L’arrestation du musicien
L’ARRESTATION DU MUSICIEN
I
Où le détective Torrence, jouant sa partie contre
Le commissaire Lucas, se lance en pleine illégalité
— Comment est-il? avait demandé Torrence au téléphone avant de se décider.
— Un petit, l'air grognon, avec une moustache à la Charlot...
— Bon! C'est le commissaire Lucas...
Un vieux collègue de Torrence à la Police judiciaire. Cela devenait plus drôle. Lucas, en effet, était un perpétuel inquiet. Le spectre de la gaffe possible le poursuivait littéralement. Honnête homme jusqu'à en être poire. Sensible comme on n'a pas le droit de l'être quand on dirige la lutte contre les criminels. Or, chose curieuse, tout le monde avait peur de Lucas, à cause de son air éternellement grognon.
L'arrivée de Torrence et de son photographe Banne dans le petit bar de la rue Fromentin fut d'autant plus sensationnelle que cette rue de Montmartre, encore qu'elle donne place Pigalle, est une des plus calmes du quartier. A plus forte raison un matin à six heures!
On était en mai. Lucas portait encore son pardessus, qui le faisait paraître plus petit car, comme la plupart des petits hommes, il aimait les pardessus amples et longs.
— Tu ressembles à un éteignoir, lui avait dit une fois Torrence.
Lucas buvait un café arrosé, à une table de marbre, près de la fenêtre. Le patron du bar nettoyait son zinc au blanc d'Espagne. Un inspecteur, assis en face du commissaire, écoutait les dernières instructions.
— Tout nous fait supposer qu'il est armé et que c'est un homme à vendre chèrement sa peau... Je passerai le premier et...
Juste à cet instant, la porte s'ouvre et Torrence entre, comme chez lui, comme s'il était tout naturel que le directeur de l'Agence O vînt boire son café, en compagnie de son photographe, dans un bar de la rue Fromentin.
Du coup, voilà l'inquiétude qui s'empare de Lucas.
— Qu'est-ce que tu fais ici, toi?
— Et toi?
— Heu!... Comme tu vois... Je passais dans le quartier...
— Exactement comme nous... N'est-ce pas, Emile?
— Oui, patron...
— Curieux que nous nous retrouvions en face de l'Hôtel du Dauphiné... Dis donc, Lucas... Tu te fais protéger, maintenant?... J'ai vu un inspecteur place Pigalle, un autre au bas de la rue, sans compter la voiture de la Maison qui attend en face du...
— Sérieusement, qu'est-ce que tu viens faire?... Il n'est pas possible que tu aies été averti de...
Pauvre Lucas! C'est pourtant facile à comprendre. Trois quarts d'heure plus tôt, Torrence, qui ronflait comme une toupie hollandaise, a été appelé au téléphone.
— C'est vous, monsieur Torrence? Excusez-moi de vous déranger à cette heure, mais l'affaire est grave et urgente... Ici, José...
Que peut-il être arrivé à José? Torrence le connaît depuis longtemps. Tous les noctambules de Paris le connaissent. José est, en effet, le chef d'un des meilleurs jazz de Montmartre, celui qui attire la foule au Cabaret du Pingouin, rue Fontaine.
— Ecoutez... Il faudrait que vous veniez tout de suite... Dans quelques minutes, je suis sûr qu'ils vont m'arrêter...
— Qui, « ils »?
— Les policiers...
Torrence, mal éveillé, ne voit pas le rapport qu'il peut y avoir entre José et la police. En effet, ce n'est pas parce qu'on travaille chaque nuit dans une boîte de Montmartre qu'on est un mauvais garçon, et José, pour sa part, est un véritable gentleman, dont la vie est la plus régulière qui soit.
— Expliquez-vous, mon vieux... Je vous avoue...
Torrence entend la voix du musicien, mais ce n'est plus a lui qu'elle s'adresse, c'est à quelqu'un qui doit être près de lui. Et José questionne:
— Qu'est-ce qu'il fait?
— II s'est assis sur une marche de l'escalier, juste en face de la porte, répond une voix de femme.
— Allô !... Monsieur Torrence... Excusez-moi... Je demandais à Julie... Vous la connaissez, n'est-ce pas?... Mais si!... Elle était avec le Banquier... Oui, nous sommes ensemble depuis quelques semaines... Ecoutez, il faut que je vous mette au courant en quelques mots... J'ai peur qu'ils se décident et qu'après il soit trop tard...
Sans lâcher l'écouteur, Torrence s'est gargarisé d'un verre d'eau. Il est même parvenu à attirer à lui sa pipe, dans laquelle il reste un fond de tabac de la veille.
— Allez-y... Julie, c'est la grande blonde?... Celle qui faisait le numéro de danse acrobatique?...
— Elle le fait encore... Elle en a eu assez du Banquier... Je vous raconterai cela... Nous nous aimons... Nous sommes ensemble, en ce moment, à l'Hôtel du Dauphiné, rue Fromentin, où j'habite d'ordinaire... Allô!... Attendez... J'en vois un nouveau sur le trottoir d'en face... Attention, Julie!... Ne fais pas bouger le rideau... Il vaut mieux qu'ils ne sachent pas que...
— Je ne comprends toujours pas...
— Le Banquier est venu plusieurs fois me réclamer Julie... Vous savez quel type c'est...
Pourquoi appelle-t-on ce personnage le Banquier? Peut-être à cause de son goût très prononcé pour les vêtements fastueux, les pelisses fourrées, les brillants gros comme des noisettes. De quoi il vit exactement, mystère. Toujours est-il qu'on a plutôt peur de lui et que son regard n'a rien d'engageant.
— Je continue... J'ai refusé, naturellement, de la lui rendre Elle ne voudrait pour rien au monde retourner avec lui... Elle ne restait que parce qu'elle était terrorisée... Il m'a menacé de se venger... J'avoue que, depuis, je n'étais pas tout à fait tranquille, surtout quand je rentrais chez moi au milieu de la nuit, car c'est l'homme à vous tirer une balle de revolver dans le ventre et à continuer tranquillement son chemin...
Ouf!... Torrence est arrivé, sans lâcher le téléphone, à frotter une allumette et à allumer sa pipe.
— J'écoute...
— Presque toutes les nuits, il est au Pingouin. Il y était cette nuit. Mais, ce qui m'a paru le plus étrange, c'est qu'il y avait d'autres têtes que je croyais reconnaître... Des policiers!... Au début, je me suis demandé pour qui ils étaient là... Vous savez comment ça va... De notre place, on voit tout... J'ai fini par m'apercevoir que c'était moi qu'ils observaient... C'est sur mon compte qu'ils posaient des questions aux garçons et aux entraîneuses...
» Quand je suis rentré rue Fromentin, avec Julie, ils étaient trois sur mes talons...
" J'ai regardé par la fenêtre et j'ai bien vu que deux d'entre eux restaient en faction dans la rue...
» Nous avons réfléchi à la question, Julie et moi... Inutile de vous jurer que je n'ai rien fait de répréhensible... Jamais de coco, ni d'histoires de ce genre... C'est Julie qui m'a dit:
»
—Je parie que c'est un coup du Banquier... Il est comme ça...
Tout en écoutant, Torrence est arrivé à mettre une chaussure, puis une autre.
— Nous n'avons pas dormi... Nous avons entendu un policier qui venait prendre sa faction sur le palier même... Il est encore là, juste devant notre chambre... Et, au petit jour, un type, qui doit être un commissaire, est arrivé en voiture... Les autres sont allés lui rendre compte... Le commissaire en question est à cet instant dans le petit bar d'en face... Je suis sûr qu'il va venir m'arrêter...
— Où laissez-vous d'habitude la clé de votre chambre?
— Au tableau, dans le bureau de l'hôtel...
— Dans ce cas, fouillez la pièce au plus vite, décousez le matelas, cherchez partout... Si le Banquier tente de vous faire arrêter, c'est qu'il y a quelque chose qui pourra servir de preuve contre vous, et ce quelque chose...
— Allô!... Ne quittez pas... Je croyais qu'on nous avait coupés... Dites, monsieur Torrence... Nous avons fouillé partout... Julie a déjà eu cette idée...
— Vos poches?... Vos vêtements?... Les siens?... S'il y a des tableaux aux murs, désencadrez-les... J'arrive...
Torrence, non rasé, a sauté dans un taxi. Il est passé boulevard Raspail prendre Emile, son inséparable Emile qui passe pour le photographe ou pour l'employé de l'Agence O, mais qui en est en réalité le cerveau.
— En route, Emile... Drôle de boulot... On va arrêter un musicien qui n'a rien fait de mal...
— Vous en êtes sûr?
— J'en mettrais ma main au feu, s'écrie le bon Torrence. Je connais José depuis des années. C'est un charmant garçon et...
Emile sait tout, lit tout, voit tout, à croire que les journées, pour lui, n'ont pas vingt-quatre heures, mais cent.
— Il ne dirige pas le jazz du Pingouin?... Dites donc, patron, c'est en sortant du Pingouin que l'oncle John l'avant-dernière nuit, a été tué...
— Je m'occupais d'une autre affaire... grogne Torrence, vexé de ne même pas connaître par les journaux cette histoire de l'oncle John.
Un vieil Américain, immensément riche. Un original passant toutes ses nuits dans les boites de Montmartre et connu partout sous le nom affectueux d'oncle John. Dans chacune des boites, il a son whisky personnel, qu'il fait venir du Canada. Il a son verre marqué à son chiffre.
On prétend qu'il dépense quinze à vingt mille francs par nuit, des billets qu'il tire à poignées, pêle-mêle, de ses poches.
Or, on a tué l'oncle John. Il a été retrouvé, un coup de couteau dans le dos, non loin du Pingouin, qu'il venait de quitter. Ses bijoux ont disparu, ainsi que l'argent qu'il avait sur lui.
— Ainsi, dit rêveusement Torrence, vous croyez qu'on soupçonne José d'avoir commis ce crime crapuleux?
— C'est probable...
— Nous arrivons... Tenez!... Voici déjà deux inspecteurs en faction... Lucas fait les choses grandement... Il faut croire qu'il n'est pas tranquille...
Torrence est à peine installé à la table de son ancien collègue et la conversation vient seulement de commencer entre les deux hommes, qu'on entend une sonnerie. Le patron disparaît dans une seconde pièce, revient bientôt.
— Y a-t-il parmi vous un certain M. Torrence?
— C'est moi... Je...
Lucas fronce les sourcils. Déjà l'arrivée du directeur de l'Agence O et de son inséparable Emile était inattendue. Mais, à peine là, qu'ils reçoivent un coup de téléphone...
— Allô!... Oui... C'est moi...
— Je vous ai vu arriver... J'étais derrière le rideau... La seconde fenêtre à gauche, au quatrième étage... Vous savez que c'est extrêmement grave... Je suis fichu...
— Mais...
— J'ai fait ce que vous m'avez dit... Nous avons, Julie et moi, retourné à nouveau la pièce de fond en comble... Il n'y a qu'une chose à laquelle nous n'avions pas pensé...
Heureusement que je vous ai téléphoné... Vous savez que je suis saxophoniste... J'ai deux instruments qui entrent dans un même étui... D'abord, je n'ai rien vu... Comment ai-je eu l'idée d'enfoncer la main dans un des saxophones? Toujours est-il qu'il y avait un poignard encore taché de sang...
— Criez pas si fort... Le type qui est sur le palier pourrait vous entendre... C'est ennuyeux, évidemment... Comme je connais Lucas...
— J'ai bien pensé jeter l'objet dans les cabinets, mais il ne passerait pas... Si on découvre ce poignard, je me demande...
— Ecoutez, mon petit...
Torrence, comme son ancien patron Maigret, appelle volontiers les gens « mon petit », surtout dans les moments difficiles.
— Ecoutez... Si, dans quelques minutes, vous voyez une fenêtre ouverte en face de La vôtre... C'est bien au quatrième étage, n'est-ce pas?... Une fois dans l'hôtel, ils ne penseront plus à surveiller la rue... En tout cas, ils ne regarderont pas en l'air... Vous lancerez le poignard et vous essaierez d'être adroit... Pour le reste, nous aviserons ensuite...
Il retrouve Lucas, sa montre à la main.
— 6 h. 07... L'heure légale du lever du soleil... Nous allons donc pouvoir procéder à cette arrestation... Tu vois, Torrence, que je suis toujours aussi scrupuleux en matière de légalité... Les avocats sont si retors!... Et c'est toujours sur nous que ça retombe...
Il se lève.
— Tu viens?
— Où?... Mais non, mon vieux... Je ne crois pas que nous soyons ici poux la même chose...
Lucas traverse la rue et rassemble ses hommes.
— Dites-moi vite, patron... Qui est-ce qui habite le quatrième étage à gauche?...
— Une vieille femme sourde et muette qui...
— Emile... Vite...
Torrence dit rapidement quelques mots à Emile, qui s'élance dans l'escalier de l'immeuble. A-t-il eu tort? A-t-il eu raison? Son rôle, en tout cas, est d'essayer par tous les moyens d'éviter qu'une grave accusation pèse sur son client.
— Vous me remettrez un calvados...
Pendant qu'on le sert, il va sur le seuil, comme pour prendre l'air. Le ciel est clair. La voiture de la Police judiciaire est venue se ranger au bord du trottoir juste en face de l'Hôtel du Dauphiné. Lucas a bien fait les choses. Le grand jeu qu'on réserve aux malfaiteurs les plus dangereux.
— Il ne manque que les gaz... grogne Torrence, qui pense à l'inoffensif José.
Et il regarde en l'air. II voit s'ouvrir la fenêtre de José. C'est donc qu'Emile a réussi, sous Dieu sait quel prétexte, à pénétrer chez la vieille et à ouvrir sa fenêtre.
Pourvu que le musicien vise bien, que...
— Bonjour, monsieur Torrence...
Celui-ci sursaute. Un homme est tout près de lui, qu'il est quelques instants à reconnaître.
— Je ne m'attendais pas à vous rencontrer dans notre quartier de si bonne heure. Je croyais que l'Agence O vous donnait tant de travail que...
C'est le Banquier, enveloppé d'un gros pardessus gris à martingale, la cigarette au bec.
— Vous aimez les oiseaux?
Il regarde en l'air, lui aussi. Comment l'empêcher de voir?... Surtout que c'est le moment... José s'est penché un instant... Il prend son élan... Les policiers doivent être dans l'escalier...
Allons! Tant pis! Les grands moyens! Torrence hurle:
— Monsieur, je vous défends de m'insulter...
Et, au même moment, il envoie son poing en plein visage de son interlocuteur. Celui-ci, surpris, porte la main à son nez, à ses yeux, vacille, tente de se raccrocher, tandis que Torrence lui assène un autre direct en poursuivant, pour le patron du bar qui est accouru et qui contemple la scène de son seuil:
— Qu'est-ce que c'est ces manières?... Insulter les honnêtes gens qui ne vous ont même pas adressé la parole...
L'autre est assis sur le trottoir. Inutile, maintenant, qu'il lève la tête. C'est fait! C'est fini! Le poignard accusateur est passé comme un éclair au-dessus de la rue.
— Mon cher monsieur Torrence... fait tranquillement le Banquier en se relevant, je n'ai pas l'habitude de ne pas rendre ce qu'on me donne... Seulement, moi, je prends mon temps... J'ajoute les intérêts... Vous comprenez?
Quelqu'un qui n'y comprend rien, c'est le bistrot, sidéré de voir un homme qu'on vient d'étendre par terre à coups de poing se relever en souriant presque, éponger son nez saignant et rester là, comme s'il attendait son reste.
— Vous avez eu tort, monsieur Torrence... Les intérêts, n'oubliez pas!... Je me demande même si ce n'est pas parce que je paie toujours les intérêts avec usure qu'on m'appelle le Banquier!
La fenêtre, là-haut, s'est refermée. Bientôt Lucas reparaît sur le seuil de l'hôtel. Il tient le bras de la jeune femme, la blonde Julie, qui a passé un manteau de fourrure. José suit, entre deux inspecteurs, menottes aux poings.
Les autres policiers sont restés là-haut, à fouiller minutieusement la Chambre et la salle de bains.
Si la ville a commencé paresseusement à vivre, la rue est encore déserte. Ce qui inquiète Torrence, c'est de ne pas voir revenir Emile...
— Votre calvados est servi... annonce le patron.
— Je viens... Merci...
Est-ce que par hasard la vieille sourde-muette?... Torrence n'est pas tranquille... N'a-t-il pas été un peu trop audacieux et ne s'est-il pas écarté dangereusement du chemin de la légalité? Lucas le salue. Il lui rend son salut. Le regard de José, qui s'est installé dans l'auto, est plus serein qu'on ne pourrait s'y attendre...
— L'immeuble n'a pas d'autre issue, patron?
— Non, monsieur... Pourquoi me demandez-vous ça?... L'auto est partie. Le Banquier s'éloigne en épongeant toujours son nez.
Un quart d'heure passe, une demi-heure, et Torrence est toujours là à attendre, de plus en plus inquiet.
Il n'imagine pas, en entendant une sonnerie dans l'arrière-salle, que c'est pour lui.
— Monsieur Torrence!... appelle cependant le patron. Il ne comprend plus. Qui peut savoir que...
— Allô! crie-t-il avec impatience.
— Attention, patron, vous allez m'assourdir...
— Emile?
— Mais oui... J'ai pensé qu'avec l'objet que j'avais glissé dans mon appareil photographique, il était peut-être préférable de ne pas me montrer... Je suis passé par la cour... Il y a un mur... Ce mur n'est pas haut et je n'ai pas tardé à me trouver dans une maison dont l'entrée principale donne sur le boulevard...
— Où êtes-vous en ce moment?
— Au bureau, patron... Je vous attends... Quant à la vieille... Hum!...
— Quoi?.... Qu'est-il arrivé?
— Rien de grave, patron... J'avais mon drap noir de photographe sur le visage et, quand elle m'a ouvert la porte, elle s'est tout bonnement évanouie... Elle va passer sa journée à chercher ce qui peut bien manquer dans son logement...
II
Où Torrence se croit revenu au temps où le maître d'école
lui tirait les oreilles et où il fait quand même bonne
contenance
Il est près de quatre heures de l'après-midi quand Torrence franchit le porche du Quai des Orfèvres et s'engage dans l'escalier de la PJ. Il vient de recevoir à l'Agence O un coup de téléphone du chef.
— Cela ne vous ferait rien de venir bavarder un moment dans mon bureau?
Dès son arrivée au-dessus de l'escalier, Torrence fronce les sourcils. Il y a là, à gauche, une pièce aux cloisons vitrées qui sert de salle d'attente. Sur des chaises, cet après-midi-là, on peut voir deux femmes, qui sont certainement des entraîneuses, ainsi que des messieurs qui gardaient dans la vie privée leurs allures de maître d'hôtel.
— Le grand jeu... grommelle Torrence.
Cela se sent aussi dans l'atmosphère de la maison. Allées et venues d'inspecteurs, portes qui claquent, coups de téléphone. Torrence est sûr, derrière cette porte, de trouver Lucas en face de José, des verres de bière et des sandwiches sur le bureau, ainsi qu'une épaisse fumée de pipes. L'interrogatoire doit avoir commencé vers neuf heures du matin. De temps en temps, Lucas se fait remplacer par un inspecteur, ou bien on appelle un témoin et on essaie de mettre José en contradiction avec lui.
— Tiens! M. Torrence... fait le garçon de bureau. Le chef vous attend...
— Bonjour, Torrence... Asseyez-vous, je vous prie... Etant donné la carrière que vous avez faite dans la maison, j'ai préféré vous faire venir à titre tout à fait privé...
Bigre! Que signifie ce titre tout à fait privé? Faut-il comprendre qu'on a hésité à faire venir Torrence entre deux inspecteurs?
Le directeur a pris la mine sévère qui lui va si mal mais qui prouve que l'affaire est mauvaise. Il oublie même de dire, selon son habitude: « Vous pouvez fumer... »
— Vous avez beaucoup d'affaires en train pour le moment, à l'Agence O?
Il a prononcé « Agence O » avec la pointe de mépris que tout policier officiel voue à la police privée.
— Assez, oui...
— Je le regrette, Torrence... Vraiment, je le regrette... Parce que si vous aviez été pour ainsi dire en chômage, vous auriez eu au moins une excuse pour accepter le métier que vous faites depuis ce matin...
Que sait-il au juste? Voilà ce que Torrence se demande tout en baissant la tête comme un écolier pris en faute.
— Je vous sais assez intelligent, continue l'autre, pour être certain que vous n'avez aucun doute sur la culpabilité de votre nouveau client...
— Pardon, chef... Je ne suis peut-être pas intelligent, mais je suis persuadé, au contraire, que José n'a pas tué l'oncle John...
Le directeur a pressé un timbre.
— Demandez à Lucas de vous passer un moment le dossier, voulez-vous?...
On apporte le dossier. Le chef prend son temps, brandit tout d'abord une formule de mandat-carte.
— Vous connaissez l'écriture de notre oiseau? Certes, les experts n'ont pas encore authentifié ce document, mais, à première vue, aucun doute ne paraît possible... Lisez...
Deux mille francs, oui... La date... Celle d'hier... Ce mandat a été rédigé au bureau de poste de la place Blanche et les deux mille francs adressés à qui?... A Mme Vve Leborgne, rue de la République, à Bourges... C'est-à-dire à la mère de José, lequel José s'appelle en réalité Joseph Leborgne...
» Or, le patron du Pingouin vous répétera, si vous y tenez, qu'il n'a fait aucun versement hier ou avant-hier à son chef de jazz... Celui-ci, au contraire, a réclamé plusieurs avances... Enfin, nous avons téléphoné au poste de radio où José donne des auditions assez fréquentes et où on ne lui a pas davantage versé d'argent ces derniers temps...
Torrence n'est pas fier, évidemment. Il regarde le mandat avec de gros yeux glauques.
— Ce n'est pas tout... En voici un autre... Un mandat, de trois mille francs cette fois, de la même écriture, signé Joseph Leborgne et adressé à une banque de la rue Tronchet. Lisez à la partie réservée à la correspondance.
Prière verser ces trois mille francs à mon compte.
Joseph Leborgne.
— Vous commencez à vous rendre compte, Torrence?... Bien entendu, nous nous sommes adressés à la banque en question, où on nous a affirmé que le compte de Leborgne était presque toujours débiteur. Ce compte ne lui servait, en somme, qu'à encaisser les chèques barrés qu'il reçoit en paiement... Faut-il vous lire la déposition du portier du Pingouin avec qui votre musicien a été confronté dès ce matin?
L'oncle John, qui était gris, comme toujours à cette heure-là, est sorti vers trois heures du matin, alors que nous allions fermer. Je n'ai pas appelé de taxi, car je savais qu'il rentrait toujours chez lui à pied...
Presque au même instant, M. José est arrivé, sa boîte à saxos à la main... Il a eu l'air de chercher quelqu'un des yeux et il s'est élancé dans l'obscurité... Il paraissait très pressé... Cela m'a étonné, car d'habitude il partait toujours avec Mlle Julie... Je veux dire depuis ces derniers temps...
— Qu'est-ce que José répond? Questionne Torrence.
— Que, s'il a quitté, en effet, le Pingouin assez précipitamment, c'est qu'il voulait rejoindre dans la rue un camarade qu'il avait aperçu dans la salle...
— Par conséquent, c'est facile à contrôler, triomphe Torrence. Ce camarade pourra certifier que...
— A condition qu'il existe! Or, comme par hasard, votre ami José refuse de révéler son nom... Il paraît que ce monsieur est un homme marié, qui était cette nuit-là en compagnie d'une étrangère, et José prétend qu'il n'a pas le droit de briser un ménage...
— Pour quelle raison dit-il qu'il a couru après lui?
— Comme par hasard, toujours pour lui emprunter mille francs...
— Et le camarade les lui a donnés?
— Il n'a pas pu, pour l'excellente raison qu'une fois dans la rue le musicien ne l'a pas retrouvé... Beaucoup de hasards en peu de temps, pas vrai?...
— C'est ennuyeux, évidemment, soupire Torrence. Et le chef, devenant soudain plus sévère:
— Ce qui est plus ennuyeux encore, Torrence, pour ne pas employer un autre mot, c'est de voir un homme qui a passé des années ici, qui connaît notre métier, qui l'a pratiqué jusqu'à présent dans l'honneur, c'est de voir, dis-je, cet homme profiter de ce qu'il a appris chez nous pour essayer de contrecarrer l'action de la Justice... Voilà pourquoi je vous ai demandé, à titre officieux, de passer par mon bureau... Vous avez été alerté ce matin par ce José... Nous le savons, car on a retrouvé la trace de la communication téléphonique... Vous êtes accouru à son appel en compagnie de cet Emile, à qui il faudra que je dise deux mots aussi... José vous a téléphoné à nouveau... Or, nous savons qu'à ce moment il y avait, dans sa chambre d'hôtel, la preuve formelle de son crime...
Il tend à Torrence une lettre anonyme où la culpabilité du musicien est dénoncée et où il est dit notamment:
... Si vous voulez la preuve de ce que j'avance, vous n'avez qu'à ouvrir sa boîte à saxos. Vous y trouverez le couteau avec lequel il a tué l'oncle John. Je l'ai vu, de mes yeux vu. Je ne tiens pas à me faire connaître, mais je puis préciser que je suis employé au Pingouin et que rien de ce qui s'y passe ne m'échappe.
Quant à la bague avec le diamant noir...
— Je n'ai pas encore entendu parler de ça, interrompt Torrence.
— Le vieil Américain portait toujours à l'annulaire gauche une bague en platine ornée d'un énorme diamant noir. Cette bague lui a été arrachée par son assassin. Vous permettez que je continue?
» ...Quant à la bague avec le diamant noir, la pierre en a été dessertie et j'ignore où il l'a cachée. Mais vous trouverez l'anneau dans le vestiaire des musiciens. Il se trouve, pour préciser, au fond de la boîte à poudre personnelle de José...
Le chef tire l'anneau de platine de son tiroir et le pose triomphalement sur le bureau.
— Qu'est-ce que vous en dites?
— Ne trouvez-vous pas, patron, que c'est beaucoup?
— Beaucoup de quoi?
— Beaucoup de preuves... Nous avons vu défiler dans cette maison de nombreux criminels, n'est-ce pas?... Or, je ne me souviens pas d'un seul cas où tant d'éléments...
— Pardon!... José est un débutant... Un amateur... Poussé par le besoin d'argent, il n'a pas hésité...
— Ce que je me demande, c'est pourquoi il a attendu si longtemps.
— Je ne comprends pas.
— Je le connais quelque peu. José a toujours été un panier percé. Pour lui, l'argent ne compte pas et, pendant les derniers jours du mois, il se contente volontiers de croissants et de cafés crème... Une seule chose est sacrée: le mandat qu'il envoie chaque mois à sa mère, dont il est le seul soutien...
— Vous voulez me faire le coup de l'assassin qui aimait bien sa mère... C'est bon pour les jurés, Torrence!... Mais je n'ai pas fini... Les spécialistes, ce matin, ont examiné les deux saxophones de votre ami... Or, savez-vous ce qu'ils ont découvert?... Dans l'un d'eux, des égratignures prouvant que ce saxophone a contenu un objet dur et tranchant, probablement un couteau... Il y a plus grave... On a pu recueillir, au laboratoire, d'infimes parcelles d'une matière brune, et, d'un moment à l'autre, nous saurons si c'est du sang et, si oui, si c'est du sang humain...
» Donc le couteau était bien dans le saxophone, comme cette lettre nous l'affirme.
» La bague, elle aussi, était dans la boîte à poudre. » Celui qui a écrit ce billet était bien renseigné...
— Trop bien... soupire Torrence.
— Vous dites?
— Rien...
— Nous en arrivons au plus pénible... Le couteau a disparu... Il a disparu, vraisemblablement, alors que vous étiez dans la rue... Que faisait donc votre étrange adjoint pendant ce temps?
— Je l'ignore...
Torrence essayait de gagner du temps. Il avait besoin de réfléchir. Voyons! Ce n'était pas Lucas qui avait été capable de deviner le coup du poignard lancé par la fenêtre. Est-ce que la sourde-muette avait porté plainte? Une sourde-muette peut parfaitement écrire...
— Peut-être, dit-il, prenant une décision soudaine, avez-vous également reçu une lettre anonyme à ce sujet?
Le coup porte. Le chef est ennuyé.
— Pas une lettre, non, mais un coup de téléphone...
— Anonyme, bien entendu...
— Les affirmations de mon correspondant ont été aussitôt vérifiées... C'est à moi-même qu'il s'est adressé vers midi... Ce coup de téléphone, Torrence, m'a à la fois outré et peiné, car il jette un jour particulièrement cru sur certains agissements de votre Agence O... J'espère que, maintenant, vous me comprenez... Pendant que vos collègues, au risque de leur vie...
— Vous croyez, patron? murmure doucement Torrence avec reproche.
— Au risque de leur vie, oui... Pendant que vos collègues procèdent à l'arrestation d'un dangereux malfaiteur, vous qui avez si longtemps partagé leur vie, aidé par je ne sais quel jeune homme peu scrupuleux, vous vous ingéniez à faire échapper un assassin au châtiment qu'il mérite... Votre Emile, pour cela, n'a pas hésité à pénétrer de force dans le logement d'une vieille infirme qui aurait pu mourir de peur... Le couteau lui a été lancé par José et il l'a fait disparaître... En vérité, je me demande, Torrence, si j'ai bien fait de vous faire venir ici librement, comme un ancien collaborateur, ou si, au contraire, mon devoir...
— Vous croyez vraiment, patron, qu'il y avait un couteau dans le saxophone?
Quand Torrence prend cette petite voix douce, quand il fait cette moue d'enfant qu'on gronde, il est impayable. Le chef est sur le point de donner libre cours à. sa colère, quand la sonnerie du téléphone retentit.
— Allô!... Oui... C'est moi... Vous êtes sûr?... Bien, j'attends votre rapport de toute urgence... Apportez-le-moi personnellement...
Cette fois, quand il raccroche, il est menaçant.
— Je vous donne une heure pour aller me chercher le couteau que vous détenez indûment...
— Mais, patron...
— L'Identité judiciaire vient de me téléphoner... Le laboratoire est formel... Les parcelles de matière brune dont je vous ai parlé sont bien du sang, et du sang humain... J'espère que, dans ces conditions, vous comprendrez votre devoir et que vous ne me forcerez pas à prendre des mesures qui me sont particulièrement pénibles...
Bigre! C'est encore plus grave que tout ce que Torrence avait prévu. Le chef ne se lève pas pour le reconduire. Il ne paraît pas voir la main qu'on lui tend et il sonne pour appeler l'huissier, comme quand il s'agit d'un visiteur ordinaire.
— Vous direz au commissaire Lucas de venir me voir, fait-il à l'adresse de cet huissier.
Lugubre, Torrence parcourt le long couloir de la PJ, où des inspecteurs qui ne savent pas encore le saluent joyeusement. Le grand patron a dit une heure... Pourvu que... Torrence saute dans un taxi.
— Cité Bergère... En vitesse...
Il grimpe l'escalier quatre à quatre. Dans l'antichambre, il renverse presque son employée, Mlle Berthe.
— Emile?... questionne-t-il.
— Il y a une heure qu'il est parti.
— Et Barbet?
— M. Emile l'avait déjà envoyé en course...
Torrence en a une sueur froide au front. Il entre dans le bureau d'Emile, qui offre toujours un spectacle impressionnant de beau désordre. Il écarte les annuaires, les indicateurs de chemin de fer, ouvre les tiroirs...
Qui sait? Emile a peut-être pris la précaution de mettre le poignard en lieu sûr dans le coffre-fort? Torrence l'ouvre. Pas de poignard.
— Vous ne savez pas, mademoiselle Berthe, si M. Emile, en partant, a emporté avec lui un couteau que...
— Non! Je vois ce que vous voulez dire. Le couteau, c'est Barbet qui l'a emporté...
— Il n'a pas dit quand il rentrerait?
— Sûrement pas aujourd'hui...
— Comment le savez-vous?
— Parce qu'au moment de mettre son chapeau, il m'a annoncé qu'il allait faire un tour à Toulon...
— Hein? Il a bien dit à...
— A Toulon, oui... Même que je lui ai répondu qu'il avait de la chance d'aller voir la Méditerranée...
Torrence, effondré, s'assied lourdement et se prend la tête à deux mains.
Le directeur de la PJ a dit une heure...
Soudain, il sursaute. Des pas dans l'escalier. La porte s'ouvre. C'est Emile, l'air dégagé, joyeux, une cigarette éteinte au bec, selon son habitude.
— J'étais allé boire un demi à la Brasserie Montmartre... explique-t-il comme si c'était la chose la plus naturelle du monde.
— Mais, malheureux... Vous ne savez pas ce qui nous attend... Si, dans une heure, dans quarante minutes, maintenant, je n'ai pas rendu le couteau au directeur de la Police judiciaire, celui-ci n'hésitera pas, tout Torrence et directeur de l'Agence O que je sois, à demander contre moi un mandat d'arrêt...
Alors Emile laisse tomber sans se démonter:
— Quelle drôle d'idée!...
Puis soudain, avec le même calme:
— Heureusement que l'assassin est toujours au coin de la rue.
III
Où l'Agence O met cyniquement le comble à l'illégalité,
et où il est démontré qu'une fausse preuve peut être
en même temps une vraie preuve
A la Police judiciaire, c'est toujours le grand jeu qui continue, et les inspecteurs se demandent si on ne va pas, cette fois, battre le record détenu par Mestorino: l'interrogatoire de celui-ci, en effet, dura vingt-sept heures sans interruption.
Il y a déjà dix heures entières que José est là, sur une chaise, les cheveux défaits, la cravate de travers, les yeux fiévreux. Chaque fois que Lucas sort et que le musicien espère un instant de répit, un autre inspecteur entre, qui reprend le dossier depuis le début.
— Voyons... Il est établi que vous manquiez d'argent... Il éclaterait bien en sanglots.
— Mais, sacrebleu, puisque je vous répète que j'ai manqué d'argent toute ma vie...
— Vous avouez que vous manquiez d'argent... C'est déjà un point acquis... Et vous en aviez besoin, ne fût-ce que pour en envoyer à votre mère...
Dans la pièce voisine, la grande Julie subit à peu près le même supplice, à cette différence près qu'elle est moins nerveuse que le musicien et qu'elle répond du tac au tac, en se permettant même parfois une féroce ironie.
Passera-t-on la nuit? Ne la passera-t-on pas? C'est la seule question qu'on se pose, mais chacun dans la Maison est persuadé que Lucas finira par « avoir » son homme. Cité Bergère, pendant ce temps-là, Emile prononce sans s'émouvoir:
— Allons un instant au musée...
Il ne s'agit pas de se rendre au Louvre ou dans quelque musée officiel. Le « musée », à l'Agence O, n'est autre qu'une sorte de grenier où les objets les plus inattendus sont rassemblés. Il y a là des vêtements, des revolvers, des morceaux de corde et même un sabre de cavalerie... Tous objets qui, en leur temps, ont été mêlés à des affaires criminelles...
— Voyons... Qu'est-ce que vous dites de ce couteau, patron?... Il n'est pas rouillé... La petite tache brune, sur la lame, c'est du sang... Est-ce que cette arme est déjà passée par les services du laboratoire?
— Non...
— Dans ce cas, tout va bien... Mais le plus difficile reste à faire... Je me demande si c'est moi ou si c'est vous qui...
Tout en parlant, Emile a essuyé avec soin le manche du couteau et a entouré celui-ci d'un morceau de flanelle.
— Venez... C'est moi qui opérerai... Mais vous serez là, prêt à lui faire le coup de ce matin... Compris?
La nuit tombe. Le faubourg Montmartre est très éclairé, très animé à cette heure. Juste en face de la cité Bergère, il y a un tabac-bar, et au comptoir le Banquier est accoudé, surveillant de loin l'Agence O.
En voyant les deux hommes sortir de la cité, il est sur le point de payer sa consommation et de les suivre, mais déjà ils ont traversé la rue et sont entrés dans l'étroit débit, où quatre messieurs, dans un coin, jouent à la belote.
— Qu'est-ce que vous prenez, patron?... Pardon, monsieur, vous permettez?...
Emile bouscule un peu le Banquier, comme pour prendre contact. Il commande deux apéritifs.
— Je me demande s'il le reconnaîtra... dit-il à voix haute.
S'il reconnaît le couteau, il est flambé... Dommage, parce que c'est un brave garçon...
Le Banquier écoute, les mains dans les poches de son gros pardessus à martingale.
— Mais j'y pense... Le Banquier, qui est justement ici, pourrait peut-être nous dire...
Et Emile, suave, se tourne vers l'homme aux yeux froids.
— Pardon, monsieur... Pourriez-vous me dire si ce couteau, qui nous est tombé par hasard entre les mains, n'appartient pas à...
C'est la seconde décisive? Tout dépend d'un réflexe, d'un soupçon...
Emile a tendu au Banquier le couteau qu'il tient par la lame. L'homme, les sourcils froncés, en a saisi machinalement le manche pour regarder l’arme de plus près. Quant à Torrence, il a déjà les poings serrés, prêt à frapper au cas où...
— Je regrette... Je n'ai jamais vu ce...
Il n'y a qu'à regarder ses yeux. Un soupçon vient de naître. Il est capable de comprendre. S'il comprend...
D'un petit coup sec, Emile a repris le couteau et Torrence s'intercale lourdement entre les deux hommes. Alors, sans se presser, Emile enveloppe à nouveau le manche dans le morceau de flanelle et glisse le tout dans sa poche.
— Je vous dois, patron?
Le Banquier est blême. Il a compris, parbleu! On vient bel et bien de lui voler en quelque sorte ses empreintes digitales! Heureusement qu'il y a du monde dans le débit. Torrence, massif, protège stratégiquement la sortie d'Emile, qui emporte la précieuse pièce à conviction. Quelques secondes plus tard, les deux hommes sont dans un taxi.
— Et voilà!... soupire Emile.
— J'ai eu chaud...
— Moi, j'en avais plutôt froid dans le dos... Un petit frisson qui montait et descendait... Le reste vous regarde, patron... C'est dommage que je ne puisse pas être là... Car, en somme, personne d'autre que l'assassin n'est censé avoir vu le vrai poignard... Si donc quelqu'un prétend que celui-ci n'est pas l'arme du crime, il avoue par le fait...
Emile sourit aux anges. C'est un des plus jolis tours de sa carrière.
— Je vous dépose au quai des Orfèvres et je garde le taxi... Je donnerai au fur et à mesure de mes nouvelles à Mlle Berthe, qui ne quittera pas le bureau...
Torrence est cramoisi quand il s'engage dans l'escalier de la PJ. Malgré l'assurance d'Emile, il n'est pas tout à fait à son aise et sa conscience le chatouille désagréablement.
— Tiens!... Torrence!... Le chef me disait justement...
C'est Lucas, qui vient de sortir de son bureau, où il a sans doute laissé un inspecteur torturer José à sa place.
— Il ne faut pas m'en vouloir... poursuit Lucas. J'ai été bien obligé de dire au chef que tu... Qu'est-ce que c'est, cela?
— J'apporte le couteau...
— C'est donc vrai?... Tu as fait ça?...
L'honnête, le scrupuleux Lucas en est tout attristé.
— Enfin!... Nous allons donc en être quittes avec cette affaire... Un instant... Je préviens le chef...
Un peu plus tard, ils sont tous les deux dans le bureau du directeur.
— C'est bien, Torrence... Je n'en attendais pas moins de vous... Lorsqu'on a commis une faute, fût-ce une faute grave, il faut toujours avoir le courage de l'avouer...
Pendant ce temps, Torrence se demande s'il a envie d'éclater de rire ou de pleurer, tant la situation est à la fois loufoque et dramatique.
— Voyons cette arme... Hum!... Un couteau banal, déjà vieux, dont il ne sera pas facile de retrouver le vendeur... Selon toutes probabilités, l'assassin l'avait en sa possession depuis longtemps...
Torrence voudrait tant murmurer: « Tu parles! »
Il s'agit en effet d'un couteau qui, deux ans plus tôt, a mené son propriétaire à la guillotine.
— Qu'est-ce que je vous disais... triomphe soudain le directeur. Regardez ici... Oui... Cette petite tache... Du sang coagulé!... Et ce sont des parcelles de ce sang que l'on a retrouvées dans le saxophone... Espérons que, malgré toutes les manipulations que, votre Emile et vous, avez sans doute fait subir à cet objet, nous pourrons encore relever des empreintes digitales...
— Nous avons pris beaucoup de précautions, affirme gravement Torrence.
— Eh bien! Messieurs, si vous voulez me suivre...
Il a hâte de savoir et il passe outre à la voie administrative. Les trois hommes gravissent un escalier étroit et arrivent sous les combles du Palais de Justice. Dans un coin, le mannequin articulé qui sert aux reconstitutions. Un laboratoire très moderne. Des appareils photographiques aux lentilles démesurées.
— Dites-moi, Bigois... Voulez-vous tout de suite nous relever les empreintes sur ce manche de couteau et nous en donner une photographie...
— C'est facile, patron...
— Vous, Torrence, vous avez pensé à apporter les empreintes de votre Emile?
Ce n'est pas Torrence mais Emile qui y a pensé.
— Les voici... Voici les miennes...
Le travail est vite fait. Quelques minutes plus tard, tandis que les trois hommes devisent gravement, le photographe sort de la chambre noire, une épreuve mouillée à la main. Il sèche la feuille à l'alcool.
— Passons à l'Identité judiciaire...
De longs couloirs, des escaliers dérobés. Il est depuis longtemps l'heure de dîner, mais personne n'y songe.
— Voici les empreintes relevées sur le manche d'un couteau... Voici celles de l'ex-inspecteur Torrence, qui a sans doute touché ce couteau, et celles de son employé
Emile, qui l'a certainement touché. Il s'agirait de savoir s'il y a d'autres empreintes et de qui elles sont...
Le spécialiste est un as. Une grosse lentille lui montre les moindres particularités des empreintes.
— Voici celles de M. Torrence... Voici également, surtout sur la lame, celles de l'employé dont vous venez de me parler...
— Il y en a d'autres?...
— Très nettes... Je dirai même d'une netteté inespérée...
— Pardon, intervient Lucas, ce ne seraient pas celles-ci? Et il tend la fiche dactyloscopique qui a été établie le matin avec les cinq doigts de la main de José.
Le spécialiste hoche la tête.
— Aucun rapport...
— Cependant...
— Je vous assure qu'il n'y a aucun rapport... Les empreintes du couteau appartiennent à la catégorie E...
Il se lance dans une explication que personne n'écoute. Lucas a regardé Torrence avec un ahurissement où se mêle une instinctive méfiance. Quant au directeur de la PJ, sourcils froncés, il fait une drôle de figure.
— Dans un instant, je vous dirai...
Quelques calculs. L'employé ouvre des tiroirs remplis de fiches, celles de tous ceux qui ont défilé, comme criminels ou comme suspects. Il y a aussi les fiches des malfaiteurs étrangers. Des centaines de milliers. Et pourtant quelques minutes suffisent. Le spécialiste, modeste dans sa blouse noire, a sorti un carton d'un casier.
— Il me semblait bien que ces empreintes me rappelaient quelque chose... Tenez... Voici votre homme...
Lucas s'est précipité. Torrence, un peu inquiet malgré tout, attend en s'efforçant de faire bonne contenance.
Sur le carton blanc, deux photographies, une de face, l'autre de profil, de ces terribles photos de l'Identité judiciaire, prises sous une lumière crue, ne laissant dans l'ombre aucune tare, aucune irrégularité du visage.
— Mais c'est le Banquier... murmure Lucas.
Tiens, donc! C'était fatal! Ne vient-il pas d'apposer lui-même ses empreintes sur le manche du couteau?
— Il a été condamné? Questionne le grand patron.
— Son dossier va nous le dire... Passez-moi le dossier 31216.
Téléphone. Les dossiers sont là-haut, aux Sommiers, dans une immense salle où s'alignent les armoires de fer contenant tous les secrets du pays en matière criminelle.
Quelques instants suffisent. Un autre employé apporte une chemise sombre. Moins sombre pourtant que l'humeur de Lucas. Il parcourt les papiers.
— « ... arrêté voilà cinq ans comme complice d'un cambriolage avec effraction, mais relâché faute de preuves... Arrêté l'année suivante, à Marseille, lors de l'attentat contre un encaisseur de banque, mais relâché un mois plus tard faute de... »
— Dites donc, Lucas, fait le chef. Il a l'air costaud, ce gars-là.
— Attendez... « Arrêté voilà un an, à Deauville, lors de la disparition des émeraudes de lady Rochester, mais relâché faute de... »
— Vous ne trouvez pas qu'on dirait des litanies? Toujours cette mention: « relâché faute de preuve »,... Si nous retournions à mon bureau?...
La petite troupe parcourt à nouveau couloirs et escaliers Au moment où le directeur pousse sa porte matelassée le garçon de bureau se précipite.
— On vient à l'instant de vous demander au téléphone..., J'ai voulu passer la communication à votre secrétaire... L'homme qui téléphonait et qui a refusé de donner son nom a dit qu'il rappellerait dans quelques minutes... C'est au sujet du meurtre de l'oncle John...
— Entrez, messieurs... Il ne nous reste qu'à attendre cette communication mystérieuse... Sans doute vient-elle. Dut même anonyme qui nous a envoyé ces accusations contre le musicien... Au fait, où en est-il, notre musicien?
Il décroche un téléphone intérieur.
— C'est vous, Janvier?... Des aveux?... Rien?... Il nie toujours?...
Personne ne remarque que Torrence devient blême. Ce sont ces mots qui l'effraient soudain:
— Il nie toujours...
Car José, qui n'est pas prévenu, doit nier tout en bloc, y compris qu'il a trouvé l'arme dans son saxo et qu'il l'a lancée par la fenêtre. Dans ce cas, comment expliquer que l'Agence O soit en possession de cette arme?...
Et surtout... Idiot d'Emile! Pour la première fois de sa vie, Torrence doute sérieusement du génie de son collaborateur. Car c'est Emile qui a monté toute cette histoire, et maintenant, dans quelques instants sans doute, la position de Torrence sera plus mauvaise que jamais, plus mauvaise même que s'il n'avait pas rapporté le poignard.
Comment Emile n'a-t-il pas pensé à cela! Il manque des empreintes sur le manche du poignard!
Les autres, le directeur et Lucas, ne s'en sont pas encore avisés, mais ils vont certainement y penser. C'est enfantin!
Qu'a-t-on découvert? Les empreintes du Banquier, celles d'Emile et celles de Torrence.
Mais celles de José? Car enfin, pour lancer le poignard pardessus la rue et...
La sonnerie du téléphone retentit. Torrence se fait aussi petit que possible. Il ne doute pas que ce soit le Banquier...
— Allô!... Vous dites?... Oui, c'est moi-même... Je vous avouerai que je n'aime pas beaucoup les communications anonymes... Vous dites?... De demander à?... Mais enfin, comment pouvez-vous savoir que... Les... Les empreintes?... Oui, évidemment... Oui... Mais qui êtes-vous, et pourquoi...
Trop tard. On a déjà raccroché. Il est rêveur.
— Messieurs, je me demande qui peut être cet homme qui sait tant de choses... Un instant...
Il décroche le téléphone.
— Qui est à l'appareil?... Martin?... Dites, Martin, essayez vite de savoir d'où vient le coup de téléphone que je viens de recevoir à l'instant... Oui... J'attends...
Torrence donnerait tout pour être ailleurs.
— Messieurs, déclame le chef, il y a quelqu'un qui se moque de la police, et je finis par me demander si nous ne sommes pas tous des imbéciles...
En disant cela, il a regardé Torrence avec une certaine hésitation. Se demande-t-il si Torrence, lui aussi, est un imbécile, ou si...
— L'homme qui vient de me téléphoner sait déjà que nous avons le couteau, que nous y avons relevé les empreintes digitales de trois personnes... Mais savez-vous ce qu'il a ajouté?
» — Comment se fait-il que les empreintes de José n'y soient pas, puisqu'il a jeté le couteau par la fenêtre... Torrence croit devoir balbutier:
— Il portait peut-être des gants?... Ou bien il se sera servi d'un linge?...
— Drôle de précaution de la part d'un innocent, vous ne trouvez pas Torrence?
Celui-ci s'enferre.
— N'oubliez pas que José vit à Montmartre, dans un milieu où on est très au courant de ces sortes de choses...
Téléphone, une fois encore. Cette fois, le chef paraît furieux.
— Non, monsieur, mon bureau n'est pas... Enfin, je vous le passe, mais je trouve assez cavalier de me déranger pour...
Il se tourne vers Torrence, lui tend l'écouteur.
— C'est pour vous...
Torrence prend le récepteur d'une main qui n'est pas très ferme.
— Allô!... Oui... Comment?... Ah! Bon... C'est vous... Eh bien?
Catastrophe. Il faut croire qu'il a de plus en plus mauvaise réputation dans la maison, car le tatillon Lucas vient de faire une chose qui ne lui ressemble guère. Il s'est levé, en effet, et après un coup d'œil au patron, comme pour lui demander la permission, il a saisi le second écouteur.
- Je voudrais, patron...
C'est Emile qui parle, d'une voix assez émue.
... Je voudrais que vous veniez le plus vite possible rue des Dames... Au 17... Je serai par là, oui... Mais c'est urgent...
Torrence raccroche et s'efforce de sourire.
— Je m'excuse, messieurs... C'est mon employé qui... Lucas continue à sa place:
-- Qui vous demande d'aller de toute urgence au 17, rue des Dames... Verriez-vous un inconvénient à ce que nous allions ensemble?... Je suis sûr que le chef sera de mon avis... Il y a dans cette affaire des points assez obscurs, des coïncidences assez troublantes pour...
Un inspecteur entre.
— C'est au sujet de ce coup de téléphone... Celui pour lequel vous m'avez demandé tout à l'heure de vous renseigner... Il vient d'un petit café, au coin de la rue des Dames... J'ai rappelé le numéro... J'ai eu le patron à l'appareil... Le coup de téléphone a été donné par un de ses clients, dont il ne sait pas le nom, mais qu'il aperçoit souvent dans le quartier, un homme grand et fort, aux yeux gris, vêtu d'un pardessus à martingale...
— Allez, Lucas... Quant à vous, Torrence, je crois inutile de vous prévenir que j'aurai peut-être à vous réclamer des comptes et que le fait que vous avez vécu longtemps parmi nous, au lieu de plaider en votre faveur, ne pourra que donner plus de gravité à des actes que... des actes qui...
Il préfère en finir en répétant, avec un regard significatif à Lucas:
Allez!... Je ne quitterai pas mon bureau avant d'avoir des nouvelles...
IV
— C'est pour qui? interroge le concierge dans sa loge étroite.
Non seulement Lucas a accompagné Torrence rue des Dames, mais encore il s'est fait suivre par un inspecteur, si bien que Torrence a presque la sensation d'être déjà prisonnier.
La rue est obscure. De rares boutiques. Personne en face du 17... Ces messieurs sont donc entrés.
— Nous venons de recevoir un coup de téléphone nous donnant rendez-vous dans cette maison...
— Il n'y a que deux appareils dans l'immeuble... Chez le docteur Fels, au premier, et chez M. Chuin, au troisième...
— M. Chuin est Chinois, Japonais?
— Mais non, monsieur... Il est comme vous et moi... Torrence insiste:
— C'est un grand, large d'épaules, avec des yeux gris, qui sort surtout la nuit?
— Comme vous dites... C'est son droit, n'est-ce pas?...
Voilà les trois hommes dans l'escalier assez mal éclairé, Dès qu'ils atteignent le palier du troisième étage, une porte s'ouvre et le Banquier se dresse devant eux, un revolver à la main.
— N'ayez pas peur, messieurs... Je vous attendais... Donnez-vous donc la peine d'entrer.
Et, tourné vers l'appartement:
— Vous, ne bougez pas!...
Les trois hommes entrent. Si la rue n'est pas particulièrement élégante, si la maison est banale et vieille, l'appartement est confortable et on pourrait dire qu'il est de bon goût. La première pièce, à gauche, est un assez vaste studio, où un jeune homme est assis dans une bergère. Ce qui est le plus inattendu, c'est qu'il tient les mains en l'air.
— Entrez, messieurs, je vous en prie... Monsieur le commissaire, car, si je ne me trompe pas, c'est au commissaire Lucas que j'ai l'honneur de parler? Veuillez donc fouiller les poches de cet individu que je viens de surprendre en train de cambrioler mon appartement... Ou plutôt... Mais je vous expliquerai le reste ensuite...
Torrence a reconnu Emile, Emile qui ne bronche pas et qui demande, docile:
— Je peux baisser les bras?
Il ajoute aussitôt:
— Pour ce qui est de me fouiller, voici l'objet...
Et il tend à Lucas une petite boule de mastic. Lucas n'y comprend rien.
— Faites attention... Ce que je vous remets là, c'est le diamant noir de l'oncle John... Je venais de le découvrir dans cet appartement quand cet homme...
— Pardon! interrompt le Banquier, glacé, vous veniez pour le mettre dans cet appartement quand, par le plus grand des hasards, je suis passé devant ma maison et ai eu la stupeur d'apercevoir de la lumière aux fenêtres... Je suis monté... Je vous ai surpris... Je vous ai menacé d'un revolver et j'ai bien compris, à votre attitude, que vous attendiez du renfort...
Emile fait le geste du monsieur qui n'essaie pas de lutter. Cependant, contrairement à l'attente de Torrence, qui, lui, se voit déjà au bout de sa carrière de policier privé, il n'est pas trop abattu.
— Messieurs, tranche Lucas, nous allons essayer de procéder avec ordre... Vous prétendez, monsieur Chuin... Car c'est bien votre nom, n'est-ce pas? Le Banquier n'est que votre surnom... Vous prétendez qu'en passant dans la rue et en rentrant chez vous vous avez...
— découvert cet individu occupé à cacher une boule de mastic dans mon appartement... Regardez bien cet objet comme je l'ai fait et vous comprendrez à quelle tâche pour le moins inattendue se livre l'Agence O... Un de ses clients a été arrêté ce matin pour meurtre... Aussitôt, l'Agence O s'est mise en branle afin de fabriquer de toutes pièces un autre coupable... Pourquoi est-ce sur moi que son choix a porté?... Je suppose que c'est José qui a eu cette délicate attention, après avoir eu celle de me prendre ma maîtresse.
— Qu'est-ce que vous avez à dire, Torrence?
— Rien...
— Et vous, jeune homme?
— Que, en mettant les choses au mieux, nous n'aurons guère de renseignements avant minuit... Une heure du matin plus probablement...
— Veuillez vous expliquer...
— Cela ne servirait à rien... Monsieur m'a, en effet, surpris dans son appartement...
— Vous vous y êtes introduit avec effraction?
— Je me suis servi d'une fausse clé, si c'est ce que vous voulez dire... C'est exact... J'avais l'impression que certain diamant noir ne pouvait être qu'ici et je tenais à m'en assurer personnellement... Il y avait déjà deux heures que je travaillais avec conscience — ces sortes de recherches ne sont pas faciles — quand j'ai obtenu enfin un résultat, juste au moment où Monsieur arrivait et me menaçait de son revolver... Comme ce sont des armes dangereuses et que je ne tiens pas encore à...
— Quand avez-vous téléphoné à votre patron Torrence?
— C'est Monsieur qui m'y a forcé... Il tenait à voir surgir la police... Il ne voulait pas l'appeler lui-même... Il savait que Torrence était à ce moment au quai des Orfèvres...
— C'est faux! Riposte le Banquier. Ce jeune homme, ce voleur a téléphoné avant mon arrivée...
Emile, soulagé de ne plus avoir à tenir les bras en l'air, explique:
— Laissez-le dire... Cela n'a pas d'importance... Voyez-vous, le Banquier ici présent avait deux buts en tuant l'oncle John... D'abord se débarrasser d'un rival qu'il avait déjà essayé de faire disparaître par la menace... Il fallait donc faire en sorte que tous les soupçons retombassent sur José...
» Mais si, pour cela, on pouvait sacrifier quelques-uns des billets volés en envoyant des mandats écrits d'une écriture assez bien contrefaite, il n'était pas sans agrément de s'emparer du gros diamant noir de l'oncle John... C'est tout de même, au bas mot, un joujou de cent à cent vingt billets...
» J'avoue que je me suis trompé en croyant que le Banquier ne rentrerait pas chez lui cet après-midi... Je l'avais quitté aux environs du faubourg Montmartre... j'en ai profité pour faire une petite visite domiciliaire dont je m'excuse, car elle n'était évidemment pas très légale...
» Pendant deux heures, je n'ai rien trouvé... Puis, par le plus grand des hasards, près d'une fenêtre dont une vitre a été récemment remplacée, j'ai aperçu une petite boule de mastic que le vitrier a oubliée...
» Excellente cachette, n'est-ce pas? Et à laquelle nul ne songera...
» C'est alors, je le répète, que le Banquier est entré et...
— Un instant... grogne Lucas, qui décroche le téléphone. Il a bientôt au bout du fil le directeur de la PJ.
— Allô! Chef... Oui, c'est moi... Ce jeune homme, Emile, oui... Le diamant dans sa poche... Le Banquier prétend... Vous dites?... Oui, je pense aussi que ce serait le mieux... je laisse mon inspecteur ici, bien entendu...
Il raccroche.
— Messieurs, si vous voulez me suivre... J'espère que vous ne me forcerez pas à employer les grands moyens...
Le grand patron est à cran, et le fait qu'il a dîné d'un sandwich, dans son bureau, n'est pas pour adoucir son humeur.
— Une honte, Torrence, vous m'entendez? Mais vous allez le payer cher... Toute une enquête faussée... Et cela, parce qu'un client vous a sans doute offert la grosse somme pour...
— Je jure... commence Torrence.
— Ne jurez pas... Je suis écœuré... On a raison de dire que, quand un homme quitte la police officielle pour.
— Il s'agit d'un innocent, chef...
— Que vous dites! Tellement innocent que, pour prouver son innocence, vous n'hésitez pas à subtiliser l'arme du crime et à lui substituer un couteau que vous avez pris Dieu sait où...
La voix paisible d'Emile:
— A quelle heure le train arrive-t-il à Toulon?
— Quel train?...
— Celui qui part de la Gare de Lyon à...
Torrence envie le calme de son soi-disant employé. Il est vrai que celui-ci ne joue pas sa réputation, ni toute une carrière consacrée au triomphe de la Justice.
— Avouez, continue le chef, que cette histoire de diamant... Le Banquier a raison, parbleu!... De même que vous lui avez en quelque sorte volé ses empreintes digitales, de même vous alliez déposer ce diamant chez lui pour pouvoir ensuite... Messieurs, ceci est unique dans les annales de notre métier, et je me demande encore...
Torrence n'a pas osé demander un verre de bière. Il n'a pas dîné.
— Voler la principale pièce à conviction comme vous l'avez fait...
Pendant ce temps, le Banquier, dans un bureau voisin, s'est fait monter à boire et à manger.
— De grâce, monsieur le directeur, fait Emile, attendez que le train soit arrivé et que Barbet ait eu le temps...
— Barbet... Quel Barbet?... Qui est Barbet?... hurle le chef, de plus en plus en colère.
— Un de nos employés... Un brave garçon, allez!... Figurez-vous que, quand j'ai eu le couteau en main, j'ai tout de suite reconnu un modèle assez spécial, conçu spécialement pour le yachting... Il se fait que j'ai un petit voilier sur la Seine, à Meulan, et que je possède un couteau pareil... Je suis allé chez le fabricant... Les manches, qui étaient jadis en bois, sont maintenant en liège... Or, celui que j'avais découvert avait le manche en bois... Nous avons travaillé un bon moment sur les livres... Eh bien! Il en est résulté que le couteau devait avoir été vendu à Toulon, dans une maison de la rue d'Alger.
— Mais cette maison est fermée à cette heure... riposte le chef de la PJ.
— Barbet se fera ouvrir... Vous ne le connaissez pas encore... Ce n'est pas tout, monsieur le directeur...
Et Emile, de plus en plus modeste, murmure:
— Si je n'ai pas hésité à envoyer Barbet là-bas, c'est que, en me renseignant sur les faits et gestes du Banquier pendant ces dernières semaines, j'ai appris que, voilà huit jours exactement, il est « descendu » à Marseille, comme disent ces messieurs... Il y va souvent... J'ai en outre acquis la certitude qu'il possède des intérêts dans une maison spéciale de Toulon... Vous comprenez?
— Vous n'auriez pas pu venir ici et nous dire...
— Pardon... Vous ne nous avez rien demandé... Vous étiez sûrs de la culpabilité de José... Dieu sait comment l'enquête aurait été faite et...
— Si je vous comprends bien, vous voulez insinuer que vous n'avez aucune confiance dans l'intelligence de la PJ.
Torrence se dresse déjà pour protester comme il se doit. Emile, au contraire, qui n'a jamais appartenu à la Maison, poursuit sans perdre son sang-froid:
— Vous êtes très nombreux, n'est-ce pas?... Les gens intelligents étant en minorité, il est certain que, plus les hommes sont nombreux et plus la proportion d'imbécile est forte...
— Je vous remercie...
— Il est minuit, monsieur le directeur... A moins de retard, le train est arrivé et Barbet est en ce moment rue d'Alger... Il réveille M. Mithouard, le commerçant en question... Pas plus que nous, il ne s'embarrasse, lui, des règlements, ni de l'heure du lever ou du coucher du soleil... M. Mithouard lui ouvre la porte... Qui sait? Il porte peut-être un bonnet de nuit... Je me suis assuré qu'il avait le téléphone... A cette heure, en demandant la priorité...
— Priorité police! Ricane le patron.
— C'est très certainement, comme je le connais, ce que fera Barbet... Tenez... On sonne au standard... Ou je me trompe fort...
La sonnerie retentit aussitôt après dans le bureau.
— Voulez-vous me donner M. Emile, s'il vous plaît?
— De la part de qui?
— Barbet... Je téléphone de Toulon...
— De la rue d'Alger, probablement, ricane le chef.
— Non... D'un b... (et ici, Barbet, emploie un mot assez incongru.)
— Vous dites?
— Oui... Cela s'appelle La Maison-des-Fleurs... M. Emile n'est pas là?... Allô!... C'est vous, monsieur Emile?...
On a tendu un écouteur à Emile. Le directeur de la PJ tient l'autre à son oreille. Torrence, lui, est dans ses petits souliers. Quant à Lucas, il vient d'entrouvrir la porte.
— Voilà, monsieur Emile... Chez M. Mithouard, rue d'Alger, on m'a dit comme ça que le dernier couteau du modèle que vous savez, probablement celui que j'avais en main, avait été vendu à un bègue... Un drôle de type, qu'on ajoutait... Je n'étais pas gras avec ça, bien sûr... Là-dessus, j'ai l'idée d'aller jeter un coup d'œil à la drôle de maison dont le monsieur en question, je parle du Banquier, est propriétaire ici... Vous savez que j'ai un peu l'habitude... Moi, j'entre tout de suite dans la cuisine, où se fait le travail... Un pauvre bougre épluchait des légumes et il était bègue... je lui montre le couteau...
» L'idiot me dit tout de suite:
» — Comment... Le patron vous l'a donné?...
» Et voilà! Qu'est-ce que vous en pensez, dites?...
— Ecoutez, mon vieux Torrence...
Torrence ne bronche pas. La vérité c'est qu'il a envie de pleurer de soulagement, tant l'alerte a été forte. Le chef, maintenant, est tout miel.
— Avouez, entre nous, qu'il est pénible qu'un de nos hommes, qu'un de nos meilleurs éléments, se dresse contre la Maison et se permette...
— Je vous demande bien pardon, chef... Mais notre client...
— Votre client... votre client...
— Il est innocent, n'est-ce pas?
— Bien sûr, qu'il est innocent!... Mais, en attendant, nous voilà ridicules... Nous nous en serions bien aperçus nous-mêmes, qu'il était innocent!
C'est au tour de Torrence de laisser filtrer un candide:
— Quand?
— Demain... Après-demain... Dans huit jours... Dans un mois!... Mais nous nous en serions aperçus, que diable! Sans compter que vous employez, à l'Agence O, des moyens qui... des moyens que...
— Qui donnent un résultat immédiat, n'est-ce pas?
— Mais qui ne nous sont pas permis! Réfléchissez à ça, Torrence... La légalité... La Légalité, avec une majuscule... Ça me rappelle le dossier de ce type... Comment s'appelle-t-il encore?... Chuin... Drôle de nom!... Eh bien! Ce dossier...
— Ce dossier, contient trois fois la mention « relâché faute de preuves », se permet enfin Torrence. Cette fois...
Imaginez qu'une quatrième fois il ait réussi son coup... Que serait-il arrivé... que mon client, comme vous dites... Le chef ne veut pas aller jusque-là.
— Votre client!... Toujours votre client!... Je vous répète que nous aurions bien fini par établir son innocence, à votre client... Dites donc... Si, en attendant, nous allions manger une choucroute?... Il est deux heures du matin et...
— C'est que je lui ai promis...
— Vous voulez me posséder jusqu'au bout, quoi! Tant pis... Allons-y!... Emmenez-le, votre client!... Et emmenez aussi votre insupportable M. Emile... Il y a des chances pour que la Brasserie Dauphine soit encore ouverte...
— C'est que son amie...
— Mais oui, mon vieux! Mais oui... Nous emmènerons la grande Julie... Après tout, pourquoi pas le... je veux dire l'assassin... le Banquier?...
— Celui-là pas, si cela ne vous fait rien, patron...
Et c'est ainsi qu'une curieuse tablée, cette nuit-là, à la Brasserie Dauphine, réclama des choucroutes, doublement garnies, tandis que la voix de Lucas faisait timidement:
— Je n'ai pas faim, je vous assure...