La cabane en bois
LA CABANE EN BOIS
I
Ou par un froid polaire et dans un paysage peu engageant
Torrence et son photographe Emile n'en vont pas moins à la chasse au cadavre
— Sale boite, sale métier! Gronde Torrence en dépassant Longjumeau et en lorgnant avec concupiscence la devanture d'un petit bistrot tiède.
La nuit, le thermomètre est descendu aux environs de vingt degrés sous zéro. Il est dix heures du matin. Le ciel est livide, les cailloux blancs comme de la glace, le nez de Torrence d'un violet inquiétant. Il est vrai qu'il conduit une petite auto découverte et qu'il doit tous les quelques kilomètres gratter la couche de glace qui se forme sur le pare-brise.
— De quelle boîte parlez-vous? demande gentiment son long et maigre compagnon, l'ineffable Emile, encombré d'un monstrueux appareil photographique.
— De l'Agence O, parbleu! Comme si le patron ne pourrait pas nous offrir une bagnole fermée...
Et Emile soupire comiquement:
— Je me demande si le patron n'a pas raison... Certaines personnes, surtout celles qui sont un peu fortes et qui usent largement des bonnes choses ont, paraît-il, une fâcheuse tendance à s'assoupir au volant des voitures trop confortables...
Ça, c'est pour Torrence, puissant et sanguin. Quant au patron de l'Agence O. la célèbre agence de détectives, le monde entier serait bien étonné d'apprendre qu'il n'est autre qu'Emile, le photographe, toujours humble et râpé.
— Ou bien ce coup de téléphone est une mystification, grogne Torrence, qui s'est levé du mauvais pied ce matin-là, ou bien nous allons nous trouver en présence d'une vieille folle...
Drôle de coup de téléphone, en tout cas. Torrence était bien au chaud dans son bureau. Dans le petit bureau de derrière, d'où il peut tout voir et tout entendre, Emile taillait méticuleusement un crayon. La sonnerie a retenti. Ils ont décroché ensemble car deux appareils sont branchés sur la ligne.
— Allô!... L'agence O?... Je voudrais parler à l'inspecteur Torrence...
Car les gens continuent à donner à Torrence son ancien titre de la Police judiciaire, où il a été longtemps le collaborateur préféré de Maigret.
— Allô! C’est lui-même à l'appareil...
— Attendez que je m'assure qu'il est toujours là...
— Allô!... De qui parlez-vous?...
— Le temps de jeter un coup d'œil par la fenêtre... Oui... Je le vois... Si notre conversation est soudain interrompue, ne vous étonnez pas, et surtout ne rappelez pas... Ici, Marie Dossin... Oui, avec deux s... Maison du Lac par Ingrannes, dans la forêt d'Orléans... Les gens du pays disent le château du Lac... Il faut que vous veniez, mais vous devez me promettre de ne rien dire à la police officielle... Ce matin, j'ai découvert un cadavre dans la cabane en bois... Allô!...
— J'écoute...
Pendant ce temps-là, Emile, qui aime la précision en tout, sténographie cet étrange message.
— Allô !... Il ne faut pas que mon mari sache que je vous téléphone... C'est lui que je surveille par la fenêtre... Il ignore que je sais, comprenez-vous?
— De qui est le cadavre?
— Je crois... Je l'ai mal vu, dans la demi-obscurité, mais je crois que c'est celui de Jean Marchons, un de nos amis... Il est pendu à une poutre...
— Hum... Il s'agit donc d'un suicide?
— Je ne sais pas... Je ne crois pas... Venez... Avant de vous présenter au château, essayez de pénétrer dans la cabane en bois qui est au bord de l'étang... Vous trouverez facilement... La porte n'est pas fermée... J'ai peur... Attention!... Je crois qu'il rentre...
Arpajon... Etampes... Pithiviers... Ils ont l'impression d'être seuls sur la route, et quand une voiture les dépasse, par aventure, ce sont des Parisiens qui vont à la chasse au canard. La forêt est aussi peu engageante que possible, avec ses troncs noirs qui se dessinent sur le blanc du ciel. L'auto s'arrête en face de l'église d'Ingrannes, et les deux hommes entrent à l'auberge.
Peut-être, à d'autres moments, le pays est-il plus sympathique, mais, par ce temps, tout se découpe en blanc et noir comme une lettre mortuaire, et la bonne femme qui leur sert du rhum n'est guère avenante.
— Le château du Lac?... Prenez le deuxième chemin à gauche, dans le bois du Loup-Pendu...
Tiens! Tiens! Même les loups qu'on pend, dans le pays!
— Vous connaissez M. Dossin?
— Pourquoi ne le connaîtrais-je pas?
Les deux hommes échangent un coup d'œil à cette réponse pour le moins inattendue.
— Et Mme Dossin?...
— Qu'est-ce que vous lui voulez, à Mme Dossin?
— Rien... Nous irons peut-être lui rendre visite... Il y a longtemps qu'ils habitent le pays?
— Peut-être bien que oui...
— C'est un de leurs amis, M. Jean Marchons, qui nous a dit...
Elle ne bronche pas les deux mains sur un ventre rondouillard.
— Vous connaissez M. Marchons? Insiste Torrence.
— On ne peut connaître tout le monde.
Après un pareil succès, les voilà qui engagent la petite auto dans les chemins forestiers tout craquants de neige durcie. Le radiateur fume comme une locomotive. De temps en temps, les pneus patinent sur la glace.
— Vous voyez un château, vous?
Une demi-heure durant, ils tournent en rond, et ils se retrouvent sur la place d'Ingrannes, où ils décident de lutter contre le froid en buvant un second verre de rhum.
— Eh bien! Vous l'avez vu? Questionne la patronne de l'auberge, qui ne doit sourire qu'une fois l'an.
— Qui?
— M. Dossin... Il sort d'ici à l'instant...
— Il était seul?
— Pourquoi ne serait-il pas seul, cet homme? Je lui ai annoncé qu'il aurait de la visite...
Cette fois, ils se renseignent plus minutieusement et, quelques minutes plus tard, ils aperçoivent la surface glacée d'un assez grand étang, à qui on a donné le nom plus pompeux de lac. A droite de l'étang, derrière un bois de sapins, on découvre des toits d'ardoise et on devine une propriété importante, où un chien aboie en entendant le moteur.
Torrence n'est pas en train. Il questionne sans courage:
— Qu'est-ce qu'on fait?
L'illustre détective, ce matin-là, ne paie décidément pas de mine, et Emile n'est guère plus brillant que lui.
— On sonne... décide Emile. Du moment que la vieille a averti de notre arrivée...
— Cependant, au téléphone, Mme Dossin a recommandé...
Emile hausse les épaules, descend de voiture et va sonner à une grille en fer forgé. Un chien s'en vient, furieux, de l'autre côté de cette grille, et fait tous ses efforts pour happer un pan du pardessus d'Emile.
— Quelqu'un! hurle celui-ci. Il n'y a donc personne, là-dedans?
Deux fois, trois fois, il sonne, sans résultat, ou plutôt avec le seul résultat de rendre le chien littéralement enragé. Soudain, une voix fait, tout près de lui, si près qu'il sursaute: — Vous désirez?
L'homme qui est là ne vient pas de la maison, mais des bois. C'est un homme de cinquante ans peut-être davantage, aux moustaches et à la barbe poivre et sel. Il est botté, vêtu d'un costume de chasse, et il porte une courte veste doublée de fourrure qui lui donne l'air très châtelain.
— C'est mon patron qui désire... balbutie Emile, en se tournant vers la petite auto dont le moteur tourne toujours.
Qu'est-ce que Torrence va bien pouvoir raconter? Il descend de voiture. Il tousse. Il commence: — J'aurais voulu avoir l'honneur de rencontrer Mme Dossin, pour qui je suis chargé de...
— Ma femme est au lit... laisse tomber assez sèchement le maître du château du Lac.
— Je suis désolé d'apprendre que Mme Dossin est malade. J'espère que ce n'est pas grave?
Le châtelain ne répond pas, mais son attitude dit clairement: Je ne vois pas en quoi la santé de ma femme vous regarde...
Et il attend.
— Patron... intervient Fraie, qui voit le moment où Torrence, désemparé, va faire demi-tour... Vous connaissez ma passion pour les sites pittoresques. Puisque vous êtes un ami, je veux dire, puisque vous avez connu jadis Mme Dossin, peut-être pourriez-vous demander à son mari la permission de photographier cette cabane en bois que j'aperçois au bord du lac?... Avec cette lumière glauque, ces reflets sur la glace, je crois que je...
M. Dossin les observe l'un après l'autre, en fronçant les sourcils, et, la main sur la clé qu'il vient d'introduire dans la serrure de la grille, il laisse tomber: — Photographiez tout ce que vous voudrez.
Bon! Il n'a pas lâché le chien sur leurs talons. C'est déjà ça! Sans plus s'inquiéter d'eux il traverse la cour assez vaste, et on le voit gravir lentement, gravement, les marches du perron.
— Drôle de maison... grogne Torrence. Qu'est-ce qu'on fait?
— On photographie, parbleu...
— Je suis de plus en plus persuadé qu'il s'agit d'une mauvaise farce qu'on nous a jouée...
— Moi pas...
Ils s'approchent de l'étang. La cabane est une cabane comme on en voit au bord de la plupart des étangs, destinée sans doute à garer une barque et des engins de pêche. Emile, qui suppose que le maître du château le surveille par quelque fenêtre, joue en conscience son rôle de photographe.
— S'il y a vraiment un pendu dans cette cabane...
Il se rapproche... La porte n'a pas de verrou, pas de serrure, aucun système de fermeture. Il la pousse... Les planches sont disjointes et laissent passer un peu de jour... Un vieux canot achève de pourrir hors de l’eau...
— Qu'est-ce que je vous disais? Ricane Torrence, qui est entré derrière Emile.
Pas de pendu. Pas même l'ombre d'un pendu. Pas le plus petit bout de corde de pendu.
— Si je connaissais l'enfant de salaud qui m'a fait donner ce coup de téléphone...
Torrence ne décolère pas. Emile, lui, examine les lieux avec une patience angélique.
— Vous voulez me hisser sur vos épaules, patron? Ainsi, il peut atteindre la poutre du plafond où est fixé un gros crochet de fer. Torrence croit devoir ricaner: — Vous avez trouvé le pendu?
— Pas encore... Mais ce crochet, qui devrait être rouillé, ne l'est pas, tout au moins à l'endroit où la corde a frotté...
— Quelle corde?
— Celle qu'on a retirée... Vous pouvez me remettre par terre...
» Ce n'est pas grand-chose, mais c'est plus que rien. Si ce crochet de fer n'avait pas servi récemment, Il serait rouillé sur toute sa surface, alors qu'il ne l'est que sur les parties qui n'ont pas subi de frottement.
» Qu'est-ce qu'il y a dans cette caisse?
Torrence se penche.
— Des outils... Par exemple, ils sont dans un fichu état, et ils ne doivent pas servir souvent...
Un ruban de scie des clous, des hameçons, des anneaux de fer, un bric-à-brac comme on en trouve dans les maisons de campagne. Tout est rouillé. Emile n'en examine pas moins ces objets un par un, et il tire une loupe de sa poche. Comme il étudie un marteau assez lourd, il murmure: — Voici en tout cas un objet qui a servi...
Sur le fer du marteau, il y a quelques cheveux coagulés, comme si l'outil avait défoncé un crâne.
Torrence n'est pas convaincu.
— Il me semblait que nous cherchions un pendu... A moins qu'on soit arrivé à pendre les gens à coups de marteau...
Un bond d'Emile, qui a vu quelque chose et qui s'élance de l'autre côté de la barque. Il brandit un journal, un journal de la région. Il en cherche la date. Il triomphe: — C'est le journal de ce matin... Autrement dit, quelqu'un est entré dans cette cabane peu de temps avant nous car, autant que j'en puisse juger, le journal ne doit pas arriver à Ingrannes avant neuf ou dix heures du malin... Allons voir Mme Dossin...
— On ne nous laissera pas entrer...
— Tirez votre plan, patron... Il faut absolument que nous ayons une conversation avec cette dame qui donne de si mystérieux coups de téléphone...
Dix minutes plus tard, après qu'Emile a photographié le crochet de fer et mis le journal en lieu sûr les deux hommes sont à nouveau à la grille du château, où le chien leur réserve le même accueil que tout à l'heure.
Ils sonnent une fois, deux fois... Soudain, à une fenêtre du premier étage, Emile aperçoit un visage féminin qui, sans doute à cause de la vitre embuée, parait d'une pâleur mortelle.
— Regardez, patron... On dirait qu'elle nous fait signe...
C'est vrai. Mais signe de quoi? Il est difficile de comprendre les gestes de ses mains. Elle leur désigne quelque chose. Est-ce la cabane? Et bien! Ils en viennent, de la cabane.
Plus loin? Il n'y a rien plus loin, que l'étang. Et l'étang est gelé. Est-ce qu'elle voudrait dire que le pendu a été jeté dans l'eau? C'est impossible. Alors?
— Sonnez encore...
La porte s'ouvre, au-dessus du perron. Le maître de céans est là, une pipe aux dents, à les regarder de loin. Viendra-t-il ouvrir la grille, ou va-t-il les laisser dans cette position assez humiliante pour deux célèbres détectives?
Il semble réfléchir, hésiter. Enfin, il se tourne vers l'intérieur de la maison. Il appelle.
— On nous enverrait quelques chevrotines que cela ne m'étonnerait nullement, remarque Torrence.
Mais nom Un domestique en tenue correcte vient à l'appel de son maître. Celui-ci lui dit quelques mots. Le domestique traverse la cour, une grosse clé à la main.
— Si ces messieurs veulent se donner la peine d'entrer... M. Dossin me prie de recommander à ces messieurs de mettre leur voiture au garage, à cause du froid...
Torrence n'aime pas ça. Cette sollicitude subite l'inquiète quelque peu. Une fois sa voiture dans le garage, de l'autre côté de cette grille qu'il est si difficile de se faire ouvrir, qui sait s'ils quitteront le château au moment où il leur plaira?
— Allez-y! Lui souffle Emile.
A cent vingt kilomètres de Paris, à quinze kilomètres de Pithiviers — tiens! Torrence s'est promis d'acheter au retour un des fameux pâtés d'alouettes du pays — ils pourraient se croire dans l'endroit le plus désert du monde.
Le chien continue à grogner, mais en sourdine, en reniflant le photographe.
Le maître de maison, qui les attend toujours au haut du perron, a assez grande allure. Le garage contient déjà deux voitures, une grosse conduite intérieure de marque américaine et une petite auto qui doit servir aux provisions.
Quand les deux hommes arrivent près de M. Dossin, celui-ci questionne avec beaucoup de bonne grâce: — Puis-je savoir, messieurs, lequel de vous est l'illustre détective Torrence?
Celui-ci s'incline, mais n'est pas plus fier pour cela. Qui a pu révéler leur identité? Son nom n'est pas dans l'auto, qu'on aurait pu examiner pendant qu'ils étaient dans la cabane.
— J'ignorais à qui j'avais l'honneur de parler... Si vous voulez vous donner la peine d'entrer dans ma modeste demeure...
En fait de modeste demeure, c'est bien ce que les deux hommes ont vu de plus confortable, de plus chaud. Non pas le château fastueux, mais la gentilhommière où tout est prévu pour le confort et pour la vie harmonieuse. On les introduit dans une bibliothèque aux murs couverts de chêne. Des bûches flambent dans l'âtre. Les fauteuils sont en cuir fauve, et des tapis sont jetés sur un magnifique carrelage ancien.
— Je viens seulement d'apprendre que ma femme vous a téléphoné ce matin...
Donc, il s'est renseigné à la poste. Il a obtenu de la buraliste le numéro que sa femme avait demandé à Parie.
— Asseyez-vous, je vous en prie... Je suppose qu'un petit verre d'armagnac, par ce froid...
Le flacon est vénérable, les verres en cristal taillé. Le domestique s'est éclipsé, et l'hôte paraît plus grand seigneur que jamais, avec une ombre de tristesse qui n'échappe pas aux deux hommes.
— Je vous avouerai, messieurs, que si je vous ai assez mal reçus ce matin, lors de votre première visite, c'est que j'ai de bonnes raisons, plus exactement une raison grave, pour écarter les curieux de cette maison... A votre santé...
— Cet armagnac... commence Torrence.
— Il a soixante-dix ans d'âge... Je vous disais... Vous avez l'habitude, étant donné votre profession, de recevoir de dramatiques confidences... Eh bien! Messieurs, sachez donc que ma pauvre femme n'a plus toute sa raison...
Sa voix est devenue comme cassée. Il baisse la tète.
- Je ne me suis jamais décidé à la mettre dans une... dans une maison de santé... ce qui vous explique...
Torrence regarde Emile comme pour savoir ce qu'il doit penser de ce discours. Emile regarde fixement les dalles, ou plutôt les bottes de son hôte, de belles bottes, ma foi, solides et souples, qui gainent la jambe.
On pourrait croire qu’à cet instant la seule pensée d'Emile est celle-ci: « Je voudrais bien avoir des bottes pareilles... »
Or, ce n'est pas du tout ce qu'Emile pense et, s'il fronce les sourcils, c'est qu'il se demande: « Pourquoi diable, pendant le peu de temps que nous avons passé dans la cabane, ce monsieur a-t-il éprouvé le besoin de changer de bottes, alors que celles qu'il portait ce matin n'étaient ni mouillées, ni sales? »
Et il essaie de se souvenir des premières bottes, qui étaient à lacer, tandis que celles-ci sont des bottes d'équitation.
Il y aurait bien une explication... Si M. Dossin a eu tout à coup l'idée de monter à cheval, il est possible qu'il ait préféré changer de bottes... Les cavaliers sont gens qui aiment les traditions, la correction dans la tenue...
— ... ce qui vous explique, messieurs, la vie retirée et assez farouche qu'on mène dans...
Il tressaille, car Emile vient de prendre la parole au moment où on s'y attendait le moins. Et c'est pour demander d'un air innocent, pour ne pas dire stupide: — Vous avez des chevaux?
— Non... Je ne vois pas en quoi...
— Cela n'a pas d'importance... Continuez...
Puisque ce n'est pas pour monter à cheval, pourquoi, diantre, a-t-il changé de bottes?
II
Où un médecin de famille vient à point, et où certain faisan
viendrait plus à point encore s'il n'était accompagné d'une visite
Maigret travaillait volontiers à la bière, ou au gros rouge. Torrence, qui a été son élève pendant si longtemps, travaille indifféremment à tout ce qui se boit, et le bon feu de bûches ne lui vaut rien, ni le fauteuil profond dans lequel il s'enlise. A-t-il seulement entendu que la cloche d'entrée retentissait? On gratte à la porte. Celle-ci s'ouvre. L'hôte se lève.
— Vous permettez?
A peine reste-t-il quelques secondes dans le vestibule et, quand il revient, il est encore plus grave que précédemment.
— Le docteur... annonce-t-il. Il est monté chez ma femme... Vous voyez, messieurs, que je ne vous fais aucun mystère... C'est une situation pénible, difficile...
Cet homme est parfait. Avec sa barbe à peu près carrée, il pourrait jouer des personnages historiques, toujours des personnages honnêtes, des hommes au grand cœur. Torrence, qui lutte mal contre l'engourdissement, et dont les semelles sont léchées par les flammes du foyer, murmure sans conviction: — Et votre ami Jean Marchons?... Y a-t-il longtemps que vous ne l'avez pas vu?
— Plusieurs jours... Il habite Pithiviers... Il vient assez rarement nous voir...
Bon! Voilà déjà le docteur qui redescend. Cette fois, on l'introduit sans mystère dans la bibliothèque, et il y apporte une atmosphère de conte d'enfants. Ce n'est pas un docteur, c'est un gnome, c'est un lutin, dont le visage rond et rose, la barbiche d'un blanc éblouissant, les petits yeux qui pétillent semblent faits pour inspirer la plus absolue confiance.
— Entrez, docteur... Ces messieurs viennent de Paris... Permettez que je vous présente... Le célèbre détective Torrence, de l'Agence 0, et son aide, monsieur... monsieur...
— Emile!
— Voulez-vous, docteur, leur dire ce que vous savez de ma femme... Messieurs, je vous avertis que le docteur Aberton est notre médecin de campagne, qu'il vit ici, à Sully, c'est-à-dire à huit kilomètres, depuis sa plus tendre enfance... Dites-leur, docteur.
— Eh bien! Messieurs, je suis obligé, puisque mon estimé client me relève du secret professionnel, de vous avouer que Mme Dossin, qui est depuis longtemps ma malade, fait depuis un certain temps des troubles mentaux et...
— Une goutte d'armagnac, docteur?...
— Volontiers... D'autant plus que voilà qu'il neige... C'est un remède que nous ne mettons pas souvent sur nos ordonnances, mais que nos malades prennent sans nous consulter... Ha! Ha!...
Torrence est là comme un coq en pâte, les pieds au feu, un verre qu'on ne lui laisse jamais vide entre les mains. Existe-t-il quelque part de plus braves gens et une maison meilleure? Il se détend. Il va même jusqu'à expliquer: — Vous savez, nous avons l'habitude, dans notre métier, des dénonciations de femmes, et nous savons ce qu'il faut en penser...
Emile est moins aimable, et lui arrive de murmurer:
— N'oubliez pas, patron, que vous étiez venu pour avoir une conversation en tête à tête avec Mme Dossin...
M. Dossin et le docteur se regardent.
— C'est son médecin qui décidera... fait enfin M. Dossin. Dans l'état où elle est, avec la crise qu'elle a eue ce matin, je ne sais pas si...
— Certainement pas! déclare le docteur. Si même la police officielle me demandait mon avis, je lui dirais: « A moins d'un cas d'une gravité extrême, j'insiste pour que ma cliente soit laissée en paix... »
— Je vous remercie, docteur... Il ne me reste, monsieur, qu'à prendre congé, et à...
— Une dernière goutte d'armagnac?...
Les voilà à nouveau dans leur petite auto, Torrence et Emile.
— Vous n'avez pas honte, patron?
— De quoi?
— Vous avez bu trois pleins verres d'alcool, et vous en avez les yeux humides... Quant aux bottes...
— Quelles bottes?
— Celles que M. Dossin a enlevées...
— Vous n'allez pas prétendre qu'il a retiré ses bottes sans que je m'en aperçoive...
— II les a changées avant notre arrivée... Peu importe... Arrêtez-vous à Ingrannes...
Ils ne s'adressent plus, cette fois, à la tenancière de l'auberge, dont ils se méfient, mais à un homme qui coltine les fagots sur la route.
— Où peut-on manger et coucher dans le pays?
— A Sully, monsieur...
Le bureau de poste, lui aussi, est à Sully. La neige tombe à petits flocons serrés, qui vous glissent entre le cou et le col du pardessus et se liquéfient dans votre dos.
— Qu'est-ce que je disais, ce matin? Exulte Torrence. Une plaisanterie ou une folle... Eh bien! C’est une folle... A moins que ce médecin de campagne soit un figurant qui Joue son rôle à la perfection, on ne me fera pas croire...
Ils atteignent Sully, près d'un canal...Ils descendent dans une auberge plus confortable que celle d'Ingrannes.
— Vous pourriez nous servir à déjeuner, et éventuellement nous coucher pour la nuit?...
— Je vais demander au patron...
Une demi-heure après, on leur sert à déjeuner un superbe faisan qui a certainement été pris au collet, car la chasse est fermée.
— Vous savez, messieurs, les pintades, Par ici, ressemblent beaucoup aux faisans...
Le patron leur lance un clin d'œil.
— Vous connaissez le docteur Aberton?
— Parbleu! C'est le meilleur homme de la terre. Si on manquait de saint Joseph pour la crèche de Noël, c'est lui qu'on y mettrait avec l'âne et le bœuf...
— C'est un ami des gens du château, n'est-ce pas?
— C'est l'ami de tout le monde... Il rend service à tout le monde... Et, pour ce qui est d'apprécier un bon petit verre...
— Que pensez-vous de Mme Dossin?
— Hum!
— Pardon... Je n'ai pas très bien compris... Vous avez dit?
— J'ai dit: « Hum! »
— Ce qui signifie?
— Cela signifie « Hum... » Comme j'ai l'honneur de vous le dire. Encore une aile?... Mais si ! Vous comprenez, dans le pays, nous n'aimons pas beaucoup les créatures...
— Les quoi?
— Les créatures... Alors, quand ce pauvre M. Dossin a ramené cette... cette: " Hum!...»
— Un instant... Voulez-vous dire que Mme Dossin a un amant...
L'aubergiste devient plus grave.
— Tout le monde vous le dira, oui, monsieur.
— Est-ce que son amant s'appelle Jean Marchons?...
— Ici, monsieur, nous ne tenons pas le rayon des racontars...
— Peut-être pouvez-vous nous apprendre quand même qui est M. Jean Marchons?...
— C'est un charmant homme... Un homme trop charmant même, qui a des rentes, dit-on, et qui, dit-on, est venu s'installer à Pithiviers pour être plus près de... Pardon... Je crois que cela brûle sur le feu...
Ce qui brûlait, c'était sa langue. Combien de temps faudra-t-il maintenant pour la réchauffer à nouveau?
— Qu'est-ce que vous en dites, patron? Questionne Emile à voix basse.
— C'est une merveille.
— Quoi?
— Ce faisan... Pour le reste, du moment que le docteur... Nous ne pouvons quand même pas violer le domicile de cet homme et pénétrer de force dans la chambre d'une femme malade... Vous êtes jeune, monsieur Emile... Je suis plus âgé que vous, et il m'en a cuit plusieurs fois, alors que j'appartenais pourtant à la police officielle, de passer outre aux avis de la Faculté... Qu'est-ce que le docteur a affirmé?... Qu'elle est folle...
— Et qu'est-ce que le crochet a dit?
— Allons!... Allons!... Ne vous emballez pas... On peut avoir suspendu n'importe quoi à ce crochet... Un sac de quelque chose... Si le docteur n'était venu et n'avait été aussi affirmatif...
Le patron jaillit à nouveau de sa cuisine, où grésillent des champignons.
— Si nous comprenons bien, monsieur, Mme Dossin était la maîtresse de Jean Marchons, et son pauvre bougre de mari ne se doutait de rien... Ha! Ha Le patron, lui, ne rit pas.
— Mais cette dame n'a-t-elle pas l'esprit un peu dérangé? Insiste Emile, en finissant sa cuisse de faisan.
— Je ne sais pas si c'est ça que vous appelez l'esprit... riposte le patron de l'auberge. Chez nous, ça s'appelle autrement. Et si j'avais une femme pareille, je vous prie de croire que...
Un geste catégorique termine sa pensée.
- Avec les champignons, messieurs, qu'est-ce que je vous sers comme vin?... Que diriez-vous d'un petit vin du Rhône assez corsé, mais juste assez! Et ensuite d'une...
Il n'a pas le temps d'achever. La porte s'ouvre. Une femme surgit. Il balbutie:
— Madame...
Deux yeux fiévreux, des yeux immenses, magnifiques, habités par l'inquiétude. Un visage pâle. Des cheveux que coiffe une jolie toque de fourrure. Des bottes souples.
Elle est arrivée en vélo. Sa machine est encore appuyée à la devanture.
— Monsieur Torrence?
— C'est moi...
— Vous avez vu, n'est-ce pas?... Il ne vous a pas laissé parvenir jusqu'à moi…
C'est donc cette Mme Dossin qui leur a téléphoné et qu'ils ont en vain essayé de voir.
— Excusez-moi... Regardez à quoi j'en suis réduite... Elle entrouvre son manteau de fourrure, et on s'aperçoit qu'en dessous elle est en chemise de nuit.
— Il ne voulait pas que je vous parle... Il a tout fait pour m'empêcher de sortir... J'ai bien pensé que vous ne partiriez pas, que vous ne croiriez pas ses mensonges... Je vous jure qu'il l'a tué... Je m'en doutais... Il y a longtemps que j'avais peur...
— Excusez-moi, patron... Vous n'auriez pas une pièce où nous puissions...
— Il y a bien la salle qui sert pour les noces et les banquets, mais elle n'est pas chauffée... Il faut dire qu'ici on se marie de préférence en été...
Tant pis pour le froid! Et pour les champignons! Et pour le vin du Rhône qui a une si belle couleur mordorée...
— Je vous écoute, madame... prononce Torrence en s'asseyant sur une table.
— J'ai dû m'enfuir par la fenêtre... Ce matin, je suis sûre que Joseph a surpris notre communication téléphonique...
— Joseph?
— Son valet de chambre, qui nous sert aussi bien de maitre d'hôtel... C'est son âme damnée... Si vous saviez ce que j'ai pu souffrir dans cette maison!... Je l'ai trompé c'est vrai...
— Pardon... Qui avez-vous trompé?
— Mon mari...
Elle a au moins vingt ans de moins que lui. C'est une femme magnifique, au visage ardent, à la vitalité intense.
— Je l'ai trompé, je l'avoue... Mais il savait bien, quand je l'ai épousé, que j'avais vingt ans et qu'il en avait près de cinquante... Il savait que je ne pourrais vivre heureuse dans ce château humide et froid...
— Pardon, madame... Au téléphone, ce matin, vous avez parlé d'un cadavre...
— Vous ne l'avez pas trouvé?
— Non...
Elle semble un instant ahurie. Elle murmure comme pour elle-même:
— Je me demande quand il a pu...
— Vous ferlez mieux, madame, de reprendre vos esprits et de nous raconter les événements dans leur ordre chronologique...
— Mais il va venir...
— Et après?
— Il me ramènera au château... Il m'enfermera à nouveau... Si vous saviez dans quelle fureur il est entré quand il a appris que j'avais fait appel à des détectives...
— Que savez-vous de Jean Marchons?...
— C'est mon amant... C'était mon amant...
— Vous dites c'était... Depuis combien de temps le connaissiez-vous?
— Depuis des années...
— Et votre mari ne se doutait de rien?
— Jusqu'à ces derniers temps...
C'est Torrence qui a posé les questions. Soudain Emile demande timidement:
— Où le rencontriez-vous?
— Dans les bois... A Orléans... A Paris...
— Et dan, la cabane en bois?
— Jamais...
— Je vous remercie...
A Torrence de continuer.
— Lorsque vous m'avez téléphoné ce matin, que saviez-vous?
— Hier... Oui, c'est hier que je devais recevoir la visite de Jean vers quatre heures... Il faut vous dire que mon mari était à la chasse, et que, dans ces cas-là...
— Nous comprenons...
— Jean avait l'habitude de laisser sa voiture chez un de ses fermiers... Car il avait acheté deux fermes dans le pays... J'entendais de loin le bruit de son klaxon...
— Et vous l'avez entendu hier?
- Je l'ai entendu... Or, Jean n'est pas venu... Mon mari, par contre, est rentré plus tôt que de coutume... Peu après, je l'ai vu sortir à nouveau et se diriger vers la cabane en bois... Je n'y ai pas attaché d'importance...
— Il avait un marteau à la main? interroge Emile.
— Je...je ne sais pas...
— Il est resté longtemps absent?
— Quelques minutes... Il a été sombre pendant toute la soirée... J'étais inquiète... Ce matin, dès le lever du jour, Je me suis précipitée dehors...
— Vous aviez un pressentiment? fait Torrence, qui pense toujours à ses champignons ratés.
— Je ne sais pas comment vous dire... J'avais entendu le klaxon à l'arrivée... Je ne l'avais pas entendu au départ... Dans les bois, surtout dans cette forêt qui est si déserte en dehors de la saison de la chasse, les sons portent loin... Je pensais à Jean... Je me disais que si mon mari l'avait guetté...
Emile, candide, murmure:
— Vous êtes entrée dans la cabane en bois...
— Oui... Et j'ai vu un corps qui pendait... Celui de Jean Marchons... Je suis rentrée à la maison... J'ai attendu d'être seule... Je vous ai téléphoné...
— Pourquoi n'avez-vous pas averti la police?
Elle les regarde avec étonnement.
— Parce que je ne pouvais pas, comme ça, dénoncer mon mari... Je voulais d'abord savoir...
— Avez-vous vu du sang?
— Du sang? répète-t-elle en regardant tour à tour Torrence et Emile.
— Et un marteau?...
— je ne comprends pas ce que vous voulez dire... Le corps pendait au gros crochet qui est au milieu de la poutre... J'ai attendu que mon mari sorte, comme il le fait chaque matin... Je l'épiais par la fenêtre... Je vous ai téléphoné... Joseph a dû entendre... Après, quand vous étiez en bas, car j'ai bien compris que vous étiez en bas, et j'avais même essayé de vous adresser des signes par la fenêtre, le docteur est venu et a voulu me faire croire que j'étais malade... Je ne suis pas malade... Mais il à peur, vous comprenez... Ils ont peur... Car je découvre maintenant que le docteur s'est mis avec lui... Mon mari était jaloux de Jean... Il l'a tué... Je ne sais pas ou, ce matin, il a porté son corps, mais je suis sûre qu'il l'a tué...
C'est une femme splendide, comme on n'en voit que quelques échantillons au cours de sa vie.
— Pardon, madame...
Emile prend un air de plus en plus timide pour poser ses questions.
— Pourriez-vous me dire dans quelles circonstances vous avez épousé M. Dossin?...
— Il n'y a aucune honte à cela... Maman venait de mourir ... J'étais seule... Nous nous sommes rencontrés à bord d'un paquebot... J'ai eu peur, à cause de son âge, mais il m'a juré qu'il saurait toujours comprendre...
— Vous vous êtes installés tout de suite au château du lac?
— Pas tout de suite... Pendant trois ans, nous avons voyagé, allant de Cannes en Italie, d'Italie aux sports d'hiver...
--- Et votre mari se montrait jaloux?
— Oui...
— C'est par jalousie qu'il est venu vous enfermer ici?
— Je le crois...
— Et cependant, vous êtes parvenue... Je vous demande pardon, mais les moindres détails ont leur importance... Jean Marchons...
— Je J'ai connu à Paris, lors d'un de nos brefs séjours... Il a habité Pithiviers à cause de moi... C'est pourquoi mon mari l'a tué...
— Vous ignorez évidemment comment il l'a tué?... Elle les regarde un instant tour à tour.
— Je n'étais pas là... dit-elle. Il était pendu...
— Vous savez qu'il est très difficile de pendre quelqu'un qui ne désire pas se laisser faire?
Alors elle éclate en sanglots.
— Comment voulez-vous que je sache?... Vous me posez des questions... Moi, je ne sais pas... Et il va venir me reprendre... Il prétendra à nouveau que je suis folle... Je vous jure... Je vous jure sur la tête de ma mère que je ne suis pas...
Une voiture s'arrête au même moment devant l'auberge. Emile va à la fenêtre.
— C'est votre mari, annonce-t-il calmement.
— Monsieur Torrence... Monsieur Torrence!... Je vous en supplie... Faites n'importe quoi... Appelez la police... Je ne veux pas... Je ne veux pas...
L'aubergiste parait.
— C'est justement M. Dossin qui... Je lui ai dit que... que...
— Faites monter! Intervient Emile.
Torrence a rarement été aussi embarrassé de sa vie. Que serait-ce s'il faisait encore partie de la Police judiciaire? A quelle scène va-t-on assister?
Pas du tout. M. Dossin est calme, plus grave que jamais.
— Excusez-moi, messieurs, dit-il, avec un sourire triste. J'ai eu beau veiller, il a suffi d'un moment pour...
Le plus étrange, c'est que la jeune femme ne proteste pas.
— Je vous suis, balbutie-t-elle. Je pensais bien que vous viendriez. Mais j'aime mieux vous annoncer que ces messieurs savent tout, et que la police...
L'aubergiste a disparu. Peut-être est-il dans un coin, à écouter, mais on ne le voit pas.
— Vous permettez, messieurs, que je reconduise ma femme et que... Il est bien entendu que je reste à votre entière disposition...
— Messieurs... fait-elle en le suivant, souvenez-vous de ce que je vous ai révélé, et agissez en conséquence...
Tout cela dans la salle de noces et banquets où il reste encore des guirlandes en papier découpé de la dernière fête!
L'œil de Torrence demande nettement à Emile: « Qu'est-ce que je fais? »
Emile, comme par hasard, regarde ailleurs. Il regarde par la fenêtre. Il regarde le canal où un marinier...
Soudain, il prononce avec une autorité inattendue:
— Cela ne vous ferait rien d'attendre ici quelques minutes? Je suis à vous tout de suite...
Souple comme une anguille, il est sorti de la pièce. Il traverse la salle commune de l'auberge, le quai, il arrive au bord de l'eau.
— Qui est-ce? Questionne-t-il.
— C'est justement ce que je me demande, fait comiquement le marinier, en lui montrant le corps tout raide dans son bachot. Je l'ai trouvé en amont, à trois ou quatre kilomètres... Il n'y en avait qu'un petit morceau qui dépassait, mais je me suis dit...
Emile ne saura jamais ce que le marinier s'est dit en faisant cette macabre découverte. En effet, il est fort occupé à vider les poches du mort. A la fenêtre du premier étage de l'auberge, il voit le gras Torrence qui le suit des yeux avec ahurissement.
Un portefeuille. Des cartes de visite.
Jean Marchons...
— C'est que... Je crois qu'il faudrait prévenir le garde champêtre, proteste le marinier... Déjà quand je l'ai retiré de l'eau, près de l'étang, ma femme me faisait remarquer qu'on ne doit pas...
Et Emile, qui vient de découvrir ce que les médecins légistes nomment une plaie contuse au cuir chevelu, exactement la plaie qu'aurait produit un coup de marteau, riposte par un peu protocolaire: — Ta gueule!
III
Où Emile s'occupe encore de bottes
pendant que Torrence fait pour le mieux
Le corps a été étendu sur le billard, dans la salle de l'auberge, et c'est Emile qui a jeté dessus la housse verdâtre qui tout à l'heure recouvrait ce billard. La patronne, s'essuyant les mains, est accourue de la buanderie, et il a fallu la remonter à l'aide d'un petit verre tandis que la bonne hoche la tête d'un air stupide.
Quelqu'un, paraît-il, est parti à la recherche du garde champêtre. En attendant, Torrence a appelé Orléans au téléphone. Tout en parlant, il regarde rêveusement M. Dossin, qui reste là, immobile, le front dans la main.
— Allô!... Oui... Vous feriez bien de prévenir le Parquet... L'assassinat est à peu près sûr... Oui... Je resterai ici jusqu’a votre arrivée... Bien entendu, je ferai en sorte que personne ne bouge...
Dossin tressaille. Est ce que ces derniers mots n'ont pas été prononcés à son intention?
— Ne craignez rien, murmure-t-il avec un triste sourire. Je n'ai nullement l'intention de m'enfuir...
— Cette fois-ci, pourtant, il faudra bien que tu avoues, n'est-ce pas?
C'est sa femme qui l'attaque, d'une voix dure, coupante.
— Crois-tu que tu pourras encore raconter aux gens que je suis folle, et que c'est par pitié que tu me tiens enfermée dans ce château lugubre?... Parce que tu es jaloux, oui!... jaloux maladivement!... Jaloux au point de guetter et de tuer l'homme que j'aimais!,.. Quand tu as vu que j'avais découvert ton crime, tu t'es hâté de faire disparaître le corps... Je me doutais que tu l'avais jeté dans le canal, dont l'eau n'est pas encore gelée comme celle de l'étang...
Emile se souvient de la première vision qu'il a eue de la jeune femme quand, derrière la vitre du premier étage, fantôme blême, elle lui adressait des signes qu'il ne comprenait pas. Comment aurait-il pu se douter que, ce qu'elle lui montrait de la sorte, c'était le canal dans le lointain?
Sans se préoccuper de Torrence, voilà Emile qui se dirige vers la porte, comme s'il était frappé par une idée. Il écarte les quelques curieux groupés sur le seuil, relève le col de son pardessus et s'installe dans la petite voiture.
Quelques minutes plus tard, Il arrive au château du Lac, qui semble plus désert, plus désolé que jamais dans l'immobilité glacée de la forêt. Seul le chien pousse le museau entre les barreaux de la grille, renifle, gronde sourdement.
Emile ne cherche pas à entrer : laissant sa voiture dans le chemin, il gagne la cabane en bois et, de là, se repère. Le canal ne peut être que devant lui, de l'autre côté de l'étang, qu'il faut contourner.
Emile marche dans cette direction, lentement, le regard fureteur. Malheureusement, la terre gelée ne garde aucune trace. Il parcourt de la sorte un demi-kilomètre environ. Le soir va bientôt tomber. Le paysage est impressionnant comme un décor lunaire, et le silence a quelque chose d'effrayant.
Le canal n'est plus qu'a trois cents mètres quand Emile s'arrête, satisfait. On dirait qu'il vient enfin de trouver ce qu'il cherchait. Le terrain appartient-il à un autre propriétaire-taire? Toujours est-il que trois fils de fer barbelés sont tendus en travers du chemin qu'il suit.
Il ne s'impatiente pas. Il sonne deux fois trois fois. Il regarde le chien qui ne cesse d'aboyer et qui, sans cette bienheureuse grille...
Le solennel domestique se décide enfin à venir ouvrir, ou plus exactement à parlementer.
— Il n'y a personne à la maison...
— Je sais... C'est votre patron qui m'envoie... Comme il ne rentrera pas cette nuit, ni probablement les suivantes, il voudrait que je lui apporte quelques objets de toilette, ainsi que du linge de rechange...
Emile ne risque guère. Au point où en sont les choses, il y a toutes les chances pour que M. Dossin soit en effet arrêté avant le soir.
— Il vous a remis un billet? Questionne le valet de chambre, méfiant.
— Il pense à tout autre chose qu'a écrire des billets... Comprenez donc la situation, que diable!... On vient de découvrir le cadavre de Jean Marchons...
— Ah!
— Cela ne paraît pas vous étonner autrement...
L'autre ne bronche pas.
— M'ouvrez-vous ou ne m'ouvrez-vous pas?
L'obscurité est à peu près complète quand la porte est enfin entrouverte.
— Vous êtes coriace, mon ami... Maintenant, si vous voulez me conduire à la chambre de M. Dossin...
— Je me demande s'il ne serait pas de mon devoir d'exiger un mandat de perquisition...
— C'est cela!... Je vous conseille de continuer vos manières...
— Qu'est-ce, que vous pourriez me faire?... Sans compter qu'il y a le chien...
C'est que le gaillard serait capable de mettre Emile à la porte! Il vaut mieux ruser.
— Faites ce que votre maître vous demande... Donnez-moi son pyjama, ses pantoufles, sa brosse à dents, son rasoir...
L'innocence de cette nomenclature décide Joseph. Ils pénètrent tous les deux dans une assez vaste chambre du premier étage.
Les vêtements sont suspendus dans une immense armoire ancienne, et Emile se dirige vers une autre armoire du même genre qui lui fait pendant. Il ne s'est pas trompé: celle-ci contient des chaussures. Il y en a une quinzaine de paires, soigneusement rangées.
— C'est curieux... fait-il mi-voix.
— Qu'est-ce qui est curieux?
— Il manque une paire de bottes... A moins que vous les ayez descendues pour les cirer...
— M. Dossin a ses bottes aux pieds...
— Je ne parle pas de ses bottes d'équitation, mais des bottes à lacer qu'il portait ce matin avant notre arrivée... Le domestique n'hésite pas une seconde.
— Monsieur n'a jamais eu de bottes à lacer...
— Ecoutez, Joseph... Ce matin, j'ai vu, de mes yeux vu, que M. Dossin portait des bottes à lacer... Cela n'a d'ailleurs aucune importance... Si le détail m'a frappé, c'est que je voudrais m'acheter des bottes semblables...
— Monsieur n'a jamais eu de bottes à lacer...
— Moi, je vous répète...
— Monsieur n'a jamais...
— Joseph, je vous en conjure, ne m'exaspérez pas... je vous préviens tout de suite que cela pourrait vous mener loin... Demain ou après-demain, ce n'est plus à moi que vous aurez à répondre, mais au juge d'instruction... Il vous posera la même question, sous la foi du serment... Affirmerez-vous, sous la foi du serment, que votre patron...
— ... n'a jamais eu de bottes à lacer, parfaitement!
— Vous serez poursuivi pour faux témoignage...
— C'est ce que nous verrons... En attendant (et les yeux du domestique se font plus durs) c'est vous qui avez menti en prétendant que M. Dossin vous avait chargé d'une commission... je comprends, maintenant... Tout ce que vous vouliez, c'était fouiller sa chambre avec l'espoir d'y trouver je ne sais quelle paire de bottes... Eh bien! Si vous ne filez pas tout de suite...
Décidément, ce n'est pas une maison où il soit bon de s'attarder. Emile préfère ne pas insister. Il descend même l'escalier assez vite, car l'air de Joseph ne lui dit rien qui vaille. Quant à la cour où rôde le chien...
Tout va bien. La grille est refermée. Emile remonte en voiture, il regarde fixement l'obscurité devant lui et, avant même de mettre le moteur en marche, il murmure: — Que diable ont-ils bien pu faire de ces bottes?
La maison, dans une rue calme de Pithiviers, est assez coquette. Par la serrure, avant de sonner, Emile a aperçu de la lumière. Bientôt une femme d'un certain âge vient lui ouvrir, tressaille, met la main sur sa poitrine, questionne: — Il est arrivé un malheur, n'est-ce pas?
— Pardon, madame... C'est bien ici qu'habite M. Marchons?... Pourrais-je savoir à qui j'ai l'honneur...
— Entrez, monsieur... Ne restez pas dans le froid et dans l'obscurité... Attendez que j'éclaire le salon... Mais, de grâce, rassurez-moi!... Ou plutôt dites-moi la vérité... Je suis la gouvernante de Jean... C'est moi qui l'ai élevé... Il me considérait pour ainsi dire comme sa mère... Vous dites?... Pourquoi baissez-vous la tête?... Il est arrivé un malheur?... Quand j'ai vu qu'il ne rentrait pas... Il n'est pas mort, au moins?
— Il est mort, madame...
— On l'a tué?... On a fait ça?...
Elle pleure. Elle s'écroule dans un fauteuil.
— Je lui ai toujours dit que cela finirait mal... Un beau garçon comme lui, bien portant, avec une certaine fortune... Il aurait pu épouser n'importe quelle jeune fille... Au lieu de ça, le voilà qui s'entiche de cette... de cette... C'est une créature, n'est-ce pas, monsieur?... On ne me fera pas croire qu'une femme honnête et propre épouse un homme de vingt ou vingt-cinq ans plus âgé qu'elle... Comment est-ce arrivé?... Il les a surpris ensemble?...Il a tiré, évidemment Un homme qui a toujours le fusil à l'épaule... Je devine ce qui s'est passé... Il aura fait semblant d'aller à la chasse... Puis il sera revenu sans bruit et il aura tiré... Où l'a-t-il atteint, monsieur?
— Il n'a pas tiré...
— Alors, qu'est-ce qu'il a fait?
Pourquoi, dans ce petit salon confortable, devant cette brave femme qui pleure, Emile est-il frappé par l'énormité de ce qu'il va dire?
— Il... C'est-à-dire que Jean Marchons a eu le crâne défoncé d'un coup de marteau, puis...
La pauvre femme a porté sa main à sa tête, comme si c'était elle qu'on frappait.
— Puis on l'a pendu...
— Qu'est-ce que vous dites?
— Enfin, on a jeté son corps dans le canal...
Cette fois, c'en est trop. Elle s'est levée. Elle regarde avec une certaine inquiétude ce visiteur qui prononce de telles énormités.
— Vous n'allez pas me faire croire... Mais alors, celui qui a fait ça est un fou... Il n'y a qu'un fou pour...
Emile a une manie qui déroute toujours les gens, et qui a le don d'exaspérer le patient Torrence lui-même. Quand une idée lui passe par la tête, fonce soudain, sans s'inquiéter de son interlocuteur qu'il laisse en plan.
C'est ce qui lui arrive une fois de plus.
— Il n'y a qu'un fou pour... a commencé la gouvernante, qui s'essuie les yeux.
Et elle n'a pas fini sa phrase qu'Emile est sorti sans rien dire. Il ouvre la porte de la rue, se dirige vers son auto. Elle est obligée de courir après lui.
— Mais où est-il?... Monsieur? Dites-moi au moins où il est...
— C'est vrai... Eh bien! Si vous voulez monter...
— Attendez que je prenne un manteau, que je ferme la porte…
Tout le long du chemin, il ne lui adresse pas la parole. Il ne l'écoute pas.
Mme Dossin n'est pas folle, il le jurerait. Or, le docteur a affirmé...
— Pourquoi, oui, dites-moi pourquoi on l'aurait pendu s'il était déjà mort?
— Et vous, dites-moi pourquoi, s'il était pendu, on l'aurait frappé à coups de marteau?
Des phares en veilleuse, dans le lointain. C'est Sully, le bord du canal, les voitures de ces messieurs du Parquet d'Orléans et de la brigade mobile.
Emile pousse la porte de l'auberge. Dans la salle mal éclairée, de nombreux personnages sont immobiles quand la gouvernante se précipite vers le billard, soulève la housse, pousse un grand cri et s'évanouit.
IV
Où Emile, dédaigneux de l'enquête officielle,
joue avec l'impénétrable Joseph pour adversaire,
à un étrange jeu
Sans doute, pour le passant non averti, le château du Lac présenterait-il, ce soir-là, un certain air de fête. Il ressemble à s'y méprendre à certaines cartes postales de Noël: les sapins qui l'entourent se sont poudrés de neige; dans la cour aussi, un épais tapis blanc amortit le bruit des pas. Deux ou trois chauffeurs battent la semelle près des autos qui attendent au pied du perron, et toutes les fenêtres sont éclairées.
Ces messieurs du Parquet d'Orléans ont décidé, puis qu’ils étaient déjà à Sully, de faire sans tarder leur descente sur les lieux.
Pendant que les policiers vont et viennent dans toutes les pièces à la recherche de Dieu sait quel indice, les plus importants personnages sont réunis dans la bibliothèque. Le substitut et le juge d'instruction sont assis à une longue table de chêne au bout de laquelle un greffier à lunettes a pris place.
Torrence, debout le dos au feu, fume lentement sa pipe. De temps en temps il sourcille, surtout quand des pas se rapprochent de la porte, car depuis l'arrivée au château, Emile a subitement disparu.
Au fond d'un fauteuil, Mme Dossin est plus belle que jamais. Sous le coup de la nervosité, il lui arrive fréquemment de se mordiller les lèvres, si bien que celles-ci sont devenues d'un beau rouge de sang. Ses yeux sombres reflètent un feu ardent. Une créature admirable, de celles qui sont capables de faire rêver les foules comme de déchaîner des drames. Quelle vedette de cinéma elle serait On a appelé par téléphone le docteur Aberton qui, lui, a plus l'air d'un gnome que jamais et qui, à vrai dire, ne paraît pas très à son aise.
— Ce n'est pas à moi que vous devez répondre, docteur... C'est à ces messieurs... Mais j'exige que vous le fassiez avec une entière franchise... Ce matin, quand M. Torrence était ici, vous êtes accouru... Etait-ce votre habitude de me rendre visite à pareille heure?
— Pas précisément, mais...
Elle questionne.
Son mari se tient debout non loin de son fauteuil et fixe obstinément un tapis à ramages bleus.
— Répondez clairement, je vous prie... Est-ce que vous me donniez des soins réguliers?... Est-ce que vous me considériez comme votre malade?
— Pas officiellement...
Les doigts fins de la jeune femme jouent avec un mouchoir de dentelle qui ne résistera pas longtemps. Torrence ne peut s'empêcher de l'admirer, encore qu'elle lui fasse peur.
— Pourquoi, dans ce cas, avez-vous menti à M. Torrence?... Ne vous troublez pas... J'ai entendu ce que vous avez dit... Or, je sais, moi, que c'est mon mari qui vous a appelé téléphoniquement, et qui vous a prié d'affirmer que je suis folle...
Une bûche s'écroule et lance des étincelles. Torrence oublie de tirer sur sa pipe. Le juge d'instruction, par contenance, joue avec un coupe-papier, tandis que le substitut essuie soigneusement un monocle qui n'en a pas besoin.
— Répondez par oui ou par non: m'avez-vous soignée comme on soigne une folle?
— Pas précisément...
— Est-ce que vous me considérez comme folle?
— Je répondrai à cette question dans le cabinet de M. le juge...
— Vous n'osez pas répéter que je suis folle... Si je l'étais, vous m'auriez traitée comme telle et vous m'auriez donné vos soins... Messieurs, je vous demande d'enregistrer l'attitude du docteur Aberton qui, pour complaire à mon mari, pour le sauver, n'a pas hésité...
— Je regrette de devoir vous dire, madame, que, légalement, il y a des chances pour que vous ne soyez pas jugée comme responsable de vos actes...
Le juge s'adresse à M. Dossin.
— Vous niez toujours avoir tué Jean Marchons dans la cabane en bois?...
Le châtelain baisse la tête sans répondre.
— Vous niez l'avoir pendu ensuite?... Puis, ce matin, sachant que l'Agence O allait s'occuper de cette affaire, avoir retiré le cadavre de la cabane et l'avoir transporté jusqu'au canal?.... Je vous ferai remarquer qu'il paraît impossible qu'une femme, même vigoureuse, ait effectué seule ce transport... D'autre part, si elle s'était servie d'un véhicule, ce véhicule aurait laissé des traces...
Par la porte entrouverte, Torrence aperçoit Emile qui passe, affairé, bientôt suivi par le valet de chambre, qui ne le quitte pas plus que son ombre.
Emile a pris son parti de la présence de Joseph. Il feint même de trouver cette présence agréable, et il lui parle comme à un camarade.
— Vous avez tort, mon pauvre Joseph... Ou alors, vous n'êtes pas le domestique fidèle et dévoué quel imaginais... Ou encore, ce n'est pas M. Dossin que vous considérez comme votre maître mais cette femme... Voyons!... Ce placard... Par exemple, je vous félicite pour l'ordre qui règne dans la maison... Si mes moyens me permettaient de vous attacher à mon service... Toujours rien!... Voyons... Comment, dans une maison comme celle-ci, faire disparaître définitivement une paire de bottes?...
» Et il n'y a pas que les bottes!... Il y a encore la corde, la fameuse corde de pendu qui a bel et bien existé, malgré tout ce qu'on pourra prétendre puisque le frottement a rendu le crochet lisse et brillant...
» Par ici, si vous le voulez bien...
Chose étrange, Joseph ne s'inquiète pas des autres policiers, qui pourtant fouillent la maison avec beaucoup plus de méthode qu'Emile. Il est vrai qu'eux ne savent pas ce qu'ils cherchent. Ils fouillent par habitude, parce que, dans toute affaire criminelle, la police recherche les moindres indices.
— Vous verrez, mon pauvre Joseph, que vous me demanderez pardon de la mauvaise grâce que vous manifestez à mon égard... Ou bien j'ai raison, et alors vous êtes un imbécile... Ou bien j'ai tort, et dans ce cas vous passerez une partie importante de ce qui vous reste à vivre dans une cellule... Mais... Sacrebleu!... Vous ne pouviez pas le dire tout de suite?... Ce sont vos cheminées monumentales qui m'ont mis dedans... On n'imagine pas, en voyant des bûches d'un mètre flamber 'dans toutes les cheminées, que c'est suffisant, et qu'il faut par surcroît avoir recours au chauffage central... Où est le calorifère, Joseph?... Ne vous dérangez pas... Je n'ai qu'à suivre les tuyaux... Parbleu!... Où faire disparaître une paire de bottes et une forte corde, sinon dans un calorifère où...
Il se tourne vers une des chambres où deux inspecteurs fouillent les armoires.
— Pardon, messieurs... Mon patron, l'inspecteur Torrence, vient d'avoir une idée?... Pour la contrôler, j'aurais besoin de votre aide... Auriez-vous l'extrême obligeance de m'accompagner à la cave?... Pas si vite, Joseph!...Messieurs, je vous prie, empêchez ce domestique trop zélé de passer devant... Les menottes sont peut-être superflues, mais il serait navrant que ce garçon arrive au calorifère avant nous...
--- voyez-vous, messieurs, ce qui m'étonne, c'est qu'un malheur ne soit pas arrivé plus tôt...
C'est toujours Mme Dossin qui parle et, ce qui est hallucinant pour tous ceux qui l'écoutent, ce qui crée un malaise auquel nul n'échappe, pas même le greffier, pourtant habitué aux situations dramatiques, c'est cette question qui se pose à tous les esprits: Est-elle folle? »
Elle s'anime. Elle détache toutes les syllabes.
— Quand j'ai consenti à l'épouser, il m'a juré que jamais, à cause de son âge, il ne se permettrait d'être jaloux... C'est à cette seule condition que j'ai accepté de devenir sa femme... Il me promettait une vie agréable, de nombreux voyages, des séjours sur la Côte d'Azur et dans les villes d'eau... Hélas! Cette jalousie que j'appréhendais n'a pas tardé à le ronger, à dominer tous ses autres sentiments... C'est pourquoi il est venu m'enfermer ici, où il empêchait pour ainsi dire tout contact entre le monde et moi...
L'accent est tellement sincère!». Et comment ne pas comprendre la passion de cet homme de cinquante ans, ses tortures en face de cette créature splendide?
— J'ai eu un amant, c'est vrai... J'aimais Jean Marchons. Il m'aimait... Nous avions formé le projet de nous enfuir, et nous n'attendions qu'une circonstance favorable, car ces rendez-vous dans la forêt nous faisaient peur...
Torrence a tressailli. Personne ne songe plus à la vieille gouvernante de Jean Marchons, qui est assise près de la porte et qui pleure. Or, elle vient de lever la tête Elle a ouvert la bouche, mais elle n'a pas eu le temps de parler.
Alors Torrence s'approche d'elle, lui met doucement la main sur l'épaule, l'attire dans le hall, puis dans un petit salon du rez-de-chaussée dont il referme la porte.
— Il l'a tué... Dans sa rage, il l'a ensuite pendu, peut-être pour faire croire plus tard, quand par hasard on découvrirait le corps, à un suicide?... Mais il a surpris ma conversation téléphonique de ce matin... Il a eu peur... Il a jeté le cadavre dans le canal... Il a essayé par tous les moyens, avec l'aide du docteur, de me faire passer pour folle et de m'accuser de son crime... Pourquoi, dites-moi, pourquoi aurais-je tué l'homme que j'aimais?
Dans la cave, Emile, qui a le visage et les mains noirs de charbon, murmure avec sa politesse exquise et cette humilité qui cadre bien avec les attributions qu'il a choisies à l'Agence 0: — Je vous demande, messieurs, d'avoir l'extrême amabilité de ne pas toucher à ces cendres... Vous remarquerez, n'est-ce pas, qu'on distingue nettement les œillets des bottes... Quant à cette sorte de serpent blanchâtre, je suis persuadé que vos experts découvriront que ce sont les cendres d'une corde de chanvre...
— II faut tout de suite prévenir le substitut... fait un des inspecteurs. Après ça, je ne crois pas que le bonhomme se montre encore aussi sûr de lui... Quand on pense qu'il a essayé de faire passer sa femme pour folle et...
— Vous venez, Joseph?
Le domestique est outré de cette familiarité.
—--- Je vous assure, mon garçon, que vous feriez mieux de me suivre... Je vais être obligé, là-haut, de révéler certaines choses qui risquent de changer quelque peu le sens de l'enquête...
Au moment où Emile, suivi de Joseph, pénètre dans la bibliothèque, c'est M. Dossin qui est sur la sellette. Toujours droit, mais le regard rivé au sol, il ne répond pas ou se contente de répéter d'une voix qui va faiblissant: --- Je n'ai rien à dire...
Dix fois, vingt fois le juge d'instruction répète ses questions:
— Vous niez avoir pénétré ce matin dans la cabane en bois et en avoir retiré le cadavre de...
Emile a cherché Torrence des yeux et ne l'a pas trouvé. Tant pis. Il s'avance, sans se souvenir qu'il a du noir sur le visage, ce qui produit un effet assez inattendu.
— Pardon, monsieur le juge...
— Un instant... Que faites-vous Ici?... Qui êtes-vous?...
— Excusez-moi de vous déranger... Je suis 'le photographe de l'Agence 0... Sur les ordres et les Indications de l'ex-inspecteur Torrence, je viens de me livrer à certaines recherches... Et j'ai acquis à l'instant même la preuve que c'est bien M. Dossin qui a retiré ce matin le corps de Jean Marchons de la cabane en bois et qui l'a transporté jusqu'au canal...
— Où est cette preuve?
— Dans la cave... Près du calorifère... Deux policiers la gardent... Il s'agit des bottes à lacer que M. Dossin portait ce matin lorsque nous sommes arrivés, et qui avaient disparu... Je... Je veux dire M. Torrence a trouvé étrange ce souci de faire disparaître une paire de bottes et d'en nier jusqu'à l'existence... J'ai cherché... Les bottes ont été brûlées dans le calorifère, sans doute parce qu'elles portaient des traces prouvant que M. Dossin a franchi ce matin les fils barbelés qui sont tendus sur le chemin du canal...
--- La corde est en bas aussi, consumée, mais reconnaissable, et l'analyse des débris...
Le juge et le substitut se penchent l'un vers l'autre et ont une brève conversation à mi-voix.
— Je suppose, monsieur Dossin, que, dans ces conditions, vous ne songez plus à nier un acte qui…
Juste au moment où la porte s'ouvre pour livrer passage à Torrence, Emile lève le doigt, comme à l'école.
— Je vous demande pardon, monsieur le juge... Il y a le marteau...
— Que voulez-vous dire? Le marteau, si je ne me trompe, a été retrouvé dans la cabane en bois...
— Justement...
— Pourquoi, justement? Expliquez-vous, jeune homme...
— Le marteau ne devrait pas y être... Voici M. Torrence qui me le disait à l'instant... N'est-ce pas, patron?... Si M. Dossin avait tué Jean Marchons, le marteau se trouverait actuellement au fond du canal, ou dans les cendres du calorifère, mais nous ne l'aurions certainement pas retrouvé dans la cabane...
— Je ne comprends pas...
— M. Torrence m'expliquait... Supposons que M. Dossin ait tué hier Jean Marchons... Il n'ignore pas qu'il l'a tué d'un coup de marteau sur le crâne... Qu'il espère que personne ne pénétrera d'ici longtemps dans la cabane en bois, soit!... Cependant, il serait élémentaire de faire disparaître ce marteau... Ce matin, il apprend que la police va arriver, qu'elle fouillera la cabane... Donc, il veut faire disparaître toute trace du crime...
— Cela me paraît évident.
— C'est si vrai qu'il brûle la corde... Il pousse même le souci de sa sécurité jusqu'à brûler des bottes qui pourraient le trahir. Pourquoi n'a-t-il pas pris le marteau?...
— Mais...
— Parce qu'il ne l'a pas vu... Parce qu'il ne savait pas où il se trouvait..: Parce qu'il ignorait peut-être qu'il existât... S'il avait commis le crime, je le répète, il connaîtrait la place exacte du marteau, et...
Emile est pourpre de confusion. Il détourne son regard, car celui-ci vient de rencontrer les yeux de M. Dossin, qui expriment une surprise attristée.
— Ce jeune homme est fou... s'écrie Mme Dossin, qui a un mouvement pour jaillir de son fauteuil.
— J'aurais aimé que M. Torrence s'expliquât lui-même, car je ne suis que son modeste employé, et je ne connais pas toute sa pensée... Il m'a dit tout à l'heure qu'à son avis M. Dossin n'avait appris le crime que ce matin, par le coup de téléphone de sa femme, vraisemblablement par Joseph, chargé d'écouter à la porte... Pour expliquer ce coup de téléphone à nos yeux, il a fait venir le docteur Aberton et nous a parlé de la folie de Mme Dossin...
— Je ne suis pas folle...
— Mais si, madame... C'est vous-même, tout à l'heure, qui supplierez le docteur de vous reconnaître pour telle... Votre mari, pour vous éviter la prison... votre mari qui a pour vous une passion aveugle et qui, plutôt que de vous perdre, a accepté des...
— Il était horriblement jaloux...
— Il souffrait peut-être, mais il évitait de s'apercevoir ouvertement de vos écarts, et...
— C'est faux!...
M. Dossin a tiré son mouchoir de sa poche, s'est essuyé le front, puis s'est approché d'un guéridon. Comme il verse un liquide doré dans un verre de cristal taille, quelqu'un se précipite, le commissaire de la Brigade mobile. Et le châtelain de murmurer: — Ne craignez rien... Je ne m'empoisonnerai pas... J'ai seulement besoin d'une goutte d'alcool pour...
Quant à sa femme, elle s'écrie avec exaltation:
— J'ignore qui est ce jeune homme aussi ridicule que prétentieux, mais je voudrais bien qu'il me dise pourquoi j'aurais tué un homme que j'aimais, et avec qui je devais prochainement...
Torrence, cette fois, s'est avancé, le grand, le débonnaire Torrence, qui a enfin son mot à dire.
- Non, madame, vous ne deviez pas fuir avec Jean Marchons... Je viens de questionner longuement la gouvernante de celui-ci... Jean Marchons vous a beaucoup aimée, c'est vrai... C'est pour vous qu'il s'est installé dans ce pays et qu'il a renoncé à une vie plus normale... Mais il s'est rendu compte de ce qu'il y avait de fantasque dans votre caractère, et la gouvernante ici présente... Veuillez avancer, madame... N'ayez pas peur... Dites à ces messieurs ce que...
— Il m'avait juré, fait-elle, que c'était le dernier rendez-vous auquel...
Elle éclate en sanglots, et, au même instant, Mme Dossin change d'attitude, si rapidement qu'un malaise pèse sur l'assistance. Ce n'est plus la femme ardente, mais maîtresse d'elle-même, qui s'est défendue jusqu'ici. C'est une furie déchaînée. Elle crie. Elle s'agite. C'est à Emile que va sa rage, et c'est sur lui qu'elle se précipiterait si le petit docteur à barbiche blanche ne l'arrêtait au passage avec une force insoupçonnée.
— Il ment !... C'est un espion de mon mari!... C'est un fou!... Vous ne voyez donc pas que c'est un fou?...La preuve, c'est qu'il se maquille en noir et que...
On vient à l'aide du docteur, et quand celui-ci peut enfin s'approcher de la table des magistrats, il murmure: — Qu'est-ce que je vous disais?... Une crise... Ce n'est malheureusement pas la première... Mon client et ami, M. Dossin, me faisait venir fréquemment, et je la surveillais... Mais il ne voulait pour rien au monde s'en séparer... Ce jeune homme a raison... Il y a des passions, à notre âge...
M. Dossin s'est tourné vers le mur pour cacher son émotion. Joseph, à travers la pièce, regarde son ennemi Emile avec des yeux stupéfaits. Ainsi, c'était pour sauver son maître que cet étrange jeune homme s'acharnait à retrouver la paire de bottes?
Le juge balbutie:
— Messieurs, je... je crois... Vous ne pourriez pas la calmer, docteur?...
— Si on veut me donner un coup de main, je vais tout au moins lui faire une piqûre et...
— Nous n'arriverons jamais à Paris... grogne Torrence, congelé au volant. Le radiateur fume comme un paquebot, et j'entends dans le moteur des coups sourds qui...
Ils dépassent des charrettes de maraîchers qui vont d'Arpajon aux Halles. Demain, les journaux annonceront fièrement qu'on a battu les records du froid pendant les cinquante dernières années.
— Sacrée folle !... Quand je pense...
Et Emile de murmurer en se mouchant:
— Pas si folle que ça, à ses heures... L'idée de faire appel à nous, par exemple... Son mari aurait eu bien de la peine à s'en tirer... Surtout que le pauvre homme avait commis la gaffe de faire disparaître le cadavre... Il aurait été condamné._ Et elle, elle devenait libre, disposant sans doute de la fortune...
— Mais la corde?... Pourquoi le pendre?... Pourquoi pendre un mort?
Emile se mouche de plus belle. Demain, il aura le nez bleuâtre, ce qui s'harmonisera étrangement avec ses cheveux roux.
— Qui sait?...
— Qui sait quoi?
— C'est peut-être la preuve qu'elle est vraiment folle... Il est difficile de savoir ce qui se passe dans la cervelle des fous... Mais c'est peut-être aussi la preuve... Car enfin, patron, l'objection que vous venez de soulever, c'est celle que son avocat ne manquera pas de soulever aux Assises... Pourquoi pendre un mort?... Et c'est ce qui la sauvera de la prison, ou peut-être pis...
Longjumeau. Deux heures du matin. Pas une lumière aux maisons. Toc... Toc... Toc...
— Ça y est! annonce Torrence, en lâchant son volant.
— Quoi?
— La panne... Des femmes pareilles... Moi, je... je…
— Vous en faites pas, patron... J'aperçois un garage, et je vais aller y sonner...