La fleuriste de Deauville




LA FLEURISTE DE DEAUVILLE

I

Où le grand Torrence est tout à fait dégonflé et où Deauville

est le théâtre de deux assassinats


Emile arriva à six heures et quelques minutes du matin. Il venait, par les moyens les plus directs, du Lavandou, où Il avait terminé l'enquête au sujet de la dame au maillot vert. Il avait laissé Mlle Berthe, la dactylo potelée de l'Agence O, en vacances à Cassis, et seul le garçon de bureau Barbet, le voleur à la tire repenti, gardait les locaux de la cité Bergère.

Emile, à vrai dire, était assez intrigué. Son « patron » Torrence ne paraissait nullement devoir faire appel à lui pour l'affaire dont il était chargé. Ce n'était même une affaire que dans le sens le plus mercantile du mot, mais l'Agence O était bien obligée de faire ce qu'il fallait pour équilibrer son budget, surtout avec la manie d'Emile de ne pas regarder à la dépense.

Bref, Torrence, à Deauville, était tout bonnement chargé de surveiller discrètement Norma Davidson, femme d'Oswald Davidson, le richissime américain. Il en était chargé par Oswald Davidson lui-même, retenu en Egypte par ses affaires.

Il n'était pas question de jalousie. Le vieux Davidson n'ignorait pas que sa jeune épouse était toujours entourée d'une cour d'hommes jeunes et beaux et que, parmi eux, les élus ne manquaient sans doute pas. Etait-il résigné? Cela ne regardait pas Torrence.

Le rôle de celui-ci était d'éviter les scandales trop éclatants et aussi de veiller sur les bijoux que Norma Davidson, soit après de fortes pertes au jeu, soit au cours d'une nuit trop joyeuse, avait la singulière habitude de semer un peu partout.

Or, le télégramme de Torrence à Emile, alors que celui-ci était encore au Lavandou, était assez alarmant:

Si êtes disponible, venez toute urgence Deauville, où me débats contre problème insoluble. Torrence.

C'était si peu dans la manière du « patron », dont l'impassibilité était presque aussi légendaire que celle de Maigret, avec qui il avait travaillé pendant quinze ans!

Emile, en débarquant du train, était d'une humeur charmante. Il venait de résoudre, au Lavandou, un problème assez compliqué. En plein mois d'août, il quittait la côte torride de la Méditerranée pour l'atmosphère délicieusement limpide de la Manche. Il avait fort bien dormi. A son réveil, un soleil léger, capiteux comme du champagne, l'avait accueilli. Entre les toits des maisons, il venait d'apercevoir la mer, non plus d'un bleu sombre comme celle qu'il quittait, mais d'un bleu aérien de pastel. Enfin, la toute pimpante gare de Deauville était bien faite pour le maintenir en humeur enjouée.

Or Torrence était là, et Emile reconnut à peine celui que beaucoup appellent le grand Torrence. A croire que le bon géant venait soudain de subir les premières atteintes d'une grave maladie de foie. Ses yeux étaient cernés, soulignés de poches profondes. Il était mal rasé, à la diable. Son complet gris était fripé. Et c'est d'une voix lugubre comme pour des condoléances qu'il articula en serrant la main de son collaborateur:

— Je suis bien content que vous soyez venu... Je n'ai pas fermé l'œil de la nuit... Laissez donc vos bagages au pisteur du Royal, qui les portera à l'hôtel... Si vous n'êtes pas trop fatigué, nous irons à pied et nous pourrons bavarder...

— Le temps d'avaler un café au buffet, patron...

Emile avait toujours aimé ces matins-là, quand les gens dorment encore et que quelques personnes seulement font ce qu'on pourrait appeler la toilette de la ville. Les balayeurs municipaux étaient à leur poste. Dans les petits cafés, dans les bars, dans les magasins, on nettoyait les vitres au blanc d'Espagne. Ailleurs, on roulait la cendre rouge des tennis, on tendait les filets.

A peine hors de la gare, pourtant, Torrence murmurait:

— C'était avant-hier, exactement à cette heure-ci... Remarquez qu'au Casino, en ce moment, il y a encore une partie en train... Il en était de même mercredi... Quelques enragés, autour du tapis vert... Le soleil à beau percer de ses rayons la toile écrue des stores, ces messieurs, en habit ou en smoking, restent impassibles devant les sabots de baccara, et le lustre du « privé » demeure allumé...

— Je ne vois pas en quoi...

— Vous êtes joueur, Emile?

— Je ne suis pas trop mauvais à la belote...

— Ce n'est pas ce que je vous demande... Vous n'avez jamais joué au baccara?... Vous ne connaissez sans doute pas Loulou?... C'était une petite marchande de fleurs... Une gamine sans âge... On aurait pu lui donner seize ans... En réalité, elle en avait vingt-quatre... Toutes les nuits, elle s'installait sur les marches du Casino avec son panier d'œillets et de roses... Elle en vendait peu... Loulou passait pour être mascotte... Nombreux étaient les joueurs qui, en passant pour se rendre au « privé », n'auraient jamais manqué de jeter quelques billets dans son panier et de lui toucher l'épaule... On prétend que Loulou se faisait de la sorte une petite fortune...

» C'est pourquoi, sans doute, elle n'hésitait pas à passer toute la nuit à son poste...

» Tenez... Voici le Casino... Voici, sur la troisième marche, la place qu'occupait d'habitude Loulou... Eh bien! Mercredi, à cette heure-ci, un joueur enragé, Ronald Sinclair, qui sortait du Casino, où il avait pris une bonne culotte, fut fort étonné de voir Loulou endormie près de son panier...

» Du moins, il le croyait... Il s'approcha d'elle... Il aperçut un filet de sang qui courait le long des marches...

» Quelques instants plus tard, on constatait que Loulou avait reçu une balle de revolver en pleine poitrine... Sourcils froncés, Emile objectait:

— C'est certainement désastreux pour cette jeune fille... Mais j'avoue que je ne vois pas, patron, en quoi ce crime nous concerne et surtout pourquoi vous en paraissez aussi accablé... Vous êtes ici, je pense, pour veiller sur Norma Davidson?...

— Et si, au bas des marches, on avait retrouvé le revolver de Norma Davidson? Une arme de luxe, un bijou, au sujet duquel aucun doute n'est possible... Le doute est d'autant moins possible que les initiales de l'Américaine sont gravées sur la monture en argent de la crosse...

— C'est cette arme qui a tiré?

— Sans contestation... Il manquait une balle dans le chargeur... C'est bien la balle que les médecins ont retirée de la blessure...

— Et vous, patron, où étiez-vous cette nuit-là?

— Dans mon lit... Au Royal... Ce palace que vous apercevez sur votre droite...

— Vous aviez abandonné votre surveillance?

— Nullement... Le mardi soir, Mme Davidson, entourée, comme toujours, d'une petite cour plus ou moins recommandable, avait dîné au Casino... Il y avait le « gala en bleu et blanc »... Elle a beaucoup bu, comme d'habitude. Par contre, elle a joué assez modérément et elle n'a perdu qu'une cinquantaine de mille francs... A trois heures, contre toute attente, elle est rentrée se coucher et, comme elle faisait chaque nuit, elle a enfermé ses bijoux dans le coffre du Royal en présence du concierge de nuit et de moi-même...

— Vous êtes donc allé vous coucher?

— Ma mission était terminée pour cette nuit-là...

— Quelqu'un a vu Mme Davidson sortir ensuite du Royal?

— Non...

— Dans ce cas...

— Attendez... Nous n'en sommes qu'au commencement du drame... Vous voyez à quoi ressemble Deauville à cette heure-ci?... La plupart des gens dorment... Seul le personnel de la voirie, des magasins et des hôtels est sur pied... Quelques originaux aussi, qui croient qu'ils sont ici pour prendre des bains de mer... Tenez, en voici un qui passe en peignoir... Un qui veut nager!... On n'a pas encore terminé le nettoyage de la plage, le ramassage des papiers, etc.

— Je vous comprends... Vous voulez dire que la mort de la petite fleuriste, tout d'abord, n'a pas fait trop de bruit...

— Et même la police avait décidé, d'accord avec les autorités municipales et avec la direction du Casino, d'en parler aussi peu que possible... On n'aime pas, en vacances, penser à des choses tristes... Les joueurs sont superstitieux et toute la ville ne vit que des joueurs... Bref, un commissaire de la Mobile avait pris l'enquête en main... Elle devait se poursuivre dans la coulisse... Or, à onze heures...

— C'est-à-dire à l'heure où les gens se lèvent?

— A peu près... L'heure du petit déjeuner et du tennis... Le directeur du Royal, que je connais personnellement, se tenait au milieu du hall et paraissait nerveux. Je lui dis en plaisantant:

» — Il y a quelque chose qui ne va pas, monsieur Maurice?

Ils étaient arrivés tous deux non loin du Bar du Soleil et la plage s'étendait devant eux, d'un roux assez sombre, car la mer venait seulement de se retirer et le sable restait humide. On mettait en place des tentes multicolores. On faisait la toilette de la terrasse et des cabines.

— « M. Henry n'est pas encore descendu... m'a répondu le directeur. Cela m'étonne d'autant plus qu'il est très ponctuel. Il aurait dû prendre son service à dix heures... »

— Toutes les personnes que vous citez paraissent n'avoir que des prénoms! remarqua Emile.

— Parce que, dans les milieux hôteliers, les gens n'ont en effet qu'un prénom... M. Maurice... M. Charles... M. Henry...

— Qui est votre M. Henry?

— Qui était!... Un personnage aussi célèbre à Deauville que Loulou... Le principal chasseur du Royal... Si vous êtes déjà venu à Deauville, vous n'avez pas manqué de le voir, dans sa livrée bleue à parements or... De dix heures du matin à minuit, et souvent plus tard, il était là, debout devant la porte tournante, et tout le monde l'appelait par son nom, c'était à lui qu'on s'adressait pour n'importe quoi, pour une voiture, pour un tuyau aux courses, pour obtenir le dernier potin, pour... Bref, M. Henry était à Deauville ce que le chasseur de chez Maxim's a été longtemps à Paris...

— Il est mort?

— N'allez pas trop vite... Je vois que vous n'avez pas encore compris la gravité de la situation, surtout pour l'avenir de l'Agence O... Ou je suis un imbécile, ou...

— Vous savez bien, patron, que vous n'êtes pas un imbécile...

— N'empêche que tout le monde le prétendra... Nous sommes fichus... Après ce qui s'est passé mercredi...

— Si vous me disiez tout de suite ce qui s'est passé?...

— Eh bien! Un quart d'heure plus tard, le directeur du Royal décidait d'envoyer un groom voir pourquoi M. Henry n'était pas descendu... Peu de membres du personnel couchent à l'hôtel même, mais M. Henry, dont on pouvait avoir besoin à toute heure, était parmi les privilégiés... Sa chambre était là-haut, sous les toits... Je fumais ma première pipe en arpentant le hall avec le directeur quand le groom revient aussi pâle que... qu'une feuille de papier...

» — Il est mort! hurle-t-il à tous les échos.

» — Qui est-ce qui est mort?

» — M. Henry...

» Nous voilà dans l'escalier de service... Nous arrivons au cinquième... Le directeur pousse une porte et nous découvrons, en effet, M. Henry la face contre terre au pied de son lit...

— Pardon, questionne calmement Emile en mettant une cigarette entre ses lèvres mais en oubliant, selon son habitude, de l'allumer. Son lit était défait?

— Oui...

— Il était en pyjama?

— Non... Je suis content que vous me posiez cette question... Il avait bien son pyjama sur le corps, mais il avait passé un pantalon noir par-dessus... Ses cheveux étaient défaits... Sa tenue était celle d'un homme qu'on a réveillé en plein sommeil et qui a passé en hâte un vêtement...

— Revolver?

— Une balle en plein cœur...

— On a retrouvé l'arme?

— Non... L'autopsie a déjà été pratiquée... Calibre 6,35... Le calibre le plus ordinaire, le même que celui de la balle qui a tué Loulou... Mais les striures, elles, ne sont pas semblables... Autrement dit, le coup n'a pas été tiré avec le revolver de Norma Davidson...

— Pourquoi dites-vous ça? Est-ce que quelque chose laisse supposer...

— Justement! Et maintenant, vous comprendrez mon accablement. Je donnerais cher, je donnerais ma main gauche...

— Attention! Elle servira encore, ne serait-ce que pour Ignorer ce que fait la droite...

— je vous jure que ce n'est pas le moment de plaisanter... Je donnerais gros, en tout cas, pour n'avoir pas accepté la mission dont M. Davidson nous a chargés... M. Henry, quand on l'a découvert, tenait quelque chose dans sa main crispée... Une écharpe... Et remarquez — tous les experts sont d'accord sur ce point — qu'il était impossible, après sa mort, de lui glisser cette écharpe entre les doigts... Il tenait ceux-ci tellement serrés sur le tissu qu'il a fallu un violent effort pour...

— L'écharpe de Norma Davidson? Questionne Emile.

— Comment le savez-vous?

— C'est le seul détail qui puisse expliquer votre abattement.

— C'est bien une de ses écharpes... Et le doute est d'autant moins possible qu'elle la portait ce soir-là... Une écharpe en soie blanche sur laquelle étaient peints à la main des oiseaux des îles, une œuvre d'art, paraît-il, bien que je ne trouve pas ça joli...

— Du moment que c'est cher, laissa tomber philosophiquement Emile, ces gens-là trouvent que c'est joli... Et après?

— Comment après?

— Oui, qu'est-il arrivé?

— Il n'est rien arrivé...

Emile s'était assis sur le sable, comme les touristes du dimanche qui « apportent leur manger » et qui, au grand scandale des habitués, se lavent les pieds dans la mer et la regardent avec extase tout en cassant la croûte en famille.

-- En somme, la police accuse votre cliente...

— Notre cliente...

— Pardon... La police accuse notre cliente d'avoir tué la petite marchande de fleurs que vous appelez Loulou, de s'être introduite ensuite dans la chambre du chasseur et d'avoir envoyé une balle de 6,35 dans le cœur de celui-ci... Qu'est-ce qu'elle répond?

— Rien!

Emile ne put s'empêcher de remarquer:

— On dira tout ce qu'on voudra, patron... J'aime bien la Méditerranée... J'arrive du Lavandou, qui est, affirme-t-on, un paradis terrestre... Moi, je veux bien... Mais regardez-moi ce paysage!... Savez-vous quelle impression je ressens? Il me semble que je suis, tout petit, dans une Immense coquille d'huître aux tons nacrés, que cette coquille s'entrouvre, va s'entrouvrir sans cesse davantage... C'est tout bonnement merveilleux et, si mon maillot de bain n'était pas à l'hôtel... Donc, elle ne répond rien?

— Elle a éclaté de rire quand on a insinué qu'après avoir feint de se coucher elle était sortie mystérieusement de son appartement... Elle ne se rend pas compte de la situation... Elle a lancé au commissaire de la Brigade mobile:

» — Moi, ces choses-là ne me regardent pas... Câblez à Davidson... Vous avez son adresse au Caire... J'avais bu trois bouteilles de champagne et j'ai dormi...

— Votre avis, patron?

— Le fait est que, quand on l'a éveillée à une heure de l'après-midi, elle tenait une sérieuse gueule de bois, si je puis dire, et qu'il a fallu un jus de pamplemousse pour la remettre d'aplomb...

— On l'a arrêtée?

— Pas encore... Le juge d'instruction lui a demandé respectueusement de ne pas s'éloigner de Deauville... Il y a trois inspecteurs derrière elle... l'un d'eux couche dans le couloir de son appartement... On a câblé à Davidson, qui a répondu qu'il arrivait par avion...

— Il est arrivé?

— On l'attend à midi... Vous rendez-vous compte, maintenant, de la figure que fait l'Agence O dans cette affaire?... Je suis ici pour veiller sur Norma Davidson... La même nuit, deux crimes sont commis... Sur les lieux, on trouve, d'une part le revolver de notre Américaine, d'autre part son écharpe... Les officiels me regardent d'un mauvais œil…Pour un peu, on me ferait suivre, moi aussi...

Il y eut un assez long silence, pendant lequel on n'entendit que le bruissement monotone de la mer sur le sable de la plage.

___ Parasol, messieurs?

— Merci... Le soleil ne mérite pas qu'on le chasse... Quelques voiliers sortaient du port et glissaient légèrement sur l'eau couleur de lavande.

___ C'est moins difficile, fit tout à coup Emile, comme au sortir d'un rêve, que l'histoire du Lavandou.

— Pourquoi dites-vous ça?

— Parce qu'au Lavandou, il n'y avait ni revolver, ni écharpe!

— Justement!

— Mais non, patron... Plus il y a d'éléments et plus un problème a des chances d'être facile à résoudre... Comment est-elle, votre Norma?

— Notre Norma !... Vingt-deux ans... Brune décolorée artificiellement... Ce qu'on appelle maintenant blonde platinée... Ancienne danseuse... Ils disent girl... Les milliardaires américains adorent épouser des girls... Une voix pointue... Le monde lui appartient... Elle boit comme un Polonais... Elle rit d'un rire hystérique... Il faut que tout le monde soit à ses pieds et, lors de l'avant-dernier gala, elle versait du champagne à pleines bouteilles dans le saxophone en exigeant que le musicien l'avale...

— Charmante enfant, en somme! Qu'a-t-elle fait depuis?

— Ce qu'elle fait chaque jour... Bain de soleil sur la plage au milieu d'une dizaine de jeunes gens... Cocktails... Déjeuner d'une vingtaine de couverts... Sieste... Courses... Elle n'arrive jamais, à cause de la sieste, que pour la quatrième ou pour la cinquième... Elle parie gros et elle a griffé la dernière fois au visage, parce qu'il n'avait pas gagné, le jockey sur qui elle avait joué... Si elle avait pu s'en prendre au cheval...

— Peur de son mari?

— Elle l'appelle daddy, ce qui, paraît-il, veut dire papa.

— Elle ne donne aucune explication?

— Elle ne sait même pas, selon elle, où se trouvait son revolver, et encore moins ce qu'elle a fait de son écharpe aux ciseaux des îles quand elle est rentrée du Casino... J'en suis malade!... Si cette affaire ne met pas fin à la réputation si solide jusqu'ici de l'Agence O, je veux être changé en poisson volant...

Décidément, pensa Emile, l'atmosphère de Deauville ne valait rien au brave Torrence.

— Davidson va arriver...

— Je pense même que c'est lui qui bourdonne au-dessus de nos têtes...

En effet, un avion, depuis quelques instants, décrivait des cercles de plus en plus serrés au-dessus de Deauville, cherchant sans doute l'aérodrome.

— Qu'est-ce que nous allons lui dire?

— Que l'Agence O fera le nécessaire, répliqua Emile, imperturbable.

— Vous avez une idée?

— J'en ai cinquante. Le tout est de trouver la bonne... Et maintenant, patron...

C'était une des caractéristiques les plus savoureuses de l'Agence O. Officiellement, Torrence était le patron, et Emile, devant les gens, et même en particulier, s'amusait à lui donner ce titre.

Le vrai patron n'en était pas moins le jeune homme à cheveux roux et, quand ils étaient seuls, Torrence...

De sorte qu'ils se renvoyaient du « patron » sans répit et que quelqu'un qui les aurait écoutés...

— L'avion a atterri... Moi, je vais prendre un bain, si vous n'y voyez pas d'inconvénient... Je quitte un milliardaire, au Lavandou, et j'avoue volontiers que je n'aime pas beaucoup ces gens-là... Voyez-le!... Dites-lui, comme d'habitude, que je suis votre employé, ou votre photographe, tout ce qu'il vous plaira... Un bon bain... Ensuite, je m'occuperai de cette petite marchande de fleurs... Est-ce qu'on trouve des crevettes, par ici?... J'ai une telle envie de manger des crevettes, à déjeuner!...

Comme si on servait des crevettes au Royal! A moins de les baptiser « Fantaisies à la Richelieu » ou « Bouquet de la Pompadour », n'eût-il pas été indigne de ces messieurs dames de poser sur leurs augustes assiettes d'aussi humbles bestioles?

— Allons!... Du cran, patron!... Tenez!... Je suis sûr qu'avant de vous heurter à ce Davidson vous feriez sagement d'avaler un pernod bien tassé...

Il était dix heures du matin. Le soleil brillait depuis plusieurs heures et quelques persiennes, dans les hôtels de luxe, commençaient à s'entrouvrir timidement.

Deauville allait s'éveiller.






II

Où Emile apprend le catéchisme du parfait chasseur de

palace pendant que le pauvre Torrence se débrouille comme

il peut

— A votre entière disposition, monsieur Emile... Le patron m'a dit comme ça de répondre à toutes vos questions...

Emile ne sourcille pas, mais il comprend que son nom même donne confiance au chasseur en second du Royal. Car il y a, ou plutôt il y avait, un premier chasseur, un second chasseur et un troisième chasseur, sans compter la vague livrée qui se précipite à l'assaut des clients.

M. Emile... Est-ce que Torrence ne lui a pas appris, le matin, que, dans le métier, les gens n'ont qu'un prénom? Eh bien! Lui, il n'est que M. Emile et ça les met en confiance.

— Par exemple, ce ne sera pas facile de bavarder à cette heure-ci... Ces messieurs dames viennent de se lever... C'est l'heure où, ailleurs, les gens sont déjà fatigués, mais, eux, ils sortent de leur lit et on ne les verra pas à déjeuner avant deux heures...

Torrence est là-haut en compagnie de M. Oswald Davidson, qui, à peine descendu de son avion, a sauté dans une voiture. De la voiture, il a bondi dans l'hôtel...

— Le détective Torrence... a-t-il réclamé.

Torrence s'est avancé, les épaules basses.

— Suivez, monsieur...

Ce qu'ils font dans l'appartement de Norma Davidson, Emile n'en sait vraiment rien. Pour son humble part, il s'est attaché aux pas du chasseur en second, celui qui remplace M. Henry et qui a déjà adopté sa casquette à quadruple rang de galons. Le chasseur en second s'appelle M. John... Il n'est pas Anglais, ni Américain...

— Je m'appelais Jean, explique-t-il. Dans le palace où je travaillais, il y avait déjà un Jean... Alors je me suis appelé John, pour faire une différence...

— Il me semble que, depuis quelques minutes, je vous ai déjà entendu parler trois ou quatre langues...

— C'est possible... J'en parle cinq...

-- Vous êtes Parisien?

— J'étais professeur de langues étrangères au lycée d'Avignon... C'est un métier qui ne paie pas et où il n'y a pas d'avenir... Un soir, j'ai voulu jouer ma chance à Monte-Carlo... J'ai perdu toutes mes économies... Le lendemain, je me suis réveillé sans un sou dans un hôtel où j'étais incapable de régler ma note... C'est alors que j'ai compris...

— Que vous avez compris quoi?

— Que, du moment qu'il existe de par le monde des gens qui dépensent chaque jour la fortune d'une famille normale, il vaut mieux s'accrocher à eux... Je suis devenu interprète... Interprète, c'est encore un métier trop considéré... On donne cinquante francs de pourboire à un interprète qui a passé sa vie à étudier cinq ou six langues vivantes, mais on donne une plaque de mille francs au valet qui vient vous poser, à la table de baccara, un cendrier sous votre cigare...

— De sorte que vous êtes devenu...

— Chasseur en second... Maintenant, comme vous le voyez, chasseur en premier, par suite de la mort de M. Henry...

— Il sortait, comme vous, de l'Université?

— Excusez-moi...

John se précipite pour, ouvrir une portière et revient quelques instants après.

___ Vous me demandiez si... Voyez-vous, monsieur Emile, entre nous, nous ne nous posons jamais de questions... Jadis, lorsque je faisais partie de la bourgeoisie, je me présentais gravement: Untel, professeur au lycée d'Avignon... Dans la salle à manger, au Royal, ces messieurs échangent leur carte... X, des produits de beauté... Y, des pâtes dentifrices... Nous, dans la salle à manger qui nous est réservée et que vous ne connaissez pas, nous sommes plus discrets... Il y a M. John... Mlle Hélène... Mme Emilie... M. Charles... Nous n'avons pas besoin d'échanger de cartes, nous savons que nous sommes entre gentlemen...

— De la sorte que vous ignorez tout de M. Henry…

— Un instant... Vous permettez?...

Il se précipite. Un chasseur, qui a été accosté par une jeune et jolie femme, vient lui parler bas à l'oreille. M. John dit quelques mots à la dame, revient la main serrée sur un gros billet qu'on y a glissé.

— Qu'est-ce que c'est? Se permet Emile.

— Rien... Moins que rien... La petite Bruxelloise qui veut savoir combien son mari a perdu hier au Casino...

— Elle vous a remis mille francs?

— Est-ce que cela compte pour elle? Son mari est à la tête du trust du cuivre...

Un chauffeur qui conduit une voiture de grande remise s'approche à son tour et glisse, non plus mille francs, mais deux coupures de cent francs dans la main de M. John, qui les accepte avec hauteur.

___ Vous voyez!... Il faut faire un peu de tout... Je remplace M. Henry... Avant, je n'avais que dix pour cent sur les sommes que... Car, ne vous y trompez pas, tout cet argent est partagé en un certain nombre de parts et...

-- Et le chasseur en chef en est le grand distributeur?

- Si vous voulez... Aucun taxi ne s'arrête devant la porte sans nous laisser son obole... Un tuyau pour les courses... Une place de théâtre... L'adresse d'une jolie femme...

— Vous connaissez par conséquent tout Deauville?

— Beaucoup moins bien, hélas, que M. Henry...

-- Il y avait longtemps qu'il était dans le métier?

— Vous dites?... Vous oubliez déjà ce que je vous ai confié tout à l'heure... Il y a parmi nous des gens venus de tous les points de l'horizon... Je pourrais vous en citer un, et non des moindres, qui a commencé par mendier dans les rues de Naples... Il y a aussi un authentique grand-duc... Mauvais, d'ailleurs, pour la livrée, car ses anciens amis n'osent pas lui donner un pourboire et c'est tout le monde qui en pâtit... Il y a...

— M. Henry?

— Je ne sais pas... Avec la meilleure volonté du monde, je ne puis rien vous dire sur lui... Etranger, sûrement... Europe centrale? Europe orientale?... Mystère... Si je parle cinq langues, il en parlait sept...

— Marié?

— Mon bon monsieur Emile, voilà encore une question qu'il ne faut jamais poser... Je ne sais rien, absolument rien, de la vie de M. Henry... Et personne ici ne sait que j'ai une petite famille, une femme et deux filles, exactement, qui vivent en Avignon, dans une délicieuse maison bourgeoise, et qui racontent que le papa est en tournée de conférences...

— Vous ne l'avez jamais vu avec une femme?

— Avec toutes...

— Je veux dire...

— Je vous comprends... Vous voulez savoir s'il avait une liaison régulière... Eh bien! Tout ce que je peux vous dire, c'est que, par deux fois, j'ai surpris la petite marchande de fleurs...

— Loulou?

— Oui... que je l'ai surprise, dis-je, montant l'escalier de service et allant chez lui...

— Il y a longtemps?

— La dernière fois, voyons... Il y a à peine cinq jours... Même pas!... C'était samedi...

— A quelle heure?

— A huit heures du matin... Excusez-moi... Yes, sir!... Yes, sir!...

Et le nouveau chasseur N° 1 accompagne un Anglais jusqu'à sa voiture en lui donnant des tuyaux pour les courses de l'après-midi.

— Dites donc, monsieur John...

— Je vous écoute...

— Vous devez vous faire, à ce régime, une petite fortune... C'est un billet de cinq cents francs que vous avez encore à la main?...

— Si vous saviez combien il y a de frais!... Et le partage!... Mettons que si un chasseur-chef arrive, au bout de la saison, à économiser ses cent mille francs, et s'il a une autre place dans le Midi pour la saison d'hiver...

Un chasseur les interrompt.

— Pardon, monsieur John... Vous connaissez dans la maison un M. Emile, vous?

— Le voici...

— On le demande de toute urgence au 27...

— L'appartement de Norma Davidson, murmure le chasseur-chef. Nous disons lady Davidson. En général, les Américaines adorent qu'on les appelle lady...

Emile, déjà, s'est éclipsé.






III

Où Emile et Torrence ont la désagréable impression d'avoir

essayé de saisir de l'eau entre leurs doigts, et où le nou-

veau chasseur, M. John, traduit plus crûment cette

situation

Emile ne commit-il pas une première faute en ne demandant pas au chasseur qui le réclamait à l'appartement 27? En commit-il une seconde en pénétrant machinalement dans l'ascenseur?

Toujours est-il que, comme il montait, il put voir, dans l'escalier, Oswald Davidson qui descendait, une mallette à la main.

Emile eut pourtant comme un pressentiment. Il fut sur le point de commander au garçon d'ascenseur de redescendre immédiatement. S'il ne le fit pas, c'est qu'il se dit que Torrence devait avoir de bonnes raisons pour l'appeler là-haut.

C'est ainsi que, quand on travaille à deux, on fait les plus grosses gaffes, chacun se fiant à l'autre.

L'animation, au Royal, battait son plein et on entendait une rumeur joyeuse monter du bar. Dans le couloir du second étage, Emile se heurta à une manucure qui sortait d'un appartement, puis à un homme qu'il reconnut pour un inspecteur de police.

Il trouva aussitôt l'appartement 27 et frappa. Ce fut la voix de Torrence qui répondit. Et alors les deux hommes se regardèrent avec un même étonnement.

Emile était étonné parce que, croyant trouver l'ex-inspecteur en plein travail, il le voyait au contraire assis dans un fauteuil, les jambes croisées, aussi paisible que dans la salle d'attente d'un dentiste.

Torrence, de son côté, questionnait:

— Qu'est-ce qu'il y a?

— Vous ne m'avez pas fait appeler?

— Moi?... Non... Pourquoi?...

— Un chasseur vient de me dire qu'on me demandait au 27... J'ai rencontré l'Américain qui sortait...

— Il me l'a annoncé, oui... Il va chez son homme d'affaires, son solicitor comme il dit, pour réclamer le divorce et déposer les bijoux... Je me demande qui vous a fait monter...

— Où est Norma Davidson?

Torrence, qui n'avait pas repris sa gaieté, bien au contraire, désigna une porte. Les deux hommes se trouvaient dans un salon agréablement meublé. La porte en question devait être celle de la chambre à coucher.

— C'est elle que vous attendez, patron? Questionna Emile.

— Je l'attends sans l'attendre... A vrai dire, je ne sais plus... Il y a eu, dans ce salon, une scène à tout casser. Malheureusement, je ne comprends pas un traître mot d'anglais, et c'est en anglais que la discussion a eu lieu... Quand Davidson est parti, en m'annonçant, dans un français approximatif, qu'il allait revenir aussitôt, Norma Davidson s'est évanouie... Je ne savais que faire, mais la porte de la chambre s'est ouverte... Une jeune femme, une femme de chambre particulière, sans doute, m'a demandé de lui donner un coup de main... Nous avons déposé l'Américaine sur son lit...

— Et on vous a mis à la porte... Dites donc, patron... Emile, les traits pointus, décrocha le téléphone posé sur un guéridon.

— Allô!... Le portier, s'il vous plaît... Vous avez vu passer M. Davidson, n'est-ce pas?... Pourriez-vous me dire où il s'est fait conduire?...

— Un instant... Je demande au voiturier...

Peu après, on annonçait à Emile :

--- A l'aérodrome...

— Passez-moi à toute vitesse l'aérodrome, voulez-vous?

— Il a filé? Questionnait Torrence, qui, décidément, dans cette affaire, avait perdu son allant habituel et sa confiance en lui.

— Sais pas encore... Allô!... L'aérodrome?... Ici, police... Est-ce que l'avion particulier de M. Davidson est encore sur le terrain?... Vous dites?... Il y est?... Dans ce cas, voulez-vous avoir l'obligeance de l'empêcher de... Hein?... C'est impossible?... Il décolle?... C'est bien, je vous remercie... Non, il n'y a rien à faire...

Sans mettre davantage Torrence au courant, Emile se dirigea vers la porte de la chambre à coucher et frappa. N'obtenant pas de réponse, il essaya d'ouvrir. La porte résista.

— Ou je me trompe fort, patron, ou nous allons avoir une nouvelle surprise désagréable...

Il avait toujours en poche un passe-partout nickelé dont Barbet, ancien cambrioleur, lui avait appris à se servir. La serrure ne résista pas longtemps. La chambre était inondée de soleil. La large baie qui donnait sur le balcon était grande ouverte.

— Envolée!... grogna Torrence, qui avait suivi son collaborateur.

Personne dans la salle de bains. Torrence ouvrit la porte qui, de la chambre, donnait directement dans le couloir. Il aperçut l'inspecteur de police, qui était toujours en faction.

— Vous avez vu quelqu'un sortir de cette pièce?

— La femme de chambre, il y a quelques instants...

— Vous êtes sûr que c'était la femme de chambre?

— Certain... Je l'ai assez vue depuis deux jours que je monte garde sur garde dans cet hôtel, où les gens me marchent sur les pieds sans même me demander pardon...

— Eh bien! Vous pouvez téléphoner au commissaire qui, si je ne me trompe, est dans le hall, qu'Oswald Davidson vient de reprendre l'air avec son avion et que sa femme a disparu...

Emile, sur le balcon, suçait son bout de cigarette non allumé.

— Cela m'étonnerait fort qu'on la retrouve, dit-il. Tenez... Ce balcon, ou plutôt cette terrasse si gentiment fleurie, court tout le long de la façade... Votre Norma a pu pénétrer dans n'importe quel appartement... La plupart sont vides à cette heure...

Il arpentait la terrasse et jetait un coup d'œil dans les diverses chambres. Presque toutes, en effet, étaient vides, sauf l'une d'elles, où une femme de chambre faisait le lit.

Le spectacle était magnifique. Entre le Royal et les cabines de la plage, un large espace de verdure, du gazon bien ratissé, et la longue bande rouge brique des tennis où on voyait bondir de blanches silhouettes.

Plus loin, le Bar du Soleil, la foule multicolore, le sable, et enfin l'ourlet blanc de la mer, le bleu de celle-ci se confondant avec le bleu du ciel, des voiles immaculées.

— J'ai l'impression, patron, que nous avons été roulés comme nous ne l'avons jamais été...

— Mais aussi, qu'est-ce que vous faisiez en bas? Ne put s'empêcher de riposter Torrence avec amertume.

— Figurez-vous, que je me tuyautais sur le métier de chasseur de palace... C'est prodigieusement intéressant!... Savez-vous, par exemple, où se recrutent ces estimables auxiliaires de l'hôtellerie de luxe?... Savez-vous que M. Henry parlait couramment sept langues?...

— Si j'avais seulement compris l'anglais...

— Je crois, patron, que ce que nous avons de mieux à faire pour le moment... Entrez!... Oui... Entrez, monsieur le commissaire... Comme je viens de le dire à votre inspecteur, les oiseaux se sont envolés... Tous les deux!... Non... Nous n'avons pas encore fouillé l'appartement... C'est la tâche de la police officielle, et l'Agence O ne se permettrait pas...

Pourquoi auraient-ils fait autrement que les autres? Ils étaient installés dans des fauteuils de rotin, à la terrasse du Bar du Soleil, devant des cocktails, ma foi, assez savoureux. Il n'était pas désagréable, lorsqu'on baissait les yeux sur le sable de la plage, de caresser du regard des corps à peu près nus, parmi lesquels il ne manquait pas de remarquables anatomies.

— Maintenant, racontez-moi...

Et Torrence de commencer:

— Vous avez vu l'homme comme je l'ai vu, n'est-ce pas?... Pas du tout le type du milliardaire américain tel que je l'imaginais... Dans la rue, si je n'avais pas été prévenu, je l'aurais plutôt pris pour un petit employé ou pour un vendeur de grand magasin... Petit, maigre, chafouin... Il n'était même pas bien habillé... Pas non plus cette allure catégorique qu'on voit aux héros des films américains...

» Dès qu'il est entré dans l'appartement, il m'a dit, avec un fort accent:

» — Asseyez-vous...

» La porte de communication entre le salon et la chambre était ouverte... Je n'ai donc rien perdu de ce qui se passait... Norma Davidson était en peignoir et je crois bien que, sous ce peignoir qui s'entrouvrait à chaque pas, il n'y avait qu'une chemise...

» Il s'est mis à lui parler dans sa langue, avec une mauvaise humeur évidente...

» Aussitôt, elle a répondu sur le même ton...

» J'ai fait la réflexion que la cordialité ne régnait pas dans le ménage... Je me suis même demandé pourquoi ces deux êtres si différents étaient mariés...

— C'est une habitude américaine, expliqua Emile sans se démonter.

— Qu'est-ce qui est une habitude américaine?

— D'avoir une femme jeune et jolie... Comme on a une automobile ou un château historique... Il faut bien quelqu'un pour porter les bijoux et les fourrures...

— On pourrait prendre un mannequin! grogna Torrence. Et cela nous éviterait sans doute ce sale travail... Bref, ils s'envoyaient des répliques de plus en plus hargneuses... Le mot scandale a été prononcé plusieurs fois... Puis la jeune femme a retiré de son armoire une mallette... J'ai eu l'impression qu'elle disait:

» — Les voilà, vos bijoux!... Vous voyez bien que vous vous êtes trompé... Ils y sont tous... Vous pouvez vérifier...

» Et elle a posé la mallette sur le lit. Elle l'a ouverte. Son mari, comme elle l'y invitait, a fait un rapide inventaire...

» Qu'est-ce que vous avez à sourire ainsi?... C'est agaçant, à la fin...

Est-ce qu'ils allaient se disputer, eux aussi, comme les deux Yankees?

— Je souris, patron, excusez-moi, parce que c'est très amusant de vous entendre reconstituer un entretien auquel vous n'avez pas compris un traître mot... Continuez, je vous, en prie... J'ai un peu l'impression d'être au théâtre, quand on est trop loin pour entendre ce que disent les acteurs, mais qu'on les voit s'agiter comme des marionnettes... Qu'est-ce qu'ils ont fait ensuite, les Davidson?

— Ils ne s'occupaient pas plus de moi que si j'avais été transformé en porte-parapluies... Le ton montait, montait... Ils n'ont pas tardé à s'engueuler pour de bon, passez-moi le mot... C'est le seul qui convienne... Norma Davidson a une voix aiguë, glapissante... Son mari, quand il s'y met, crie aussi fort qu'elle... Que pouvait-il lui reprocher, je n'en sais rien... Toujours est-il qu'il s'est approché d'elle et qu'au moment où je m'y attendais le moins, il lui a appliqué sur la joue une de ces gifles... Ça a claqué net... La femme en est restée tout étourdie... Mais elle n'a pas tardé à reprendre ses esprits et elle s'est élancée à son tour...

— Ils se sont peignés comme des chiffonniers, quoi!

— Je ne pense pas que des chiffonniers y mettent autant de cœur... Je devais avoir l'air idiot, dans mon coin... Elle ne l'a pas giflé, elle, mais elle l'a griffé au visage et elle lui a donné un coup de pied dans les tibias, ce qui lui a fait perdre sa mule... Je me suis levé...

» —Asseyez-vous... m'a ordonné calmement notre homme. » Et il a remis ça...

— La gifle? Questionna Emile.

— Non... Les reproches, ou je ne sais quoi... C'est alors que je me suis aperçu que je n'étais pas le seul à assister à cette scène de ménage... Dans la salle de bains, dont la porte était ouverte, se trouvait la femme de chambre...

— Et dire qu'on envie ces gens-là! Soupira philosophiquement Emile. Je me demande si je ne vais pas prendre un second cocktail...

— Prenez tout ce que vous voudrez, mais laissez-moi finir...

— Qui est-ce qui a téléphoné?

— J'y arrive... Vous avez pu remarquer qu'il y a le téléphone dans chaque pièce de l'appartement, y compris un appareil laqué blanc dans la salle de bains... Au plus fort de la bagarre, Davidson s'est tourné vers la femme de chambre et lui a donné un ordre... Cet ordre, je m'empresse de l'ajouter, a paru étonner Norma Davidson... La femme de chambre a décroché et a dit quelques mots... Au même instant, le milliardaire passait devant moi, la mallette à la main...

» — Je vais chez mon solicitor demander le divorce et déposer ces bijoux, qui ne sont pas en sûreté ici... Pendant ce temps, je vous prie, veillez sur ma femme...

» Elle a couru après lui... Il lui a refermé la porte au nez...

» Elle a paru hésiter entre l'évanouissement et la crise de nerfs... C'est l'évanouissement, vrai ou faux, qu'elle a choisi en fin de compte, et la femme de chambre s'est précipitée... Tout cela s'est fait si rapidement que je n'ai pas eu le temps de la réflexion...

» Vous deviez être dans le hall ou dans l'ascenseur... J'avais une femme inerte sur les bras...

» — Attendez un moment à côté... m'a dit la femme de chambre. Je m'occupe d'elle… J'ai l'habitude...

— Et nous avons été roulés pour la seconde fois, conclut Emile

Torrence lui jeta un coup d'œil en coin et serra les dents. Ce qui l'exaspérait peut-être le plus, c'était le calme imperturbable de son collaborateur.

— On dirait que ça vous amuse!

— Ma foi, vous avez presque raison... Mettez-vous à ma place, patron... Personne ne m'obligeait à me lancer dans la police privée... Si je l'ai fait, si j'ai créé l'Agence O et si je me suis assuré la collaboration du fameux Torrence, ce n'est quand même pas pour m'appliquer à des filatures avant divorce ou pour me livrer aux enquêtes banales que nous confient, après chaque vol un peu important, les compagnies d'assurances... Depuis des mois, nous n'avions pas le moindre travail intéressant... Au Lavandou, j'ai eu la chance de tomber sur un problème excitant... J'arrive ici et...

— Vous tombez sur une tuile! Acheva Torrence.

— En tout cas, sur une affaire assez embrouillée en apparence. Je dis en apparence, parce qu'elle est fatalement simple. Tenez! L'affaire du maillot vert, au Lavandou... A première vue, cela tenait du prodige, de la prestidigitation ou du miracle... Eh bien! Après quelques heures...

— Seulement, voilà déjà quelques heures que vous êtes ici, et vous avouerez que vous êtes un peu moins avancé qu'en arrivant. N'oubliez pas que nous sommes à Deauville pour le compte de ce Davidson qui nous fausse si élégamment compagnie... D'abord, les avions privés devraient être interdits... Comment lutter avec des gens qui disposent de...

— Vous alliez me faire oublier un détail que j'ai appris tout à l'heure et que je n'ai pas encore eu le temps de vous communiquer.

— Lequel?

— Loulou, la petite marchande de fleurs du Casino, dont nous ne parlons plus depuis longtemps, trop longtemps à mon gré, rendait parfois visite à M. Henry dans sa chambre...

Torrence haussa ses lourdes épaules, désigna, devant eux, les corps demi-nus qui s'exposaient avec une tranquille impudeur. Il voulait sans doute dire: « Si vous croyez qu'ici ces histoires de coucherie ont une importance quelconque!... »

Quant à Emile, il fixait un petit point de l'espace, ce qu'il faisait volontiers quand il réfléchissait intensément.

— Avouez que c'est rigolo... Un M. Davidson nous tombe du ciel, c'est le mot exact, au moment où sa femme est accusée de deux crimes... Il se dispute avec elle le plus vulgairement du monde... Vous êtes présent et vous n'y voyez que du feu, mais il n'en emporte pas moins la mallette de bijoux à votre nez et à votre barbe...

— Merci pour la barbe!

— Ce serait déjà assez joli... Car, enfin, vous ne connaissez pas M. Davidson... C'est par câble qu'il vous a chargé de veiller sur sa femme... Il est probable qu'un certain nombre d'Américains, à Deauville, le connaissent... Mais il n'a le temps de rencontrer personne... Il descend d'avion, il arrive en coup de vent et il repart comme il est venu... Autrement dit, rien ne nous prouve que ce soit le vrai Davidson...

— J'y ai pensé, soupira Torrence, et, dans ce cas, l'Agence O serait tout bonnement déshonorée, car elle aurait laissé voler les bijoux dans des conditions tellement audacieuses que cela pourrait passer pour de la complicité...

— Et pourtant ce n'est pas le plus beau... Le Royal est gardé par la police... Mme Davidson n'est, en somme, qu'en liberté provisoire et toutes ses allées et venues sont surveillées... Il y a un inspecteur dans le couloir... Il y a, dans son salon, le fameux Torrence qui, au cours d'un évanouissement de la dame, la porte sur son lit...

» — Laissez-moi un instant... demande la femme de chambre.

» Au fait, je parie que la femme de chambre était jolie...

» Le bon Torrence passe dans la pièce voisine et la porte se referme... Quand elle est ouverte, un peu plus tard, l'oiseau s'est envolé...

» Eh bien! Mon vieux (il arrivait rarement à Emile d'appeler le patron « mon vieux », mais il était vraiment d'humeur enjouée), je dis, moi, que c'est du vrai billard... Encore un cocktail, barman... Oui, la même chose... Je ne retiens pas vos noms compliqués...

» C'est tellement du billard que...

— ... Que j'ai bonne envie, mon cher Emile, de tout planter là. Je n'aime pas beaucoup qu'on se paie ma tête. J’ai toujours été heureux de collaborer avec vous, mais il y a des limites qu'un homme de mon âge, avec la carrière qu'il a derrière lui...

— Juste ce que je pensais!

— Hein?

— Oui, je pensais qu'il n'y a rien de communicatif comme la mauvaise humeur... Vous avez assisté tout à l'heure à une scène de ménage et je me disais que cela m'étonnerait fort si la journée se passait sans que...

— Sans que quoi?

— Que nous ayons tous les deux une bonne petite dispute comme ces estimables Davidson... Allons déjeuner, patron!... Ensuite je continuerai à m'initier, sous la direction de M. John, qui est un garçon fort intelligent, aux subtilités du métier de chasseur de palace...

Quand ils arrivèrent au Royal, Norma Davidson n'avait pas été retrouvée. On n'avait pas davantage de nouvelles de sa femme de chambre particulière qui répondait au nom de Daisy.

Quant à l'avion de M. Davidson, il était signalé faisant route en direction du Caire, d'où il était arrivé le matin. La seule réflexion d'Emile en se mettant à table fut:

— Moi qui avais tant envie de crevettes!

Il y avait quarante hors-d’œuvre, mais pas une seule petite crevette, bien entendu.





IV

Où, décidément, Emile semble vouloir se destiner à l'honorable

mais difficile profession de portier de palace


— Je suis persuadé, patron, qu'en allant vous promener de ce côté et en insistant un peu, vous ne perdrez pas votre temps...

Emile envoyait Torrence à Trouville. A part les hôtels et les grosses villas, en effet, Deauville comporte très peu de maisons d'habitation, et la plupart de ceux qui y travaillent ont leur domicile à Trouville.

C'était le cas de Loulou, la fleuriste du Casino. Si elle travaillait toute la nuit sur les marches du temple du baccara, elle passait plus modestement ses journées dans le quartier des pêcheurs, à Trouville, où elle occupait deux chambres chez de braves gens.

C'est là qu'Emile avait envoyé l'imposant Torrence, qu'un déjeuner somptueux n'était pas parvenu à mettre de bonne humeur.

L'enquête officielle suivait son cours avec une discrétion admirable. Le mot d'ordre était évidemment de ne pas troubler par un zèle intempestif, surtout à une semaine du 15 août, là « saison », qui était plus que brillante. Certes, des messieurs, qui n'avaient pas l'allure des estivants habituels, allaient et venaient, chuchotaient dans les coins, partaient en taxi pour des destinations inconnues, mais rien ne sentait le drame et on pouvait croire que la petite fleuriste ainsi que le portier du Royal étaient déjà oubliés.

Sans doute, dans un jour ou deux, les enterrerait-on de bonne heure et n'y aurait-il que quelques amis derrière les deux corbillards.

Emile, lui, passa un après-midi assez bizarre. En effet, il s'attacha, tout comme le matin, à la personne de John, le portier, qu'il ne quitta pour ainsi dire pas d'une semelle. Etant donné que les moments de calme plat étaient rares, que des autos allaient et venaient, qu'on abordait l'homme en livrée pour lui demander les renseignements les plus inimaginables, la conversation avait fatalement une allure des plus décousues.

Souvent le jeune homme roux de l'Agence 0 avait juste le temps de faire un bond de côté pour éviter les roues de quelque roadster. Une fois même, malgré sa tenue civile, une jeune étrangère le prit pour un employé de l'hôtel et lui demanda en italien s'il restait une chambre libre.

— En somme... disait Emile peu après à son nouvel ami John, vous ne savez presque rien les uns des autres... Ainsi, bien que travaillant dans le même hôtel, vous ignoriez tout de la vie privée de M. Henry...

— Comment vous expliquer cela?... Nous sommes un très petit nombre dans le monde entier car, quoi qu'on pense, le nombre des grands palaces de luxe est assez restreint... C'est toujours, ou à peu près, le même personnel qui va de l'un à l'autre... Nous nous rencontrons, comme des artistes de music-hall, tantôt à Louxor, tantôt à Bombay ou à Miami... Une saison, on est ensemble... On se perd de vue pendant dix ans et on se retrouve à Cannes ou à San Remo...

— Et vous ne vous posez pas de questions?

— Ce serait assez mal vu... Justement parce que, comme je vous le disais ce matin, il y a parmi nous des gens venant de mondes très différents... A la Légion étrangère, il serait de très mauvais goût de demander son nom de famille à un camarade avec qui on vit depuis des années et avec qui on a fait le coup de feu... Dans cet hôtel même, il y a, parmi le personnel, un grand seigneur russe et un fils de famille suisse qui s'est brouillé avec les siens...

— Vous souvenez-vous des langues que M. Henry parlait couramment?

— Voyons... Le français, évidemment... L'anglais... L'allemand... L'italien... L'espagnol...

— Cela en fait cinq et vous m'aviez dit sept...

— Je cherche... Attendez... Un peu de hollandais, je m'en souviens, car il a travaillé au Carlton d'Amsterdam... Et enfin... Oui, c'est cela... Il a été le seul, voilà quatre ou cinq jours, à comprendre le comte Vatsi... Le comte Vatsi est un Hongrois récemment arrivé... C'est à cette occasion que j'ai constaté que mon prédécesseur, alors mon chef, parlait couramment le hongrois...

— Vous êtes nombreux à parler cette langue?

— Très peu... La plupart des Hongrois qui descendent dans les palaces connaissent l'allemand et le français...

— J'ai toujours entendu dire, murmura Emile, que c'est une langue très difficile et qu'à moins d'avoir vécu fort longtemps dans le pays... Au fait, le comte Vatsi est encore à l'hôtel?

— Vous l'avez vu sortir il y a moins d'une demi-heure... Un grand et bel homme entre deux âges, qui portait un melon gris et un œillet à la boutonnière... Il est allé aux courses, comme chaque après-midi...

— Marié?

— Je l'ignore... En tout cas, il est seul ici... Enfin, seul avec un secrétaire ou un valet de chambre, je ne sais pas au juste, aussi raide que l'ordonnance d'un général et que j'ai vu rôder plusieurs fois dans les escaliers de service...

— Dites-moi encore, monsieur John... Vous ne pouvez savoir à quel point la conversation d'un homme comme vous est passionnante... Si vous vous retrouvez entre vous aux quatre coins du monde, vous devez retrouver aussi, fort souvent, les mêmes clients, car il n'y a qu'un petit nombre de gens à voyager sans cesse... Le comte Vatsi, par exemple?...

— Je l'ai vu, voilà quelques années, à San Remo, et une autre fois je ne sais plus où, mais pas en France... Je me souviens même... C'est assez curieux que vous m'y fassiez penser... A San Remo, il a eu des ennuis... C'est un original et ses colères sont terribles... Dans son pays, c'est un grand propriétaire terrien, et il paraît qu'il mène ses paysans à la cravache... Bref, il avait pris un taxi pour faire la route de la Corniche jusqu'à Monte-Carlo... En pleine Corniche, la voiture fait une embardée et l'accident n'est évité que de justesse... Le comte descend... Le chauffeur cherche ce qui a failli causer l'accident et découvre que les écrous d'une des roues — on avait réparé un pneu le matin — étaient mal resserrés... Il paraît que le comte a sorti son revolver de sa poche et que, si des automobilistes n'étaient arrivés juste à temps, il aurait brûlé la cervelle du chauffeur, pour lui apprendre à faire consciencieusement son métier, comme il l'a déclaré par la suite...

Un quart d'heure plus tard, Emile avait une désillusion. Il savait que le commissaire de la Brigade mobile s'occupait de rechercher les antécédents de chacun des personnages mêlés à cette affaire. Il se présenta à son bureau.

— Etes-vous parvenu à établir l'identité de M. Henry?

— C'est cela! Vous croyez, vous aussi, qu'avec ces cocos-là c'est le travail de quelques minutes... Voilà déjà trois fois qu'on me téléphone de Paris à ce sujet... Sachez donc que ce M. Henry était en dernier lieu citoyen américain, sous le nom de Henry Vernes... Naturalisation qui date d'une dizaine d'années... Auparavant, il était citoyen français sous le nom de Henry Vernet, ce qui est à peu près la même chose... J'attends, du ministère, des renseignements sur cet Henry Vernet, mais je suis persuadé d'ores et déjà qu'il s'agit encore d'une naturalisation...

--- Et la petite marchande de fleurs?

— Loulou?... C'est bien le plus inattendu de l'histoire... Celle-là est Française, puisqu'elle est née sur la Côte d'Azur... Mais elle porte un nom étranger, un nom hongrois, paraît-il... Estarzi... Elle est née à Cagnes-sur-Mer, près de Nice, et j'ai déjà télégraphié là-bas... J'attends la réponse...

— Encore une question, monsieur le commissaire... Vous qui avez eu tous les papiers en main... Mme Davidson?...

— Eh bien! Quoi?... J'ai envoyé quelqu'un à l'aérodrome... J'ai la certitude qu'elle ne s'est pas embarquée dans l'avion de son mari... L'hôtel a été fouillé autant qu'on peut le faire sans ameuter la clientèle... Il semble qu'elle n'y soit plus... Par où est-elle sortie?... Sans doute par une des trois ou quatre portes de service qui n'étaient pas suffisamment surveillées...

— Ce n'est pas ce que je voulais vous demander... Bien entendu, elle est citoyenne américaine par son mari... Mais était-elle déjà Américaine avant son mariage?

Le commissaire fronça les sourcils, fouilla dans ses dossiers.

— Voici... Norma, dite Norma Smith... vingt-deux ans... Née à Miami...

— Autrement dit, puisqu'elle n'a pas de nom de famille, c'est une enfant naturelle... murmura Emile. Je vous remercie, monsieur le commissaire...

— Vous n'allez pas prétendre que vous avez découvert quelque chose?

— Pas encore... Mais, entre nous, j'ai l'impression que je suis bien près de faire une découverte... Vous ne pouvez pas vous figurer combien ces chasseurs de palace sont intéressants à écouter...

Au moment où il sortait du bureau, il se heurta à Torrence, qui s'épongeait et dont le visage cramoisi trahissait une forte émotion.

— Quoi de nouveau, patron?

--- Chut... Pas ici... Suivez-moi...

Torrence entraîna son collaborateur loin du bureau de police et, s'assurant que personne ne les entendait, il souffla:

— Je l'ai retrouvée...

— Qui?

— Norma Davidson... Vous saviez quelque chose que vous me cachiez, hein?... Je me demandais pourquoi vous m'envoyiez rôder autour de la maison de ces braves gens... Car les Liberge sont de braves gens... Le père Liberge est patron à la pêche... Ils ont fait construire une gentille maison près du port et, comme elle est un peu grande pour eux, ils louent chaque été le premier étage... C'était Loulou qui...

— Je sais tout ça, patron... Abrégez...

— Le bateau s'appelle Les Deux-Frères parce que le père Liberge, pour l'acheter, s'est associé avec son frère... -- Je m'en f..., patron!

— C'est pourtant grâce à ça... Enfin!... J'étais en plein soleil, à faire le poireau, avec des gosses qui jouaient à la marelle entre mes jambes... Je ne sais pas pourquoi je me suis mis à suivre la mère Liberge quand elle est sortie... Figurez-vous qu'elle a acheté un poulet rôti, un foie gras, un pain de fantaisie et une bouteille de vieux bordeaux...

» Au lieu de rentrer chez elle avec ces comestibles, inattendus dans la maison d'un modeste pêcheur, elle s'est rendue au port et elle a passé le paquet à son mari...

— Vous êtes monté à bord?

___ Non... Je voulais vous voir avant... Ce dont je suis sûr, c'est d'avoir aperçu, au moment où le père Liberge ouvrait l'écoutille, la tache blanche d'une robe de femme...

— Et s'ils allaient prendre la mer?

— Impossible!... C'est la marée basse... Le bateau est à sec sur une bonne couche de vase... Qu'est-ce que vous pensez de cette histoire de bijoux, vous?... Le mari qui file en avion vers le sud-est... La femme qui s'échappe comme une anguille et qui, cette nuit sans doute, va se faire débarquer en Angleterre ou en Belgique... N'empêche que les bijoux...

— ... n'ont aucune importance! Laissa tomber Emile.

— Hein?

— Quelle heure est-il, patron?

— Cinq heures moins dix...

— Les courses ne sont pas finies... Venez, patron, nous arriverons à temps pour la dernière...







V

Où Emile tend à certain personnage peu patient

un piège innocent et où les résultats en sont inespérés


— A qui avez-vous téléphoné?

— A notre ami le commissaire... Je lui ai demandé, en votre nom, bien entendu, car je suis un trop modeste employé de l'Agence O pour m'adresser de mon chef aux autorités, je lui ai demandé, dis-je, de bien vouloir faire fouiller aussi maladroitement que possible l'appartement d'un certain comte Vatsi...

— Pourquoi aussi maladroitement que possible?

— Une idée à moi... Il n'est pas sûr qu'elle donne un résultat, mais si les choses se sont passées comme je le pense...

— Vous prétendez que vous savez comment les choses se sont passées?

— A peu près... Nous voici arrivés... Prenez deux places de pesage, patron... Mon Dieu! Dire qu'il y a plus de cinquante melons gris... Je n'imaginais pas que ces chapeaux étaient encore à la mode...

Il s'approcha d'un marchand de tuyaux et celui-ci lui désigna du menton un personnage fort imposant, un homme d'un mètre quatre-vingts, portant beau malgré son âge, la boutonnière fleurie, les moustaches en bataille.

— Ou cela m'étonnerait fort, souffla Emile à son patron, ou on ne va pas tarder à l'appeler au téléphone... Si vous le voyez se diriger vers la cabine, vous me ferez le plaisir de bondir vers le commissaire de police que j'aperçois là-bas dirigeant le service d'ordre... Je viens de me renseigner... La voiture du comte est une grosse Mercédès verte...

— Que faut-il demander au commissaire de police?

— De se tenir près de la voiture, de façon à entendre l'ordre que le comte donnera à son chauffeur... Si cet ordre est de le conduire au Royal, rien à faire... Si, au contraire, la destination est un peu lointaine, je pense qu'il serait prudent, malgré le caractère peu patient du personnage... Vite! Tenez!... On vient le prévenir qu'on le demande au téléphone...

L'instant d'après, en effet, le Hongrois, manifestement inquiet, pénétrait dans une des cabines réservées aux turfistes... Il n'y resta pas longtemps et, quand il en sortit, il émiettait entre ses doigts le cigare qu'il fumait auparavant. Il regarda autour de lui comme s'il craignait d'être épié et il franchit à grandes enjambées l'espace qui le séparait du garage des voitures.

Deux hommes, près de la Mercédès, bavardaient calmement et l'un d'eux n'était autre que le commissaire de police de Deauville, qui n'était pas trop rassuré par la mission dont Torrence le chargeait.

— Combien d'essence? Questionnait cependant le comte en se penchant vers son chauffeur.

— Soixante litres...

— Prenez tout de suite la route de Rouen et de là...

— Pardon, monsieur...

C'était le commissaire.

— Je suis désolé de vous interrompre, mais votre voiture n'est pas en règle...

— Qu'est-ce que vous dites? Je suis le comte Vatsi et...

— Je suis le commissaire de police et je vous demande de me suivre à mon bureau pour vérification de...

Quant à Torrence, comme pour appuyer cette déclaration, il jouait négligemment avec une paire de menottes qu'il avait toujours en poche.

— Je vous suis, messieurs, mais je vous préviens que vous paierez cher ce... cette...


— Pourquoi n'avez-vous pas avoué à l'enquête que M. Henry était votre père?

La jeune Norma Davidson, qu'on était allé cueillir à bord des Deux-Frères et qui était maintenant assise dans le bureau du commissaire, répliqua:

— Parce que Davidson ne l'aurait pas permis... Un Davidson peut épouser une girl si bon lui semble, mais pas la fille d'un chasseur d'hôtel... Il me l'a déclaré en m'annonçant qu'il allait demander le divorce...

— II vous a parlé longtemps, dit doucement Emile, et même avec une certaine violence...

— Il me reprochait d'avoir déclenché un scandale... C'est vrai que je ne lui ai jamais dit qui était mon père... Il est parti en emportant les bijoux et en m'annonçant que, si j'étais arrêtée et si son nom continuait à être mêlé à cette affaire, non seulement il réclamerait le divorce, mais encore il ne m'allouerait aucune pension... C'est alors que j'ai décidé d'aller me cacher en attendant de pouvoir quitter la France... Cette nuit, si vous n'étiez pas intervenus...

— Et votre sœur? Questionna Emile, avec toujours sa douceur angélique.

— Vous savez aussi?... C'est vrai, Loulou était ma sœur...

— Pardon, messieurs, intervint le commissaire de la Brigade mobile. Cela ne vous ferait rien de nous donner quelques explications? Cette famille qui...

Pendant ce temps, un inspecteur, dans un bureau voisin, essayait de cuisiner le comte Vatsi. Celui-ci le prenait de très haut et l'inspecteur ne paraissait pas devoir obtenir le plus petit résultat.

Heureusement que, dans un troisième bureau, un autre personnage ne manifestait pas autant de désinvolture vis-à-vis de la police française. C'était Yarko, le secrétaire-valet de chambre du noble Hongrois, qui, en parlant de son maître, employait une curieuse formule: « Nous... disait-il toujours, comme s'il était la moitié du comte. Nous avons fait ceci... Nous avons décidé cela... Nous étions sur le point de... »

Il n'y a que pour l'écharpe et le revolver à crosse de nacre qu'il se permit d'employer le singulier.

— J'ai pénétré dans l'appartement 27 et j'ai...

Emile et Torrence avaient dédaigné les fastes culinaires du Royal et, dans un petit bistrot de Trouville, Emile pouvait enfin se donner une indigestion de crevettes, qu'il accompagnait de grandes bolées de cidre bouché. Le soir tombait. La marée montait et le Deux-Frères était sur le point d'appareiller, non plus pour conduire Norma Davidson en Angleterre ou en Belgique, mais pour traîner le chalut au large.

— Voyez-vous, patron, sans vouloir vous critiquer, je me permets de vous faire remarquer que vous vous êtes laissé hypnotiser par cette histoire de bijoux... Je connais un peu mieux que vous la mentalité américaine et j'ai trouvé tout naturel qu'un riche Yankee, s'il pare sa femme comme une vierge de procession, ne tienne pas à se laisser voler une seule pierre... En réalité, M. Davidson n'avait rien à voir dans ce drame et il nous l'a bien montré... Cyniquement, il est venu s'assurer de la petite fortune qu'il possédait ici et, après avoir menacé sa femme, il est reparti vers l'endroit d'où il était venu... Pourquoi tuer un chasseur de palace?... Pourquoi tuer une fleuriste de casino?... Toute la question était là et nulle part ailleurs...

— Je ne suis qu'une vieille bête, soupira Torrence avec un excès de modestie.

___ Non, mais vous n'avez pas bavardé comme je l'ai fait avec M. John et vous n'avez par conséquent pas appris que son prédécesseur, M. Henry, parlait le hongrois comme sa langue maternelle... Or, il y avait, depuis peu, un Hongrois dans l'hôtel... La marchande de fleurs assassinée portait comme par hasard, bien que née en France, un nom hongrois... Et le valet de chambre du comte se promenait volontiers dans les escaliers de service.

— N'empêche que, si votre expérience du champ de courses n'avait pas réussi...

— J'aurais cherché ailleurs... Si le comte Vatsi avait quelque chose à se reprocher, si on fouillait son appartement, si son fidèle valet de chambre le lui téléphonait soudain, il était à peu près fatal que, affolé...

— Vous n'allez pas prétendre que vous aviez deviné cette ahurissante histoire d'amour?

— Non... Je me doutais seulement qu'il s'agissait d'une très vieille histoire... Les chasseurs de palace, comme me disait mon vieil ami John, viennent des milieux les plus différents... M. Henry était un Hongrois de bonne famille, mais sans fortune, et le comte Vatsi, lui, était un des plus gros propriétaires terriens de son pays, quelque chose dans le genre des anciens boyards russes... Vous avez vu sur quel ton il a répondu aux questions posées... S'il avait eu une cravache ou même un pistolet à la main...

» Imaginez la tête de ce grand seigneur à qui rien ne résistait quand, la veille de son mariage, sa fiancée est enlevée par un de ses amis pauvres qu'elle aime depuis longtemps...

» Je crois que les Hongrois, sur ce point, valent les Corses, et qu'une haine de cette sorte aboutit fatalement, un jour ou l'autre, à un drame sanglant...

» Le comte Vatsi est puissant... M. Henry, que nous continuerons à appeler ainsi, parcourt le monde, sachant que son ennemi n'hésitera pas à le tuer et à tuer sa compagne...

» Il a choisi un métier qui lui permet de changer sans cesse de climat... A Cagnes-sur-Mer, alors qu'il travaille au Ruhl de Nice, une fille lui naît, Loulou... Elle est inscrite, par prudence, à l'état civil, sous le nom de sa mère...

» Plus tard, en Amérique, une seconde fille, Norma, mais sa mère meurt en la mettant au monde...

» Le père continue sa vie vagabonde... Norma devient Mme Davidson, par le plus grand des hasards... Loulou, plus indépendante, est la petite fleuriste porte-bonheur du Casino de Deauville...

» Le hasard les réunit tous les trois sur le même point du globe, ce qui est, pour ces errants, une sorte de miracle... Ils se voient en cachette... Mme Davidson n'a pas le droit d'avoir pour père un chasseur d'hôtel et pour sœur une fleuriste des rues...

» Le comte Vatsi est descendu au Royal... Il a reconnu son ennemi... Yarko, son inséparable, découvre bientôt l'existence de Norma et de Loulou...

» Le père sera tué... Loulou sera tuée... Un scandale ne les atteindrait pas... Mais, pour Norma Davidson, n'est-il pas plus raffiné de la faire mettre en prison?

» Il suffit de pénétrer dans son appartement, de lui voler son revolver et son écharpe...

» Si elle connaît vaguement l'histoire de ses parents, Norma ne sait pas le nom de l'homme qui leur a voué une haine mortelle...

» Que peut-elle dire?... Que peut-elle faire?... Quelle preuve fournir, alors que toutes les preuves sont contre elle?...

» Si je n'avais pas bavardé avec mon ami John, s'il ne s'était souvenu que M. Henry parlait le hongrois, si...

— Avec des si... grommela Torrence. Dites donc! J'espère que nous allons quand même manger autre chose que des crevettes?


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