine, à Paris, où ils avaient certaines raisons de croire que le vieil Isaac se cacherait...

Emile avait l'air de sourire aux anges. Ce qu'on lui révélait maintenant, en effet, il aurait pu le raconter. S'il avait ouvert la valise, il aurait tout compris et, pour le reste, il en savait davantage que l'homme de l'ambassade.

— Ce qui est incompréhensible, c'est que l'Agence O... Puis-je vous demander, monsieur Emile, de combien vous disposez d'agents?

— Nous sommes trois... répond modestement Emile.

— Voulez-vous nous dire ce que vous avez découvert?

— Avec plaisir... Quoique tout le mérite en revienne à mon patron, l'ex-inspecteur Torrence, qui a appartenu longtemps à la Police judiciaire... Vous voyez, monsieur le substitut, que je rends à nos institutions les honneurs qui leur sont dus... L'Agence O, donc, a découvert que le vieil Isaac était beaucoup trop malin pour se servir de ce que nous appellerons la planche à billets alors qu'il avait des policiers polonais à ses trousses... La bande s'est donc éparpillée dans Paris... Par prudence, les membres de cette bande, quand ils avaient à communiquer entre eux, ne se parlaient pas, n'avaient aucun contact visible, mais se contentaient de messages en morse...

— Comment n'avez-vous pas découvert ça, Gorskine? demanda sévèrement le personnage de l'ambassade.

— Je vous demande pardon, monsieur le conseiller, mais je n'ai jamais appris l'alphabet morse...

— M. Gorskine a fort bien travaillé, se hâta d'intervenir Emile. La preuve, c'est que, voilà trois jours, il est venu s'installer au Bristol, dans la chambre voisine de celle d'une jeune femme... Cette jeune femme était la personne qui détenait les fameuses matrices... Gorskine a avisé son collègue Saft... Le soir même, tandis que Gorskine faisait le guet dans le couloir — la jeune femme était sortie — Saft, de la chambre de son ami, passait par la fenêtre et, en marchant sur un rebord de brique, dans la chambre de l'inconnue, et s'emparait des plaques de cuivre...

— C'est exact, Gorskine?

— Tout à fait exact...

— Le matin, la bande découvrait le vol, si on peut employer ce mot, et un homme de main n'hésitait pas à tuer Saft dans sa chambre de la rue Blomet et à reprendre les cuivres en question... Par précaution, ils ne furent pas rapportés ici, ni même sortis de la maison de la rue Blomet, mais cachés dans la chambre d'une jeune fille qui habite cet hôtel et qui appartient à la bande...

Cette fois, Gorskine protesta.

— Non! C'est une véritable étudiante...

— Dans ce cas, elle connaissait votre voisine... Celle-ci lui a demandé de lui rendre ce service... Ensuite, il fallait faire vite, quitter la France, où le terrain devenait trop brûlant... Par l'intermédiaire de votre voisine, le vieil Isaac, à sa terrasse de café, est mis au courant du résultat de l'expédition... Il sait que les cuivres sont au troisième étage de la rue Blomet... La police est mise en branle... Ma visite à l'ambassade ne passe sans doute pas inaperçue...

» Cette fuite... Puis-je vous demander, monsieur Gorskine, pourquoi, lorsque je vous ai téléphoné tout à l'heure dans votre chambre, alors que le concierge affirmait que vous y étiez, vous n'avez pas répondu à mon appel?

— C'est très simple... J'étais dans le couloir, à écouter la conversation des deux femmes dans la chambre voisine... J'ai bien entendu la sonnerie, mais je ne pouvais abandonner la surveillance...

— Je vous remercie... C'était le seul point obscur... Le vieil Isaac décide donc la fuite générale... Rassemblement à Amsterdam... Mais il est impossible d'aller reprendre les cuivres rue Blomet, où la police monte la garde... La jeune Roumaine est priée d'apporter ici le petit colis... Les places sont retenues dans l'Etoile-du-Nord... Quant à celui des complices qui risque le plus, celui qui a tué Saft d'un coup de couteau, je suppose que c'est lui qui a joué à la gare le rôle de la femme malade...

» J'étais dans la cabine téléphonique quand j'ai vu descendre la jeune étudiante de la rue Blomet... Quelques instants plus tard... C'est vraiment si simple, messieurs.

— N'empêche que, pour une question de secondes, je perds la prime, soupire Gorskine. J'avais tout entendu, là-haut. Je savais que la jeune femme prenait le train à la Gare du Nord et emportait la mallette... Je me précipitais derrière elle... Je lui aurais arraché cette mallette sur le quai de la gare et... Quelques secondes, je le répète!... Cent mille zlotys!...

— Qui sait, murmure Emile, si, sur le quai de la gare, vous auriez retrouvé cette mallette?... N'oubliez pas qu'il y a deux mois que vous êtes sur cette piste et que...

C'est qu'Emile se souvient du peu d'enthousiasme de Torrence pour cette affaire, qui, selon lui, ne devait rien rapporter, sinon des ennuis.

Or voilà qu'en deux jours l'Agence O encaisse cent mille zlotys. A combien, au fait, est maintenant le zloty? Sept francs? Huit francs?...

— Vous comprendrez maintenant, messieurs, que le secret doit continuer à être gardé... Si on savait que ces plaques ont été pendant si longtemps en la possession de malfaiteurs... Qui croirait qu'ils n'ont pas encore eu l'occasion de s'en servir?... Que deviendrait le crédit de notre pays et qui sait si... C'est pourquoi je souhaite...

Sonnerie du téléphone.

— Allô!... M. Emile, s'il vous plaît?... Ici, le commissaire spécial de la Gare du Nord... J'ai une mauvaise nouvelle à vous annoncer...

Tout va bien, puisque c'est une mauvaise nouvelle! Le vieil Isaac et sa femme malade ont pu passer à travers les mailles du filet. On peut compter sur eux et sur tous leurs complices pour ne pas faire long feu à Paris.

— Si M. Torrence, votre patron, veut se donner la peine de passer demain matin à l'ambassade, je me ferai un devoir de lui remettre la somme qui...

Il est en outre vaguement question d'une décoration, ce qui ne manque pas de faire sourire Emile. Torrence décoré! Ce brave Torrence qui ne sait encore rien de cette affaire et qui est en train de surveiller le couloir d'un petit hôtel de Montparnasse, peut-être de cambrioler les deux chambres qu'on lui a désignées et qui sont celles d'un policier polonais!

Les grosses légumes se congratulent. La mallette est transportée dans la voiture de l'ambassade, qui resplendit devant le Bristol.

— Dites donc... murmure Emile à l'adresse de son collègue de Varsovie. Si on allait boire un... Au fait, qu'est-ce qu'on boit à cette heure-ci dans votre pays?

— De la vodka...

— Allons donc boire de la vodka au bar... Quant à ces zlotys... Vous êtes marié?... Vous avez des enfants?...

— Je suis fiancé...

— C'est tout comme!... Eh bien! Que diriez-vous si nous faisions part à deux?

Et Emile commande, en tirant de sa bouche une cigarette à moitié dévorée:

— Deux vodkas... Deux!...

Quant à Barbet, il peut attendre au Vieux-Beaujolais, où le gros rouge ne doit pas être mauvais.


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