La cage d’Emile



La Cage d’Emile


I

Où une jeune fille défaille dans les bras du solide Torrence,

et où l'on surprend l'étrange hiérarchie qui règne à l'agence


Onze heures du matin. On sent que le brouillard visqueux dans lequel Paris s'est éveillé ne se lèvera pas de la journée. La jeune fille a fait arrêter son taxi, faubourg Montmartre, et elle s'est précipitée vivement dans la cité Bergère. Il doit y avoir répétition au Palace, car deux ou trois douzaines de figurantes ou de danseuses font les cent pas sur le trottoir.

Juste en face de l'entrée des artistes du grand music-hall, un salon de coiffure, à la devanture peinte en un mauve criard: Chez Adolphe.

A droite, une petite porte, un couloir obscur, un escalier qu'aucune concierge ne défend. Une plaque d'émail, des mots en noir sur blanc: Agence O, second étage à gauche.

Les plus grandes vedettes mondiales ont franchi la porte en face et des hommes politiques célèbres, des princes du sang, des milliardaires se sont glissés dans les coulisses du Palace.

Combien de ces mêmes personnages, par des matins pareils à celui-ci, se sont-ils précipités, col relevé et chapeau baissé, dans l'escalier de l'Agence O?

Sur le palier, la jeune fille marque un temps d'arrêt et tire un miroir de son sac. Mais ce n'est pas pour se refaire une beauté. Au contraire, pendant qu'elle se regarde, son visage prend une expression encore plus affolée.

Elle sonne. Un pas traînant. La porte est ouverte par un garçon de bureau qui ne paie pas de mine. L'antichambre est miteuse. Un journal sur une petite table. Sans doute le garçon de bureau était-il en train de lire?

— Je voudrais voir le directeur... prononce-t-elle avec agitation. Voulez-vous lui dire que c'est très urgent...

Et elle se tamponne les yeux de son mouchoir. L'huissier a dû en voir d'autres, car il se dirige sans se presser vers une porte, disparaît, revient un peu plus tard et se contente de faire un signe.

L'instant d'après, la jeune fille pénètre dans le bureau de Joseph Torrence, ex-inspecteur de la Police judiciaire, directeur de l'Agence O, une des plus fameuses agences de police privée du monde entier.

— Donnez-vous la peine d'entrer, mademoiselle... Veuillez vous asseoir...

Rien de plus banal que ce bureau qui a entendu tant de terribles confidences. Rien de plus rassurant que le grand Torrence, un colosse débonnaire à la quarantaine bien soignée et bien nourrie.

La fenêtre, qui donne sur la cité Bergère, a des vitres dépolies. Les murs sont garnis de bibliothèques et de classeurs. Derrière le bureau d'acajou, à portée de la main de Torrence, un coffre-fort comme il y en a dans tous les bureaux d'affaires.

— Excusez-moi, monsieur, d'être un peu nerveuse... Vous comprendrez, quand vous saurez... Nous sommes bien seuls, n'est-ce pas?... J'arrive de La Rochelle... Il s'est passé là-bas...

Elle ne s'est pas assise. Elle va. Elle vient. Elle froisse et défroisse son mouchoir, en proie à l'agitation la plus vive, tandis que Torrence bourre méthodiquement sa pipe.

A ce moment, une porte s'ouvre. Un long jeune homme roux, qui semble avoir trop grandi et dont le complet est devenu trop petit, pénètre dans la pièce, s'excuse, balbutie: — Pardon, patron...

— Qu'est-ce que c'est, Emile?

— Rien... Je... J'avais oublié...

Il prend quelque chose, un dossier quelconque, dans les rayons, et il disparaît si gauchement qu'il se heurte au chambranle de la porte.

— Continuez, mademoiselle...

— Je ne sais même plus où j'en étais... Tout cela est tellement tragique, tellement inattendu... Mon pauvre papa...

— Peut-être que si vous commenciez par m'apprendre qui vous êtes?...

— Denise... Denise Etrillard, de La Rochelle... Mon père est le notaire Etrillard... Il viendra vous voir cet après-midi. Il me suit... Mais j'ai si peur que j'ai préféré...

Juste derrière le banal bureau de Torrence, il y a un bureau plus petit, plus sombre, encombré des objets les plus hétéroclites. Le jeune homme roux que le grand patron a appelé Emile s'est assis devant une vulgaire table en bois blanc. Il s'est penché. Il a tourné une sorte de commutateur et aussitôt il entend distinctement tout ce qui se dit dans la pièce voisine.

En face de lui, un judas. De l'autre côté, personne ne pourrait soupçonner ce judas, qui a l'air d'un honnête miroir encastré entre les rayons de la bibliothèque.

Impassible, les yeux immobiles derrière de grosses lunettes d'écaille, une cigarette éteinte aux lèvres, Emile écoute et regarde, un peu comme ces aiguilleurs qu'on aperçoit au passage dans leur cage de verre.

La jeune fille a dit : « Denise Etrillard... Mon père est le notaire Etrillard... »

Sans broncher, Emile a attiré vers lui un lourd annuaire. Il cherche dans la liste des notaires, à la lettre E... Etienne... Etriveau... Pas d'Etrillard!

Il regarde et écoute toujours. Cette fois, c'est un annuaire des téléphones qu'il feuillette, aux pages consacrées à La Rochelle... Il existe bien un Etrillard, ou plutôt une veuve Etrillard, marchande de poisson...

De l'autre côté de la vitre, la voix fait:

— Je ne me sens pas capable, en ce moment, de vous fournir de longues explications.... Mon père, qui sera ici à quatre heures au plus tard, vous dira mieux que moi... C'est tellement inattendu... Tout ce que je vous demande, c'est, en attendant, de mettre en lieu sûr les documents que j'ai pu sauver...

Emile saisit un appareil téléphonique placé à portée de sa main. La sonnerie retentit dans le bureau de Torrence. Torrence décroche, écoute.

— Demandez-lui à quelle heure elle est arrivée...

Pendant ce temps, la jeune fille a sorti de son sac une imposante enveloppe jaune, que cinq cachets de cire rouge rendent plus solennelle.

— Vous venez d'arriver à Paris?

— Le temps de sauter dans un taxi et je suis accourue... C'est mon père qui m'a dit...

— Qui vous a dit de vous adresser à nous?

— Nous étions bien tranquilles, hier au soir, quand nous avons entendu du bruit dans l'étude... Mon père a saisi son revolver... Dans l'obscurité, il y avait un homme, mais il a eu le temps de s'enfuir par la porte-fenêtre... Mon père a compris tout de suite qu'on en voulait à ces documents... Il lui était impossible de quitter aussitôt La Rochelle... Par crainte d'un nouvel attentat, il m'a chargée... Quand il vous aura tout expliqué, vous comprendrez ma nervosité, mon angoisse... Ceux qui nous poursuivent sont implacables…

Pendant ce temps-là, Emile le roux a toujours l'air d'un brave employé qui accomplit tranquillement sa besogne. Après l'annuaire des notaires de France, après l'annuaire des téléphones de la Charente-Inférieure, c'est maintenant l'indicateur des chemins de fer qu'il consulte, sans perdre la jeune fille des yeux plus de quelques secondes.

Elle est très bien, cette jeune fille. Elle est habillée exactement comme une provinciale de bonne famille. Son tailleur gris est parfaitement coupé. Son chapeau est à la mode sans être agressif. Les gants sont en suède gris perle.

Mais il y a un détail que Torrence n'a pas pu voir, parce qu'il est trop près, il est difficile d'examiner avec toute l'attention voulue une personne qui vous parle.

Tandis qu'Emile, à son microscope, comme il appelle son judas...

Si, comme elle le raconte, elle a quitté précipitamment la Rochelle, si elle a voyagé une partie de la nuit, si elle vient seulement de débarquer et si de la gare elle a pris directement un taxi pour la cité Bergère, comment se fait-il que ce tailleur si simple et si correct ait encore ses plis bien nets, surtout le pli des manches qui se forme quand on met un vêtement dans une malle?

La Rochelle... La Rochelle-Orsay... Eh bien! Le seul train par lequel elle a pu venir de La Rochelle est arrivé à Paris à 6 h. 43 du matin...

— Tout ce que je vous demande, c'est de mettre ce document en sûreté dans votre coffre jusqu'à l'arrivée de mon père... Je vous en supplie, monsieur... Il vous expliquera... Et je suis sûre que vous ne refuserez pas de nous aider...

Elle ment bien. Elle est même émouvante. Elle va. Elle vient. Est-ce que sa nervosité elle-même est jouée?

— Si vous m'affirmez que votre père viendra cet après-midi.... grogne Torrence. J'aimerais pourtant que vous me laissiez votre adresse à Paris... Vous êtes descendue à l'hôtel?

— Pas encore... Je vais y aller... Je voulais avant tout...

— A quel hôtel descendrez-vous?

— Mais... A l'Hôtel d'Orsay... A la gare même... Vous garderez ce document, n'est-ce pas?... Je suppose qu'on peut avoir confiance dans votre coffre?... Personne n'oserait...

Elle esquisse un pâle sourire.

— Personne n'oserait, non, mademoiselle... Je vais d'ailleurs enfermer cette enveloppe sous vos yeux...

Et le bon géant Torrence se lève, tire une petite clé de sa poche, ouvre le coffre-fort. La jeune fille, machinalement, s'approche.

— Si vous saviez comme cela me soulage de voir enfin ces papiers en sûreté!... Il s'agit de l'honneur, de la vie de toute une famille...

Pendant que Torrence referme consciencieusement le coffre, Emile a décroché à nouveau le téléphone intérieur, mais cette fois il est branché sur l'appareil du garçon de bureau qui lit son journal dans l'antichambre. La conversation est brève, si on peut appeler cela une conversation. Emile, en effet, se contente de prononcer: — Chapeau...

En même temps, le jeune homme roux fronce les sourcils. Denise, le coffre refermé, s'est appuyée au bureau de Torrence et elle murmure: — Je vous demande pardon... J'ai tenu bon jusqu'ici... Les nerfs me soutenaient... Maintenant que ma tâche est presque terminée, je... je...

— Vous vous sentez mal? S’inquiète Torrence.

— Je ne sais pas... Je...

— Attention...

Elle s'est laissée aller dans ses bras. Elle a les yeux mi-clos. Elle cherche sa respiration, elle se débat contre l'évanouissement qui la menace.

Torrence veut appeler. Elle proteste.

— Non... Pardonnez-moi... Ce n'est rien... Une défaillance...

Elle s'efforce de sourire, un pauvre sourire qui émeut l'épais Torrence.

— Vous serez ici à quatre heures, n'est-ce pas?... Je viendrai avec mon père... Vous saurez tout... Je suis certaine, maintenant, que vous ne nous refuserez pas votre aide...

Elle est debout au milieu du bureau. Elle se baisse.

Mon gant... Au revoir, monsieur... Croyez que...

Barbet, le garçon de bureau qu'on appelle ainsi à cause de sa face velue, aux poils en friche, se lève pour la reconduire jusqu'au palier. Dès qu'elle est dans l'escalier, il se coiffe d'un melon verdâtre, célèbre cité Bergère, endosse son pardessus et, sortant par une autre issue, arrive faubourg Montmartre avant la visiteuse.

Quant à Torrence, il s'est tourné vers la vitre et s'est contenté de faire un clin d'œil. Emile quitte le bureau et pénètre chez le patron.

— Qu'est-ce que vous dites de cette petite?

Alors l'employé au complet étriqué n'hésite pas à prononcer sur un ton qui n'admet pas de réplique:

-- Je dis que vous êtes un idiot!

Tous ceux qui ont mis les pieds à l'Agence O, tous ceux qui, en des circonstances difficiles ou dramatiques, ont fait appel au célèbre détective Torrence, seraient bien étonnés s'ils pouvaient le voir, confus, tête baissée, bafouillant en face de ce jeune homme qu'il présente tantôt comme son employé, tantôt comme son photographe, parfois comme son chauffeur.

Il est vrai qu'Emile a changé. Certes, son costume n'est devenu ni plus grand ni plus large. Ses cheveux ne sont pas d'un roux moins ardent et il a toujours des taches de son aux alentours du nez, des yeux de myope sous les lunettes d'écaille.

Pourtant il paraît moins jeune. Vingt-cinq ans? Trente-cinq? Bien malin qui pourrait le dire. Sa voix est sèche, tranchante.

— Qu'est-ce que vous aviez mis dans la poche gauche de votre veston? Questionne-t-il.

Torrence fouille ses poches.

— Mon Dieu...

— Oui, « mon Dieu! » Si vous croyez que c'est par plaisir qu'une jeune fille se jette dans vos bras.

— Mais... elle était...

Torrence est abattu, navré, humilié.

— Je vous demande pardon, patron... elle avait fini par m'émouvoir... Je ne suis qu'un idiot, vous avez raison... Quant à ce qu'elle m'a pris... C'est une catastrophe... Il faut courir après... Il faut la retrouver coûte que coûte...

— Barbet est sur ses talons...

Torrence a beau être habitué, il est émerveillé, une fois de plus.

— Le mouchoir, n'est-ce pas? Questionne Emile.

— Oui... Vous vous souvenez... Je l'avais mis précieusement dans une vieille enveloppe... Je comptais, cet après-midi...

— Ouvrez vite le coffre, idiot...

— Que je... que j'ouvre...

— Dépêchez-vous...

Torrence obéit. Malgré sa taille et sa carrure, il n'est qu'un petit garçon en face de ce maigre jeune homme à lunettes.

— Vous ne comprenez pas encore?

— Comprendre quoi?

— Retirez l'enveloppe... Posez-la sur votre bureau... Non, sur le plancher, c'est plus prudent...

Allons donc! Cette fois, le patron exagère. Torrence ne voit pas en quoi une enveloppe qui contient tout au plus une dizaine de feuilles de papier... Il existe des bombes de petites dimensions, c'est vrai, mais tout de même pas à ce point-là...

— Pourvu qu'elle ne parvienne pas à semer Barbet...

Cette fois, c'est le comble, et Torrence en a les yeux ronds. Semer Barbet! Est-ce que quelqu'un est jamais arrivé à semer Barbet?

— Vous vous souvenez, Torrence, de la définition d'un bon caporal? Grand, fort et bête... Eh bien! Si cela continue, je vais être obligé de vous nommer caporal...

— Qu'est-ce que vous voulez que je réponde?

— Rien... Qu'est-ce que nous avons fait ce matin?

— Nous avons été alertés dès huit heures par la compagnie d'assurances...

— Combien de fois est-ce arrivé pendant les derniers six mois?

— Il faudrait que je consulte mon agenda... Douze ou treize fois...

— Et qu'est-ce que nous trouvions chaque fois sur les lieux?

— Rien!

— C'est-à-dire que nous trouvions une bijouterie cambriolée... Toujours de la même manière... Un homme qui se laisse enfermer la veille au soir dans l'immeuble... Un homme qui se moque des serrures les plus compliquées et de tous les dispositifs d'alarme existants... Du beau travail, proprement fait... Qu'a-t-il, jusqu'ici, laissé comme traces?

Torrence a l'air d'un mauvais élève dont le front se couvre de honte.

— Aucune trace...

— Et ce matin, dans cette bijouterie de la rue Tronchet?

— Nous avons trouvé un mouchoir...

— Cela ne vous dit rien?

Torrence écrase son bureau d'un formidable coup de poing.

— Idiot que je suis!... Triple idiot!... Quintuple idiot!...

— Vous ne sentez rien?

Il renifle. Ses larges narines de bon vivant battent l'air comme des ailes d'oiseau.

— Je ne sens rien...

Deux ou trois fois déjà Emile a regardé le téléphone avec une certaine inquiétude.

— Pourvu que Barbet...

Six mois que l'Agence O est en échec. Six mois que la plus importante compagnie d'assurances, spécialisée dans l'assurance des bijoux, s'est adressée à elle, la police ne trouvant rien. Pendant ce temps, treize cambriolages. Pas un indice. Pas la plus petite piste.

Et ce matin... Torrence et Emile le roux, encombrés d'un volumineux appareil photographique, étaient sur les lieux en même temps que la police officielle. Il y avait foule devant la vitrine de la bijouterie.

— Patron... Je vous demande pardon... Vous ne pourriez pas m'aider à recharger mon appareil?

Torrence s'est approché. Emile lui a soufflé:

— Sous mon pied... Un mouchoir... Attention...

Torrence, docilement, a laissé tomber quelque chose. Il a ramassé le mouchoir. Un peu plus tard, profitant de ce qu'on ne le regardait pas, il l'a glissé dans une enveloppe et il a mis cette enveloppe dans sa poche.

Qui est-ce qui a pu surprendre ce geste? Quelqu'un qui était dehors, dans la foule, un des deux ou trois cents curieux.

Dans le taxi, en revenant cité Bergère, ils ont jeté un coup d'œil au mouchoir. Dans un coin, il y avait une marque de blanchisseuse.

Emile a déclaré:

— Maintenant, nous les tenons... Dès cet après-midi, Torrence, vous commencez la tournée des blanchisseries... Le téléphone retentit.

— Allô!... Oui... Où? Aux Quatre-Sergents?... Déjeunez, mon vieux... Qu'est-ce que vous voulez que je vous dise?... Par exemple, si vous avez le malheur de la lâcher...

Il expliqua à Torrence:

— Votre jeune fille de La Rochelle est installée au Restaurant des Quatre-Sergents, à la Bastille, où elle vient de commander à déjeuner... Vous ne sentez toujours rien?

— Je crois que je commence un rhume...

— Mais vous n'avez pas les yeux bouchés...

Par terre, un mince filet de fumée monte de l'enveloppe jaune. Torrence veut se précipiter.

— Laissez, mon vieux... C'est bien ce que je pensais...

- Vous pensiez que cette enveloppe allait brûler?

Sinon, il n'y avait aucune raison pour la faire mettre avec tant d'insistance dans notre coffre-fort.

.J'avoue...

... que vous ne comprenez pas... C'est pourtant simple... On vous a vu ramasser le mouchoir et le glisser dans votre poche... On a aussitôt compris que nous avions enfin un indice, et comme la réputation de l'Agence O est assez solidement établie, on a eu peur... A quelle heure sommes-nous rentrés au bureau, Torrence?

- A dix heures et demie...

- Et à onze heures, cette Denise arrive... Où pouvait être le mouchoir à ce moment?... Ou bien il était resté dans votre poche, ou bien vous l'aviez posé sur votre bureau, ou bien encore, en homme prudent, vous l'aviez enfermé provisoirement dans le coffre-fort... Regardez...

Cette fois, une petite flamme naissait timidement de l'enveloppe puis, en quelques instants, celle-ci brûlait avec les papiers qu'elle contenait.

— Voilà! Que cette enveloppe soit restée dans notre coffre et tout ce que celui-ci contenait était la proie des flammes... Un petit truc de chimie que connaissent tous les étudiants... Du papier buvard imprégné d'un mélange chimique qui, après un certain temps de contact avec l'air, entre en combustion...

» Pendant qu'elle vous débitait son boniment, la jeune fille de La Rochelle, dont la détresse vous a ému, allait et venait dans le bureau et rien ne lui échappait...

» Vous avez ouvert le coffre tout grand... Elle s'est penchée... Elle n'a pas vu l'enveloppe au mouchoir...

» Il y avait des chances pour que celui-ci fût encore dans votre poche et cela lui a coûté une petite comédie supplémentaire, celle de la demoiselle qui se trouve mal et qui se raccroche aux épaules du bon gros monsieur...

— Je ne suis pas si gros que ça... protesta Torrence.

— N'empêche qu'elle a réussi, qu'elle a récupéré le mouchoir et que, si cet animal de Barbet a le malheur de la lâcher...

Il décrocha son chapeau, son pardessus...

— Je ferais mieux d'y aller moi-même...

— Je vous accompagne, patron?...

Et le pauvre Torrence avait de bons yeux de chien battu. Le monde entier, pourtant, le considérait comme un des plus grands détectives.




II

Où des ciseaux à raisin servent à autre chose qu'à couper

du raisin, et où un punch au rhum se voit affecter un rôle inattendu


Tous les clients s'en sont allés les uns après les autres. La salle est presque vide. Il flotte maintenant une odeur de cuisine refroidie, de vin et de café.

Dans un coin, prés de la porte, Emile a renvoyé Barbet, avec qui il a dîné, fameusement dîné même, car il y avait des escargots à la carte et il en a avalé deux douzaines. C'est inouï ce qu'Emile, pour long et maigre qu'il soit, peut engloutir de victuailles, surtout des plus lourdes, des plus indigestes, qui font hésiter les meilleurs estomacs.

— File au bureau... Tu diras au patron que je ne sais pas quand je rentrerai...

A-t-il trop mangé? La demi-bouteille de bordeaux produit-elle son effet? Il a pourtant commandé un café filtre. Il est vrai qu'il en corrige les effets par une fine maison.

En face de lui, la jeune fille de La Rochelle a tiré un étui en or de son sac et elle a allumé une cigarette égyptienne. Ils se regardent, pardessus le vide qui les sépare. Il reste encore un peu de sciure de bois par terre. On a commencé à mettre de l'ordre, à balayer, à changer les nappes, mais ils sont tous les deux là, qui gênent, et il est déjà trois heures.

En arrivant, Emile n'a pas essayé de ruser. Il est allé droit à Barbet, qui, dans son coin, s'efforçait de se cacher derrière un journal.

— Ça va !... Comment est-elle venue?

— Taxi... C'est dommage! Soupire Barbet, qui, si la jeune fille avait pris le métro, ou l'autobus, ou si seulement elle avait marché un peu dans la rue, se serait arrangé pour savoir ce qu'il y a dans son sac à main.

Barbet, sous un autre nom bien connu de la police, a été jadis fameux comme voleur à la tire. Il a même tenu une école, du côté de la Porte Clignancourt, avec un mannequin à sonnettes sur lequel les élèves se faisaient la main.

Maintenant, il est devenu honnête homme. Pourquoi? Cela ne regarde personne, qu'Emile et lui.

— Elle n'a pas téléphoné?... Elle n'a rencontré personne?...

— Non... Seulement, elle est allée une fois au lavabo... Je l'ai suivie jusqu'à la porte... Je ne pouvais décemment pas entrer avec elle...

Elle les regarde, et Emile est sûr qu'elle l'a reconnu. Comme elle l'a à peine aperçu cité Bergère, c'est bien elle qui était le matin mêlée à la foule devant la bijouterie de la rue Tronchet.

Allons!... Il y a des gens avec qui il est inutile de tirer certaines ficelles...

— Tu peux aller, Barbet...

Il n'y a plus qu'elle et lui dans le restaurant, séparés par toute la largeur de la salle, et par moments on pourrait croire qu'ils se sourient.

A tel point qu'une des serveuses, impatientée, dit à sa collègue:

— Je me demande ce qu'ils ont à faire tant de chichis... Qu'ils se décident, bon Dieu!... Ils finiront quand même bien par là...

A trois heures dix, Emile murmure avec une sorte de timidité qui le quitte rarement en public, une politesse exagérée qui s'harmonise bien avec son aspect: — Voulez-vous avoir l'obligeance de me donner une seconde fine, s'il vous plaît, mademoiselle?...

En face, la jeune fille qui se dit de La Rochelle appelle à son tour:

— Vous me donnerez un raisin?... Et un punch au rhum!...

— Flambé?

- Bien sûr, flambé...

On lui sert le raisin en même temps que des ciseaux légèrement courbes. La serveuse frotte une allumette pour mettre le feu au rhum, qui forme une couche brune au-dessus du verre.

Alors l'inconnue, posément, après un regard à Emile, prend un mouchoir dans son sac, en coupe un coin à l'aide des ciseaux et pose ce bout de tissu sur l'alcool en flammes.

— Qu'est-ce que vous faites? Balbutie la serveuse.

— Rien... C'est une recette à moi...

Et elle sourit à Emile, d'un sourire engageant. Emile se lève, traverse le restaurant.

— Vous permettez?

— Je vous en prie... Mademoiselle?... Apportez le verre de Monsieur à ma table...

Et l'instant d'après, la serveuse triomphe à l'office:

— Qu'est-ce que je vous disais?... Des manières!... Pour en arriver où tout le monde en arrive !... Qu'ils y aillent, bon Dieu!... Qu'ils y aillent!... Mais qu'ils me laissent la place libre pour faire mon mastic...

- je crois, n'est-ce pas, que nous n'avons pas encore eu l'honneur d'être présentés l'un à l'autre?

Et, en disant cela, elle lui souffle au visage la fumée de sa cigarette. Quant à lui, il détourne légèrement la tête, par discrétion, car il pense à ses deux douzaines d'escargots, où l'ail n'a pas été épargné.

— A moins, fait-il, que vous soyez vraiment la fille du notaire de La Rochelle?...

Elle rit. Elle se détend. Allons! Elle sent, elle aussi, qu'elle n'est plus en face de Torrence et que le moment n'est pas aux amusettes.

— il n'y a pas eu de bobo dans votre coffre?

— L'enveloppe a été retirée à temps...

— C'est Torrence, votre patron, qui a découvert ça?

— M. Torrence, récite-il, comme s'il lisait un prospectus, est un homme qui voit tout, qui sait tout, qui pense à tout.

— Mais qui met cependant un certain temps à découvrir qu'on lui fait les poches... C'est au point que je me demande si vous n'étiez pas caché quelque part dans la pièce et si ce n'est pas vous qui... Mais venons-en aux choses sérieuses... Vous comptez rester ici tout l'après-midi?

— Je n'y tiens pas particulièrement...

— Jouons cartes sur table, voulez-vous?... D'abord, c'est votre collègue barbichu qui a été chargé de me suivre... Vous êtes venu le relayer... La réputation de l'Agence 0 et les succès qu'elle a obtenus jusqu'ici m'inclinent à penser qu'il serait enfantin d'essayer avec vous le coup de la maison à double issue ou des métros successifs... Vous avez perdu la première manche, mais vous avez gagné la seconde...

— Je ne comprends pas... murmure-t-il, avec une tête à gifles, à force d'ingénuité.

— Vous aviez le mouchoir... Je l'ai repris... Au fait, je veux bien vous rendre ce qui en reste... La marque est dans mon verre... Donc, vous êtes chargé de me suivre... Et moi, du coup, je ne peux plus aller nulle part... C'est gai !

— Ma foi, soupire-t-il, ce n'est pas tellement désagréable.

— Pour vous, peut-être... Mademoiselle! L'addition, s'il vous plaît...

— Les deux ensembles?

— Ah! Non... Monsieur paiera la sienne...

Que dirait Torrence s'il la voyait ainsi? Plus jeune fille du tout, ou alors jeune fille bougrement dessalée. Avec, pourtant, ce qu'on pourrait appeler de la distinction, un quelque chose qu'on rencontre rarement dans les milieux où la police, officielle ou non, travaille d'habitude.

— Vous n'êtes jamais plus bavard?

— Jamais...

— Tant pis... Nous empêchons ces braves filles de faire leur service... Payez et allons-nous-en!... Je suppose que la direction que nous prenons vous est égale?... Dans ce cas, marchons vers les quais... C'est plus calme...

Ils ne se doutent pas que leur serveuse vient de perdre son pari. Car elle a parié avec les copines qu'on verrait le couple foncer vers le premier hôtel de la rue de la Bastille. Au lieu de cela, ils marchent tranquillement le long du boulevard Henri-IV.

— Vous voulez savoir coûte que coûte où je vais, d'où je viens, pour le compte de qui j'ai travaillé ce matin? C'est bien cela, n'est-ce pas? Vous m'avez suivie. Vous me suivrez obstinément. Et moi, de mon côté, je suis décidée à ne pas vous renseigner, autrement dit à ne pas rentrer chez moi et à n'avoir aucun contact avec les gens que je connais...

Elle se tourne vers lui, elle s'irrite, elle éclate:

— Mais, vous ne pouvez donc pas allumer votre cigarette?

— Pardon... Une habitude... Je ne l'allume jamais... Elle avait cru que ce serait tout simple et jamais elle n'a rencontré un garçon aussi impassible que ce grand jeune homme roux qui la suit avec une docilité exemplaire.

— Dans ce cas, pourquoi la gardez-vous aux lèvres?

— Je ne sais pas... Si cela vous ennuie vraiment...

— Pourquoi voulez-vous vous faire passer pour le photographe du détective Torrence?

— Pardon... Vous dites que je me fais passer...

— Ne faites pas l'idiot... Ce matin, vous aviez un gros appareil sur le ventre... vous feigniez de prendre des photos... Mais vous avez oublié de retirer le petit chapeau de cuir qui couvrait votre objectif...

Il sourit. Il accorde:

— Pas mal...

— Qu'est-ce que vous êtes dans la maison?

— Un employé...

— On vous paie mal, en tout cas.

— Comment le savez-vous?

— Parce que vous portez des complets de confection qui rétrécissent à la pluie...

Ils sont arrivés à l'île Saint-Louis. Elle soupire:

— Je me demande ce que je vais faire de vous... Sans compter que je serais bien contente de changer de costume.

— En effet!

— Pourquoi dites-vous « en effet »?

— Parce que vous avez passé ce petit tailleur en hâte, à la dernière minute, au point qu'il y a encore des plis aux manches. Vous avez l'habitude de vous habiller autrement, sans doute plus luxueusement, car vous n'avez pas changé de bas, et ce sont des bas à cent dix francs la paire... Un peu cher pour la fille d'un notaire de province...

— Vous vous y connaissez en bas?

Il baisse la tête en rougissant.

— En tout cas, votre ou vos complices vous attendent et sont inquiets... Je me demande comment vous allez faire, en ma compagnie, pour les rassurer... Il faudra aussi que vous dormiez quelque part... Il faudra...

— C'est gai!

— C'est ce que j'allais dire...

Ils regardent machinalement un train de péniches qu'un remorqueur traîne à contre-courant.

— D'autre part, fait Emile, avec son humilité congénitale, si vous ne couchez pas dans votre lit, demain nous serons renseignés...

Elle tressaille, le regarde, questionne:

— Expliquez-moi ça...

— Au point où nous en sommes, je m'en voudrais de vous refuser quelque chose... Veuillez suivre un instant mon raisonnement... Si le mouchoir oublié sur les lieux du cambriolage de la bijouterie est une pièce à conviction assez sérieuse pour motiver votre tentative de ce matin...

— Dépêchez-vous!... On gèle...

— Je dis qu'il y a deux sortes de marques de blanchisseurs... Celles qu'on fait pour les particuliers... Celles-là ne sont pas dangereuses... Les blanchisseries modernes ont une trop grosse clientèle. C'est pourquoi elles ont une marque spéciale pour les grands hôtels...

— C'est idiot! Laisse-t-elle tomber.

— N'empêche que cela vous a fait pâlir... Quoi qu'il en soit, je suppose que vous et votre ou vos complices habitez l'hôtel, vraisemblablement un grand hôtel... La marque pouvait nous mettre sur la piste... Elle fait maintenant partie d'un punch à votre manière que personne ne boira, je l'espère... Dites donc !... Si cela vous était égal... C'est à cause des escargots... Cela vous ennuierait de boire un demi au comptoir dans ce petit bar?...

Elle le suit avec condescendance.

— Deux demis!

— Cela ne me dit toujours pas pourquoi, si je ne dors pas cette nuit dans mon lit...

— Vous avez vu que j'ai renvoyé mon collègue...

— Celui qui ressemble à un chien pour la chasse au canard?

— C'est cela... Il va se livrer, avec quelques camarades, à un vrai travail de bénédictin... Demain matin, nous aurons le nom et le signalement de toutes les femmes de votre âge inscrites dans un hôtel de Paris et n'ayant pas passé la nuit dans leur chambre... A votre santé!... Je vous dois, patron?...

— Je vous ai posé une question, tout à l'heure.

— Ah! Je ne me souviens plus...

Ils longent à nouveau la Seine.

— Combien gagnez-vous au service de l'Agence 0?... Que diriez-vous si...

— Cela dépendrait de ce que vous avez sur vous...

Elle le prend au mot, ouvre son sac. Ils sont à la pointe de l’ile, d'où l’on aperçoit l'église Notre-Dame. Le brouillard est devenu plus clair.

— Si je vous donnais...

Elle compte les billets... Trente... Quarante...

— Cinquante mille?

Elle exulte déjà. Il est impossible que ce jeune homme mal habillé, qui a l'air d'un employé pauvre, refuse une pareille fortune.

— Je vous demande seulement de rater le métro que je vals prendre...

— Et après, dit-il tranquillement, vous allez manquer d'argent liquide... Mais si !... Cinquante mille francs, c'est ce que vous avez dans votre sac... Si vous ne retrouviez pas votre complice ?... Si, effrayé, il avait déjà pris le large...

Elle ne peut contenir un léger sourire.

— Vous refusez?... Ce n'est pas assez?...

— C'est trop et trop peu... Je suis mauvais mathématicien... Le coup de cette nuit vous rapporte huit cent mille francs de bijoux... Celui du mois dernier, rue de la Paix, deux millions... Celui du boulevard Poissonnière...

— Je vous demande une dernière fois: oui, non. Alors, gauchement galant, il murmure:

— Je me plais vraiment trop en votre compagnie...

— Tant pis pour vous !

Elle feint de ne plus s'occuper de lui. Elle franchit le pont, appelle un taxi. Il y monte derrière elle sans y être invité. La voiture s'arrête devant un magasin de lingerie de la rue Saint-Honoré.

— Je suppose que vous n'allez pas...

— J'adore la lingerie fine, je vous assure...

Il la suit de rayon en rayon. Au moment de passer à la caisse, la vendeuse demande:

— A quelle adresse?...

Et elle, à qui vient une idée subite:

— Donnez tout cela au valet de chambre de mon mari...

Chaussures... Bas de soie... De temps en temps elle lui lance un coup d'œil ironique, mais il ne bronche pas et il ne lâche ses paquets, de temps en temps, que pour essuyer soigneusement les verres de ses lunettes.

— Vous n'en avez pas encore assez?

— Moi, cela m'est égal... C'est le taxi qui ne pourra pas tout contenir...

Cinq heures... Six heures... Le chauffeur, quand on le fait stationner à un carrefour encombré, les regarde d'un mauvais œil et les suit jusqu'à la porte du magasin...

— Hôtel... Voyons... Hôtel du Louvre...

Et, à l'hôtel, elle demande une chambre. Emile suit toujours.

— Une chambre à deux lits?

— Mais non! Pour moi seule...

— Et pour Monsieur?...

— Rien pour moi... murmure Emile.

Elle est exaspérée. Dans la chambre, où les paquets s'entassent sur le lit, elle trépigne presque.

— Vous allez continuer longtemps?

— Je crois que le mieux que nous ayons à faire est d'aller prendre un cocktail au bar... Il y a un excellent bar américain dans l'hôtel...

— Vous vous connaissez en bars américains, vous?

— Comme en bas de soie, madame Baxter...

C'est le nom qu'elle vient de donner à la réception de l’hôtel.

— Et je m'y connais encore mieux en voleurs de bijoux... Vous avez vraiment tort de ne pas venir prendre un manhattan…

Elle le suit, sidérée. Il est difficile d'imaginer l'humble M. Emile dans un bar américain, et pourtant il y est à son aise et il rectifie même les dosages du barman.

— Voyez-vous, petite madame...

— Je vous défends de m'appeler petite madame...

— Voyez-vous, chère amie.

Elle a ouvert la bouche pour protester à nouveau, mais elle sent bien qu'elle n'aura pas le dernier mot. On pourrait lui donner des gifles à le rendre rouge comme une écrevisse, le piétiner, le couvrir d'injures, il ne perdrait rien de son calme et de son étrange assurance, d'autant plus étrange qu'elle se double d'une extraordinaire modestie d'aspect.

— Vous êtes jeune?... poursuit-il.

— Et vous?

— Moi!... Si vous saviez!... Enfin! Vous avez choisi la spécialité la plus difficile, celle qui rapporte le plus en apparence, certes, étant donné la valeur des bijoux... Mais que d'aléas!... Et à combien les receleurs, même les plus honnêtes, si je puis dire, rachètent-ils les bijoux volés?... Un métier d'autant plus dangereux que seuls quelques rares spécialistes y réussissent et que la police en connaît la manière...

— Ainsi, selon vous, le vol de cette nuit...

— Le vol de cette nuit et les douze vols qui l'ont précédé à Paris pendant ces derniers mois, je vous aurais juré, voilà quelques jours encore, qu'ils étaient l'œuvre de Ted le Chauve... Barman!... La même chose...

— Pourquoi dites-vous que, voilà quelques jours encore, vous auriez juré...

— Parce que j'ai... pardon... Mon patron, M. Torrence, qui est un homme extraordinaire dans son genre, a eu l'idée de télégraphier à la police de New York pour s'assurer que Ted le Chauve est toujours sous les verrous... La réponse est arrivée hier... Elle est formelle...

— Vous avez donc la preuve que je ne suis pas Ted le Chauve ni sa complice?.... ricane-t-elle.

— Ted le Chauve, ma petite demoiselle...

— Tout à l'heure, vous disiez ma petite madame...

— Et il m'arrivera peut-être de vous dire ma petite, tout court! Buvez votre verre... Ted le Chauve, disais-je, n'a jamais eu de complice mâle ou femelle... Les seuls voleurs de bijoux qui aient réussi, qui aient atteint à la classe internationale, ont toujours travaillé seuls... Mais Ted le Chauve lui, a apporté un perfectionnement dans la manière...

Elle rit, du bout des dents.

— Vous avez l'air d'un instituteur...

— D'un instituteur de campagne, n'est-ce pas?...

Y a des moments où elle ne sait plus. Il y a en lui un étrange mélange d'humilité et d'orgueil, d'autorité et de modestie. Son regard...

— Quel est, croyez-vous, le moment le plus dangereux pour un voleur de bijoux?

— Vous paraissez vous y connaître mieux que moi...

— C'est celui où il les revend... Les bijoux de valeur ont une identité, un signalement qui permet de les suivre à la piste... C'est pourquoi Ted le Chauve n'a jamais travaillé à la petite semaine. Quand il travaille, c'est en gros... Pendant trois mois, pendant six, il dévaste les bijouteries d'une ville, que ce soit Paris, Londres, Buenos Aires ou Rome... Du bon travail, vite exécuté, toujours selon les mêmes procédés... Mais, tant qu'il est dans le pays, il a bien soin de ne pas revendre une seule des pièces volées...

» Ted le Chauve est, si vous voulez, un grossiste. Il a les moyens de voir venir, comme on dit vulgairement... Lorsque le magot est suffisant, il disparaît... On n'entend plus parler de lui... C'est en vain que les polices internationales attendent son arrivée...

» La vente se fait très loin, sur un autre continent, longtemps après... Ted le Chauve en a pour quelques années à vivre en paix... Je parierais qu'il y a un endroit au monde où il est connu sous un autre nom, honoré, peut-être maire de sa ville ou de son village!...

» Les fonds baissent-ils?... Il prépare une nouvelle Campagne... Il sera absent six mois ou un an...

Il avale le contenu de son verre, en commande d'autres.

— Eh bien! conclut-il, si la police des Etats-Unis ne m'affirmait formellement... pardon, n'affirmait à mon patron, l'ex-inspecteur Torrence, que Ted le Chauve est en prison, je jurerais, moi...

Alors il se passe une chose inattendue. C'est la jeune femme qui lui pose la main sur le poignet et qui questionne: — Qui êtes-vous?

— Vous ne croyez pas que c'est plutôt à moi de vous le demander? Je suie un simple employé de l'Agence O...

— Si les simples employés vous ressemblaient, je me demande à quoi ressemblerait le patron...

— C'est bien ce que je pense...

— Mais pourquoi, si vous êtes le patron, vous faites-vous passer pour...

— Ma foi, au point où nous en sommes — et j'ai bu trois manhattan, sans compter mes deux verres de fine aux Quatre-Sergents et mon demi dans le bistrot de l'île Saint-Louis — au point où nous en sommes, je peux vous avouer que c'est une méthode à moi... Si, ce matin, c'était moi qui vous avais reçue...

— Je me serais méfiée...

— Peut-être... Ou c'est moi qui ne me serais méfié... Sans compter que je suis très timide, que...

— Et moi qui vous ai offert cinquante mille francs!

— Vous avez une idée de l'endroit où nous irons dîner?... Je vous ai vue acheter une robe du soir... C'est une chance d'avoir la taille mannequin... Mais si nous nous habillons, il faudra que vous veniez chez moi et que vous attendiez avec maman pendant que...

— Dites-moi, monsieur Emile…

— Quoi?

— Si vous le pouviez, me feriez-vous mettre en prison?

La lèvre de la jeune femme tremble. Elle se sent en beauté. Elle se voit dans une glace, entre les bouteilles. Ses yeux sont brillants, ses lèvres animées. Et son compagnon, de son côté, n'est-il pas quelque peu ému?

Elle attendait la réponse, les doigts crispés. Celle-ci tombe comme un caillou.

— Sans hésiter...

— Vous n'avez donc pas de cœur?

— Mon père, mademoiselle, a été tué par des... Mais c'est une histoire qu'on ne raconte pas ici... Je puis ajouter mieux, si cela peut vous empêcher de faire une bêtise... Au cas où vous essaieriez de me fausser compagnie, je n'hésiterais pas à vous tirer une balle dans la jambe — que vous avez fort belle — tant je suis persuadé de votre complicité dans les vols qui...

— Sale bête! fait-elle en lui donnant un coup de pied dans le tibia.

— Et maintenant, questionne-t-il, on s'habille? On ne s'habille pas? Je téléphone à maman qu'elle me prépare mon smoking, ou bien...

— Vous ne prétendez pourtant pas rester dans ma chambre pendant que je me changerai?

— Hélas! Si... Mais, si vous voulez, on me fera un petit coin près de la porte, avec un paravent.

Cinq minutes plus tard, l'ascenseur de l'hôtel les emporte vers l'appartement 125.



III

Où Torrence fait une découverte et où certaine jeune fille

se montre soudain aussi bavarde qu'un policier peut le désirer


— Maman, pendant, que je m'habille, tu serais gentille de surveiller Mademoiselle, de l'empêcher de sortir ou de communiquer avec qui que ce soit...

C'est dans un appartement confortable, bourgeois au possible, du boulevard Raspail. La mère d'Emile est aussi petite qu'il est grand et, certainement, ses cheveux maintenant gris n'ont jamais été roux. Comme si c'était la chose la plus naturelle du monde, son fils lui a mis un revolver dans la main. Elle feint de ne pas s'en apercevoir. Elle sourit à sa visiteuse. Elle fait des politesses, sans la moindre ironie.

— Asseyez-vous, mademoiselle... Que puis-je vous offrir?... Ainsi donc, vous êtes une amie d'Émile...

Cinq minutes plus tard, celui-ci est prêt et il embrasse sa mère sur les deux joues, lui reprend son revolver, qu'il enfonce dans sa poche.

— Si vous voulez que nous allions souper...

Ils ne tardent pas à entrer au Pélican, rue de Clichy, où des couples dansent déjà entre les tables, aux sons d'un orchestre cubain. Emile n'a pas perdu son air timide et pourtant c'est en connaisseur qu'il commande le repas.

— Voulez-vous dire à ce monsieur de venir me parler? C'est Torrence qui, en smoking lui aussi, le plastron terriblement empesé, le teint brique, est Installé à une petite table de l'autre côté de la piste.

— Vous permettez, mademoiselle?

Emile ne la quitte pas des yeux. Les deux hommes sont debout à quelques mètres.

— J'ai suivi vos conseils... fait Torrence. J'ai commencé par les hôtels chics mais sans luxe tapageur. J'ai montré la photographie de notre demoiselle à tous les portiers... Au sixième hôtel, le Majestic, avenue Friedland, on a paru assez étonné...

» —Je croyais que cette personne était chez elle m'a dit le concierge.

» Il a téléphoné dans l'appartement.

» — Curieux... Je m'aperçois que son frère est sorti aussi. Sans doute ne tardera-t-il pas à rentrer...

Et Torrence poursuit:

— J'ai fait réunir le personnel de l'étage. Le couple est inscrit sous le nom de Delly et James Morisson, de Philadelphie... La jeune fille occupait le 45 et le jeune homme le 47... Les appartements communiquent... Autant qu'il m'a été possible de me renseigner, James Morisson, qui a des habitudes assez irrégulières, n'a pas couché à l'hôtel la nuit dernière et il n'aurait pas reparu depuis lors...

— Les bagages? Questionne Emile.

— Je n'ai pas osé, devant le personnel... J'ai loué le 43... Je suis accompagné de mon valet de chambre privé...

Un clin d'œil de Torrence explique clairement que ce valet de chambre n'est autre que le velu Barbet et que celui-ci, à l'heure qu'il est, est sans doute fort occupé à visiter les appartements voisins.

— Dés qu'il y aura un résultat, prévenez-moi... Ici ou ailleurs. Si nous quittons le Pélican, je laisserai un message...

— Excusez-moi, mademoiselle Morisson... Quelques instructions à donner à mon patron, comme vous le voyez... Ce caviar est-il frais, au moins?

Elle n'a pas paru autrement étonnée de la découverte qu'il vient de faire. Par contre, elle écarquille les yeux quand il poursuit: — Figurez-vous que Torrence doit avoir ce soir une conversation sérieuse avec votre frère James...

— Vraiment?

— James est en ce moment avec un de nos amis... Torrence va le rejoindre et je suis persuadé que votre frère voudra lui donner quelques explications...

Elle baisse la tête sur son assiette. Elle soupire:

— Pauvre James!...

— C'est assez ennuyeux pour lui, en effet... Encore un peu de caviar?... Une goutte de citron?...

— Ecoutez-moi, monsieur Emile...

Elle est nerveuse, agitée.

— Je ne pensais pas que vous iriez aussi vite en besogne... Je me demande encore comment mon frère a pu être assez imprudent pour... Laissez-moi d'abord vous poser une question... Quel est exactement votre rôle dans cette affaire?...

— L'Agence O est chargée par une des plus importantes compagnies d'assurances, qui est sa cliente depuis longtemps, de mettre la main sur les bijoux dérobés au coure des treize cambriolages de bijouteries de ces derniers mois...

— C'est tout, n'est-ce pas?

— Que voulez-vous dire?

— Je veux dire que, n'appartenant pas à la police officielle, vous n'êtes pas obligé de livrer qui que ce soit à la Justice...

Les danseurs, près d'eux, les couples qui soupent à d'autres tables, ne peuvent se douter du sens de cette conversation poursuivie du bout des lèvres.

— Mon frère est un idiot... poursuit la jeune fille. Je savais bien qu'il nous mettrait dans l'embarras... Déjà ce matin, j'ai dû intervenir pour empêcher le mouchoir marqué de rester entre vos mains...

— Si nous dansions? propose-t-il, au grand étonnement de sa compagne.

Le plus inattendu, c'est qu'il danse à la perfection. Leur entretien se poursuit sur la piste, que les projecteurs éclairent en orangé, et la jeune fille a l'impression que son compagnon la serre avec plus d'insistance qu'il ne serait nécessaire.

— Vous ne vous êtes pas tout à fait trompé, tout à l'heure monsieur Emile, quand vous avez parlé de Ted le Chauve... Vous avez cru reconnaître ses méthodes, et c'est assez naturel... Je suis la fille de Ted le Chauve... James est mon frère jumeau. Jusqu'à présent, notre père nous a tenus en dehors de son activité...

Ils reprennent leur place et du champagne est apporté sur la table.

— Peu importe où nous vivions... Sachez seulement que nous vivions, James et moi, comme un jeune homme et une jeune fille de bonne famille. Récemment, notre père a été arrêté en Amérique... C'est la première fois que la police réussit à le prendre... Encore a-t-il fallu un étrange concours de circonstances... Nous avons pensé, James et moi, que si nous pouvions réunir une somme suffisante, nous parviendrions sans doute à l'arracher de prison... Nous sommes venus à Paris et...

— Et vous avez imité les méthodes de votre père! conclut Emile.

Elle sourit faiblement.

— Vous voyez que cela ne nous a pas réussis... Il a fallu que James, en travaillant, perde son mouchoir... Je vous ai vu à travers la vitrine... J'ai voulu...

Ses yeux se sont embués. Les lèvres un peu tremblantes, elle boit une gorgée de champagne.

— Je ne vous en veux pas... Nous suivons chacun notre route, n'est-ce pas?... Ce qui m'effraie, c'est de savoir James en prison... C'est un garçon délicat... De nous deux, quand nous étions petits, c'était lui la fille... Vous dites?

— Rien du tout...

— Voilà pourquoi, tout à l'heure, je vous ai posé une question... Même s'il est vraiment arrêté, James ne pourra pas vous dire où sont les bijoux, car c'est moi qui me suis chargée de les cacher... Si vous me promettez de ne pas l'inquiéter, je vous les remettrai... Vous aurez accompli votre tâche, et je vous promets, de mon côté, que la nuit même, James et moi passerons la frontière...

Elle a tendu la main pardessus la table et elle touche la main d'Emile.

— Soyez gentil... murmure-t-elle avec une moue émouvante.

Il ne retire pas sa main. Il est embarrassé et il finit, comme toujours en pareil cas, par essuyer longuement, minutieusement, les verres de ses lunettes.

— Les bijoux sont au Majestic? Questionne-t-il après avoir toussé pour s'éclaircir la voix.

— Vous allez trop vite en besogne... Si je vous réponds, qu'est-ce qui me garantit que vous tiendrez votre promesse?

— Pardon! Je n'ai encore fait aucune promesse...

— Vous refusez? Vous vous figurez que James parlera? Vous ne le connaissez pas. Il est plus têtu, plus obstiné qu'une femme et... Quelle heure est-il?

— Onze heures et demie...

Tiens! Tiens! Pourquoi donc cela semble-t-il augmenter sa nervosité? Est-ce que par hasard James devrait, à cette heure-là, rentrer au Majestic, ou bien...

— Voulez-vous que nous fassions cette danse? propose-t-il.

— Non... Merci... Je suis un peu lasse... Sans compter que je pense à mon frère et que... Servez-moi à boire, voulez-vous?

Sa main tremble, tremble... Emile tient la bouteille de champagne... Il se penche pardessus la table... Sa dernière vision, ce sont les yeux de la jeune fille, qu'il voit de très près, et il lui semble qu'ils sont tout pétillants d'ironie...

Il n'a pas le temps d'y réfléchir longtemps. Au même instant, l'obscurité se fait dans la salle. On entend des garçons qui se précipitent. Des couples s'entrechoquent, des rires fusent — Ne bougez pas, mesdames messieurs... Une seconde de patience, s'il vous plaît... Un plomb a sauté...

Emile a essayé de saisir sa compagne, mais sa main n'a rencontré que le vide. Il va droit devant lui, dans la direction de la porte et de l'escalier, mais on lui barre le passage sans le vouloir et il y a même des gens qu'il bouscule et qui protestent.

— Où va-t-il, celui-là... En voilà une brute !...

Les lampes se rallument. Pas de Dolly dans la salle. Au fait, s'appelle-t-elle Dolly, Denise ou autrement? Emile descend au vestiaire.

— Vous n'avez pas vu une jeune femme qui...

— Celle qui vient de sortir parce qu'elle ne se sentait pas bien? J'ai voulu lui donner son manteau, mais elle a refusé en disant qu'elle ne faisait que prendre l'air un instant...

Pas de Denise-Dolly dehors, bien entendu. Emile est nu-tête, en smoking, sur le trottoir à peu près désert, non loin de l'enseigne lumineuse du Casino de Paris, quand un taxi s'arrête. Torrence en descend.

— Où est-il? Questionne-t-il.

Emile fronce les sourcils. Il se demande si Torrence...

— Vous l'avez laissé filer, patron?... Figurez-vous qu'en fouillant ses bagages, nous avons découvert que le frère et la sœur ne faisaient qu'une seule et même personne... Un homme, évidemment...

— Ou une femme, réplique Emile.

— Quelqu'un, en tout cas, de rudement fort...

— Voilà ce que c'est d'avoir de la pudeur... soupire le jeune homme roux. Pendant qu'elle changeait de vêtements, à l'hôtel, je suis resté derrière un paravent Elle en a profité pour écrire un billet... Ici, elle a dû le glisser au maître d'hôtel ou à un garçon, avec un gros billet de banque, sans doute... Faites l’obscurité pendant quelques Instants, à onze heures et demie précises. Elle a eu soin de me demander à boire, pour que j'aie une bouteille à la main...

Torrence ne dit rien. Peut-être, cependant, n'est-il pas fâché que son étrange patron essuie à son tour un échec? Il se permet enfin de questionner: — Vous êtes sûr qu'elle ne vous a pas fait les poches?







IV

Où Torrence s'émeut de l'inactivité de son patron et où cependant celui-ci finit par donner des ordres

Trois heures du matin, cité Bergère. Torrence a fait bouillir de l'eau sur un réchaud électrique et a préparé du café. Quant à Émile, il est étendu de tout son long sur un étroit divan et il regarde fixement le plafond.

— Ce que je ne comprends pas, si vous voulez que je vous dise toute la vérité, c'est que vous ne veniez même pas jeter un coup d'œil à l'Hôtel Majestic... Je sais bien que Barbet laisse rarement échapper un indice... Moi-même, j'ai tout examiné...

Emile ne bronche pas. Entend-il seulement la voix de Torrence? On pourrait en douter.

— En somme, quelle est la situation?... Nous avons la preuve que le voleur ou la voleuse...

— La voleuse... soupire Emile.

Et il n'ose pas ajouter que tout à l'heure, en dansant, il l'a serrée d'assez près pour être sûr que c'était une femme qu'il tenait dans ses bras.

— Soit... Si vous y tenez... Donc, nous avons la preuve que les vols de bijoux ont été commis par une femme, que cette femme vivait au Majestic sous le nom de Dolly Marisson et sous celui de son frère James, ce qui est assez pratique, car cela lui permettait de sortir tantôt sous les apparences d'une jeune fille et tantôt sous celles d'un jeune homme...Personne, dans un grand hôtel comme le Majestic, ne s'est étonné de ne jamais voir ensemble le frère et la sœur... Quant à savoir si la demoiselle est vraiment la fille de Ted le Chauve... Toujours est-il qu'elle nous a échappé... Une question se pose, la seule qui ait encore de l'importance... Où sont cachés les bijoux?... Car il est certain qu'elle ira là où sont les bijoux... Le Majestic est surveillé... Nous n'avons rien trouvé dans les deux appartements... Rien non plus n'a été déposé dans le coffre de l'hôtel...

Emile murmure d'une voix de rêve:

— Ce que voue pouvez être bavard, Torrence, pour un policier!

— Et vous, ce que vous pouvez être apathique! Enfin, je me demande si vous vous rendez compte que les heures passent... Certes, j'ai porté à la police officielle la photographie de notre inconnue et, à l'heure qu'il est, toutes les gares, tous les ports...

— Ecoutez, Torrence, si vous continuez à faire tant de bruit, je vais m'étendre sur le palier...

Voyons... Etant donné que... A cause de ce Torrence, il faut sans cesse reprendre le raisonnement... Etant donné que cette femme a volé par treize fois des bijoux... Etant donné qu'elle occupe deux appartements dans un grand hôtel de Paris... Etant donné que les bijoux n'ont pas été vendus... Etant donné qu'ils ne paraissent pas se trouver dans l'hôtel...

— Dormez-moi une tasse de café, Torrence !...

Que faisait Ted le Chauve en pareil cas? C'est ce qu'on ignore, car il n'a jamais parlé de ses méthodes à personne. Emile est persuadé que, sur un point au moins, la jeune fille n'a pas menti. Elle est bien la fille de Ted le Chauve. Sans doute même n'a-t-elle entrepris cette série de cambriolages que pour réunir une somme importante lui permettant de faire évader son père.

Tout cela se tient... Cela sonne vrai...

Bon !... La voilà à Paris... Elle réussit un premier coup, celui du boulevard de Strasbourg... Puis les cambriolages se succèdent, presque de semaine en semaine...

Que fait-elle des bijoux? Tout est là... Que fait-elle des bijoux en attendant d'en avoir pour une somme suffisante et daller les revendre a l'étranger?

Comme s'il devinait le cours des pensées de son chef, Torrence prononce en préparant une nouvelle cafetière de café: — Elle a sûrement un second domicile à Paris...

— Je jurerais que non...

Pourquoi? D'abord parce qu'elle est extrêmement Intelligente. Ensuite parce qu'elle emploie des méthodes que son père, qui n'a été arrêté qu'une seule fois au cours d'une longue carrière, a mis tous ses soins à polir.

Or, si Ted le Chauve est en prison depuis plusieurs mois, la police américaine n'a pas encore réussi à mettre la main sur les bijoux qu'il a volés!

D'autre part, au Majestic, dans le double fond d'une malle, on a retrouvé une trousse complète de cambrioleur. Si la jeune fille avait un autre domicile, il est probable qu'elle y aurait laissé cette trousse compromettante...

— Cela ne vous ferait rien de vous asseoir au lieu d'aller et venir comme un ours de cirque?

— J'essaie de ne pas m'endormir, grogne Torrence. Si nous devons passer la nuit ici...

Allons! Recommençons... Cette fois, Emile pense à la première personne... C'est lui la jeune fille... C'est lui la voleuse... Il vient de réussir son premier coup... II a les bijoux dans sa poche... Ce n'est pas très volumineux... Il ne s'intéresse qu'aux bijoux de valeur, et de préférence aux diamants...

Que va-t-il en faire?

Une grande ride barre son front. Il fixe toujours la même tache du plafond, qui devient une obsession.

Il faut, il est indispensable que ces bijoux soient en lieu sûr pendant des semaines, voire des mois...

Il faut que si, par accident, je suis arrêtée, ou suivie... que si on découvre mon domicile...

Il sent qu'il approche de la vérité. Parbleu! Qu'on la soupçonne, qu'on la file, qu'on fouille ses bagages, ce qui compte, c'est qu'on ne découvre aucune preuve contre elle...

— Vous comprenez, mon petit Torrence?

Un petit Torrence d'un mètre quatre-vingt-cinq, qui regarde son maigre patron avec des yeux ronds.

— Qu'est-ce que je comprends?

— Combien existe-t-il de bureaux de poste à Paris?

— Une centaine, je pense...

— Quelle heure est-il?

— Quatre heures et demie du matin...

— Cela vous ennuierait-il d'éveiller le chef de la Police judiciaire?... Il ne peut rien refuser à l'ancien collaborateur du commissaire Maigret... Demandez-lui, pour une heure, demain matin, autant d'hommes qu'il peut vous en fournir... Vous ne vous imaginez pas à quel point c'est urgent... Les bureaux de poste ouvrent à huit heures, n'est-ce pas?... Il faudrait que, dans chacun d'eux... Vous avez compris?... Qu'on tire le nombre voulu de photographies... Rien que la tête... Sans les vêtements... Non plus de café, merci! Je vais essayer de dormir, en attendant…

Paris commence à vivre. Le brouillard s'est liquéfié, transformé en une pluie fine et glacée. Les rues sont comme laquées. Des hommes encore endormis et maussades se présentent au même moment dans la plupart des bureaux de poste, où les employés viennent d'arriver.

— Police judiciaire... Pourriez-vous me dire, si ces derniers temps, une personne ressemblant à cette photographie...

Emile ronfle. On ne pourrait jamais imaginer qu'un jeune homme aussi maigre puisse faire autant de bruit en dormant. Il est un peu moins de neuf heures quand Torrence le secoue.

— Patron!... Patron!...

— Où? Questionne Emile en reprenant aussitôt ses esprits.

— Dunkerque... Hôtel Franco-Belge...

— Au téléphone! Vite...

— L'hôtel?

— L'hôtel et la police de Dunkerque... En vitesse!...

Ils sont encore tous les deux en smoking. Les plastrons sont moins éblouissants, les barbes ont poussé. Torrence, en outre, a secoué partout les cendres de sa pipe. Cela sent le lendemain d'une nuit de veille, avec des tasses sales, des restes de croissants sur les bureaux.

— Allô! Mademoiselle, voulez-vous me donner d'urgence le 180 à Dunkerque... Ensuite, vous me donnerez le 243... Oui... Priorité...

Emile a gagné son petit bureau. Il a décidément la passion des indicateurs. Dunkerque... Il était onze heures et demie quand la jeune fille a quitté le Pélican... Bon! Pas de chemin de fer avant six heures du matin... Donc elle n'a pas encore pu arriver à Dunkerque par chemin de fer.

Par contre, si elle a pris une voiture... Il compte les kilomètres, sur la carte, se livre à de rapides calculs...

Une sonnerie...

— Patron... C'est l'Hôtel Franco-Belge.

— Allô!... La direction de l'hôtel?... Vous dites que le directeur n'est pas arrivé?... C'est la caissière?... Ici, police... Inutile d'ajouter que c'est une agence privée.

— Ecoutez-moi, madame... Pendant les dernières semaines, vous avez reçu de petits colis au nom d'une de vos clientes, Mme Olry, n'est-ce pas?...

La caissière répète:

— Mme Olry?... Attendez! Je demande... Ce n'est pas moi... Jean! Est-ce qu'il est arrivé des colis au nom de Mme Olry?... Vous dites?... Oui, monsieur... C'est exact... Il parait que c'est une personne qui nous écrit de l'étranger pour nous demander de garder son courrier... Jean!... D'où cette personne a-t-elle écrit? Un instant, monsieur... Vous dites. Jean?... De Berne?...

Et la voix, plus forte dans le téléphone:

- De Berne, monsieur... Il paraît qu'il y a plusieurs colis d'arrivés... Un instant, madame... Jean, voulez-vous vous occuper de Madame?...

Intuition?... Emile pâlit...

— Ne coupez pas madame la caissière!... Dites-moi, c'est à une cliente que vous venez de parler, n'est-ce pas?

— Oui, monsieur...

— Une cliente qui est arrivée en voiture?...

— Un instant... Je regarde... Oui, il y a en effet une voiture devant la porte... Un taxi parisien...

- Mais taisez-vous, pour l'amour de Dieu... Ne parlez pas tant!... Ecoutez-moi bien!... Il ne faut pas que cette cliente s'en aille... Elle va sans doute vous demander les colis arrivés pour Mme Olry... Il est indispensable que...

— Vous croyez que c'est Mme Olry?...

— La dinde! hurle Emile au comble de la fureur.

La caissière, qui n'y voit que du feu, manie en effet la gaffe le plus naturellement du monde. Ne voilà-t-il pas qu'elle se tourne vers sa cliente, qu'elle questionne: — Vous êtes bien Mme Olry?... On me téléphone justement pour...

— Taisez-vous!

— Comment?... Je n'entends pas bien...

— Parbleu!... Qu'est-ce qu'elle fait, maintenant, votre cliente?

— Attendez... Je la rappelle... Madame! Hé! Madame... Qu'est-ce que... Jean, courez donc après cette dame et demandez-lui si... Allô! Vous êtes toujours à l'appareil?... Figurez-vous que cette dame vient de remonter en voiture... Oui... Jean!... Le taxi est parti?... Allô !... Le taxi est parti. Dites-moi, monsieur, qu'est-ce que je dois faire, maintenant?... Si on me réclame ces colis, est-ce qu'il faut...

— Où sont-ils?

— Je ne sais pas... Sans doute dans un coin du bureau, avec la correspondance qui attend des voyageurs... Cela arrive souvent que...

— Vous allez enfermer tout de suite ces colis dans votre coffre... Vous ne les remettrez à personne, vous m'entendez? À personne... Si cette dame revient... Mais je suis bien tranquille... Après ce qu'elle a entendu, elle ne reviendra pas._ Mais non, madame Bonjour, madame...

Quand il raccroche, il a les yeux hagards. Il s'essuie le front. Il se laisse tomber sur sa chaise.

— Si je tenais cette caissière de malheur...

Et Torrence, qui n'y a rien compris, de questionner:

— Qu'est-ce qui se passe?

— Que nous la tenions Que pendant que je téléphonais, elle était là, dans le hall de l'hôtel Elle arrivait de Paris en taxi... Quelques secondes encore et elle réclamait les petits paquets arrivés pour elle... Il suffisait de la faire cueillir par la police... Je savais que je ne me trompais pas, que je ne pouvais pas me tromper-. C'était fatalement près de la frontière... Comprenez-vous, Torrence?... Simple comme bonjour... Après chaque cambriolage, les bijoux partaient en petits colis, pas même recommandés, à l'adresse d'une certaine Mme Olry... Ils allaient dans un hôtel proche de la frontière... Ainsi, en cas de pépin...

Il prit une cigarette dans son étui, mais, selon son habitude, il oublia de l'allumer. Il se calmait petit à petit. Il finit même par sourire.

— Elle a dû se demander comment j'ai pu...

Une impression à la fois agréable et exaspérante: celle d'avoir lutté contre quelqu'un de très fort, d'avoir joué à égalité.

Or il n'y avait pas de perdant!

Certes, Emile avait retrouvé les bijoux, et c'était tout ce que demandaient les compagnies d'assurances. Mais Dolly... Etait-ce Dolly?... Etait-ce Denise?... Bref, la jeune fille avait le temps, maintenant, de franchir la frontière...

Sans doute ne la reverrait-il pas.

Quel souvenir garderait-elle de lui?

Quel souvenir gardait-il d'elle?

— Qu'est-ce que je fais, patron? Questionnait Torrence.

— II faudrait téléphoner à la compagnie... Vous demanderez à un de ses délégués d'aller là-bas avec vous... Vous direz que... que vous avez tout découvert cette nuit, grâce à vos méthodes personnelles et à l'organisation unique au monde de l'Agence O...

— Le chef de la PJ va me demander ce que la demoiselle est devenue...

— Eh bien! Vous répondrez la vérité... Que vous n'en savez rien...

A ce moment, un client sonna. Barbet, toujours en faction au Majestic, ne pouvait aller ouvrir. Ce fut Emile qui y alla, oubliant qu'il était en smoking.

— Vous désirez voir le patron?... De la part de qui?... Je vais demander s'il peut vous recevoir...

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