Emile à Bruxelles
EMILE A BRUXELLES
I
Où Emile et Torrence se regardent comme les augures
antiques et ne peuvent s'empêcher d'éclater de rire
Torrence, le premier, rota. Et au moment où Emile lui envoyait en coin un petit coup d'œil tout pétillant d'ironie, son propre estomac manifesta d'une façon incongrue la plénitude de sa satisfaction.
Alors, pendant quelques instants, les deux pontifes de l'Agence O se regardèrent en silence, puis soudain, n'y tenant plus, ils éclatèrent de rire.
De paisibles consommateurs qui buvaient d'énormes verres de bière ou des cafés filtre à la terrasse du Métropole se retournèrent sur eux, et nul ne se douta que ce bon géant hilare et ce jeune homme roux si maigre et si insignifiant formaient en quelque sorte à eux deux le plus fameux détective du monde.
C'est à Bruxelles, place de Brouckère, qu'ils étaient attablés de la sorte dans un clair rayon de soleil. C'était le printemps. La vie coulait allégrement dans les larges avenues de la capitale belge, où il y avait comme un air de fête. On avait envie de chanter, de siffler, de gambader, de faire des farces.
Tel était en tout cas l'état d'esprit de Torrence et d'Emile. La grosse gaieté belge déteignait-elle sur eux? On put croire un moment qu'ils allaient s'envoyer de joyeuses tapes sur le ventre, comme des commis voyageurs en goguette.
— Et ces moules? Questionna Torrence.
— Et ces rollmops? Riposta Emile.
Ils avaient débarqué à midi moins quelques minutes à la gare du Midi. Tout le long du chemin, Emile s'était réjoui de manger des moules et des frites dans une de ces célèbres « fritures » de la rue des Bouchers. Ils s'y étaient précipités, et Torrence avait manifesté sa réprobation pour cette façon de manger les moules avec des pommes frites.
— C'est tout bonnement ignoble! déclara-t-il. Parlez-moi d'un bon rollmops.
— Avec des frites? Ironisa Emile.
— Parfaitement! Avec des frites... Qu'est-ce qui m'empêcherait de manger des frites avec un rollmops?
Combien de portions avaient-ils avalées de la sorte? Toujours est-il que, quand ils étaient sortis, ils avaient cette démarche vague des canards gavés. A petits pas, ils étaient redescendus jusqu'à la place de Brouckère et maintenant, après avoir roté de concert, ils bâillaient en chœur.
Encore une idée de Torrence de faire passer ça avec de grands demis!
— Quel travail!... soupira Emile en fermant à demi les yeux.
— Nous n'en viendrons jamais à bout... répliqua Torrence, incapable de garder son sérieux.
Jamais, en tout cas, la célèbre agence de la cité Bergère n'avait été chargée d'une mission aussi ahurissante.
— En somme, conclut Emile, nous pourrions fort bien rester à cette terrasse du matin au soir, et cela aussi longtemps qu'il le faudra... C'est un moyen comme un autre de retrouver l'homme à la tache lie-de-vin... A condition que le hasard le fasse passer un jour place de Brouckère...
— A moins, renchérit Torrence, que nous suivions à la piste tous les manteaux de vison... Seulement, étant donné la douceur de la saison, il y a des chances pour qu'ils se fassent rares dans les rues...
C'est Torrence, qui, cité Bergère, avait reçu la petite bonne femme. Un peu courte sur jambes, grassouillette, le nez en l’air, vêtue des couleurs les plus vives de l'arc-en-ciel.
— Je suis venue pour vous charger d'une mission très importante.
— Vraiment? Avait fait Torrence, étonné.
Car elle ressemblait aussi peu que possible à une cliente de l'Agence O. Plutôt une petite bonne entichée de dancing et de cinéma...
C'était d'ailleurs bien cela.
— Je suis femme de chambre au service de M. et Mme Frécourt, 27, rue de Berry... Vous avez entendu parler de M. Frécourt, je suppose?... Celui qui s'occupe de cinéma... C'est lui qui a collaboré au dialogue du Cœur broyé...
Dans son cagibi, d'où il suivait cet entretien, Emile ne s'amusait pas moins que son patron.
— Il est arrivé une catastrophe... Je me demande encore comment Madame ne m'a pas mise à la porte... Moi, je ne pouvais pas savoir, n'est-ce pas, que Dieudonné...
— Pardon, mademoiselle... Qui est ce Dieudonné?
— Un jeune homme... Enfin, un homme d'une trentaine d'années, très comme il faut, très bien habillé, sachant parler aux femmes... Je l'avais rencontré au Colisée... Il faut vous dire que tous les samedis je vais danser au Colisée... Dieudonné était un excellent danseur... Il m'a dit qu'il était dans les affaires... Il avait l'accent belge et une grande tache lie-de-vin sur la joue gauche... A première vue, cette tache m'avait choquée, mais je m'y étais vite habituée...
— Vous ne vous êtes rencontrés qu'au Colisée?
La jeune personne rougit.
— Madame m'a bien recommandé de ne pas vous mentir... Eh bien! Il nous est arrivé d'aller à côté...
-- A côté de quoi?
— Du Colisée... Mais jamais pour longtemps... Je vous jure que je n'ai jamais passé toute la nuit avec lui... En dansant, on parlait de choses et d'autres... Je lui ai parlé de Madame et de son vison... car cet hiver, elle s'est acheté un magnifique vison, une occasion, paraît-il... Alors Dieudonné m'a dit comme ça que les fourrures devaient bien m'aller et que si, un soir...
— Bref, si je comprends bien, un samedi vous avez emprunté le vison de votre patronne...
— Oui, monsieur... J'en prenais soin, je vous assure... Ce n'est pas moi qui l'aurais abîmé...
— Que s'est-il passé ensuite?... Mais pardon, comment vous appelle-t-on?
— Angèle... Angèle Pellepoix... Mon père est facteur dans le Limousin...
— Continuez, Angèle...
— Dieudonné a insisté pour que nous allions à côté... Il disait qu'il voulait voir l'effet du vison sur...
— Je comprends... N'insistez pas...
— C'est même la première fois que je me suis déshabillée entièrement... Quand il a vu que je n'avais plus rien sur le corps, il a...
Même Mlle Berthe, la secrétaire de l'Agence O, qui écoutait derrière la porte, avait peine à garder son sérieux.
— Il a attrapé pêle-mêle tous mes effets, y compris le vison, et il s'est précipité dans l'escalier... J'ai d'abord cru que c'était une farce... Je ne pouvais pas appeler au secours dans la tenue où j'étais... A la fin, comme il ne revenait pas, je me suis enveloppée dans un drap de lit et j'ai sonné le valet de chambre...
Torrence avait hoché la tête.
— Si je comprends bien, mademoiselle, vous venez nous demander de rechercher Dieudonné et surtout le vison de votre patronne... Malheureusement, c'est plutôt la besogne de la police que celle de l'Agence O. Nos tarifs sont très élevés et, d'habitude, nous n'acceptons de nous charger que d'enquêtes... comment dire?... assez sérieuses...
— C'est très sérieux, monsieur!... Je paierai tout ce qu'il faudra... J'ai même dans mon sac vingt mille francs que je dois vous donner à titre de provision pour les frais...
— Pardon... Je ne comprends pas très bien... Vous nous apportez vingt mille francs pour...
— Pour que vous alliez à Bruxelles tout de suite... C'est M. Frécourt qui a eu l'idée, quand je lui ai avoué le vol, d'aller se renseigner à la Gare du Nord... A cause de la tache de vin, Dieudonné ne passe pas inaperçu... Il m'avait quittée à dix heures du soir... Il y a un train de nuit à minuit dix... Eh bien! Un employé s'est fort bien souvenu d'un homme avec une tache lie-de-vin et une grosse valise brune, qui est monté dans ce train avec un billet pour Bruxelles...
— C'est M. Frécourt aussi qui vous a donné ces vingt mille francs pour que vous nous les remettiez?
— Oui, monsieur... il paraît qu'il faut coûte que coûte que le vison soit retrouvé... Si, une fois là-bas, vous avez besoin d'autre argent, on vous en enverra, mais il est indispensable que vous partiez tout de suite...
— Si cela ne vous ennuie pas trop, mademoiselle Angèle, repassez donc cet après-midi et je vous donnerai une réponse...
— Vous prendrez le train aujourd'hui même, n'est-ce pas?
— Je vous dirai cela tout à l'heure...
Une fois face à face avec Emile, Torrence se gratta la tête.
— Qu'est-ce que vous dites de ça?... Sans la présence de ces vingt billets de grand format qu'elle a laissés sur mon bureau, je jurerais que c'est une petite folle qui a vu un film et qui se croit devenue l'héroïne d'une aventure...
— M. et Mme Frécourt existent à l'adresse indiquée, dit Emile, qui avait déjà feuilleté ses annuaires. Ils ont le téléphone... On pourrait...
Quelques instants plus tard, Torrence avait Gaston Frécourt au bout du fil.
— Très volontiers, cher monsieur... A l'apéritif, à la terrasse du Fouquet's... Mais si, moi je vous reconnaîtrai, car j'ai vu assez souvent votre photographie dans les journaux...
Torrence en fut assez flatté. Emile et Barbet furent chargés de prendre tous les renseignements possibles sur le ménage Frécourt, ainsi que sur cette histoire de vison.
A leur grande surprise, quand ils se retrouvèrent l'après-midi cité Bergère, ils durent s'avouer que la petite bonne n'avait pas menti.
Torrence avait pris l'apéritif avec Frécourt, un long gaillard de trente-cinq ans qui portait beau, monocle à l'œil, vêtu à la dernière mode, et qui saluait comme de vieux amis tous les clients du Fouquet's.
Le type exact du « monsieur qui s'occupe de cinéma ». Ce qu'il faisait au juste dans le cinéma était plus vague. On voyait les Frécourt à toutes les présentations, à toutes les grandes premières, à tous les cocktails. Ils serraient des mains. Ils échafaudaient des plans mirifiques. Une fois, une seule, le hasard avait permis à Gaston Frécourt de collaborer au dialogue d'un film et, cette fois-là, il avait eu son nom sur l'écran, avec celui des ingénieurs du son, des décorateurs, électriciens et autres collaborateurs.
Appartement de cinq pièces rue de Berry. Deux bonnes, Angèle et Germaine, qui étaient payées irrégulièrement. Les fournisseurs l'étaient plus irrégulièrement encore, et le propriétaire pas du tout.
C'était toujours « très cinéma », et les créanciers étaient toujours renvoyés à la semaine suivante, quand le grand film de Frécourt serait enfin commencé.
Quant au vison, Nathalie Frécourt (elle se prénommait Berthe, mais elle avait adopté le prénom plus rare de Nathalie), il avait été racheté quatre mois plus tôt à une vedette dans la débine et payé la somme de quarante mille francs.
— Vous m'excuserez, avait objecté Torrence, de vous dire franchement ce que je pense. Pour un vison de quarante mille francs...
— Oh! Sa valeur réelle est beaucoup plus grande... Quatre-vingt mille au moins...
— Peu importe... Pour un vison, dis-je, que je ne suis pas sûr de retrouver, vous engagez des frais considérables... Certes, la tache lie-de-vin est un élément de succès... Mais Bruxelles compte plus d'un million d'habitants... Il doit y avoir un certain nombre d'hommes qui ont une tache lie-de-vin sur la joue... Enfin, si même il n'y avait que votre Dieudonné, encore faudrait-il que le hasard nous le fasse rencontrer... Nous ne connaissons même pas son nom, son identité exacte... Il est improbable qu'il se promène dans les rues de la capitale belge avec le vison de votre femme sur le dos...
» Enfin, un vison ressemble à un autre vison comme un chat à un chat...
» Dans ces conditions, je crois de mon devoir de décliner la proposition que...
Colère du cinéaste:
— Ainsi, une agence privée, dont le but avoué est de faire des recherches pour le compte des gens dans l'embarras...
— Puisque je vous dis qu'il n'y a pas une chance sur mille de retrouver ce Dieudonné et...
— Qui est juge en l'occurrence? Est-ce moi, moi qui paie et qui m'engage à payer tous les frais ultérieurs, ou vous, qui...
— Si vous le prenez ainsi...
— Je vous demande, j'insiste, d'aller à Bruxelles avec les collaborateurs qui vous paraîtront utiles, de ne pas regarder aux frais, de faire l'impossible pour...
— J'ai bien compris...
Torrence avait tellement bien compris qu'il se demandait si toute cette histoire n'était pas machinée dans le seul but de les éloigner de Paris, lui et son collaborateur Emile.
Mais quelle raison pouvait-on avoir de se débarrasser de l'Agence O pendant quelques jours? Il n'y avait aucune enquête en cours...
D'ailleurs, l'enquête à laquelle Barbet s'était livré, d'abord au Colisée, puis à l'hôtel voisin, et enfin à la Gare du Nord, confirmait l'histoire d'Angèle.
Il était assez difficile de supposer que la petite bonne avait mis elle-même en scène, avec la complicité d'un homme à la tache lie-de-vin, l'histoire du vol de fourrure...
On avait même retrouvé les vêtements de la domestique. Le voleur s'en était débarrassé à cent mètres de là en les abandonnant tout bonnement sur le trottoir...
— Je crains, monsieur Frécourt, que, si nous retrouvons la fourrure, celle-ci vous revienne à un prix tel...
— Cela me regarde, monsieur Torrence.
— A votre aise, monsieur Frécourt...
Et voilà dans quelles conditions ahurissantes Torrence et Emile étaient arrivés à Bruxelles ce jour-là. Avant de se précipiter rue des Bouchers pour se livrer à une orgie gastronomique, ils avaient eu l'honnêteté professionnelle de se livrer, à la gare du Midi, à une rapide enquête.
Contrairement à leur attente, ils avaient retrouvé la piste de l'homme à la tache lie-de-vin. L'employé qui ramassait les billets à la sortie se souvenait d'un voyageur répondant à ce signalement qui avait débarqué du train de Paris et qui s'était éloigné dans la direction du centre sans prendre de taxi.
— Et maintenant, patron? Questionnait Emile, l'estomac barbouillé de moules, de frites et surtout d'une quantité inconsidérée de bière blonde.
— Si je m'écoutais, répondit Torrence, j'irais faire une bonne sieste et ne me lèverais que pour le dîner...
— Ne parlez plus de manger, je vous en supplie... Je ferais volontiers, tel que vous me voyez, le vœu de vivre de l'air du temps pendant une semaine... N'oubliez pas que nous avons touché vingt mille francs et qu'il faut quand même faire quelque chose...
— On pourrait toujours commencer par les hôtels... Combien peut-il y avoir d'hôtels à Bruxelles?
— Quelques centaines... Pourquoi pas, après tout?... Si vous voulez, nous allons diviser la ville en secteurs... Vous prenez le nord et je prends le sud... Rendez-vous ici ce soir pour dîner...
— Je croyais que vous ne vouliez plus manger tant que...
Jamais l'Agence O n'avait commencé une enquête avec si peu de foi dans les résultats possibles. Cette histoire de vison emprunté à sa patronne par une petite bonne et volé par un amant sans scrupule n'avait rien de passionnant.
Ou plutôt, elle n'aurait rien eu de passionnant si... Car, enfin, pourquoi un cinéaste sans emploi et criblé de dettes dépensait-il une petite fortune dans le vague espoir de retrouver un manteau de fourrure qui lui reviendrait un prix fou?...
Avant de quitter Torrence pour se mettre au travail, Emile soupira:
— Je crois que vous auriez mieux fait de me laisser à Paris...
— Barbet y est...
Comme c'était malin! Barbet, avec sa tête de chien mal peigné, sa silhouette de commissionnaire de petite ville, enquêtant dans les milieux du cinéma! Pourquoi pas Barbet invité à dîner à l'Elysée?
— Bonne chance, patron...
Et Emile entra dans un premier hôtel, souleva poliment le bord de son chapeau.
— Pardon, madame la caissière... Est-ce que par hasard vous n'auriez pas parmi vos locataires un monsieur de trente-cinq ans environ qui porte sur la joue gauche une grande tache lie-de-vin?
La brave femme le regarda en se demandant s'il parlait sérieusement.
— Pourquoi est-ce que vous voulez que mes locataires aient une tache de vin sur la figure? s'écria-t-elle avec un savoureux accent belge. C'est une farce, n'est-ce pas? Allez une fois au café d'à côté, et c'est vous qui aurez une tache de vin...
Emile sortit en soupirant, barra un nom d'hôtel sur son calepin et pénétra, cent mètres plus loin, dans un autre meublé.
— Pardon, monsieur, est-ce que par hasard...
— Dites-moi seulement une fois pourquoi vous me demandez ça?
Allons! Il n'y avait qu'à continuer patiemment en attendant que les moules et les frites veuillent bien descendre!
II
Où, dans l'obscurité d'une salle de cinéma, Emile fait la
connaissance d'un monsieur aux gestes intempestifs
Torrence et Emile en étaient à leur quatrième journée de Bruxelles et, pour être sincère, il faut avouer que ce séjour dans la capitale belge n'était nullement fait pour augmenter leur prestige.
— Puisque ce Frécourt y tient... grommelait Torrence, qui passait d'une digestion pénible à une autre digestion pénible. Ce n'est pas nous qui avons insisté pour venir ici... Au contraire!... Sans compter qu'il n'y a aucune raison pour que l'homme à la tache lie-de-vin soit resté à Bruxelles... Il peut être n'importe où, à l'heure qu'il est... Enfin, ce matin, on m'a indiqué un petit restaurant connu seulement des amateurs, près du marché au poisson...
C'est inouï le nombre de restaurants merveilleux qu'on se donnait le malin plaisir de leur indiquer, le nombre de plats du pays auquels ils ne pouvaient éviter de goûter...
— Combien vous reste-t-il d'hôtels, patron?
— Trente... Et vous?
— Vingt-trois... Après, on pourra toujours chercher dans les cafés...
En tout cas, certaine bière forte qu'on y vendait n'était pas pour rien dans l'euphorie des deux hommes de l'Agence O. Barbet avait téléphoné. Ses renseignements n'apportaient aucune lueur sur l'affaire:
— Voilà, patron... La jeune Nathalie Frécourt est légalement l'épouse de son mari... Mais, dans le monde du cinéma, tout le monde sait qu'elle est la maîtresse de Wermster... Le mari ne peut pas l'ignorer... C'est en suivant la piste du vison à rebrousse-poil, c'est-à-dire en remontant à ses origines, que j'ai découvert ça... En effet, c'est Elie Wermster qui a versé les quarante mille balles du vison...
-- Ce n'est pas l'administrateur des Films Mondia?
— Exactement... Maintenant que je suis un peu, moi aussi, dans le cinéma, je peux vous passer un tuyau à ce sujet... Avant deux mois, les Films Mondia seront obligés de déposer leur bilan... Dites donc, patron, je ne vous entends pas beaucoup...
La vérité, c'est que Torrence et Emile, dans l'étroite cabine téléphonique, ressemblaient davantage à Laurel et Hardy après quelques cocktails qu'aux grands patrons de l'Agence O.
-- Ça va, Barbet... Continuez...
— Continuer quoi?...
— La même chose...
Une heure plus tard, ils continuaient la série monotone des hôtels de toutes classes et, à cinq heures, Emile, qui en avait fini avec sa liste, se laissait tomber avec un soupir de soulagement dans le fauteuil profond d'un cinéma de la rue Neuve.
D'abord, ce fut le film qui l'intéressa. Puis ce fut le manège du monsieur qui était assis juste en face de lui. Ce monsieur, qu'il était difficile d'examiner dans l'ombre et qui n'était pour le moment qu'une silhouette très anonyme, s'obstinait à glisser la main le long des jambes de sa voisine.
Cette voisine, avec une obstination au moins égale, prenait cette main entre ses doigts et la déposait sur les genoux de son propriétaire.
D'autres se le seraient tenu pour dit. Deux minutes ne s'écoulaient pas que le monsieur recommençait de plus belle.
— Je vous en prie... souffla-t-elle d'abord.
Puis, après dix minutes et une dizaine d'assauts repoussés:
— Si vous recommencez, je crie...
Emile se réjouissait d'assister à la scène. Recommencera! Recommencera pas! Allons, messieurs, faites votre jeu, les paris sont ouverts...
Juste au moment où, en dépit des menaces les plus sévères, le monsieur avance une fois de plus la main, un baiser en gros plan unit quatre lèvres monstrueuses sur l'écran, le mot « Fin » paraît et la lumière se fait dans la salle.
Gentille, la petite demoiselle. Elle a eu bien raison, pense Emile, de ne pas se laisser faire par ce... par ce...
Et voilà qu'Emile écarquille les yeux. Tout le monde marche vers la sortie et, dans la rangée parallèle à la sienne, Emile vient d'apercevoir...
Aucun doute n'est possible. Le vilain monsieur qui a failli déclencher un scandale porte, sur la joue gauche, une magnifique tache lie-de-vin. En outre, son complet gris chiné correspond très exactement à la description qu'Angèle a donnée des vêtements de son séducteur...
— Pardon, monsieur...
Ils sont dehors. Il fait encore grand jour.
-- M. Dieudonné, n'est-ce pas?
Je ne vous connais pas, réplique l'autre, interloqué.
— Pourtant, nous sommes de vieilles connaissances... Si je puis vous donner un conseil, monsieur Dieudonné, c'est de ne pas essayer de me fausser compagnie... Je vous assure que vous avez tout intérêt à accepter le petit entretien que je désire avoir avec vous...
— Vous, je vois ça, vous êtes un Parisien, n'est-ce pas?
— Vous êtes dans le vrai... Je suis persuadé que, si vous vouliez me conduire à votre domicile...
— Alors il faut aller prendre le tram à la Porte de Namur...
Combien on peut se faire des idées fausses sur les gens! En écoutant le récit de l'appétissante Angèle, on imaginait son amant sous les traits d'un homme charmant, au physique agréable, à la parole fleurie.
Hélas! C'est un individu aussi banal que miteux, une sorte de don Juan pour quartiers pauvres, au veston trop cintré, à la cravate trop rouge, aux cheveux gras de brillantine. Et par-dessus le marché, il a un accent incroyable!
Il faut dire à sa décharge qu'il prend avec philosophie sa situation pour le moins désagréable.
— C'est dommage tout de même! remarque-t-il seulement. C'est l'heure à laquelle je devais faire une partie de cartes avec les amis en buvant un verre de gueuse...
De la Porte de Namur, le tramway, qui est bondé, les emmène vers quelque lointaine banlieue, et là, Dieudonné se dirige vers une petite maison meublée qui n'était ni sur la liste de Torrence, ni sur celle d'Emile.
— C'est moi! annonce-t-il, lugubre, à la propriétaire. Liske n'est pas rentrée, n'est-ce pas?
— Non, monsieur...
Il ouvre la porte avec sa clé. On pénètre dans un petit appartement tout neuf qui a l'air de sortir d'un bazar. Il y a des chromos aux murs, un appareil de TSF, et, sur la table, des napperons brodés couverts d'une infinité de bibelots horribles.
— C'est plus intime qu'à l'hôtel, n'est-ce pas?... C'est ce que je disais toujours à Liske... Il faut ce qu'il faut et j'aime mieux donner cent francs de plus par mois, mais que ce soit propre et qu'on ait l'impression d'être chez soi... Alors, comme ça, vous êtes de la police?...
— Peut-être ferions-nous mieux de commencer par le principal... Il est possible que, si vous me remettiez le manteau de vison que vous avez volé...
— Cette fille a dit que je l'avais volé?... Je savais bien qu'elle était mal élevée... Elle voulait absolument que je l'épouse... Moi, j'étais déjà depuis trois ans avec Liske...
» Liske?... Vous ne connaissez pas Liske?... Ça, c'est une belle fille, vous savez, monsieur... Regardez seulement...
Et il montre un portrait encadré, le portrait d'une Flamande grasse et rose de vingt-cinq à trente ans.
— Liske était avec vous à Paris?
— Bien sûr, monsieur...
— Et de quoi viviez-vous tous les deux?
— De quoi nous vivions?
Il est roublard, vulgairement roublard. Il essaie de gagner du temps Emile l'a déjà jugé. C'est un petit escroc sans la moindre envergure, juste bon pour rafler les économies des petites bonnes trop crédules.
— Qui a eu l'idée du manteau?
— C'est Liske...
Il se repent déjà de ce cri du cœur.
— Liske, sachant qu'Angèle, votre maîtresse, avait une patronne qui possédait un manteau de vison, a eu l'idée de...
— C'est naturel, n'est-ce pas, monsieur?... Les femmes, ça ne pense qu'à la toilette...
— Vous saviez que le manteau valait plus de cinquante mille francs?
— Je ne me suis pas inquiété de cette question...
— Vous ne connaissiez pas M. Frécourt?
— Je ne lui ai jamais été présenté...
— Tâchez d'être plus précis...
— Je m'étais un peu renseigné, bien sûr... On aime savoir qui on fréquente...
— Vous aviez surtout envie de savoir ce qu'Angèle pourrait voler pour votre compte dans l'appartement de ses maîtres...
Dieudonné se tait, réprobateur, jugeant sans nul doute ce Parisien fort mal élevé.
— Vous vous êtes rendu compte que le vison seul avait de la valeur... Vous avez obtenu que votre maîtresse le prenne pour un soir et vous n'avez pas hésité à lui jouer une assez vilaine comédie... J'ai pu constater tout à l'heure, au cinéma, que ces comédies-là ne sont pas pour vous déplaire...
— J'ai du tempérament, moi, monsieur!... Quand je vois une jolie fille...
— Sans doute votre autre maîtresse, Liske, avec laquelle vous viviez depuis trois ans, vous attendait-elle non loin de là?...
— Devant la Gare du Nord... avoue Dieudonné, à qui il n'est décidément pas difficile de tirer les vers du nez.
L'Agence O n'a jamais cru en cette affaire. Elle ne s'y est embarquée que contrainte et forcée. N'avait-elle pas raison? Tant d'efforts pour aboutir à ce petit escroc de rien du tout, qui se croit obligé de tirer un cruchon du buffet et d'offrir, avec des grâces vulgaires, un verre de genièvre à Emile!
— Mais si! Mais si! Ça fait du bien, vous savez...
Un détail fait plaisir à Emile. Tandis qu'il discutait avec Torrence, il a prétendu que le voleur avait sans doute eu besoin d'une complice. Il fallait, en effet, passer la douane. Un homme ayant un manteau de vison dans ses bagages aurait été aussitôt repéré.
— C'est donc Liske qui a passé la frontière avec le manteau sur le dos...
— Oui, monsieur... D'ailleurs, il n'aurait pas tenu dans ma valise... La voici... Il y avait déjà mon complet neuf, que j'ai acheté aux Galeries la semaine dernière...
— Pour séduire Angèle?
Il ne comprend même pas l'ironie et murmure avec satisfaction:
— Il faut ce qu'il faut...
— Voulez-vous, maintenant, me remettre le vison?
— C'est justement ce que je ne peux pas faire... Vous ne comprenez donc pas ce que j'essaie de vous expliquer depuis une heure?... Liske, pourtant, était une femme épatante... Elle m'aimait, je peux vous le dire... Nous sommes arrivés ici, où nous avons habité autrefois... Il faut vous dire que le manteau était un peu long pour elle, parce que Liske est plutôt boulotte que grande...
» — Je vais le raccourcir... qu'elle me dit.
» Et moi, qui ai toujours été trop bon, je vais à la Porte de Namur faire ma partie... Quand je rentre, pas de Liske... J'attends... Je me rends au petit restaurant du coin, où nous prenons nos repas... Pas plus de Liske que sur ma main... Je...
— Il y a combien de temps de cela? S’informe Emile.
— Trois jours... Maintenant, vous pouvez toujours demander mon extradition, comme vous dites... Qu'est-ce que j'ai fait?... Qui est-ce qui a pris le manteau à sa patronne?... Qui est-ce qui...
— Qu'est-ce que vous savez de Liske?
— Mais, monsieur, je...
Il s'étonne soudain.
— Ce que je sais?... Ce que je sais?... Eh bien! Un soir, je buvais une gueuse en face de la gare... Elle buvait une gueuse à une autre table... Je lui ai adressé un clin d'œil... Elle m'a répondu de la même manière... Nous avons...
— Ensuite?
— Toujours la même chose... Nous sommes restés ensemble... Elle me plaisait... Je lui plaisais...
— Elle continuait son métier?
— Elle n'avait pas de métier à proprement parler... Il lui arrivait bien, parfois, de faire la connaissance d'un monsieur généreux, mais ne croyez pas que...
C'était à peine du travail pour un débutant de la Police judiciaire. Un vilain petit couple. Spécialité des environs de gares, où les clients sont plus gogos qu'ailleurs. Liske devait subtiliser assez adroitement les portefeuilles et, au besoin, menacer les hommes mariés d'un scandale. Quant à son amant, le beau Dieudonné, il courait les bals fréquentés par les petites bonnes et il parvenait à en tirer profit.
— Vous ne l'avez pas revue? Vous n'avez aucune nouvelle d'elle?
— Même qu'elle a emporté mon épingle de cravate ornée d'un rubis...
Emile jugea inutile de demander d'où provenait ce joyau de mauvais goût.
— Je résume... Depuis trois jours, Liske, dont voici la photographie, a disparu avec le manteau de vison... Vous ne savez rien d'elle... Je suppose que vous l'avez cherchée sans parvenir à la retrouver...
— Voilà! Soupira Dieudonné, le cœur gros. C'est exactement comme vous dites...
— Ça va, grogna Torrence, qui venait de demander la communication avec Paris. Il va nous donner l'ordre de cesser les frais. Finie cette existence de satrape, et ce n'est pas trop tôt, car je sens que je ne suis plus qu'un estomac...
Quelques instants plus tard, il expliquait à Gaston Frécourt la situation et il concluait:
— Comme vous le voyez, cher monsieur, l'affaire suit le cours le plus banal qui soit... La maîtresse du voleur vole à son tour le vison... Si, à la rigueur, il était possible de retrouver parmi les centaines de milliers d'habitants l'homme à la tache lie-de-vin, je pense... Vous dites?
En regardant son patron, Emile comprit que cela n'allait pas tout seul.
— Evidemment... Mais oui... Certainement... Nous pouvons, comme vous dites, demander la collaboration de la police belge... Nous avons en effet la photographie de cette Liske... Mais il y a de nombreuses villes en Belgique, dans chacune de ces villes un certain nombre de meublés plus ou moins discrets, sans compter les quartiers réservés et les... Comme vous dites!... Les frais courent, monsieur... Je pourrais dire qu'ils galopent, et ce vison risque, à pareil train, de vous coûter plus cher que si... Pardon?... Comme vous voudrez... Ce que j'en disais... Bien... Non, nous n'avons pas encore besoin de nouveaux fonds, mais, dès que... Bonsoir, monsieur!
Torrence, les yeux hors de la tête, sortit de la cabine et, pour se soulager, car il en avait besoin, donna un grand coup de poing sur la table.
— Si j'y comprends quelque chose!... Savez-vous ce qu'il vient de me dire?
— De continuer, parbleu!
— Il a ajouté:
» — ... Même si votre enquête doit me coûter cent mille francs, j'en fais une question d'honneur...
» Je ne vois pas quel honneur on peut mettre dans un manteau de vison payé par l'amant de sa femme!... Si ce n'était que nous n'avons rien à faire à Paris en ce moment...
— Alors, le grand jeu!
Pas drôle! Toujours du travail de débutants, indigne des as de l'Agence O. Conversation de plus d'une heure, le lendemain matin, avec le directeur de la Sûreté belge. Celui-ci presse un timbre électrique, appelle le chef de la Police des meurs.
On recherche le dossier de Liske, qui s'appelle en réalité Elisabeth Van Overkamp et qui est née vingt-cinq ans plus tôt dans la banlieue d'Anvers.
Elle n'a figuré qu'accidentellement sur les registres des filles soumises, car c'est une maligne qui a toujours su tirer son épingle du jeu et trouver, parmi les vieux messieurs, un répondant.
— Facile à retrouver? Questionne Torrence tandis que Emile a repris son air humble de petit employé.
— Cela dépendra, n'est-ce pas? On va toujours envoyer son portrait à toutes les polices... Ce soir, il commencera à paraître dans les journaux...
— Vous ne croyez pas qu'on pourrait voir aussi les revendeuses à la toilette et les marchands de fourrures? Il est possible que, pour se procurer de l'argent...
— C'est une bonne idée, ça, savez-vous...
Et voilà toute la police belge en branle parce qu'un cinéaste à monocle, installé à une terrasse des Champs-Elysées, s'obstine à retrouver un vison qu'il n'a même pas payé et dont il ferait peut-être mieux de ne pas trop parler.
Enfin!...
--- Si je peux vous donner une idée, fait le chef de la Police des mœurs, c'est de chercher du côté d'Anvers... Cette femme-là a dû être assez prudente pour quitter Bruxelles... Après Bruxelles, Anvers est la ville où elle a le plus de chances de se cacher... Sans compter que, si elle veut revendre le vison...
— Surtout, plus de moules... fait Emile. Par contre, on m'a parlé d'une spécialité d'anguilles au vert...
Ah! Frécourt l'a voulu... Tant pis pour lui et pour son argent... Torrence et Emile, dans un somptueux wagon-salon, se dirigent vers Anvers, où ils descendent dans le meilleur hôtel de la ville.
— Saloperie... riposte Torrence. Les anguilles, ça ressemble à des serpents... Tandis qu'on m'a indiqué une maison qui prépare les rognons au madère d'une façon...
Ils ne mangeront ni moules, ni anguilles au vert, ni rognons au madère. Ils viennent à peine de se laver quelque peu et ils descendent dans le hall de l'hôtel quand le portier se précipite.
— Le chef de la police de Bruxelles demande que vous lui téléphoniez d'urgence...
Le haut fonctionnaire belge n'est pas fâché de montrer à ces Français de quel bois on se chauffe dans son pays.
— Votre Liske est déjà retrouvée, annonce-t-il suavement.
— Pardon... Elle est à Bruxelles?... Le manteau...
— Ce n'est pas tout à fait cela... Voyez-vous, il y a des méthodes administratives qui ont parfois du bon... En cas de disparition... Mais vous connaissez ça comme moi... Les gares, les aérodromes et les ports... On aurait pu supprimer de la liste les aérodromes, étant donné la qualité des gens que... Allô!...
— Je vous écoute...
— Eh bien! Pas du tout... L'inspecteur qui a été chargé d'interroger le personnel de l'aérodrome d'Evere me téléphone à l'instant... Le lendemain du vol commis au préjudice de son amant, si on peut appeler cela un vol étant donné que... Bref... Le lendemain matin, Liske s'embarquait à Evere dans l'avion qui fait le service régulier d'Amsterdam...
— Le manteau?
-- L'inspecteur s'est renseigné... L'employé qui s'est occupé d'elle a remarqué le manteau de vison qu'elle portait... Il a même fait la réflexion que la saison était bien avancée pour se charger encore de fourrures...
Emile était allé s'effondrer dans un des profonds fauteuils du hall. Cela ne l'intéressait même plus! Cela tournait à la scie!
— Dites donc, patron, qu'est-ce qu'on fait?
— Je viens de demander Paris au téléphone...
Paris, c'était cet individu à monocle qui... Il n'était pas chez lui, mais il était au Fouquet's. A croire que les gens du cinéma ne peuvent travailler ailleurs que dans un restaurant de luxe.
— Amsterdam?... Mais voyons, c'est évident, mon cher ami... Prenez l'avion, vous aussi... Vous dites?... Vous avez un train ce soir même?... Prenez le train... Faites tout ce qu'il faudra faire... Si vous avez besoin d'argent, je vous adresserai demain un mandat rédigé en florins...
Emile, qui avait pris le second écouteur, fit signe à Torrence de se taire. Il percevait, en effet, à l'autre bout du fil, une seconde voix, plus étouffée. Il devinait:
— Offrez-lui...
Il était facile de comprendre qu'il y avait une deuxième personne dans la cabine du Fouquet's. Cette deuxième personne était-elle Elie Wermster, l'amant de Nathalie Frécourt? Probable! Lui seul pouvait faire les fonds d'une pareille enquête, alors que Frécourt n'avait pas encore payé son dernier terme et qu'il recevait chaque jour la visite d'un huissier.
— Offrez-lui... Vingt... trente... je ne sais pas...
— Laissez-moi faire...
On avait dû mettre la main sur le micro, mais les sons passaient quand même.
— Allô! Mon cher ami...
Torrence aurait pu répondre qu'il n'était pas l'ami de ce monsieur. Mais à quoi bon?
— Vous m'écoutez?... Je peux vous annoncer dès à présent qu'en plus de vos frais et de vos honoraires habituels, il y aura une prime de quinze mille...
— Crapule! grogna Emile entre ses dents.
— Alors, Amsterdam, n'est-ce pas?... Descendez donc au Carlton... Quelqu'un qui est près de moi en ce moment et qui connaît fort bien Amsterdam me dit que vous y serez à merveille...
Est-ce qu'on s'était juré de les faire courir jusqu'au bout du monde à la recherche d'un vison fantôme?
— Mais pourquoi, sacrebleu?... Pourquoi?... tonna le bon Torrence, dont les colères étaient terribles. Si jamais je m'aperçois que ces gaillards-là se sont moqués de moi...
— Dépêchons-nous, patron... Il paraît qu'il y a un wagon-restaurant dans le train, ce qui nous mettra d'accord sur notre menu: bouchées à la reine, veau madère aux petits pois, fromages, glace et fruits... Deuxième service!... En voiture!...
III
Où l'Agence O, qui ne voulait pas travailler quand on le
lui demandait avec insistance, s'obstine à le faire alors
qu'on la prie de s'occuper d'autre chose
A huit heures du matin encore, ce jour-là, Torrence et Emile auraient donné gros pour être débarrassés de cette stupide enquête et pour rentrer à Paris. Amsterdam, pourtant, leur offrait à leur réveil son plus riant aspect, et un délicieux soleil mettait en valeur le rose tendre de ses briques. Des péniches, sous leurs fenêtres, se dirigeaient lentement, à coups de gaffe, vers le marché aux fleurs, et c'était un spectacle charmant que celui de cette floraison multicolore qui glissait au ras des canaux.
— On va voir le chef de police? Soupira Emile.
— Que pourrait-on faire d'autre?
Tout comme à Bruxelles, ils furent fort bien reçus par un fonctionnaire flegmatique qui tint à leur prouver, en poussant des tas de boutons et en se servant d'une demi-douzaine de téléphones qui encombraient son bureau, que la police néerlandaise pouvait supporter la comparaison avec la Sûreté de Paris.
— Vous dites que cette Liske est arrivée de Bruxelles en avion?... Du champ d'aviation, i1 est impossible de gagner la ville sans prendre un taxi... Cette dame a donc été remarquée... Donc...
Premier coup de téléphone. Après quoi le chef de la police ne manqua pas d'étonner Emile lui-même par sa perspicacité.
— Vous affirmez que ce manteau a été volé à Paris... De Paris il a gagné Bruxelles, peu importe par quelle voie... De Bruxelles, le voici à Amsterdam... Il est improbable que cette femme décide de passer le reste de ses jours dans notre ville, où la police est particulièrement sévère pour les personnes de son espèce... D'autre part, il est rare que les malfaiteurs continuent leur route vers le Nord... Je suppose, messieurs, que vous comprenez pourquoi... A mesure que vous avancez vers le Nord, la population devient moins dense, et, comme les étrangers, que rien n'attire, sont plus rares, ils sont aussitôt repérés... Si donc cette dame est venue en Hollande, alors qu'elle pouvait espérer se perdre dans la foule bruxelloise, il y a des chances que ce soit pour s'embarquer... Vous permettez?
Second téléphone. Quand il raccroche, le chef est satisfait et il caresse ses joues du même rose que les briques de son pays.
— L'Astoria, qui vient de Hambourg et qui se dirige vers l'Amérique du Sud, fait escale cette nuit, à onze heures du soir plus exactement, à Rotterdam...
Il y a déjà quelques instants que Torrence essaie en vain de prendre la parole, mais le fonctionnaire est si content de lui qu'il l'arrête chaque fois d'un geste de la main. Torrence, pourtant, finit par lancer:
— Tout cela serait très joli, et je suivrais volontiers votre raisonnement s'il s'agissait d'un vol important... Mais n'oubliez pas qu'il ne s'agit que d'un manteau de vison... Tout au plus arriverait-on à le revendre une trentaine de mille francs... Je ne crois pas que cela vaille la peine de s'enfuir en Amérique du Sud et de...
Emile, soudain, le tire par la manche, Torrence se demande pourquoi. Torrence est bien étonné encore quand il voit son collaborateur se diriger vers la porte.
— Vous permettez, patron... Quelque chose d'urgent à faire à l'hôtel... Vous m'y retrouverez...
Et, en sautant dans un tramway, Emile répète la phrase de Torrence, celle qui a déclenché en lui tout un monde de pensées:
— Je ne crois pas que cela vaille la peine de s'enfuir en Amérique du Sud et de...
Est-ce un hasard? Au moment où il entre au Carlton, il a l'impression qu'un voyageur nouvellement arrivé, penché sur le bureau de la réception, prononce le nom de Torrence. Il n'y prend pas garde. Il a hâte de téléphoner à Paris. Il parvient à obtenir la priorité, et quelques minutes plus tard Barbet est au bout du fil.
— J'ai déjà essayé trois fois de vous téléphoner, lui annonce celui-ci. Est-ce que vous avez reçu mon télégramme?
— Pas encore... Dites-moi, Barbet... Je voudrais savoir d'urgence si aucun de nos oiseaux n'a quitté Paris...
— Et vous n'avez vraiment pas reçu mon télégramme?... Alors, ça, patron, c'est du flair, où je ne m'y connais pas... Je vous annonçais justement que notre Elie Wermster, vous savez, l'amant de la dame, est parti cette nuit dans une grosse voiture... Impossible de la suivre en taxi, encore moins avec la bagnole de l'Agence O...
— Et les deux autres?
— Toujours rue de Berry... Ils ne savent pas encore, je pense, que leur ami s'est envolé...
— Pourquoi dites-vous qu'il s'est envolé?
— Parce qu'il a emporté des bagages comme pour un long voyage... Qu'est-ce que je dois faire, maintenant?
— Rien... Attendre...
Au moment où Emile sort de la cabine, quelqu'un s'approche de lui, quelqu'un dont le physique correspond assez bien au nom d'Elie Wermster et dont l'accent est fréquent dans le monde du cinéma.
— Vous êtes l'employé de l'Agence O, je pense?
— Oui, monsieur Wermster...
— Vous me connaissez?
— Je devine... Ainsi, vous avez quitté Paris cette nuit en voiture pour nous rejoindre à Amsterdam?... Vous n'êtes pas trop fatigué?...
— Pas trop... Je voudrais voir tout de suite votre patron...
— M. Torrence est en ce moment chez le chef de la police...
La contrariété se peint sur les traits de M. Wermster.
— Mon Dieu! Que c'est ennuyeux!... J'espérais arriver à temps... Avec cette sotte histoire, nous allons ameuter toutes les polices du monde, comme s'il s'agissait d'une affaire sensationnelle...
— Je vous ferai remarquer que c'est ce que nous répétons depuis le début à votre excellent ami Frécourt...
— Frécourt est un petit sot...
— Vraiment?
— Hier, après son coup de téléphone, j'ai réfléchi... Mais voilà, je pense, M. Torrence qui entre...
C'était Torrence, en effet, qui s'arrêtait, interloqué, devant le cinéaste.
— M. Elie Wermster... annonce Emile. M. Wermster voyagé en auto toute la nuit pour venir nous dire que, toutes réflexions faites, il est exagéré de faire tant de bruit autour de cette affaire... Ou je me trompe fort, ou M. Wermster va nous demander de bien vouloir prendre le premier train pour Paris...
C'est mieux que cela encore. Le juif tire sa montre de sa poche.
— Dans une heure, vous avez un avion... C'est moins fatigant que le chemin de fer... Naturellement, vous mettrez sur la note de frais...
— C'est ennuyeux... soupire Torrence.
— Qu'est-ce qui ne va pas?
— Le chef de la police, qui est un charmant homme, vient justement de m'inviter à dîner pour ce soir... J'ai accepté... Il serait tout à fait incorrect, maintenant, surtout que rien ne nous rappelle à Paris, de lui faire faux bond et...
— Pardon... Quelque chose vous rappelle...
— Ah?...
— Mais oui... J'ai justement une mission importante à vous confier... Il y a dans mes bagages des documents que j'ai emportés par erreur et qu'il faut absolument remettre avant ce soir à M. Frécourt... Ce sont des papiers d'affaires, vous comprenez?... Je vais vous donner ces documents et vous prenez l'avion qui...
— C'est malheureusement impossible, cher monsieur... L'impatience se marque sur les traits de Wermster, qui se laisse aller à frapper du pied.
— Messieurs, il me semble que vous oubliez que vous êtes ici pour notre compte et que nous vous avons déjà fait une forte avance...
— C'est exact... Vous avez dû insister beaucoup pour que nous acceptions de 'quitter Paris et de nous lancer sur la trace du vison...
— Eh bien! Maintenant, je vous demande de retourner à Paris, et il me semble que c'est mon droit...
Ce n'est pas la délicatesse qui étouffe l'homme du cinéma et il ajoute avec une très gracieuse insistance:
— En somme, vous êtes ici mes employés... J'ai le droit de vous donner des ordres...
— Hélas! Non, monsieur Wermster... Je dis hélas pour vous... J'ajoute même que les ordres, c'est nous qui allons vous les donner par l'intermédiaire de la police néerlandaise...
— Je ne comprends pas...
Est-ce que Torrence, pour parler de la sorte, a fait de son côté les mêmes raisonnements qu'Emile, et les deux hommes, sans se donner le mot, sont-ils arrivés au même résultat?
— Parfaitement, monsieur Wermster... Il nous semble suspect, à mon collaborateur et à moi, qu'on mette tant d'insistance à nous lancer sur la piste d'un manteau de vison, puis qu'on apporte une insistance encore plus grande, qui frise la grossièreté, pour nous renvoyer à Paris...
— Je vous demande pardon, messieurs... Les mots ont certainement dépassé ma pensée... L'habitude des grosses affaires, vous comprenez?... Je vous fais toutes mes excuses si je vous ai froissés... Il est bien entendu que la somme de vingt mille francs que vous avez reçue sera doublée et que...
— Permettez... Un coup de téléphone à donner...
Torrence disparaît dans une des cabines. M. Wermster s'affole, sous le regard doucement ironique d'Emile, qui suce une cigarette non allumée.
— Vous pourriez peut-être dire un mot à votre patron?...
Tout en parlant de la sorte, avec un regard significatif, le juif a tiré son portefeuille d'un geste plus significatif encore.
— Figurez-vous que je n'ai aucune influence sur M. Torrence... Il est occupé, en ce moment, à téléphoner à la police néerlandaise. Il demande à celle-ci de bien vouloir s'inquiéter de vous... M. Torrence croit qu'il sera très instructif de savoir ce qui vous a appelé si brusquement en Hollande, surtout avec des bagages importants...
— Mes passeports sont en règle, sachez-le, et, s'il le faut, je ferai intervenir des personnalités...
- ... à la noix de coco! Lâche Emile qui a de ces sursauts de gaminerie... Alors, patron?
— Un commissaire sera ici dans quelques minutes pour interroger M. Wermster et vérifier ses papiers...
— Savez-vous, messieurs, comment s'appelle ce que vous faites?... Un abus de confiance... Et je ne félicite pas l'Agence O... Vous êtes à mon service... C'est moi qui vous paie... Dans ces conditions, j'avais le droit de m'attendre de votre part à...
— Eh bien! Monsieur le commissaire?
Emile et Torrence ne sont pas autrement fiers. Il y a près d'une heure que le commissaire de police est monté dans l'appartement de M. Wermster, au Carlton, en compagnie de celui-ci.
Il esquisse un geste vague.
— Ses papiers sont en règle... J'ai même rarement vu un passeport aussi en règle que celui-là... Figurez-vous que ce monsieur a des visas encore valables, donc récents, pour une demi-douzaine de pays, y compris les Etats-Unis et la République de Panama...
— Ses bagages?
— S'il dépose une plainte, nous serons sans doute ennuyés, car nous avons commis en quelque sorte un abus de pouvoir. Ses bagages ne contiennent que des vêtements, qui sortent tous des plus grands tailleurs de Londres et de Paris, du linge de soie à son chiffre, quelques bibelots de valeur, dont il possède les factures... Bref, nous ne pouvons absolument rien contre lui... Messieurs, je ne puis que vous recommander une extrême prudence...
Emile et Torrence, qui restent seuls dans le hall, se regardent un peu comme ils le faisaient à la terrasse du Métropole, .à Bruxelles, mais ils n'ont plus du tout envie d'éclater de rire à la façon des augures antiques.
IV
Où Emile, à la suite d'un raisonnement que Torrence ne
peut qu'approuver, donne au Carlton une série de coups
de téléphone
— Mais non, barman, pas de whisky... Puisque nous sommes en Hollande, je veux boire de l'alcool hollandais...
— Alors du genièvre, messieurs... Avec un peu de citron?...
Ce n'est qu'après le deuxième verre — il est vrai qu'ils sont si petits! — qu'Emile commence:
— Hier au soir, M. Elie Wermster se trouvait dans la cabine téléphonique du Fouquet's, aux Champs-Elysées, en compagnie de son ami Frécourt... il ignorait encore que le vison avait été volé par une certaine Liske et, vraisemblablement, emporté par elle en Hollande.
» Suivez-moi bien, patron...
» Nous lui annonçons cette nouvelle... Nous lui proposons d'abandonner l'enquête pour arrêter les frais... Or, à ce moment, il prie Frécourt d'insister... Il veut absolument que nous partions par les voies les plus rapides pour Amsterdam...
» Pourquoi, une heure ou deux plus tard, change-t-il d'avis, boucle-t-il ses malles et saute-t-il dans sa voiture pour venir ici, nous ordonner de retourner à Paris?
» Barbet affirme qu'il n'a rencontré personne et qu'il n'a reçu aucun message en dehors du nôtre...
Emile commande un troisième petit verre.
— Eh bien! Je vais, je pense, répondre à cette question d'une manière satisfaisante... Wermster est un international qui, dans sa vie, a déjà franchi, régulièrement ou en fraude, un certain nombre de frontières... Il s'attend si bien à en franchir d'autres que son passeport porte d'avance quelques visas qu'il est trop long d'obtenir au dernier moment...
» Vous vous souvenez, patron, du raisonnement du chef de la police néerlandaise?... A quoi ce raisonnement d'homme qui s'y connaît a-t-il abouti?
Et Torrence de répondre docilement:
— A un coup de téléphone à une compagnie de navigation...
— Eh bien! Je parie que Wermster, lui aussi, a téléphoné à une compagnie de navigation... Je vais d'ailleurs faire exactement la même chose, et nous saurons si mon raisonnement tient debout ou si...
Un chasseur lui demande la communication avec la compagnie qui s'occupe de l'Astoria. L'entretien est long, difficile. Quand Emile revient, il a un petit sourire qui en dit long.
— Gagné, patron... C'est vous qui paierez la tournée, et je vais remettre ça... Tout d'abord, on hésitait à me répondre... Les gens d'ici sont d'une méfiance inouïe... Enfin!... Encore une chance que les bureaux des compagnies de navigation restent ouverts la nuit qui précède les départs de paquebots... J'ignorais d'ailleurs ce détail...
» Le central téléphonique, auprès de qui je me suis réclamé du chef de la police, m'a révélé tout d'abord que, la nuit dernière, le numéro de Paris, Elysée 64.37, qui est le numéro de Wermster, a demandé trois communications coup sur coup à Amsterdam... Il s'agissait de trois compagnies de navigation... Les deux premières n'ont pas répondu... La troisième a déclaré que l'Astoria appareillerait ce soir de Rotterdam pour l'Amérique du Sud...
» Wermster était donc renseigné... Comme le chef de la police, il en concluait que la voleuse du vison chercherait à s'embarquer à bord de l'Astoria...
» Aussitôt, il saute dans son auto en emportant ce qu'il a de plus précieux...
» Quelqu'un qui fera un drôle de nez, ce matin, c'est la jeune Nathalie Frécourt...
» Ce n'est pas tout, patron... La compagnie en question me confirme que Wermster a bel et bien retenu une cabine de première classe à bord de l'Astoria...
» Comprenez-vous, maintenant, pourquoi ce monsieur n'a plus du tout envie d'avoir l'Agence O dans les jambes?
» Tant qu'il n'espérait pas s'en tirer tout seul, il a fait appel à nous...
» Il avait besoin d'aide pour le gros de la besogne... Et, en effet, c'est nous qui avons découvert l'homme à la tache lie-de-vin, puis la piste d'Amsterdam...
» A partir d'ici, il est sur son terrain... Nous ne lui sommes plus d'aucune utilité... Nous risquons, au contraire, de lui mettre des bâtons dans les roues...
» Et voilà pourquoi il n'hésite pas à nous offrir double prime si nous acceptons de rentrer gentiment à Paris et de nous occuper de ce qui nous regarde...
Torrence pousse un profond soupir.
— Mon raisonnement ne vous plaît pas?
— Il est astucieux... murmure Torrence. Mais je ne vois toujours pas comment un vison de quarante mille, voire de cent mille francs, peut provoquer de telles allées et venues, et...
-- Nous allons déjeuner, voulez-vous? Je me suis déjà renseigné sur les spécialités d'ici...
— Ni moules, ni frites surtout!
-- Il y a un petit restaurant près du port où on ne sert que du poisson et où, paraît-il...
Au moment de payer les consommations, Torrence a un regard inquiet pour son collaborateur, car il constate avec stupeur qu'Emile vient bel et bien de vider cinq verres de genièvre.
V
Où la douane sert à quelque chose et où l'homme à la
tache lie-de-vin, s'il était présent, ferait drôle de figure
— Mais si, patron, elle viendra... La police a été assez discrète pour ne pas l'effaroucher, même si elle est sur ses gardes... Et comment serait-elle sur ses gardes?... Elle est persuadée que personne, sauf certain bonhomme qui se trouve à Paris, n'est au courant de son secret...
— Quel secret?
— Vous le saurez tout à l'heure... Ça ne vous donne pas envie de voyager, vous, cet embarquement?
Ils sont tous les deux à la gare maritime de Rotterdam. Un train spécial a amené un certain nombre de voyageurs et les grues ne cessent de hisser, dans d'immenses filets, des tonnes et des tonnes de bagages, voire des automobiles.
C'est le cas de M. Wermster, qui a amené sa voiture, une puissante douze-cylindres, que des matelots sont occupés à arrimer solidement dans la cale. M. Wermster, en passant devant les deux hommes de l'Agence O, a évité de les saluer.
— Pourvu qu'elle ne se soit pas débarrassée du manteau de vison... soupire Torrence.
— Je suis certain qu'elle ne s'en est pas débarrassée... Il lui est trop utile...
— Je ne comprends pas... Sans compter qu'elle devra payer des droits de douane...
— Justement!
Torrence renonce à comprendre. Emile, lui, est comme un petit poisson dans l'eau, mais, ce jour-là, il s'est révélé tellement amateur de genièvre que son patron n'est pas sans inquiétude sur son on équilibre.
Le chef de la police d'Amsterdam a envoyé un de ses meilleurs collaborateurs qui, en civil, se tient, comme un simple employé, à côté de l'homme chargé de contrôler les passeports.
Cela se passe à bord. Elie Wermster s'y trouve déjà. Il a choisi une des meilleures cabines sur le pont supérieur, et maintenant il rôde aux environs de la passerelle en fumant un gros cigare.
En principe, il est sauvé. Ses papiers ont été épluchés en vain. Ses bagages ont été examinés minutieusement, plus minutieusement qu'il n'est de règle.
Dix heures... Dix heures et demie...
Les deux hommes de l'Agence O sont à terre. Ils rôdent dans le hangar de la douane et sur les quais. Un taxi s'arrête enfin.
Une jeune femme beaucoup trop brune, d'autant plus que son teint est celui d'un Rubens, en descend, affairée, avec une seule malle, achetée tout récemment. Elle porte un manteau de vison.
Coup d'œil aux douaniers, qui ont reçu des instructions. Tout près d'eux, Torrence fume sa pipe! Emile suce sa cigarette sans feu, l'air aussi innocent que possible.
— Rien à déclarer?
Elle ouvre la malle. C'est une malle qu'elle a achetée le jour même et elle n'a pas encore l'habitude de la serrure. Emile s'approche pour l'aider.
Rien que du neuf, là-dedans, du linge fin, des vêtements achetés dans les grands magasins de confection. Pas une seule pièce qui ait déjà été portée.
On sent que Liske, après avoir passé des heures chez le coiffeur, qui l'a transformée en brune, a couru les magasins pour se constituer un trousseau. Elle n'a pas regardé au prix. Le linge est en crêpe de Chine. Il y a douze paires de chaussures de grand luxe, toutes plus voyantes les unes que les autres.
— Vous avez la facture de ce vison?
— Pourquoi? Il faut une facture?
— A moins que vous vouliez payer les droits sur le prix fort...
— Combien?
Le douanier se livre à un rapide calcul, lance un chiffre, et elle paraît soulagée, elle ouvre son sac, qui est plein de billets de dix et de cent florins.
— Je me demande, intervient alors Emile, si vous avez bien examiné ce manteau...
Jusque-là, Liske a essayé d'imiter l'accent espagnol. A ce moment, elle se tourne vers Emile, aussi vivement que si un serpent l'avait piquée, et elle lance, avec l'accent belge retrouvé:
— Qu'est-ce que c'est que celui-là?
Au clin d'œil d'Émile, le douanier s'est mis en devoir de tâter la fourrure.
— Un instant, madame... Voulez-vous avoir l'obligeance de retirer ce manteau...
Dans l'obscurité, on aperçoit la silhouette de Wermster sur le pont de l’Astoria. Pauvre Wermster, ce qu'il doit souffrir!
— Voici des ciseaux qui conviendront parfaitement... fait encore Emile en tendant une paire de fins ciseaux à broder.
Alors le douanier, consciencieusement, commence à découdre la doublure. Après quelques instants, on constate que des poches sont aménagées dans celle-ci et que de ces poches ce sont des bank-notes américaines qui s'échappent.
Le chef des douanes s'est approché et compte au fur et à mesure. Il compte en florins. Emile traduit en francs.
— Sept cent mille francs, patron! s'écrie-t-il enfin quand la doublure paraît vide.
— Ce n'est pas moi! s'écrie candidement Liske.
- Parbleu!...
— Je ne savais même pas que ces billets...
— Hélas, si, ma pauvre Liske... Vous ne le saviez pas quand votre amant a volé ce manteau à une petite bonne de Paris, prénommée Angèle, qui l'avait emprunté pour une nuit à sa patronne... Mais une fois dans la banlieue de Bruxelles, quand vous avez voulu raccourcir le manteau, vous avez découvert le pot-aux-roses... Torrence!... Allez jeter un coup d'œil de ce côté, patron...
Il y a eu, en effet, un mouvement du côté de l'Astoria. Un passager, alors qu'il est interdit désormais de quitter le bord, car l'appareillage va commencer, s'est approché de la passerelle.
— Un instant seulement, messieurs... Une lettre à jeter à la boîte qui est sur le quai...
— Un employé va poster tout le courrier du bord...
— Permettez-moi de descendre un instant et...
Il s'est faufilé. On court après lui. Torrence, soudain, dans l'ombre, abat sa lourde patte sur son épaule.
— Où courez-vous comme ça, monsieur Wermster?
Emile, cependant, continue, s'adressant à Liske:
— Tant qu'on tire le diable par la queue, n'est-ce pas, et qu'on fait le sale petit travail des gares, on peut se contenter de vivre avec un Dieudonné... Mais quand on découvre près d'un million en billets dans la doublure d'un vison... L'amour ne résiste pas à une pareille fortune... Il s'agit de filer au plus vite, de mettre autant d'espace possible entre...
-- Je n'ai pas volé cet argent! jure-t-elle. Je ne sais même pas à qui c'est...
Et Emile déclare à ces messieurs des douanes et de la police néerlandaise:
— C'est vrai...
Il se tourne vers Wermster, que Torrence lui amène et qui s'efforce de ricaner.
— Voici le propriétaire de cette fortune... Ce qui ne veut pas dire qu'elle lui appartient...
— J'ignore ce que vous voulez insinuer... J'ai fait cadeau d'un manteau de vison à ma maîtresse, Mme Frécourt, et si celle-ci ou son mari...
— Mais non, mon petit Elie... La preuve du contraire, ce sont les visas de votre passeport...
» Permettez-moi de résumer, messieurs, en attendant le rapport que mon patron, M. Torrence, fera demain officiellement à la police néerlandaise...
» M. Wermster est un homme du cinéma, du mauvais cinéma, de celui qui frise l'escroquerie... Sa société sera dans quelques jours en liquidation judiciaire... Il le savait... Il prévoyait cette fin... Il y avait paré à sa manière...
» Ces derniers jours, en effet, il avait fait rentrer toutes les disponibilités... Ces sommes appartenaient en réalité aux créanciers...
» Mais M. Wermster comptait bien les garder pour lui et avoir levé le pied avant que l'action judiciaire soit déclenchée...
» Il était tenu à l’œil… Mais il avait une maîtresse...
Cette maîtresse possédait un vison qu'il lui avait offert... Les billets de banque — le fait que ce sont des dollars prouve la préméditation — les billets de banque, dis-je, prirent place dans la doublure du vison...
» A l'heure H, pour parler comme les stratèges, M. Wermster et sa maîtresse devaient quitter la France pour des cieux meilleurs, en laissant aux Champs-Elysées le mari déconfit...
» C'était d'autant plus ingénieux qu'aux douanes personne ne songerait à découdre la doublure du manteau...
» Il a fallu un de ces hasards qu'on ne prévoit jamais... Une petite bonne, amoureuse d'un Dieudonné, séducteur de bas étage, empruntant pour une nuit le manteau de sa patronne...
» Dieudonné vole le vison sans se douter de sa valeur réelle...
» Fuite à Bruxelles... Sa maîtresse, en voulant tailler dans le manteau pour le mettre à sa taille...
» Imaginez la fureur de Wermster quand il apprend que toute sa fortune a disparu!...
» Il nous lance sur la piste... Cela lui paraît moins dangereux de s'adresser à l'Agence O qu'à la police officielle...
» Dès que nous toucherons au but, il interviendra et il lui suffira de rentrer en possession du manteau...
» Nous retrouvons Dieudonné, l'homme à la tache lie-de-vin, mais sa maîtresse s'est enfuie avec le magot...
» Anvers... Amsterdam...
» En homme du métier, Wermster comprend que la femme qui a découvert une pareille somme ne manquera pas de prendre le premier paquebot...
» Une fois à bord avec elle, il est persuadé qu'il réussira à l'impressionner et à rentrer en possession de son bien... » C'est tout, messieurs...
» Le seul tort de M. Elie Wermster, cinéaste et escroc international, a été de prendre les gens de l'Agence O pour des imbéciles... N'est-ce pas, monsieur Wermster?
Alors celui-ci prouva toute sa maîtrise.
— Je n'ai jamais vu ce manteau... déclara-t-il. Messieurs, si vous m'empêchez de m'embarquer...
L'Astoria lançait deux coups prolongés de sirène. On abattait les passerelles.
— Si vous m'empêchez de faire ce voyage d'affaires, ce qui me causera un préjudice énorme, vous en rendrez compte devant les tribunaux et... En tout cas, dès à présent, je ne répondrai à aucune question et je-choisis comme défenseur Me Weil-Lévy, du barreau de Paris...
La pauvre Liske n'en revenait pas. Avoir ramassé sept cent mille francs, comme ça, sans le faire exprès, s'être acheté enfin du linge de soie dont elle avait envie depuis toujours, oh! puis, à la dernière minute, à cause de ce jeune homme roux aux lunettes ridicules...
— Ça n'est quand même pas de chance, savez-vous! lance-t-elle en contemplant les effets de luxe qui sortaient encore de sa malle.