Le ticket de métro


LE TICKET DE METRO

I

Où, par un matin de brouillard, l'Agence O reçoit un client,

mais où elle ne le garde pas longtemps


C'était exactement le genre de matinée à se calfeutrer dans les bureaux et à se livrer paresseusement à des besognes de tout repos. Chacun, tour à tour, était arrivé avec le nez rouge, le bout des doigts engourdi, et chacun avait répété avec la même conviction:

— Quel brouillard!

Les poêles ronflaient, chargés jusqu'à la gueule. A cause du brouillard, bien qu'il fût neuf heures, les lampes étaient allumées. Barbet, comme chaque matin, venait de partir pour la poste. Mlle Berthe avait pris sa place dans l'antichambre et, pour tout dire, elle mettait de l'ordre dans son sac à main, dont elle faisait périodiquement le nettoyage par le vide.

Dans le grand bureau, Torrence, qui avait allumé une pipe, se tenait debout, le dos au feu, dans une pose familière à son ancien patron Maigret.

Quant à Emile, il passait son temps à tailler tous les crayons qui lui tombaient sous la main, dans le petit cagibi dont il aimait le désordre et d'où il pouvait voir tout ce qui se passait dans le bureau du patron.

Pour employer un mot de Torrence, la journée n'avait pas encore embrayé et il devait en être de même dans des milliers de bureaux parisiens, où on s'accordait ainsi quelques minutes de savoureux répit avant d'aborder le travail.

Soudain, Mlle Berthe leva la tête. On entendait des pas dans l'escalier, mais des pas lourds, maladroits, hésitants.

— S'il n'avait pas été si tôt matin, dira-t-elle par la suite, j'aurais cru que c'était un ivrogne...

Il est vrai que l'escalier de la cité Bergère est étroit et incommode.

Une main tâtonne, cherche le bouton de la porte. Mlle Berthe ne bouge pas, mais fixe ce bouton qui commence à tourner.

La porte s'ouvre. La jeune fille se lève.

— Vous désirez?

Elle ressent une impression désagréable. L'homme qui vient d'entrer la regarde comme s'il ne la voyait pas, ou plutôt comme si elle n'était qu'une poussière infime sur son chemin. Il est grand, vêtu d'un pardessus sombre. C'est un homme de cinquante ans, un bon bourgeois sans doute, habitué à commander.

Est-il déjà venu à l'Agence O? Il est vrai qu'il n'est pas difficile de deviner quel est le bureau du patron, car celui-ci possède une double porte matelassée.

Toute cette scène dure quelques secondes à peine. Un instant, au passage, l'homme s'est appuyé à la table. Sans s'inquiéter de la secrétaire, il ouvre la porte de Torrence. Celui-ci, surpris, regarde cet inconnu qui fait de la sorte irruption chez lui.

Emile, dans le petit bureau voisin, est attentif aussi, derrière la glace sans tain que les visiteurs ne soupçonnent pas et qui lui permet de tout voir, comme un micro lui permet de tout entendre.

L'homme a ouvert la bouche... On sent qu'il fait un effort désespéré et pourtant il ne sort de ses lèvres que des sons inarticulés... Il vacille... Ses deux mains sont crispées sur sa poitrine...

On ne sait rien, on ne soupçonne pas encore la vérité, et pourtant chacun est empoigné par le sentiment de quelque chose de tragique. Le poêle ronfle.

Les yeux de l'homme deviennent hagards... Dix heures sept minutes...

— Le... le...

Au mur, juste au-dessus de Torrence, il y a une horloge aussi banale que possible, une horloge comme on en voit dans la plupart des bureaux, un cadran blafard entouré de noir...

Une des mains de l'homme essaie de la désigner... Les aiguilles marquent exactement dix heures sept minutes...

— Le... le...

Quelque chose lui monte dans la gorge. Son regard exprime le désespoir le plus atroce. Il veut parler, coûte que coûte.

— Le nè...

— Le quoi? Questionne Torrence en se précipitant.

L'homme est tombé lourdement sur le plancher. Un flot de sang a jailli de ses lèvres et pourtant Torrence, penché sur lui, jurerait que, dans un souffle, l'inconnu a murmuré:

— Le nègre...

Déjà les yeux qui fixaient l'horloge sont devenus vitreux. Quelques secondes encore, un spasme, une secousse de tout l'être, et il n'y a plus qu'un mort sur le plancher.

Mlle Berthe a téléphoné au docteur Marie, qui habite tout à côté, faubourg Montmartre. Barbet revient de la poste en sifflant joyeusement.

Torrence, qui a écarté le pardessus du mort, montre à Emile une petite plaie sanglante, juste à la hauteur de la poche supérieure du gilet.

— Il n'y a que quelques minutes que cet homme a reçu une balle dans le poumon gauche, explique Torrence, qui a l'habitude de ces sortes de blessures... Voyez!... Le sang s'est aussitôt coagulé à l'orifice... Une hémorragie interne s'est produite... Il a fallu à cet homme un effort surhumain pour marcher encore, pour monter jusqu'ici, pour balbutier quelques syllabes...

Ni Torrence ni Emile ne sont des femmelettes, et pourtant ils sont aussi pâles l'un que l'autre. Il y a, dans ce drame, quelque chose de sourd, d'équivoque, qui les impressionne.

— Le docteur vient tout de suite, annonce Mlle Berthe, qui préfère ne pas regarder du côté du mort.

Et celui-ci, couché en travers de la pièce, paraît anormalement grand.

— Vous feriez bien de téléphoner à la PJ, patron... Torrence appelle le commissaire Lucas, son ancien collègue au Quai des Orfèvres.

— Mais oui, mon vieux... Viens toi-même... J'aimerais autant que cela se passe discrètement... Non, je ne le connais pas... Je jurerais que le coup de feu a été tiré à moins de cent mètres de mon bureau... Il n'aurait pas pu marcher davantage... Je t'attends, oui...

Emile, qui a commencé à fouiller les poches du mort, en a retiré, non sans surprise, un gros revolver à barillet. L'arme est froide. Et pourtant il manque une balle dans le barillet et le canon est encrassé.

— Qu'est-ce que vous dites de ça, patron?

Torrence hoche la tête. C'est dans des cas semblables que sa vieille expérience de la Police judiciaire lui est utile.

— Je dis que cet homme n'a pas pu se suicider... Regardez le pardessus, le veston... Il n'y a pas de traces de poudre sur le tissu, pas la moindre brûlure... Si le coup avait été tiré d'aussi près, surtout avec une arme de ce calibre... Mais où est passé Barbet?

— Je l'ai envoyé en mission dans la cité Bergère...

Torrence comprend. Les poches du mort sont vidées une à une. Et d'abord, de la poche droite du pardessus, on extrait un ticket de métro qui porte la date du jour et qui a été délivré à la station Saint-Martin.

La Porte Saint-Martin n'est même pas à un kilomètre de la cité Bergère. Il faut donc croire que l'inconnu était pressé d'arriver, car il aurait été presque aussi vite à pied.

— C'est un ticket à plein tarif, remarque Emile. Autrement dit, cet homme a pris le métro, à la Porte Saint-Martin, après neuf heures du matin...

La station la plus proche des bureaux de l'Agence O est la station Faubourg-Montmartre, à soixante mètres. A pareille heure, au moment de l'ouverture des bureaux et des magasins, le carrefour Montmartre est particulièrement animé. Il est vrai que la cité Bergère, elle, est à peu près déserte...

Une poche intérieure du veston apporte une autre surprise. On y trouve, en effet, dans une enveloppe jaune, cinquante billets de mille francs presque neufs, encore retenus par des épingles en liasses de dix.

— En tout cas, le vol n'a pas été le mobile du crime... Ah! Voici son portefeuille...

L'identité de la victime n'est pas difficile à établir. Il s'agit d'un certain Gérard Duhourcin, sous-directeur des Tréfileries françaises, à Saint-Etienne. Il a cinquante-quatre ans et est né à Lille (Nord).

— Demandez-moi les Tréfileries françaises, à Saint-Etienne, mademoiselle Berthe... Ensuite, vous demanderez le 132 à Saint-Etienne... C'est son domicile personnel...

Dans le même portefeuille, il y a un billet de chemin de fer Saint-Etienne-Paris, aller et retour. Le billet a été délivré la veille au soir à Saint-Etienne. Gérard Duhourcin a donc vraisemblablement pris le train de nuit.

Emile plonge dans son cagibi, où il collectionne les indicateurs de toutes sortes. Quelques instants plus tard, il revient avec le renseignement voulu.

— Le train est arrivé ce matin à 7 h. 12 en Gare de Lyon... Curieux!...

— Qu'est-ce qui est curieux?

— Que cet homme n'ait pris le métro qu'à la Porte Saint-Martin...

Une montre en or. Un stylo en or également, portant la date d'un anniversaire, un cadeau, évidemment! Les vêtements sont de bonne coupe, confortables, et sortent de chez le grand tailleur de Lyon.

Le docteur Marie est arrivé et s'agenouille auprès du cadavre.

— Saint-Etienne à l'appareil...

Torrence parvient à avoir le directeur des Tréfileries au bout du fil.

— Allô!... Vous avez bien comme sous-directeur un certain Gérard Duhourcin?... C'est un homme grand et fort, n'est-ce pas, aux cheveux gris, à la moustache légèrement argentée?... Vous dites?... Je vous renseignerai dans un instant... Je voudrais savoir si M. Duhourcin devait venir à Paris aujourd'hui... Oui?... Pourquoi?... Mais non, monsieur... Répondez-moi d'abord... Je vous dirai ensuite tout ce que j'ai à vous dire... Ne vous fâchez pas, sacrebleu! Comment?... Demain?... Le mariage de son fils avec votre fille?... Et c'est pour cela que... Oui, enfin, vous supposez... Il n'a que ce fils-là?... Et vous ignorez où il descendait d'habitude quand il venait à Paris?... Il est mort, il y a quelques instants, dans mon bureau même... Je viens de demander au téléphone son domicile particulier... Vous avez raison... Si vous voulez vous en charger... J'aimerais que son fils vienne le plus tôt possible... Quant à la cérémonie... Evidemment!... Mais oui, c'est une catastrophe!...

Le docteur Marie, qui s'est relevé, confirme exactement les suppositions de Torrence. Selon lui, le coup de feu a été tiré, à une distance de trois à quatre mètres, quelques instants seulement avant la mort, et c'est un miracle que l'homme ait pu monter l'escalier et...

— Nous n'en avons pas fini avec cette histoire, soupire Torrence. Entre, Lucas!... Une vilaine affaire, vieux!... Voilà!... Gérard Duhourcin... Situation de premier ordre à Saint-Etienne... Marié... Père d'un garçon qui devait, demain midi, épouser la fille du directeur des Tréfileries...

» J'ai déjà eu Saint-Etienne au bout du fil... Duhourcin est parti hier au soir, par le train de nuit... Il n'a pas emporté de bagages... Il ne devait, en effet, passer que quelques heures à Paris... On l'attendait ce soir à Saint-Etienne... Tu dis?... D'après son directeur, son voyage à Paris avait pour but d'acheter un cadeau pour les nouveaux mariés...

» Le directeur en devient fou... Il paraît qu'un dîner de soixante couverts est commandé et qu'en outre il devait y avoir une fête intime pour tout le personnel de l'usine et des bureaux...

La silhouette de Barbet se profile dans l'encadrement de la porte.

— Eh bien?...

— J'ai fait ma petite enquête dans la cité Bergère... Le coiffeur du rez-de-chaussée était sur son seuil, à contempler le brouillard... Il a fort bien entendu des pas qui se rapprochaient, mais il n'y a pas fait attention... Il affirme qu'à un certain moment, comme l'homme était peut-être à vingt mètres de la maison, il y a eu un bruit comme l'éclatement d'un pneu... Il ne s'en est pas inquiété, car cela arrive souvent... Un peu après, il a aperçu une silhouette qui se glissait dans l'immeuble...

— Tu as téléphoné au Parquet? demande Torrence à Lucas.

— J'y étais bien obligé...

Une descente du Parquet à l'Agence O! Un crime à l'Agence O! Drôle de publicité pour une agence de police privée!

On envoie Barbet, avec le revolver à barillet, chez Gastinne-Renette, l'armurier, pour expertise. Barbet est chargé d'attendre et d'apporter tous les renseignements possibles.

Une journée qui s'annonçait si calme, comme feutrée de brume!

— Je reste? Questionne le docteur Marie.

— Il vaudrait mieux, en effet, que vous attendiez ces messieurs du Parquet...

Dix minutes ne se sont pas écoulées que la sonnerie du téléphone retentit. C'est Saint-Etienne. Une voix de femme...

— Allô!... Ce n'est pas possible, n'est-ce pas?... Mon mari...

Bon! Le directeur des Tréfileries a déjà eu le temps de faire un saut au domicile de Duhourcin et d'annoncer la mauvaise nouvelle à la famille.

— Dites-moi tout, monsieur... supplie-t-elle. Je vous jure que ce n'est pas possible... Mon mari n'avait pas un ennemi au monde... C'était l'homme le meilleur, le plus juste, le plus...

On entend une autre voix, une voix d'homme.

— Laisse-moi parler, maman... Allô!... Ici, Jean Duhourcin... Il n'y a un train qu’à midi... Je serai plus vite là-bas en voiture... Etes-vous sûr que c'est mon père?... Si c'est lui, il a une petite cicatrice à la nuque... Regardez vite, de grâce... Maman ne peut pas encore y croire...

Le docteur se penche, hoche affirmativement la tête.

— Hélas! M. Duhourcin...

Un cri, là-bas, dans la maison du mort. Torrence, lugubre, raccroche. Des voitures se sont arrêtées dans la cité Bergère. C'est le Parquet. Et, derrière lui, arriveront les reporters de journaux, les photographes, toute la lyre!

— Tu n'as pas de chance, fait Lucas.

Et Mlle Berthe, plus sensible, de s'indigner:

— Il me semble que c'est surtout ce pauvre homme qui n'a pas de chance!... Et sa famille!... Et le couple qui devait se marier demain!...

Dix, quinze personnes dans les bureaux. Puis les photographes de l'Identité judiciaire qui prennent toute la place avec leurs appareils encombrants. On ne sait où se mettre, Pour ces messieurs, c'est presque une aubaine de venir voir de près l'organisation de l'Agence 0 qui a si souvent damé le pion à la police officielle.

Bon! Voilà le premier journaliste, alerté par Dieu sait qui, sans doute par le coiffeur du rez-de-chaussée.

— Dites-moi, monsieur Torrence, quand cet homme est arrivé et...

Téléphone. Cette fois, c'est Barbet. Il est avenue Montaigne, dans le bureau de M. Gastinne-Renette, le célèbre armurier.

— Je vous le passe, patron... C'est très intéressant...

— Allô !... M. Torrence?... J'ai examiné l'arme, oui... Aucun doute n'est possible... Un coup de feu a été tiré avec ce revolver ce matin même... Non... Vous m'en demandez trop... Mettons que le coup ait été tiré, autant que j'en juge par le degré d'oxydation, plutôt à neuf heures qu'à dix...

Torrence se précipite sur le spécialiste en empreintes digitales.

— On va vous apporter un revolver dont personne, depuis ce matin, n'a touché la crosse sans s'entourer la main d'un linge... J'ai besoin de savoir qui a manié cette arme...

A midi, les plus importants personnages du Parquet sont partis, mais il reste dans les locaux quelques spécialistes qui s'affairent sous la direction de Lucas.

Les résultats tombent les uns après les autres.

D'abord, le revolver du mort. C'est bien l'arme d'un bon bourgeois de province qui se contente de garder un revolver dans sa table de nuit sans jamais le porter sur lui. Le revolver, en effet, est lourd et encombrant.

D'ailleurs, Torrence a téléphoné à la femme de chambre des Duhourcin. Le revolver à barillet, qui se trouvait toujours dans le tiroir de la table de nuit, a disparu. Son patron ne l'avait jamais en poche.

Or, le revolver ne porte que les empreintes du mort.

— Autrement dit, déclare Torrence après s'être consulté à voix basse avec Emile, M. Duhourcin savait qu'il courait un danger. Donc, il ne venait pas seulement à Paris pour acheter un cadeau à son fils et à sa belle-fille. Il est arrivé un peu après sept heures du matin.

» L'enquête, à la Gare de Lyon, établit qu'un homme répondant à son signalement a fait sa toilette à la gare dans les locaux nouvellement aménagés dans ce but...

» On l'a vu ensuite au buffet, où il a mangé trois croissants et bu une tasse de café... Au moment de payer, il s'est ravisé et a commandé un rhum... Il a exigé un verre à dégustation... Il était plus de huit heures et demie quand il a quitté le buffet de la gare...

Les journalistes prenaient des notes. Il avait été impossible de les écarter.

— Donc, entre huit heures et demie et dix heures dix, heure à laquelle il est arrivé ici, blessé à mort, M. Duhourcin a tiré un coup de revolver...

» Tout ce que nous savons de lui écarte l'idée d'une simple fantaisie... Ce n'est pas l'homme à tirer pour s'amuser un coup de feu dans le brouillard...

» D'autre part, le ticket de métro est formel... C'est après neuf heures que Duhourcin a pris le métro à la station Saint-Martin, vraisemblablement pour venir ici...

» Une question se pose, qui est, à mon sens, capitale. M. Duhourcin est-il venu à Paris pour nous voir, c'est-à-dire pour confier à l'Agence 0 une enquête quelconque?

» Dans ce cas, pourquoi a-t-il tiré tout d'abord un coup de revolver, et sur qui?

» L'idée de s'adresser à nous ne lui est-elle venue qu'après ce coup de revolver?

» Toujours est-il que, vingt-cinq mètres avant notre porte, il a été attaqué à son tour et blessé à mort...

» Il n'a pas pu parler, du moins d'une façon intelligible... L'Agence 0, dans cette affaire, n'a rien à cacher, et elle considère comme son devoir de mettre tous les atouts possibles entre les mains de la police officielle...

» Je puis donc vous dire que M. Duhourcin, au moment de mourir, a regardé l'horloge avec insistance... J'ai bien compris que, sachant son temps compté, il s'efforçait de me transmettre un ultime message et que son grand désespoir était de ne pas y parvenir...

» Il a balbutié un mot... Je crois l'avoir bien compris, mais je ne puis rien affirmer... Autant que j'en puisse juger, ce mot était:

» — Le nègre...

Voilà pourquoi les journaux du soir publiaient tous en caractères gras le titre suivant: Le mystère de l'horloge et du nègre.

Non seulement le fils du défunt arriva dans le courant de l'après-midi de Saint-Etienne, après avoir brûlé les étapes au risque de se casser le cou, mais le directeur des Tréfileries, M. Laborie, l'accompagnait.

Le corps avait déjà été transporté à l'Institut médico-légal. Le contenu de l'estomac confirmait les affirmations du garçon de café de la Gare de Lyon.

La balle, logée dans le poumon, avait été extraite. M. Gastinne-Renette, appelé à en déterminer le calibre, avait d'ores et déjà affirmé qu'il s'agissait d'une balle à chemise de nickel tirée par un revolver automatique du calibre 6,35.

Le préposé au guichet de la station de métro Saint-Martin ne reconnaissait pas la photographie à peine sèche qu'on lui montrait. C'était, selon son mot, l'heure de la grande presse », et les visages défilaient sous ses yeux à raison de quinze ou vingt par minute.

La Police judiciaire, avec ses effectifs au grand complet, courait les hôpitaux, les cliniques, les commissariats de police et les médecins de quartier, dans l'espoir de découvrir un blessé mystérieux.

Sur qui M. Duhourcin avait-il tiré entre huit heures du matin et dix heures?

Fallait-il croire qu'il n'avait atteint personne?

Ce jour-là, en tout cas, et bien avant pendant la nuit, tous les nègres rencontrés entre la Gare de Lyon et l'Opéra furent interpellés, leur identité contrôlée, ainsi que leur emploi du temps depuis la veille au soir.

Quant aux renseignements sur le mort, ils étaient excellents. M. Duhourcin, entré comme comptable aux Tréfileries françaises, vingt-cinq ans plus tôt, s'y était taillé, par son travail, son honnêteté, sa persévérance, une place de premier plan. Non seulement il était depuis trois ans sous-directeur des usines et avait fait construire dans les environs immédiats de Saint-Etienne une confortable villa, mais encore le mariage de son fils, qui devait avoir lieu le lendemain, avec la fille du directeur, consacrait son ascension méritée dans la hiérarchie sociale.

L'Agence O, à quatre heures de l'après-midi, après tant de visites, donnait le spectacle de bureaux littéralement dévastés, et il n'y avait plus un seul objet à sa place. Mlle Berthe, mal remise de ses émotions, essayait de rétablir un peu d'ordre, tandis que Barbet ne suffisait pas à remplir toutes les missions que Torrence et Emile lui confiaient.

Les journaux du soir parus, ce fut sous les fenêtres un défilé incessant de badauds qui regardaient en l'air.





II

Où tout Paris cherche le nègre et où Emile fait, par le

plus grand des hasards, la découverte de boîtes de couleurs


Rarement la Police judiciaire déploya un tel zèle et rarement, on peut le dire, les résultats furent, dans un certain sens, aussi satisfaisants.

C'est ainsi que les inspecteurs munis de la photographie de Gérard Duhourcin purent, en quelques heures, reconstituer presque pas à pas la marche de celui-ci depuis la Gare de Lyon jusqu'à la place de la République.

Ainsi, Duhourcin, arrivé de bonne heure à Paris, avait pris tout son temps. Il avait d'abord fait sa toilette à la gare. Il avait ensuite mangé des croissants et bu du café. Il avait enfin commandé un verre de rhum et, sur ce point, le témoignage de sa famille et de ses amis était formel: s'il ne dédaignait pas un verre de vieux bourgogne avec un bon dîner, il ne buvait jamais d'alcool, surtout depuis quelques années que sa santé s'était légèrement altérée.

Sorti de la gare vers huit heures et demie — témoignage du garçon du buffet — il avait longé le trottoir de droite de la rue de Lyon. Un maroquinier et une épicière, tous deux occupés à cette heure à retirer leurs volets, l'avaient aperçu.

Nouvel étonnement, place de la Bastille. Le sobre M. Duhourcin avait pénétré dans un petit bar-tabac et avait bu un grand verre de calvados. Il était à ce moment neuf heures moins un quart.

Ensuite, on le repérait boulevard Beaumarchais (témoignage d'un fabricant de pipes) et place de la République, où à nouveau il n'hésitait pas à pénétrer dans une brasserie et à boire un verre d'alcool.

On pouvait donc résumer les faits comme suit: M. Duhourcin, confortable bourgeois de Saint-Etienne, se rendait à Paris la veille du mariage de son fils. Le but apparent de faire une surprise aux deux jeunes mariés n'était évidemment qu'un alibi puisque:

1° Pour la première fois de sa vie, il emportait avec lui son revolver, dont il ne s'était jamais servi et qui ne quittait pas le tiroir de sa table de nuit;

2° Cet homme sobre, suivant depuis quelques années un régime, éprouvait le besoin, dès huit heures du matin, de boire coup sur coup plusieurs verres d'alcool.

Place de la République, par contre, on perdait définitivement sa trace et on ne la retrouvait qu'à la station de métro Saint-Martin, où il avait pris un ticket après neuf heures.

Qu'est-ce que M. Duhourcin avait pu faire entre la République et la Porte Saint-Martin, soit environ cinq cents mètres de boulevards?

La police officielle s'acharnait particulièrement sur la piste du nègre, et les nègres de Paris en savaient quelque chose, car ils ne pouvaient faire deux cents mètres sur les trottoirs sans être sérieusement questionnés par des policiers.

Il semblait bien aussi que c'était entre la République et la Porte Saint-Martin, que le sous-directeur des Tréfileries avait fait usage de son revolver.

Or les heures passaient et on ne signalait dans ce quartier ni bagarre, ni blessé, ni découverte de cadavre. Fallait-il supposer que, dans le brouillard qui régnait ce matin-là, M. Duhourcin s'était amusé à tirer un coup de revolver en l'air? Cela ne cadrait ni avec son âge, ni avec tout ce qu'on savait de son caractère.

Tous les journaux étaient d'accord sur un point: le bourgeois de Saint-Etienne avait un rendez-vous mystérieux à Paris. Il avait certaines raisons de croire que ce rendez-vous serait périlleux, puisqu'il avait pris soin de s'armer.

Où était ce rendez-vous? Avec qui? Pourquoi? Autant de questions auxquelles vingt reporters pour le moins, sans compter les policiers amateurs, s'ingéniaient à répondre.

Quant à Emile, il avait pris le train pour Saint-Etienne, y débarqua vers neuf heures du matin et se fit désigner la villa que M. Duhourcin s'était fait construire un peu en dehors de la ville, sur une colline plaisante d'aspect.

La villa était confortable, d'assez bon goût. Les pièces en étaient claires et donnaient toutes sur un vaste jardin.

Cela correspondrait exactement à ce qu'un homme comme Duhourcin devait considérer comme la demeure idéale pour ses vieux jours. Le potager était bien entretenu. Il y avait une serre, des arbres fruitiers, et, depuis peu, on avait aménagé un tennis. Le garage, enfin, contenait une voiture qui, si elle n'était pas d'un luxe tapageur, était d'une des meilleures marques de France.

Ce fut une petite bonne aussi laide que possible qui vint ouvrir la porte. Elle était maigre, noiraude, et elle louchait. Son aspect, au premier abord, était revêche, et pourtant Emile ne devait pas tarder à constater que c'était la meilleure fille de la terre.

— Je vais avertir Madame...

— Je vous prie de n'en rien faire... On m'a dit que Mme Duhourcin, à la suite de ces émotions, avait dû s'aliter...

— C'est exact sans l'être... Ce matin elle est debout, mais elle garde encore la chambre... Le docteur Corbion doit venir la voir à dix heures...

— Ne la dérangez donc pas... Je suis d'accord avec M. Jean, qui m'a permis de visiter la maison et de questionner le personnel...

Personnel peu nombreux puisque, en dehors du jardinier, i1 ne se composait que de la femme de chambre, prénommée Elvire, et d'une cuisinière, qu'Emile entrevit à peine.

Partout, une propreté méticuleuse. Au lieu du fouillis plus ou moins poussiéreux qu'on trouve si souvent en province, une atmosphère claire et gaie, des meubles neufs, sobres de lignes, des bibelots qui étaient presque tous bien choisis. En somme, cette maison, dans une exposition universelle, aurait pu constituer un pavillon intitulé La Joie de Vivre.

Un vaste salon, à gauche. Une photographie de jeune fille blonde, sur le piano à queue.

— C'est la fiancée de M. Jean...

Une autre photographie, à côté, celle de Mme Duhourcin, une femme encore jeune d'aspect, de physionomie avenante.

Exactement le contraire, en somme, de ce qu'on croit, de ce qu'on espère trouver quand on cherche une atmosphère de drame.

Or le drame n'en avait pas moins eu lieu.

— Vous serviez à table, mademoiselle Elvire?

— Oui, monsieur...

-- Vous pouvez donc me dire depuis quand votre patron était au régime?

— C'est facile... Cela date des vacances que nous sommes allés passer tous ensemble à Dieppe... D'habitude, on allait en Bretagne... Je ne sais pas pourquoi, cette année-là... Ou plutôt, je me souviens... La villa que Monsieur et Madame avaient l'habitude de louer n'était pas libre... On leur avait signalé une villa à Dieppe... C'est là que Monsieur, qui avait un très bon estomac et un appétit comme je vous en souhaite, s'est mis à se mal porter...

— Il se soignait?

— Madame le soignait... Lui prétendait que ce n'était rien, un peu de surmenage... Elle l'obligeait néanmoins à suivre un régime... Pas de plats à sauce, dont il raffolait... Des légumes bouillis... Pas de gibier... Il y avait des hauts et des bas...

— Que voulez-vous dire?

— Je ne m'y connais pas dans les maladies, mais ma pauvre mère prétendait toujours que ses jambes lui faisaient mal au moment de la pleine lune... Pour Monsieur, c'était un peu la même chose... Sauf que je n'ai jamais pensé à regarder la lune... Pendant dix jours, quinze jours, il se portait comme vous et moi... Je l'entendais fredonner le matin en se rasant... Il m'appelait « ma petite Elvire », car il était volontiers paternel...

— Dites donc, est-ce que par hasard votre patron... Elle comprit à demi-mot.

— Qu'est-ce que vous allez penser là? Ce n'était pas du tout l'homme à ça... Il ne vivait que pour son bureau et pour sa famille, et il était furieux quand il était obligé d'aller à Paris pour ses affaires...

— Il y allait souvent?

— Autrefois, il y allait moins... Ces derniers temps, il a fait de plus fréquents voyages... Il partait le soir et il revenait le lendemain soir, ce qui lui évitait, disait-il, de coucher à l'hôtel...

— De sorte qu'il n'emportait jamais de bagages...

— Non... Il se rasait avant de partir...

— Vous me parliez de sa maladie...

— Eh bien! J’ai remarqué que c'était par périodes que ça lui venait... Des crises, comme on dit... Pendant huit jours, il n'avait pas d'appétit et il avait peine à digérer le peu qu'il mangeait... Puis ça lui passait et il redevenait comme autrefois... Voici la salle à manger... Vous voyez qu'elle est gaie... L'été, on ouvre ces grandes baies et on est pour ainsi dire dans le jardin...

Emile regardait tout, écoutait tout et se montrait d'une minutie qui aurait bien étonné Torrence, car Torrence le traitait souvent d'impulsif.

— A quelle heure votre patron se levait-il?

— Toujours à six heures et demie du matin... Je lui montais une tasse de café... Il prenait son bain et, à sept heures, il descendait... Madame restait encore un peu au lit... M. Jean, lui, qui travaillait aussi à l'usine, se levait en même temps que son père, mais était beaucoup plus long à sa toilette... M. Duhourcin faisait un petit tour de jardin... Il prenait son petit déjeuner et il avait à peine fini que le facteur arrivait... Tenez!... De sa place, ici, il le voyait pousser la barrière blanche et s'avancer dans l'allée... Parfois, il allait à sa rencontre... D'autres fois, c'était moi qui lui apportais le courrier et les journaux...

— Il lisait son courrier dans la salle à manger?

— Rarement... Il avalait sa dernière gorgée de café et il entrait dans son bureau... Tenez!... Par ici...

Un bureau qui n'en était pas un, car on sentait qu'on n'y travaillait pas, que la véritable activité du propriétaire était à son usine. C'était plutôt un fumoir. Des meubles de chêne massif, deux gros fauteuils de cuir, des bibliothèques...

— Il recevait beaucoup de courrier?

— Trois ou quatre lettres par jour, rarement plus... Le courrier d'affaires, il le recevait à l'usine... A huit heures, assis dans ce fauteuil, il fumait sa première pipe en parcourant le Mémorial de Saint-Etienne, auquel il était abonné...

Rien d'équivoque dans tout cela. Une vie paisible, tellement rangée qu'on se demandait par quelle fissure le drame avait pu pénétrer. Et, pourtant, il y avait fatalement une fissure! Un homme ne s'arme pas soudain d'un revolver et ne boit pas coup sur coup trois verres d'alcool, dès le petit matin, s'il n'a pas de bonnes raisons pour...

— Ecoutez-moi bien, mademoiselle Elvire... Vous aimiez votre maître, n'est-ce pas?

— C'est-à-dire que je suis autant en deuil que si j'avais perdu quelqu'un de ma famille...

— Eh bien! Il faut que vous m'aidiez à découvrir son assassin, pour que celui-ci soit puni... Je suppose que c'est votre désir?...

— Qu'est-ce que je dois faire?

Brave Elvire! Elle disait ça comme si on lui avait demandé d'aller attaquer quelque bandit dans son repaire.

— Il faut que vous réfléchissiez... que vous ne répondiez pas à la légère... A ce que je comprends, vous étiez à peu près la seule à approcher votre maître le matin avant son départ pour l'usine... A quelle heure quittait-il la maison?

— A huit heures vingt... Il voulait être le premier arrivé, à huit heures et demie... Avec la voiture, il n'en avait pas pour dix minutes... Parfois, il emmenait M. Jean... D'autres fois, celui-ci allait en vélo à son travail...

— Les crises dont vous me parliez tout à l'heure... Ces crises d'estomac ou de foie, oui... Ces crises de mauvaise humeur aussi... Car il devait être de mauvaise humeur, à ces moments-là, n'est-ce pas?

Elvire rougit et cela n'échappa pas à Emile.

— A quoi pensez-vous? Questionna-t-il.

— A rien...

— Vous venez de vous souvenir de quelque chose...

— C'est ridicule... Pour une fois que...

— Que quoi?

— Qu'il a eu un mouvement de colère...

— Vous m'avez promis tout à l'heure votre aide entière pour découvrir l'assassin...

— C'est déjà vieux...

— Raison de plus...

— Eh bien! Voilà... Un matin, comme ça, je venais d'apporter le courrier et il y avait la petite boîte...

— Qu'est-ce que vous appelez la petite boîte?

— Je ne sais pas... Ou plutôt, je vais vous dire ce que je sais... D'habitude, n'est-ce pas, les imprimés étaient toujours les mêmes... Le Temps, auquel Monsieur était abonné... La Journée industrielle... La Revue des Métaux...

Depuis quelque temps, il arrivait de petites boîtes... Si j'y ai fait attention, c'est que, en tâtant à travers le papier gris, j'ai pensé que ce seraient des boîtes bien pratiques pour ranger des tas de choses...

Et Emile, pensant à une sienne cousine qui avait la même manie:

— Je parie, Elvire, que vous avez la passion des boîtes...

— On a toujours des choses qu'on ne sait où mettre...

— Essayez de me décrire...

— C'était long de vingt centimètres à peu près, large de dix, pas plus épais qu'un doigt... d'ailleurs, j'en ai vu une ouverte...

— Un instant... Votre patron en recevait beaucoup?

— Comme qui dirait une fois par mois...

— Depuis longtemps?

— Plusieurs années...

— Ne répondez pas trop vite... Cette question est la plus importante... Il devait lui arriver, vous l'avez dit, d'être encore dans la salle à manger à la réception du courrier... Dans ce cas, son fils, M. Jean, pouvait être à déjeuner en face de lui… Ouvrait-il son courrier quand même?

— Je le lui ai vu faire...

- A-t-il déjà, dans ces conditions, ouvert une de ces boîtes?

— Non... Je peux vous l'affirmer, parce qu'une fois il s'est levé précipitamment et est venu s'enfermer ici...

— Bien... Maintenant, racontez-moi l'incident qui s'est produit...

— Ce n'est même pas un incident... Il faut encore que je vous explique que Madame est très méticuleuse pour tout ce qui concerne le travail... Il y a une heure déterminée pour nettoyer chaque pièce de la maison... Un matin, j'avais commencé dans le bureau quand Monsieur y était encore... Soudain, sur un coin de meuble, j'ai aperçu une boîte qui venait d'être déballée...

— Décrivez-la-moi en détail...


— C'est facile... C'était plutôt une caissette, en bois blanc... Il y avait longtemps que j'avais envie d'en voir une de près... Je me suis approchée avec l'air de rien, pendant que Monsieur finissait de lire son journal... J'ai fait comme si je mettais de l'ordre... J'ai soulevé le couvercle et j'ai été bien étonnée...

— Qu'est-ce qu'il y avait à l'intérieur?

— Vous ne le devineriez jamais... J'en étais toute gênée... Des petits cubes d'aquarelle et des pinceaux... De la mauvaise qualité, vous savez, comme on en donne aux enfants pour s'amuser... D'habitude, on nous permettait, à la cuisinière et à moi, certaines familiarités... J'ai dit:

» — Monsieur va donc faire de la peinture?...

» Et c'est alors que, pour la première fois, il a été dur à mon égard... Cela lui ressemblait si peu que j'ai gardé ces mots-là sur l'estomac, si je puis dire, pendant des semaines.

» — Ma fille, mêlez-vous de ce qui vous regarde...

— Qu'est-ce qu'il a fait ensuite?

— Il a mis la boîte dans sa poche et il est parti...

— Dites-moi, Elvire, je constate que ce bureau n'est chauffé que par des radiateurs...

— Oui, monsieur...

— Il n'y a donc pas de cheminée... Si votre patron a reçu plusieurs boîtes de ce genre...

— Au moins deux douzaines, pour ne pas dire plus...

— Voulez-vous me dire ce qu'il pouvait en faire?

— Je ne sais pas, monsieur... Il y a bien les tiroirs du bureau qui ferment à clé... Il y a le bas des bibliothèques...

— En tout cas, en dehors de cette boîte dont vous me parlez, vous n'en avez jamais vu, d'autres traîner dans la maison, dans la corbeille à papier ou dans les poubelles, par exemple?

— Jamais...

— Et vous n'avez jamais vu votre maître peindre à l'aquarelle?

— Oh! Monsieur... riposta la femme de chambre, qui, malgré sa douleur réelle, était offusquée par cette idée.

Un quart d'heure plus tard, le fils du mort était dans le bureau, abruti de fatigue et de chagrin. Sans réagir, il remettait à Emile toutes les clés que celui-ci lui demandait.

— Vous espérez vraiment trouver quelque chose ici?

— Je voudrais m'assurer qu'aucun meuble de la maison ne contient des petites boîtes garnies de cubes d'aquarelle...

Jean Duhourcin ne réalisait pas, et il répéta comme dans un cauchemar:

— ... Des cubes d'aquarelle?

L'expérience fut négative. Elle fut en même temps tout à l'honneur de la victime, dont les tiroirs et les meubles ne contenaient que d'honorables papiers de famille, des photographies de son fils à tous les âges, et enfin quelques dossiers qu'il revoyait le soir, chez lui, à tête reposée.

Rien d'équivoque. Pas le plus petit mystère!

— Seriez-vous assez aimable pour m'accompagner à l'usine?

— Si vous voulez...

Décidément, cette affaire se présentait sous le signe de la joie de vivre. Dans le Saint-Etienne fumeux, les Tréfileries françaises comportaient les plus modernes des ateliers, et les bureaux spacieux, presque entièrement vitrés, étaient sans poussière comme sans secret.

— Voici le bureau de mon père... Voici ses clés...

N'était-ce pas ridicule de s'obstiner à la recherche de ces boîtes d'aquarelle? Fallait-il baser toute une enquête sur l'histoire racontée par une petite femme de chambre qu'un détail sans importance avait pu frapper?

Pourtant, il paraissait évident que M. Duhourcin avait bien reçu ces boîtes. La question qui se posait donc était: « Qu'en faisait-il? »

Et Emile de solliciter:

— Suivons ensemble, voulez-vous, à travers les cours de l'usine, le chemin que votre père suivait chaque matin...

On passa à côté de tas de charbon, de détritus, de saumons de cuivre et de fer. Devant une sorte de trottoir roulant, Emile demanda:

— Qu'est-ce que c'est?

— Les détritus qui sont acheminés de la sorte vers le four...

— A partir d'ici, ils ne sont plus triés?

— Il serait impossible de les arrêter... Cinquante mètres encore et ils sont précipités dans le four, où règne une chaleur de...

Emile ne devait pas se souvenir du degré astronomique de température qui régnait dans ce four, mais, un quart d'heure plus tard, il arrivait au bureau de poste de Saint-Etienne. On lui apprit que le facteur qui desservait la villa de M. Duhourcin était en tournée et ne rentrerait pas avant cinq heures de l'après-midi. Emile, toujours flanqué du jeune homme, se mit à sa poursuite et parvint à le rejoindre dans un quartier ouvrier où toutes les maisons — il y en avait plusieurs centaines — étaient bâties sur le même modèle.

Jean Duhourcin proposa de lui-même, avec cette morne indifférence des gens qu'une grande douleur accable:

— Sans doute préférez-vous que je vous laisse?...

Non seulement il venait de perdre son père, mais son mariage était, par la force des événements, remis à une date indéterminée. Tout le monde avait affirmé à Emile qu'il adorait sa fiancée. Celle-ci, d'ailleurs, le méritait.

Un grand garçon sympathique, depuis deux ans ingénieur à l'usine et considéré comme le futur grand patron!

— Dites-moi, monsieur...

Le facteur, sa boîte sur le ventre, s'apprêtait à sonner à une porte et il tenait un mandat-carte à la main.

— J'enquête sur la mort de M. Duhourcin... Vous aimeriez que son assassin soit arrêté, n'est-ce pas?... Dans ce cas, il faut répondre à mes questions...

— Moi?... Moi?... Mais qu'est-ce que vous voulez que je vous dise?...

— Venez un peu à l'écart. On nous écoute...

Et, s'étant planté avec le facteur au milieu de cette rue populeuse:

— Il vous arrivait, en même temps que le courrier habituel, d'apporter à M. Duhourcin de petits paquets qui voyageaient comme imprimés...

— Vous voulez parler des boîtes?...

— C'est cela... Qu'est-ce que vous savez sur ces boîtes?... Le facteur manifesta son embarras.

— Il s'agit de retrouver son assassin! répéta Emile pour l'encourager.

— Si c'est comme ça!... Mais je ne voudrais pas que ça vienne aux oreilles de la famille... Nous, n'est-ce pas, on est tenu au secret professionnel... Sans compter que je n'ai aucune preuve... Mais comme ces boîtes arrivaient tous les mois, et cela depuis le temps que M. Duhourcin était mal portant...

— Continuez, je vous prie...

— Si vous croyez que c'est facile!... Enfin!... J'ai eu un fils qui a attrapé quelque chose de ce genre et qui m'a fait le même coup... Même que, si je ne m'en étais pas aperçu et que si je ne l'avais pas conduit par l'oreille à notre docteur...

— De quoi parlez-vous?

— Des petits paquets semblables que nous distribuons tous les jours... Rapport aux annonces... Traitement infaillible et discret de... Vous comprenez, n'est-ce pas?... Sur les annonces, il y a toujours Envoi discret... Mais nous qu'on est des postes, on reconnaît ces paquets-là!... Voyez-vous, il y a paquet et paquet... Quand un particulier fait un paquet, ça se sent au papier employé, à la façon de nouer la ficelle... Quand c'est une maison qui en expédie des centaines par jour, même s'il n'y a pas de marque dessus, ça se reconnaît... C'est de l'emballage soigné, en série, avec des papiers collants et tout... J'ai donc pensé —mais ne le répétez à personne — que le pauvre monsieur avait attrapé...

— Vous êtes sûr qu'il n'y avait pas de marque sur les paquets?

— Certain... J'en suis certain à cause de mon fils... Je me demandais si ça venait de la même maison... Mon fils, on lui envoyait des ampoules, dans des caissettes en bois blanc... Saloperie!... Et l'imbécile qui n'osait pas m'avouer...

— Ces envois étaient-ils recommandés?

— Non, monsieur... Ils ne le sont jamais, parce que c'est plus discret ainsi... Si je vous disais combien j'en distribue chaque jour... Les pauvres types se figurent que je ne comprends pas...

— Et vous ne vous souvenez pas de la date à laquelle ont commencé ces...

— Non, monsieur... Mais je peux vous dire que c'est vers ce moment-là que M. Duhourcin, qui était un si bel homme, fort comme un bœuf, toujours riant, s'est mis à changer... De quel bureau de Paris ça venait-il, je ne m'en souviens pas non plus, mais ça venait sûrement de Paris...

— Une question encore... Je vois que vos clients s'impatientent...

— Bah! Pour ce que je leur apporte... J'ai au moins cinquante avertissements du percepteur dans ma boîte...

— Quand avez-vous remis le dernier paquet de ce genre à M. Duhourcin?....

— Il y a trois jours, tout juste... La veille du jour qu'il est mort... Cela m'a frappé, parce que je lui en avais déjà remis un la semaine précédente et que d'habitude...

Pourquoi M. Duhourcin, sous-directeur des Tréfileries françaises, recevait-il régulièrement des boîtes d'aquarelle comme on en donne aux enfants, pourquoi les faisait-il disparaître avec tant de soin — sans doute en les brûlant dans le four de l'usine — et pourquoi...

— Il vous a dit des choses intéressantes? Questionna sans espoir Jean Duhourcin, qui attendait à cent mètres de là avec la voiture.

— Ma foi... Cela dépendra de ce que je découvrirai à Paris...

Et Emile se fit conduire sans plus tarder à la gare.








III

Où Emile décrit d'avance les mains de quelqu'un qu'il

n'a jamais vu, mais où il a quand même une petite

surprise

On aurait dit que le ciel voulait se mettre à l'unisson de l'enquête. Le cinquième jour après la mort de M. Duhourcin, Paris s'éveillait une fois de plus dans le brouillard, et le fait qu'on n'avait pas encore arrêté l'assassin du bourgeois de Saint-Etienne n'était pas pour rassurer la population. Le plus lâche de tous était sans doute Adolphe, le coiffeur de la cité Bergère, dont le salon était juste en dessous de l'Agence O. Depuis qu'il avait entendu, ou cru entendre, le coup de feu, il racontait à tous ceux qui voulaient l'entendre que celui-ci lui était peut-être destiné et, chaque matin, maintenant, c'était son petit commis de quinze ans qui devait aller dehors retirer les volets.

Mlle Berthe était enrhumée. Torrence était maussade, voire grognon. Barbet courait du matin au soir et du soir au matin pour vérifier les pistes, plus invraisemblables les unes que les autres, que tous les amateurs de mystère envoyaient à l'Agence O.

Il n'y avait qu'Emile à revenir de Saint-Etienne avec une humeur égale, sinon enjouée. Comme par hasard, le matin qui suivit son retour, la police fit une découverte. Un marinier qui poussait sa péniche à la gaffe avait senti une étrange résistance au fond de l'eau. Ce n'était pas le contact habituel de la vase du fond. Le marinier tâtonna, eut l'impression de reconnaître la forme d'un corps. Alors il jeta un grappin.

Quelques instants plus tard, les habitants du quai de Valmy avaient une fois de plus sous les yeux un spectacle sinistre. Le corps d'un homme absolument nu venait d'être retiré de l'eau. Une corde, attachée à la cheville gauche du cadavre, maintenait à l'autre bout une assez grosse pierre. Etait-ce cette pierre qui avait servi à écraser littéralement le visage? Toujours est-il que celui qui avait jeté le mort à l'eau avait fait le nécessaire pour que l'identification fût impossible. Ce qui mettait le comble à l'horreur, c'est que les deux mains étaient coupées, et ce n'était pas l'hélice d'un bateau, comme un vieux monsieur le supposa, qui avait pu faire des sections aussi nettes, surtout aux deux poignets à la fois.

Enfin, la poitrine portait les traces d'un coup de feu tiré à bout portant.

Emile écouta avec beaucoup de calme ces renseignements que le commissaire Lucas lui donnait au téléphone.

Quant à Torrence, il manifesta une certaine surprise quand il entendit son collaborateur affirmer, comme si c'était la chose la plus naturelle du monde:

— Vous verrez que, si on retrouve les mains, elles porteront des traces d'encre violette, sans doute des traces de colle, et qu'enfin la face latérale externe de l'index et de l'auriculaire...

— Qu'est-ce que vous racontez? cria Lucas dans l'appareil, croyant qu'on se moquait de lui.

— Je dis qu'on retrouvera des durillons aux endroits que je vous désigne... Des durillons provoqués par le frottement de ficelles... Enfin, il est à peu près certain que si, par miracle, ces mains sont retrouvées, les empreintes digitales ne seront pas inconnues du Service anthropométrique...

Toute la journée se passa à draguer le canal. Emile avait annoncé d'avance que cela ne servirait à rien.

— Vous comprenez que, si on a pris tant de peine pour rendre le cadavre méconnaissable, on n'a pas été assez bête pour se débarrasser des pièces compromettantes au même endroit que le cadavre...

A deux heures de l'après-midi, en tout cas, on avait une certitude, et la nouvelle, aussitôt transmise à Saint-Etienne, par un journaliste, y fit l'effet d'une bombe: La balle extraite de la poitrine du cadavre du canal Saint-Martin était bien celle qui avait été tirée avec le revolver de Gérard Duhourcin.

Ainsi donc, il était prouvé que le sous-directeur des Tréfileries françaises était un assassin!

— C'est dommage, patron, soupirait Emile Ces gens-là sont sympathiques au possible. Ils s'étaient aménagé une existence paisible, dans un cadre charmant... Si, au lieu de s'arrêter en route, Duhourcin était venu directement de la Gare de Lyon chez nous, sans doute toute la famille aurait-elle été sauvée?...

Emile devait savoir à quoi il faisait allusion, car il ne fut pas étonné le moins du monde quand, vers quatre heures de l'après-midi, l'Agence O reçut une lettre mystérieuse. L'adresse sur l'enveloppe, le texte à l'intérieur étaient formés de caractères découpés dans un journal à gros tirage.

Vous feriez mieux de laisser tomber. Tant pis pour vous si ça fait du vilain.

— Qu'est-ce que je vous disais? Soupira Emile Vous allez voir que la Police judiciaire a reçu le même avis.

Un coup de téléphone au Quai des Orfèvres, et Lucas confirmait la nouvelle. Il venait de recevoir la même lettre exactement que l'Agence O.

— Le malheur, reprit bientôt Emile, c'est qu'une fois l'appareil judiciaire mis en branle, rien ne peut plus l'arrêter. Il n'y aurait qu'un moyen de sauver ces gens-là... (Et il faisait évidemment allusion à la famille Duhourcin, pour laquelle sa sympathie était évidente.) ... C'est que nous arrivions les premiers...

— Je me demande ce que ce nègre... murmura Torrence. Or je suis sûr que, quand le malheureux a prononcé ce mot, il s'efforçait de me mettre sur la piste... Mais alors, pourquoi, en même temps, regardait-il l'heure d'une façon significative?... Il était dix heures sept... Voilà quatre jours que je me creuse la tête... J'ai additionné les chiffres... Dix et sept... Cela ne donne rien... On a interpellé des douzaines de pauvres nègres...

— Il a fallu une charrette à bras! s'écria soudain Emile comme s'il faisait une découverte sensationnelle.

— Pour quoi faire?

— Attendez, patron... Je crois que je tiens le bon bout... Mademoiselle, donnez-moi à l'appareil le médecin légiste, s'il vous plaît... Allô!... Le docteur Paul?... Oui, l'Agence O... Dites-moi, docteur... Pouvez-vous me dire si le cadavre du canal Saint-Martin a été jeté à l'eau aussitôt après le coup de feu, ou assez longtemps après?... Je n'ai pas le rapport sous les yeux et c'est urgent... Vous dites?... Selon vous, le corps aurait été jeté à l'eau vingt-quatre heures après le crime?... Et la mutilation des poignets... Plusieurs heures après la mort?... Je vous remercie... Cela confirme mon hypothèse...

Il mordilla machinalement sa cigarette et fit la grimace, car il venait de mâcher un gros morceau de tabac.

— Une charrette à bras ou un, triporteur, c'est bien ce que je disais... Vous allez voir, patron, qu'à part le nègre, cette histoire est très simple...

Mlle Berthe s'était approchée pour écouter, un mouchoir à la main, et son rhume lui donnait l'air de pleurer.

— Depuis certaines vacances qu'il a passées à Dieppe, Duhourcin, pour une raison que j'ignore et qu'il faudra découvrir, était la proie d'un maître chanteur... Cela devait être grave, car la santé de cet homme fort, bien équilibré, s'en était altérée et il souffrait surtout les premiers jours du mois, après avoir reçu une certaine boîte contenant d'innocents cubes d'aquarelle... Sans doute un moyen, pour son tortionnaire, de lui rappeler son existence et de réclamer de nouveaux subsides...

» Pendant cinq ans, Duhourcin a payé... Mademoiselle Berthe!... Demandez-moi donc l'agence du Crédit Lyonnais à Saint-Etienne... je n'avais pas pensé à ce détail...

» Duhourcin est sur le point de marier son fils à la fille de son directeur... C'est ce que tout le monde appelle un parti magnifique... Pensez que Duhourcin a débuté comme simple comptable et que le voilà presque à la tête d'une affaire industrielle de premier plan...

» Le maître chanteur devient plus gourmand Il exige des sommes sans doute disproportionnées avec les moyens de sa victime... Menace-t-il d'empêcher le mariage au dernier moment? C'est probable...

» Duhourcin est obligé, à la dernière minute, de faire ce voyage à Paris... Il est décidé à venir nous voir et à remettre son sort entre nos mains... Malheureusement, nos bureaux n'ouvrent qu'à dix heures... Pourquoi, en attendant, ne tenterait-il pas une ultime démarche?

» Cet homme est à bout... Il s'est armé d'un revolver... Il est décidé, pour sauver les siens, à aller jusqu'au crime...

» Les cinquante mille francs retrouvés dans la poche de son veston nous renseignent clairement.

» Il venait les proposer, en quelque sorte, pour solde de tous comptes... Le maître chanteur refuse... Duhourcin tire... Il accourt... Il va tout nous avouer, nous supplier de le sauver quand même, si c'est encore possible...

» Un complice, qui est au courant de tout, le suit dans le métro, puis cité Bergère, et, à la dernière seconde, lui tire une balle dans la poitrine...

— Vous avez le Crédit Lyonnais, annonce Mlle Berthe. Quand Emile raccroche, quelques minutes plus tard, il articule:

— C'est bien ce que je pensais!... A la grande stupeur de la famille, le compte en banque de Gérard Duhourcin, qu'on croyait largement créditeur, est débiteur depuis quelques jours, exactement depuis le retrait des derniers cinquante mille francs... On a procédé hier, en présence du notaire, à l'ouverture du coffre, et on s'est aperçu que tous les titres avaient été vendus au cours des dernières années... Enfin, la villa de Saint-Etienne est hypothéquée pour plus de la moitié de sa valeur...

— Et vous pensez que ce serait un nègre qui...

— Je pense que le complice qui a tué Duhourcin a fait disparaître le corps de son camarade en le jetant dans le canal Saint-Martin... Donc, le premier drame, le meurtre du maître chanteur, n'a pas eu lieu sur la voie publique, mais dans un endroit où un cadavre pouvait rester vingt-quatre heures sans être vu...

» Le fait que les mains ont été coupées prouve, en outre, que les empreintes digitales du mort suffiraient à permettre son identification, autrement dit, qu'il s'agissait d'un repris de justice ayant sa fiche au Service anthropométrique...

» Enfin, le complice si prudent n'a évidemment pas hélé un taxi pour transporter le cadavre... Même s'il dispose d'une voiture particulière, il ne s'en est pas servi, car une voiture s'arrêtant près du canal, quai de Valmy, ne passerait pas inaperçue...

» Je parie donc pour une charrette à bras ou un triporteur.

» Quant à l’avis que nous venons de recevoir, ainsi que la police, il est clair. Les documents qui permettaient de faire chanter Duhourcin n'ont pas disparu, mais sont à présent entre les mains du complice...

» Celui-ci nous fait chanter à son tour... Ou l'enquête est abandonnée, ou, s'il se sent perdu, il se servira des armes qui sont en sa possession...

— Je ne vois toujours pas ce que le nègre...

Exaspéré, Emile lança:

— Vous n'avez pas encore fini avec votre nègre... Vous ne voyez donc pas que c'est ce sacré nègre qui fausse toute l'enquête et que...

Soudain, il s'immobilisa, les yeux fixés sur l'horloge de l'Agence O. Il attrapa son chapeau, son pardessus. Il se précipitait vers la porte, quand Torrence lui cria:

— Où allez-vous?

— Chercher le nègre!...

C'était si inattendu que Torrence, inquiet, s'élança sur ses talons sans prendre le temps de passer son manteau.





IV

Où Emile découvre à la fois le nègre qui n'a rien à dire,

l'horloge qui s'est arrêtée depuis longtemps et un triporteur

dans une cour

Emile n'avait pas pris de taxi. Il marchait vite, le long des grands boulevards, dans la direction de la Porte Saint-Martin, et Torrence sentait bien que ce n'était pas le moment de lui poser des questions.

Boulevard Saint-Martin, le jeune homme roux, de l'Agence O, s'immobilisa soudain et leva un doigt dans la direction des maisons d'en face.

— Eh bien? Questionna Torrence.

— Le nègre...

— Quel nègre?... Je ne vois pas...

Mais au même instant Torrence comprenait soudain. Ils étaient arrêtés en face d'une grande maison d'horlogerie. Sur les vitres, on lisait les mots: Au Nègre-de-Toulouse.

Et au-dessus de la devanture trônait un énorme nègre en bronze, un nègre nu dont le ventre était constitué par une horloge. C'était l'enseigne de la maison.

— Comprenez-vous maintenant pourquoi, en parlant du nègre, ce pauvre homme regardait fixement l'horloge?... Il espérait que des Parisiens comme nous, qui passons chaque jour devant ce magasin, ne s'y tromperaient pas...

Ils traversèrent la rue. A droite du magasin, il y avait un long couloir qui donnait dans une cour. Dans cette cour étaient rangés plusieurs triporteurs, dont un sans marque apparente.

— Vous avez votre revolver, patron? Voyez-vous, si le gaillard qui a coupé froidement les mains de son camarade est encore ici, cela m'étonnerait qu'il ne...

— Qu'est-ce que vous désirez? Questionna une concierge crasseuse, en sortant de sa loge.

— Absolument rien, madame...

Ils venaient de pénétrer, en somme, dans les coulisses de Paris et ils auraient pu se croire retournés un siècle ou deux en arrière. Si les maisons, sur le boulevard, avaient un air assez moderne, il n'en était pas de même de la cour, où, dans des bâtiments qui menaçaient ruine, semblaient s'être réfugiés tous les petits métiers de Paris.

Au mur, quelques plaques d'émail. Elles annonçaient un fabricant de fleurs pour chapeaux, une maison spécialisée dans les « attrapes-surprises », un emballeur spécialisé lui, dans la verrerie fine, une sage-femme qui devait être une faiseuse d'anges...

— Dites-moi, patron, pendant que je surveille ce triporteur sans marque, vous seriez bien aimable d'aller m'acheter quelques journaux...

Torrence regarda son collaborateur avec ahurissement, mais s'éloigna néanmoins. Il y avait un kiosque presque en face et il revint aussitôt.

— Pendant que je jette un coup d'œil sur les annonces, ne laissez sortir personne...

La concierge, à travers les vitres douteuses de sa loge, les observait avec inquiétude...

... Objets perdus ... Objets trouvés ... Filatures, Divers... Tiens! Une annonce de l'Agence O... Prêts aux fonctionnaires...

Emile épluchait toutes les rubriques des petites annonces.

— Voilà, patron... Ecoutez... Quarante francs par jour sans quitter emploi. Travail facile à domicile. Ecrire Simplex, 17 bis, boulevard Saint-Martin...

— Eh bien?

— Nous sommes au 17 bis... Tenez... Voici la plaque d'émail de la maison Simplex... Rez-de-chaussée au fond de la cour... Il y a même une main pour nous désigner le chemin...

— Je ne vois pas ce que Simplex...

— Vous remarquerez qu'il y a de la lumière dans la sorte de cave que cette main mal dessinée nous désigne... Savez-vous ce qu'on vend là-dedans?... Quarante francs par jour sans quitter emploi... Vous écrivez... On vous prie d'adresser à la maison Simplex la somme de cent francs pour le matériel nécessaire au travail facile en question... Et, par retour du courrier, vous recevez une boîte d'aquarelle comme on en vend pour dix francs dans tous les bazars... Dans la boîte, il y a un certain nombre de cartes-vues à colorier... Une notice vous explique enfin que, en coloriant quarante cartes par jour et en les revendant un franc la pièce...

La lumière venait de s'éteindre dans le local en sous sol de la maison Simplex.

— Attention, patron... Vous, vous ceinturez le type qui va essayer de passer... Il se débattra... Moi, je lui fais les poches... Si je vous donne un coup de pied dans les tibias vous vous arrangerez pour le lâcher sans avoir l'air de le faire exprès et...

Ce n'est pas à cause de l'étrangeté de cet ordre que Torrence hésita, mais à cause de la silhouette inattendue de l'homme qui traversait la cour. Etait-ce un homme ? N'était-ce pas plutôt un enfant?... Vingt ans à peine... Maigre et souple comme un gamin de Paris...

Il les observait... Il était évident qu'il les avait reconnus... Toute la question, pour lui, était de franchir l'étroit passage... Sur le boulevard, il se débrouillerait...

— Reculez un peu, patron... Laissez-lui l'illusion qu'il pourra passer...

Et, en effet, le jeune homme bondit soudain... Torrence au passage, le ceintura... Le jeune homme n'hésita pas à crier:

— Au voleur!... Au voleur!...

Et les témoins de cette scène, s'il y en avait — il y avait tout au moins la concierge, mais elle restait prudemment tapie dans sa loge — les témoins de cette scène, dis-je, devaient croire à un vol audacieux...

Pendant que le grand et puissant Torrence maintenait le jeune voyou qui se débattait comme un diable, Emile lui faisait les poches le plus cyniquement du monde.

Un coup de pied dans les tibias...

Torrence, comme par hasard, lâcha prise...

L'instant d'après, telle une anguille, le jeune homme se faufilait dans la foule des boulevards.

— Nous ferions mieux de l'imiter... Les gens qui ont assisté à la scène sont capables d'appeler la police... J'ai en poche quelque chose que je préférerais examiner en toute tranquillité...

C'étaient des lettres, comme ils s'y attendaient. Ils les lurent tour à tour, dans le bureau de l'Agence O, cependant que Mlle Berthe bouillait de curiosité.

De toute évidence, les lettres avaient été écrites, vingt-cinq ans plus tôt, par Gérard Duhourcin. Elles prouvaient que cet homme n'avait pas toujours été l'austère personnage qu'on connaissait à Saint-Etienne.

Petit employé à Paris, il s'était imprudemment lié à des jeunes gens plus que faisandés. La bande, qui menait joyeuse vie, manquait souvent d'argent et s'en procurait comme elle pouvait.

Le chef était un certain Grellet, désigné dans les lettres sous le prénom d'Etienne.

Un soir qu'ils étaient en bombe, ils avaient voulu dévaliser un riche noctambule qu'ils avaient rencontré, ivre mort, non loin de la place Blanche. Il ne s'agissait que de lui prendre son portefeuille sous prétexte de le mettre dans un taxi.

Malheureusement, il était moins ivre qu'il le paraissait Malheureusement aussi, Grellet avait un couteau en poche et, comme la victime ouvrait la bouche pour crier, il n'avait pas hésité à s'en servir...

Seul de la petite bande Grellet avait été arrêté, deux mois plus tard. Il avait écopé de dix ans de bagne.

— Vous comprenez, patron?... Il est revenu de là-bas plus pourri encore qu'il n'était parti... Il comptait bien faire payer cher son silence à ses anciens complices... Il avait eu soin de se faire écrire par eux des lettres compromettantes... Je suis sûr qu'ils sont quelques-uns, en dehors de Duhourcin, qui ont payé cher leurs folies de jeunesse...

» Grellet a installé, boulevard Saint-Martin, cette officine qui est bien dans sa manière...

» Il n'a pas retrouvé Duhourcin tout de suite... Il semble, que ce soit par hasard, un été, à Dieppe, qu'il l'ait soudain reconnu...

» Et Duhourcin a « craché » à son tour... Il a craché d'au tant plus épais, comme disent ces messieurs, qu'il était devenu un fort honnête homme et un citoyen important... Plus il s'élevait dans la hiérarchie sociale, et plus les sommes à verser devenaient rondelettes...

» A plus forte raison, quand il a été question du merveilleux mariage de son fils, Grellet s'est-il montré exigeant...

» Au bout de son rouleau, Duhourcin a perdu la tête a tiré...

» Ce qu'il ignorait, c'est que Grellet avait un neveu, Hum!... Appelons ça comme vous voudrez... On prétend que ces mœurs-là sont courantes au bagne... Vous avez vu le jeune homme de tout à l'heure?...

» Sans doute ce jeune homme, caché dans le bureau voisin, a-t-il assisté à la scène et à la mort de .Grellet... Il a suivi Duhourcin... Quand il l'a vu sur le point de pénétrer à l'Agence O et de tout révéler, il a tiré à son tour

» Je suis sûr que, si on examine le triporteur sans marque qui se trouve dans la cour et qui servait à porter à la poste, chaque soir, les fameuses boîtes d'aquarelle, on retrouvera des traces du cadavre...

C'est tout, patron... Je vous demande pardon du coup de pied que je vous ai donné dans les tibias...

Torrence hochait la tête. Il avait compris.

— Ce que je me demande, c'est ce que je vais raconter à Lucas... Je suppose que vous avez l'intention...

Emile avait déjà devancé sa pensée et jeté le paquet de lettres compromettantes dans le poêle.

— J'ai l'intention, dit Emile en tisonnant, de faire le plus grand tort à l'Agence O en déclarant à la presse que nous n'avons rien découvert... Je m'en excuse, mon bon Torrence... On prétendra que nous ne sommes pas plus forts que la police officielle et certains insinueront, une fois de plus, que notre réputation est surfaite Mais je me souviens d'une certaine maison, à Saint-Etienne, avec des photographies sur le piano à queue...

— Elle est jolie?

— Qui?... Elvire?... Elle est affreuse...

— C'est de la fiancée que vous parlez?

— Mais non!... Je parle de la femme de chambre... Elle louche, pardessus le marché... La fiancée, elle, est ravissante, et je suis persuadé que, dans quelques semaines, quand les événements feront partie du passé... Ce qui me navre, ce sont les pauvres nègres...

— Je ne comprends pas...

— C'est pourtant simple!... A cause de ce que vous lui avez dit, Lucas va continuer à arrêter tous les nègres de Paris et à les passer sur le gril... Quant au seul nègre qui soit pour quelque chose dans cette histoire, Lucas n'aura certainement pas l'idée de l'interroger dans le redoutable silence de son cabinet... Quelle heure est-il donc?...

Mais la vue de l'horloge, blafarde dans son cercle noir, lui rappela une scène pénible et il se rembrunit.


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