L’Homme tout nu


L’HOMME TOUT NU




I

Où l'on s'aperçoit que l'habit fait parfois le moine et où

le fameux détective Torrence cueille un client dans un

endroit assez inattendu

De nombreuses femmes, assure-t-on, sont jalouses de leur belle-mère. Elles se plaignent de ce que leurs maris, quand ils retournent « chez eux » fût-ce pour passer une heure, s'épanouissent et se montrent d'une humeur particulièrement enjouée qui irrite les épouses.

Le grand et solide Torrence n'était jamais aussi radieux que quand il venait faire un tour à la « maison ». Et la « maison », pour lui, c'était celle de ses débuts, c'était ce Quai des Orfèvres où il avait été quinze ans durant, comme inspecteur de la Police judiciaire, le bras droit du commissaire Maigret.

Pour les collègues, Torrence avait mal tourné, puisqu'il était devenu détective privé. Pour la majorité des gens, il avait fait fortune, puisque aussi bien il était, en titre tout au moins, le grand patron de, l’Agence O, la plus sérieuse, la plus connue, la plus illustre des agences de police privée.

Ce matin-là, justement, il était venu faire un tour au quai des Orfèvres, sous prétexte d'un vague renseignement à demander, en réalité pour renifler pendant quelques heures l'atmosphère jadis si familière. Tout en flânant, en serrant des mains, .en bavardant avec de vieux camarades, il était arrivé aux locaux de l'anthropométrie, qui, pour les clients, sont peut-être, de tous, les plus sinistres.

Mais, en ceci comme en tout, il y a l'habitude. Torrence, aimait ces escaliers toujours poussiéreux, ces appareils aux apparences barbares, cette brutalité, ce cynisme voulu de ceux qui sont garants de la sécurité d'un pays.

— Ce n'est pourtant pas le jour de la grande rafle... remarqua-t-il à l'oreille d'un collègue.

Car les grandes rafles, dans les quartiers dangereux de Paris, se font d'habitude à jour fixe. Or il régnait ce matin-là, à l'identité judiciaire, la fièvre des grands jours. Soixante hommes pour le moins, de tout âge, de tout poil, des jeunes, des vieux, des blonds, des noirs, de vrais nègres même, attendaient, nus comme des vers, comme on attend pour le conseil de révision.

Des employés, installés à des tables patinées par les ans, prenaient les empreintes digitales. D'autres les comparaient avec les fiches existantes. On parlait toutes les langues. On entendait tous les accents. Certains protestaient. D'autres étaient doux comme des agneaux. D'autres, enfin, essayaient, comme à la porte d'un cinéma un soir de cohue, de passer avant leur tour.

Un inspecteur ami explique à Torrence:

— Une rafle supplémentaire dans le quartier Barbès-Rochechouart.

Un quartier qui « donne » toujours. Il est rare qu'un coup de filet inopiné n'y soit pas fructueux en gros et moyen gibier.

Dans une autre pièce, les femmes attendaient leurs tours, plus bruyantes et plus cyniques que les hommes.

Torrence avait fait si longtemps ce métier-là! La voiture cellulaire, le fameux panier à salade, les cars de renfort cachés eu coin des rues, les coups de sifflet, à l'heure H, la fuite éperdue, les cris, les bousculades, les protestations, et l'irruption de la police dans les débits suspects, dans les arrière-salles, voire dans les caves.

Après cela, tout le monde est embarqué dans les véhicules. Ceux-ci ne tardent pas à déverser leur cargaison au Dépôt. Interrogatoire par un commissaire. Quelques-uns, ceux qui ont des papiers vraiment en règle, filent aussitôt. Quant aux autres, la majorité, ils passent la nuit dans la grande salle du Dépôt, sur des bancs, où ils peuvent...

Puis, le matin, c'est la fouille, la petite pièce où tous se mettent nus comme des vers, les empreintes, l'anthropométrie...

Torrence, la pipe au bec, car il singe volontiers son ancien patron Maigret et a adopté une pipe encore plus grosse que la sienne, regarde vaguement des anatomies diverses qui n'ont rien de bien ragoûtant dans le jour blafard. Il y a plus de pieds sales que de pieds propres. Soudain, le regard de Torrence glisse sur un visage, y revient, exprime l'étonnement.

Non! Ce n'est pas possible!... D'ailleurs... Mais non, voyons! Torrence n'est pas fou... Il est impossible que cet homme tout nu, coincé dans la file, entre un Arabe et un petit jeune homme malingre, soit le célèbre avocat Duboin...

Curieuse ressemblance quand même... La barbe en moins, évidemment... Me Duboin est très fier de sa barbe, qu'il porte carrée, d'un brun chaud, et que les journaux ont reproduite si souvent...

Sans cette barbe, pourtant...

Ici, l'homme a le visage couvert de poils d'un demi-centimètre, taillés à la diable, sans doute sous un pont par un clochard coiffeur...

— Roulez votre pouce... Appuyez... Comme ceci... Les autres doigts, maintenant... Tous ensemble...

L'homme obéit docilement, mais il semble à Torrence que son regard ne le quitte pas.

— Rhabillez-vous...

Torrence le suit des yeux. Quand il revient du vestiaire, l'inconnu est vêtu des hardes les plus invraisemblables qui soient, et ces hardes ont, en outre, le malheur de ne pas être à sa taille.

Le système des fiches a fonctionné. Rien au compte de l'inconnu.

— A l'anthropométrie... Prenez votre tour...

Mensurations du crâne, de l'angle facial... Photo de face et de profil... Il semble à Torrence qu'un curieux sourire flotte sur les lèvres de son bonhomme...

Et, en effet, comme cet inconnu passe auprès de lui, avec le troupeau si divers, une Voix murmure:

— Ayez l'obligeance, monsieur Torrence, de m'attendre à la sortie...Il a un quart d'heure devant lui. Il se précipite à la Chope Dauphine, où, du temps de Maigret, on vidait de si savoureux demis de bière mousseuse. Il en commande un. Il se précipite au téléphone.

Allô!... Je suis bien chez Me Duboin?... Je voudrais parler à Me Duboin, s'il vous plaît... Vous dites qu'il n'est pas chez lui?... J'ai déjà téléphoné à huit heures du matin et il n'y était pas... Ah! Il n'est pas rentré de la nuit?... Je vous remercie... Non... Ce n'est pas la peine. Je le verrai personnellement...

Torrence est très ému. Il revoit toujours cet homme tout nu parmi tant d'hommes nus, ces joues couvertes de poils d'un demi-centimètre, puis ces hardes pitoyables, que nul n'oserait donner au plus pauvre des pauvres.

Il attend, debout à quelques pas de la sortie du Dépôt.

— Vous auriez pu retenir un taxi, mon cher Torrence... C'est l'homme qui traîne la patte comme une véritable épave.

— Appelez-en un, je vous en prie...

Torrence obéit, sidéré. Le clochard pénètre dans la voiture avant lui, sans façon. C'est lui qui écarte la vitre et qui lance au chauffeur:

— A l'Agence 0... Cité Bergère... Vous entrerez dans la cité...

Il referme la vitre avec soin, se laisse aller sur la banquette, en homme qui respire enfin. Torrence ouvre la bouche.

— Tout à l'heure, mon ami!... Tout à l'heure!...

L'auto s'arrête bientôt dans la calme cité Bergère, où les bureaux de l'Agence 0 perchent au-dessus de la boutique d'un coiffeur.

— C'est encore une chance!... remarque l'homme.

— Pardon, mais je voudrais savoir...

— Réglez le taxi, voulez-vous?...

Les voilà tous les deux dans le bureau de l'agence. Le garçon, Barbet, se précipite. Quelques instants plus tard, la porte matelassée est refermée sur Torrence et sur son compagnon.

— Mais oui, mon cher... Me Duboin, comme vous vous en êtes rendu compte... C'est une chance que vous vous soyez trouvé là... Nous sommes seuls, n'est-ce pas, absolument seuls?

Il va à la porte, qu'il ouvre et qu'il referme. Il s'assure que les fenêtres sont impénétrables aux regards, car elles sont munies de vitres dépolies.

— Asseyez-vous, mon bon ami... Et, avant tout, donnez-moi une cigarette... Vous avez du feu?... Merci... Maintenant, allons au plus pressé... Décrochez votre téléphone... Demandez mon, appartement... Appelez ma femme à l'appareil... Là... Très bien... Dites-lui...

Me Duboin a beau être un des avocats les plus célèbres du barreau de Paris, il y a encore des choses qu'il ignore. Pour lui, Torrence n'est jamais qu'un inspecteur de police qui a réussi, c'est-à-dire qui est sorti de la « boîte » pour se mettre à son compte. Si cette réussite est exceptionnelle, tant mieux. Cela n'empêche pas de traiter Torrence avec une condescendance familière qui est de mise au Palais et, au besoin, de lui taper sur le ventre en l'appelant « mon bon »...

— Allô !... L'appartement de Me Duboin?

Il ne se doute pas, par exemple, que s'ils sont seuls dans ce bureau, ils n'y sont cependant pas tout à fait seuls... Derrière une vitre qui a tout l'air d'un miroir, un jeune homme roux tient à la main, lui aussi, un récepteur téléphonique, et ses yeux ne quittent pas le visiteur.

C'est Emile, le vrai patron de l'Agence O.

— Oui, ma chérie... Je vais te passer l'inspecteur Torrence, qui te confirmera que des raisons d'ordre strictement professionnel m'ont empêché de rentrer cette nuit et même de te prévenir... Dites-lui, Torrence...

— Je vous assure, madame, murmure Torrence, que votre mari...

Et Mme Duboin de répliquer:

— Blonde ou brune, la raison d'ordre professionnel?

— Je vous assure, madame...

— Je te jure, chérie... Tu verras par toi-même tout à l'heure... Je vais d'ailleurs t'envoyer l'inspecteur; tu seras gentille de lui faire remettre par le valet de chambre un de mes complets et un manteau... Oui... Linge, chaussettes, souliers... Il t'expliquera...

Coup d'œil de l'avocat à Torrence, qui répète avec conscience:

---- Je vous expliquerai, madame...

Le jeune homme, dans son petit bureau, celui que ,tout le monde appelle M. Emile et qui passe, tantôt pour le photographe, tantôt pour l'employé à tout faire de l'Agence O, ne perd ni un mot, ni un jeu de physionomie de l'étrange avocat.

--- A tout de suite, chérie... Donne à l'inspecteur Torrence ce que je t'ai demandé...

Il raccroche. Il commande, car cet homme en guenilles commande comme quelqu'un qui en a l'habitude:

— Vous devez être bien avec le merlan, d’en bas... Comment s'appelle-t-il encore?... J'ai vu son prénom sur la devanture... Adolphe, c'est ça... Faites-moi monter Adolphe... Dites-lui d'être discret... Peut-être a-t-il dans sa boutique de quoi me reconstituer une fausse barbe...

— Adolphe a dans sa clientèle de nombreux acteurs et figurants du Palace, dont l'entrée des artistes est juste en face...

— Parfait!... Allez-y, mon bon ami!... Nous déjeunerons ensuite en tête à tête et je vous dirai...

— Dites-moi, jeune homme... Votre figure ne m'est pas inconnue.

— Je travaille, d'habitude, avec M. Torrence...

L'avocat a quarante-cinq ans. Il est gras. Il est sûr de lui. Il traite tous les individus comme de vagues comparses. On sent que le monde lui appartient.

Même le fait d'avoir encore sur le corps une partie des vêtements d'un clochard ne lui enlève rien de sa superbe. Torrence ne va-t-il pas lui apporter ses habits?

— Quel est votre rôle exact dans cette maison?

— La photographie, monsieur...

— Dans ce cas, oubliez donc que vous m'avez vu... Compris?

Et il glisse un billet de cent francs dans la main d'Emile, qui accepte avec humilité, comme s'il n'était pas le véritable propriétaire et animateur de l'Agence O.

— Toujours bien avec la Police judiciaire, hein, votre patron?...

— Pas mal, monsieur... Du moins, je le pense...

— Vous croyez que c'est un homme discret, sur qui on peut compter?

— J'en mettrais mon petit doigt à couper...

— Merci, jeune homme... Attention...

Torrence revient. Il apporte un complet plus digne d'un maître du barreau que celui que porte présentement Me Duboin: pantalon rayé et veston noir bordé de soie. Chemise à demi empesée et une délicieuse cravate papillon, à petits pois blancs sur fond bleu.

Cinq minutes suffisent à la transformation.

— Dites-moi, mon cher Torrence... Cette barbe a l'air de tenir?... Ma femme ne vous a pas posé trop de questions?... Je lui avais dit que J'allais au cinéma avec des amis... Evidemment que...

Il y a, dans les bureaux de la cité Bergère, des traditions que l'avocat ne connaît heureusement pas. De même qu'il ignore que tous ses gestes sont épiés par Emile, à l'aspect si inoffensif, de même qu'il est loin de se douter qu'un micro permet au même Emile d'entendre tout ce qu'il dit, de même il ne peut savoir que ledit Emile, en cet instant, décrochant un téléphone intérieur qui communique avec l'appareil du garçon de bureau, commande à celui-ci:

— Chapeau !

Et Chapeau, cela veut dire, en langage conventionnel:

« Mon petit Barbet, vous allez suivre le monsieur qui sort et ne le lâcher sous aucun prétexte... Vous me rendrez ensuite compte personnellement de tous ses faits et gestes. »

-- Que diriez-vous du Café de Paris, mon cher Torrence? Je vous avoue qu'après la nuit que je viens de passer, je ne serais pas fâché de me retremper dans une ambiance quelque peu élégante... Allons!... Passez devant, je vous prie... Entre la poire et le fromage, je me ferai un plaisir de vous expliquer... Nous allons travailler ensemble, mon ami!... Vous verrez... J'ai toujours dit que votre Agence 0...




II

Où l'on voit un avocat illustre troquer ses vêtements

contre ceux d'un sordide inconnu, se couper la barbe à l'aide de vieux ciseaux

et s'adresser ensuite à l'Agence 0


— Un cigare, mon bon ami... Mais si ! Ils sont excellents... L'avocat se penche vers Torrence, qui vient de tirer sa pipe de sa poche, et lui souffle:

— Pas ici Je vous assure que cela ferait mauvais effet…

L'avocat Duboin, au Café de Paris, est comme un petit poisson dans l'eau fraîche. Dès son entrée, il est allé serrer des mains. A peine assis, il s'est relevé pour aller serrer d'autres mains. Plus trace, chez lui, de son aventure du matin et de sa piteuse attitude à l'anthropométrie.

— Vous m'excuserez, mon cher ami... C'était X..., le gros banquier... Il déjeune avec le ministre de...

Sa barbe seule l'inquiète, et, de temps en temps, il s'assure que la chaleur ne va pas la séparer de son menton. Cela donne un petit geste amusant, qui deviendra sans doute un tic.

Enfin, l'heure calme est venue. Ces messieurs qui déjeunent chaque jour au Café de Paris ont regagné la Bourse, les ministères ou les champs de courses. Il ne reste plus dans la salle discrète que quelques isolés.

— Figurez-vous que ce matin, quand vous m'avez reconnu... Car j'ai bien vu que vous m'aviez reconnu... Avouez!...

— J'avoue... fait Torrence.

— Qu'alliez-vous faire?... Toute la question est là... Vous alliez évidemment révéler à vos anciens collègues qu'un de ces hommes, qui, tout nus, se suivaient en file indienne pour passer la visite, n'était autre que l'avocat Duboin... Eh bien! Cher ami, au même instant, moi, je pensais à vous... Vous voyez qu'il y a des hasards dans l'existence... Oui, je me disais: « Il n'y a que l'Agence 0 et son célèbre détective Torrence pour élucider la sombre histoire à laquelle me voilà mêlé... »

» Vous étiez là... Je vous ai fait signe... Voilà!

Et, là-dessus, il appelle:

— Eugène!... Ce cigare ne tire pas...

On lui apporte la boîte de cigares. Il en choisit un autre, ce qui étonnerait bien ses compagnons de la nuit.

— je disais donc, mon cher Torrence... Je sais que vos tarifs sont élevés... Une agence comme la vôtre, qui travaille pour toutes les grosses compagnies .d'assurances... Peu importe!... La question, pour le moment est de réussir, c'est-à-dire de résoudre un problème qui... un problème...

Torrence a trop bien déjeuné et somnole. C'est un sanguin et les plats relevés ne lui valent rien. Que lui a-t-on fait avaler, bon sang? Des truffes sous la cendre. Des champignons farcis. Du faisan... Exactement tout ce que le médecin lui défend en le menaçant d'embolie! Et les vins... Et l'alcool qui raccroche, dans un énorme verre à dégustation, les reflets des lampes électriques...

— Mon bon ami, il s'agit d'une femme… J'ignore son nom... Je me rends compte que j'ai été dupe, que j'ai été... mettons... imprudent... Je suis avocat, je ne suis pas détective... Je vous fais donc amende honorable... Hier, j'ai reçu une lettre de cette femme, qui signait simplement Huguette... Ecriture aristocratique... Elle disait qu'ayant absolument besoin de mon aide, elle me priait de me trouver à onze heures du soir au petit bar du boulevard Rochechouart appelé Chez Jules... J'y suis allé... Est-il besoin de dire que je n'ai rencontré personne...

— Pardon... La lettre de cette femme est...

— Elle me priait de la brûler et j'ai eu la naïveté de le faire...

— A quelle heure la police est-elle arrivée?

— Vers minuit...Je m'étais plus ou moins caché dans un coin... J'aurais pu montrer ma carte, me faire relâcher sur-le-champ... Mais imaginez-vous les échos dans les journaux?... « L'avocat Duboin pris dans une rafle, boulevard Rochechouart... » Je n'ai rien dit, mon bon ami... Noblesse oblige... Vous me comprenez, n'est-ce pas?... Encore un cigare?... Un peu de fine?... Mais si...

— Vous vous êtes laissé conduire au Dépôt?... Pourtant, vous étiez habillé...

— Comme d'habitude, mon bon ami... Comme d'habitude... Un peu plus discrètement peut-être... Au Dépôt, j'ai bien pensé que nous allions être examinés de plus près... je suis parvenu, car j'avais quelque argent en poche, à troquer mes vêtements contre ceux d'un gueux qui avait été arrêté en même temps que moi...

— Votre barbe?...

— J'y arrive... Ma barbe est malheureusement célèbre à Paris et dans toute la France..; C'est elle qui m'a donné le plus de soucis... Je sais que les inspecteurs d'aujourd'hui ne valent pas ceux de votre époque, mais quand même, je craignais... Enfin!... Nous étions là une soixantaine… D'abord, je n'ai trouvé qu'un canif et j'allais m'en servir, quand un affreux bonhomme, dont le métier est de tondre les chiens et de couper les chats sur les quais, m'a loué, pour quelques minutes, ses ciseaux pliants... Voilà qui vous explique, mon ami, l'état dans lequel vous m'avez trouvé ce matin...

— Et vous n'avez aucune idée de la femme qui…

--- Celle qui m'a écrit?... Aucune... C'est bien pourquoi j'ai pensé, dès que je vous ai aperçu, à m'adresser à votre agence... Vous êtes un as, mon cher Torrence... Avec vous, pas d'insuccès… Vous filez a Pau et...

— Pau?...

— Je ne vous ai pas dit que le timbre de la lettre que j'ai reçue portait le cachet de Pau?... Voilà le fil conducteur... Je vous remets un chèque de cinq mille francs à titre de provision... Mais sil... Je sais ce que coûtent les enquêtes… Vous filez à Pau par le premier train...

— Je ne connais même pas l'écriture de cette femme...

— Je me fie à vous... Vous ne serez pas une heure dans cette ville sans flairer aussitôt le...

Et il appelle d'une voix de stentor, sa voix du Palais, quand dans sa péroraison il donne ce que ses confrères appellent son « coup de gueule »:

— Eugène... La même chose...

— Je vous assure... proteste Torrence, qui est déjà violacé et que gagne une chaleur dangereuse.

— Mais non, mon bon ami... Eugène... L'indicateur, mon petit... Cherchez-moi l'heure des trains pour Pau... Pau, oui, comme une peau de bête... A votre santé, mon vieux Torrence... Vous allez me rendre un sacré service en découvrant qui est cette péronnelle qui a essayé de me mettre en méchante posture... Car enfin... Pensez à ma réputation… Qu'est-ce que je serais allé faire chez Jules?... Me Duboin au Dépôt!... Pourquoi pas en prison?... Ha!... Ha !... Eh bien! Eugène, ce train?...

— y a un rapide à 4 h. 17, monsieur...

— Quelle heure est-il?

— 3 h. 40...

— L'addition, Eugène... Au fait, mon bon ami, vous n'êtes pas marié, n'est-ce pas?... Sinon, je me chargerais de téléphoner à votre femme...

Diable d'homme. Il ne vous donne pas le temps de respirer, pas même le temps de réfléchir. Et il a réponse à tout. La preuve: Torrence a trouvé une excuse ultime.

— faut que je passe au bureau pour prendre de l'argent...

— Vous êtes fou mon ami... Boni !... J'oubliais que je n'avais plus sur moi mon portefeuille... Eugène... Appelez-moi le gérant... Dites-moi, mon cher... Voulez-vous me passer deux, non... mettons trois billets de mille… trois ou quatre... Je vous rendrai cela tout à l'heure.

— Avec plaisir, mon cher maitre...

— C'est qu'il y a au bureau un certain nombre d'affaires qui...

— Allons donc... Vous avez du personnel... J'ai aperçu là-bas un long jeune homme à lunettes, celui que vous appelez Emile, je pense... Il ne paraît pas très intelligent mais je suis sûr qu'il est au courant... Merci, Eugène!... En route, mon bon ami... Je vous accompagne à la gare... Mais si !... Cette affaire me tient à cœur, comprenez-vous?... C'est la première que je vous confie, mais y va peut-être de mon honneur... Taxi, chasseur...

Les voilà en taxi. Torrence a vaguement aperçu, dehors, la silhouette de Barbet. Mais comment communiquer avec Barbet? Et celui-ci ne va-t-il pas perdre la piste?

— Sa lettre, c'est tout ce que je peux vous dire, était suppliante... C'était celle d'une femme du monde... Vous n'aurez pas de peine à trouver... Il faut que je sache pourquoi cette femme me donnait rendez-vous dans un bar plus que louche boulevard Rochechouart et...

Si seulement Torrence n'avait pas tant mangé, tant bu de vins généreux. Il est juste à point pour une sieste voluptueuse, mais pas pour la réflexion. Brouhaha à la gare d'Orsay. Porteurs qui se précipitent.

— Par ici... Je vais vous prendre votre billet... Une première, évidemment...

Le cher maître lui tient le bras. Barbet a dû sauter dans un taxi lui aussi, car il est sur leurs talons. Torrence feint de bourrer une pipe pendant que l'avocat est occupé au guichet. Il laisse tomber sa blague à tabac.

— Pardon, monsieur... Vous perdez quelque chose...

Me Duboin les regarde! Tant pis. Torrence parvient à balbutier du bout des lèvres, en feignant de chercher de la monnaie dans ses poches:

— Dis à M. Emile que c'est probablement une question de minutes... Boulevard Rochechouart... Bar Jules...

— Vous aviez perdu votre tabac?... Grave! Très grave pour un ancien collaborateur de Maigret... Par ici... Nous avons juste le temps... Vous arriverez cette nuit... Je compte sur un télégramme de vous demain matin, même si vous n'avez rien de nouveau à m'apprendre... Encore une fois ne regardez pas aux frais Je mets mon point d'honneur à mettre tous les atouts dans votre jeu pour que l'Agence 0 tire cette affaire au clair, et vous verrez que...

Zut! Il a même pris un ticket de quai! Il ne lâche toujours pas le bras de Torrence. Cet homme a la cordialité bougrement insistante.

— Des journaux?... Mais si... Tenez... Nous allons acheter quelques livres... Que diriez-vous d'un roman policier... Il fait ce qu'il dit.

— Il vous reste assez de tabac?

Un père conduisant son fils au paquebot n'aurait pas plus d'attentions.

— Voyons... Voiture 3... Compartiment 2... Je vous ai pris une place dans le sens de la marche...

Le rapide est en gare. On s'agite déjà. Torrence est embarqué sans avoir le temps de protester.

— Télégramme... N'oubliez pas de me télégraphier... crie le cher maitre, alors que le train s'ébranle.

Et Torrence ne peut faire qu'un signe, en criant — mais sa voix est couverte par le bruit du train:

— Votre barbe...

C'est, en effet, la barbe de Me Duboin qui se décolle. Un garçon annonce en agitant sa petite sonnette:

— Premier service... Billets pour le premier service... Torrence n'a pas faim. Soudain, pourtant, il s'agite.

— Dites-moi... Quelle est la première gare où...

— Tours !... Le train ne s'arrête pas avant...


— Allô!... M. Emile?...

M. Emile est tranquillement assis dans son petit bureau, devant le vasistas qui donne sur le bureau de Torrence. A le voir, on le prendrait pour un jeune employé modèle, et ses cheveux roux lui donnent un air que d'aucuns considèrent comme particulièrement nef.

— Ici, Barbet...

Barbet ne s'est jamais appelé Barbet. De même qu'avant de faire partie de l'Agence 0, en qualité de garçon de bureau, il a été célèbre comme tireur de laine. Peu importe, puisqu'il est réconcilié avec l'honnêteté!

Tout au moins dans un certain sens. La preuve, la suite de cette conversation téléphonique.

— Z'ont bouffé au Café de Paris... Impossible d'entrer officiellement, tenue piteuse... Pourtant, jeté un coup d’oeil en vendant des Paris-Midi… Le patron Torrence s'en est mis jusqu'aux yeux...

— Ensuite?

— L'avocat a embarqué Torrence dans un train en direction de Pau... Pourra pas en descendre avant onze heures quarante cinq du soir...

— Ensuite?...

— L'avocat est rentré chez lui, rue Montaigne... Il y est...

— Rien d'autre?

— Torrence m'a soufflé comme ça c'était sans doute une question de minutes... Un certain bar appelé Chez Jules, boulevard Rochechouart... Je peux vous tuyauter... J'ai fréquenté... Zut!... On pourrait être à l'écoute... Enfin, dans le temps, c'était un coin où les fourgues aimaient se réunir...

— C'est tout?

— Je lui ai chipé une clé...

— A qui?

— A l'avocat... Juste au moment où il montait en voiture... Figurez-vous que j'ai été bousculé et que je suis tombé la main dans sa poche... C'est comme par hasard la clé d'un coffre-fort... Cette fois, patron, c'est tout... Je suis en face, dans un bistrot de chauffeurs... La Maison n'a qu'une issue... J'ai commandé un gros rouge et j'attends.

--- Dites donc. Barbet, vous qui vous connaissez en clés… C'est du moderne?...

— Tout ce qu'il y a de moderne, Patron….

— Attendez-moi...

— Au cas où l'avocat sortirait?...

— J'arrive dans quelques minutes... Evidemrnent, il faudrait le suivre… Mais laissez la clé au bistrot... Dans une enveloppe...

Des gens en Europe centrale, en Amérique, ailleurs, qui ont entendu parler de l'Agence 0, imaginent des locaux somptueux et un personnel à ne savoir qu'en faire Ils seraient bien étonnés s'ils voyaient Emile mettre ses lunettes d'écaille et enfiler son pardessus râpé dans les locaux déserts, qui ne brillent ni par le luxe, ni même par le confort.

Il est vrai que, ce matin, ils étaient encore trop. La preuve c'est que Torrence en a profité pour aller faire un tour au quai des Orfèvres.

Maintenant...

— Mademoiselle Berthe...

Une jeune fille blonde, délicieusement capitonnée, l’air aussi innocent, aussi jeune fille que possible, se présente un carnet de sténo à la main.

— Non.... Rien à dicter... Je vous confie les bureaux...

— Jusqu'à quelle heure?

— Est-ce que je sais, moi?... Peut-être minuit?... Peut être demain midi?... En tout cas, qu'il y ait toujours quel qu'un au téléphone...

Emile a un complet râpé, un pardessus qui Sent la confection et qui s'est rétréci à la pluie. Il complète sa tenue par un énorme appareil photographique qu'il a l'habitude de porter en bandoulière. Cela lui permet d'entrer partout, de s'arrêter partout, de passer partout inaperçu.

— Un photographe... dit-on dédaigneusement.

Tandis que, si on savait que c'est lui, lui seul, l'illustre détective qui dirige l'Agence 0 et qui a réussi les affaires les plus sensationnelles...

— Taxi... Rue Montaigne... Je vous arrêterai...

A sa lèvre, collée, une cigarette jamais allumée, qui est comme sa marque de fabrique. S'il réfléchit, il n'en a pas l'air.

— C'est cela... Laissez-moi ici... dit-il au chauffeur. Il ne se doute pas encore que le voilà embarqué dans une des affaires les plus difficiles de sa carrière.

Torrence, qui a ses défauts, certes, mais qui n'est pas un idiot, n'a-t-il pas pris soin de souffler à Barbet:

— Dis au patron que c'est une question de minutes... Or, Emile pénètre dans le petit bar pour chauffeurs qu'on lui a désigné. Il cherche son collaborateur des yeux.

— Je crois que j'ai un message pour vous... lui dit le patron, de son comptoir.

Parbleu! L'avocat est sorti de chez lui. Barbet a été obligé de le suivre!

On tend à Emile une enveloppe. Cette enveloppe contient une petite clé de coffre-fort. Elle contient aussi une feuille de papier sur laquelle on a écrit rapidement, au crayon: « Je file. RE 265.78 verte. »

Un numéro de voiture et son signalement, évidemment.

— Un café, patron... Dites-moi... La personne qui m'a laissé ce message...

L'autre écoute. Emile se tait.

— Eh bien? Questionne le patron. Qu'est-ce que vous vouliez me demander?

— Moi?... Rien... Absolument rien...

— Pourtant vous avez dit...

— J'ai dit quelque chose?...

Il n'y a que lui pour prendre un air aussi idiot. Une vraie tête à gifles!

— vous jure... Ce café est d'un chaud...

C'est que, tout contre Emile, si contre lui qu'il sent une main remuer le long de son flanc, se trouve un personnage peu rassurant. Ce personnage doit avoir les mêmes aptitudes que Barbet pour faire des incursions discrètes dans les poches de ses contemporains.

Et si Emile a l'air naïf, il pense vite.

Etant donné que je n'ai pas l'air de transporter des ors... Etant donné que les pickpockets sont plutôt rares dans les bistrots de ce genre... Etant donné que je viens juste de recevoir une clé des mains de cet estimable marchand de vin... Etant donné que ce bistrot est juste en face du domicile de Me Duboin...

Ce n'est qu'une toute petite partie du problème. Voyons!

Me Duboin, avocat célèbre, s'est rendu la veille au soir dans un sordide bouge du boulevard Rochechouart où, selon Barbet, qui s'y connaît se réunissent volontiers les receleurs — ce que Barbet, dans son langage imagé, appelle les fourgues.

Une descente de police a lieu et Me Duboin préfère se laisser conduire au Dépôt que de décliner son identité.

Etrange, déjà. N'aurait-il pas pu prétendre, comme tant d'autres bourgeois qui aiment se frotter à la pègre, qu'il venait faire une simple étude de mœurs? Ou voir un client?

Ce n'est pas tout. Cet homme si soigné, si bien habillé, n'hésite pas à changer de vêtements avec un clochard pour être sûr de n'être pas reconnu, et il pousse ce souci jusqu'à couper, avec des ciseaux, une barbe quasi historique.

Est-ce tout? Pas encore! Il croit que Torrence l'a reconnu, ce qui est presque exact. Il se sert de lui pour sortir plus facilement du Dépôt, pour se rhabiller de neuf, reprendre son aspect ordinaire et rassurer sa femme.

Mais que fait-il de Torrence?

Emile manque de détails. Tout ce qu'il sait, c'est que le pauvre Torrence est dans un train qui ne s'arrêtera, à Tours, que vers minuit. Et que Torrence a dit:

— C'est une question de minutes...

Or, au cours de ses transformations successives, Me Duboin est parvenu à ne pas se séparer d'un objet, une clé minuscule, la clé d'un coffre-fort d'un modèle moderne

Barbet s'en est emparé. Barbet a parié un jour, si on le poussait, de s'emparer de la montre du préfet de police sans que personne ne s’en aperçoive! Il en est capable.

Cette clé, maintenant, est dans la poche d'Emile, qui a l'air d'un photographe miteux.

Or, à ce moment précis, un inconnu essaie de glisser sa main dans cette poche...

Et on se trouve en face de la maison de Me Duboin...

Si Emile, au lieu d'être un détective privé — même pas! Officiellement il n'est que le photographe d'un détective privé — si Emile était un solennel commissaire de la Police Judiciaire, il empoignerait son bonhomme par le col et il vous l'emmènerait quai des Orfèvres.

Là, il commencerait un bon petit interrogatoire du type dit à la chansonnette, avec tout ce qu'il faut, et peut-être après quelques heures...

Emile ne peut rien de tout ça. Les minutes comptent. Torrence l'a dit.

Suivre le type? Et si le type se met à jouer à la belote Jusqu'aux petites heures?

« Du moment qu'il veut la clé, c'est lui qui me suivra. » Et, fort de ce raisonnement, Emile paie sa consommation, remercie le patron, sort dignement du bistrot.

Il est à peu près quatre heures et demie de l'après-midi. Une phrase bourdonne dans sa tête: « Les minutes comptent. »

Il gagne à pied les Champs-Elysées.

Tout va bien: le type est sur ses talons.



III

Où c'est une clé qui entraîne Emile, lequel

Emile entraîne toujours derrière lui un inconnu


Si Emile en avait le loisir, il se raconterait, pour se consoler, l'histoire du soldat qui crie dans la nuit:

— J'ai fait deux prisonniers, mon lieutenant...

— Amenez-les...

— C'est qu'ils ne veulent pas me lâcher...

Trois fois Emile s'est arrêté dans des endroits publics. Trois fois son suiveur s'est arrêté comme lui, avec l'intention évidente d'attendre autant qu'il le faudra. Si bien qu'on assiste à cette chose paradoxale: Emile, de l'Agence 0, file un individu, mais c'est cet individu qui le suit!

Allons! Il faut en prendre son parti. Un quart d'heure plus tard, Emile se fait annoncer à M. Augagneur. M. Augagneur, vêtu d'une longue blouse grise, n'est autre que le contremaître de la plus importante fabrique de coffres-forts, et si M. Augagneur cessait soudain d'être un honnête homme, peu de gens sentiraient encore leur magot en sûreté.

— Bonjour, monsieur Emile… Comment va l'inspecteur Torrence?... Qu'est-ce que je peux faire pour vous, cette fois?

Emile sort la petite clé de sa poche. M. Augagneur a compris qu'on lui demandait d'en tirer tous les renseignements possibles.

— Je peux vous dire tout de suite qu'il ne s'agit pas d'un coffre de fabrication française... C'est de la fabrication anglaise, et ce modèle n'a été mis au point que voilà deux ans, ce qui limite le champ des recherches...

— A combien évaluez-vous le nombre de coffres de ce genre qui ont pu être mis en circulation en deux ans?

— Fort peu... Ce sont des appareils excessivement coûteux, particulièrement conçus pour résister aux procédés les plus modernes d'effraction... Mais, si vous avez quelques minutes et si vous voulez en faire les frais, nous pouvons demander Smith and Smith, de Londres, au téléphone... Grâce au numéro qui est sur cette clé...

— Vous permettez un instant?

Emile passe dans l'antichambre. Sur une des banquettes, il trouve son suiveur, le nez plongé dans un magazine. Il appelle l'huissier.

— Qu'est-ce que ce monsieur vous a demandé? fait-il à voix basse.

— Comment? Vous ne le connaissez pas?

— Expliquez-vous!

— Mais... Il m'a simplement annoncé qu'il était avec vous…

Quelques minutes plus tard, M. Augagneur a la maison Smith and Smith au bout du fil.

— 26.836, oui... Modèle B... Vous dites?... Sir James... Comment?... Epelez le nom, s'il vous plaît... R comme Robert... A comme Arthur... Raleigh... Oui... Et vous dites que ce coffre a été installé par vos soins dans la villa que sir Raleigh possède au Touquet?... Pardon... Non... Je ne comprends pas... En Australie?... Curieux, évidemment... Je vous remercie. Non, c'est une agence privée... Au fait, vous la connaissez... L'Agence 0... Oui... Evidemment! ... Je vous remercie, mon cher collègue...

M. Augagneur explique à Emile, qui a attendu sagement.

— Sans doute n'avez-vous pas tout compris... L'histoire est assez curieuse... Il parait que ce coffre a été commandé voilà un an et demi environ, au nom de sir James Raleigh...

Sir Raleigh possède une villa au Touquet et c'est dans cette villa que le coffre a été installé par les soins de Smith and Smith... Or, à cette époque, sir Raleigh était en Australie et il n'est pas revenu en Europe depuis... C'est son valet de chambre qui a fait la commande en son nom et qui a payé, en billets de banque, les frais assez considérables...

— Croyez-vous qu'il soit possible, avec cette clé, d'ouvrir le coffre si on n'en connaît pas la combinaison?

— C'est tout à fait impossible...

— Je ne parle pas de moi, bien entendu... Mais un spécialiste...

— Je ne le pense pas... Peut-être même celui qui a construit le coffre serait-il incapable...

— Je vous remercie...

L'homme, dans l'antichambre, attend toujours. Il est difficile de lui fixer un âge, une profession et même une nationalité.

C'est un métèque comme on en rencontre tant aux environs de l'Etoile. Il pourrait vivre des courses, ou du jeu, graviter dans le monde du cinéma ou des affaires véreuses. Il est bien vêtu, mais son élégance est par trop spéciale.

Un comparse? Un chef?

En tout cas, il ne manque pas de cynisme. Quand Emile sort, en effet, c'est lui qui lui ouvre la porte et qui le fait passer avant lui. Ils descendent l'escalier à deux ou trois marches de distance. Cet escalier est désert. Soudain, Emile a l'intuition du danger. Il serait incapable de dire ce qui l'a averti. Mais il a la certitude qu'il va être l'objet d'une attaque. C'est trop facile aussi! Si cette clé a une importance quelconque, quel jeu d'enfant, pour un homme habitué à ce sport, de sauter sur Emile qu'encombre toujours son appareil photographique, de l'étourdir, de lui arracher la clé et de fuir...

Emile a à peine quelques secondes pour réfléchir. A quel étage se trouve-t-il maintenant? Les bureaux de la maison de coffres-forts devaient être au quatrième... Il est donc au second... une porte, devant lui... Il fonce au moment précis où on essaie de lui frapper le crâne avec une petite matraque en caoutchouc, qui frôle à peine sa nuque.

Dix, quinze jeunes femmes se retournent et le regardent avec stupeur. Il est dans les salons de la maison Emilienne Sœurs, modistes. Ces demoiselles se demandent…

— Bonjour, mesdemoiselles... murmure Emile.

Son suiveur est toujours là. Il a eu le temps de remettre sa matraque en poche. Il salue.

- Je suis avec Monsieur...

— Vous désirez?...

Alors Emile lance un nom de journal, n'importe lequel.

— On m'a chargé de venir photographier vos nouveaux modèles…

- Je vais vous conduire à Mlle Emilienne... Si vous voulez me suivre par ici...

Si encore, dans ce sacré métier, on avait le temps de prendre des décisions! Mais c'est toujours la même chose. C'est toujours à la dernière seconde que les événements se présentent de la façon la plus inattendue.

Téléphoner à la police pour demander un ou deux inspecteurs de renfort? Et après? L'Agence 0 est une agence privée. Jusqu'à preuve du contraire, Me Duboin est un client de l'Agence 0 qui a chargé celle-ci d'une tâche précise.

Que cette histoire de lettre venue de Pau soit une blague, un moyen d'éloigner Torrence de Paris, c'est possible. Mais Emile ne se sent pas le droit, pour autant, d'alerter la police officielle.

D'autre part, il se rend mieux compte, maintenant, du danger. Cette clé, on la veut à tout prix. Qui? Mystère. Toujours est-il que l'individu qui est toujours sur les talons d'Emile ne recule devant rien pour s'en emparer.

Dans les rues animées, aucun danger... Mais dès qu'Emile sera dans un endroit désert...

— Entrez, monsieur...

Emile se retourne vers son métèque.

— Vous, veuillez m'attendre...

C'est toujours ça de gagné.

— Excusez-moi, madame Emilienne... j'ai dû user de cette ruse pour donner un coup de téléphone... Agence 0... Si vous me permettez de me servir de votre appareil...

Il demande le numéro de l'Agence O. La sonnerie retentit longuement dans les bureaux de la cité Bergère. Emile s'impatiente. Personne ne répond.

— Donnez-moi la surveillante, s'il vous plaît... Madame, veuillez sonner encore au...

Il n'est pas possible que Mlle Berthe ait quitté le bureau. Quand elle a reçu une consigne, rien n'est capable de...

— Rien à faire, monsieur... Votre numéro ne répond pas…

S'il y allait?...

— Allô!... Donnez-moi la caserne des pompiers du Château-d'Eau... Pompiers?... Cité Bergère!... Agence 0!... Vite!... Vite!... Un commencement d'incendie.

Mlle Emilienne le regarde-avec des yeux ronds.

— Vous croyez que c'est le feu?...

Emile attend en pianotant du bout des doigts sur l'appareil. Voyons, les pompiers ne mettront pas plus de quatre minutes pour être cité Bergère et pour défoncer la porte s'il le faut... Il tire sa montre... Trois... Quatre minutes...

Il demande à nouveau son numéro. On tarde à répondre.

— Allô!... L'Agence 0?...

C'est une voix d'homme qui lui répond, une voix qui n'est ni celle de Barbet, ni celle de Torrence. Une voix méfiante pardessus le marché.

— Qui est à l'appareil?

— Un employé de l'agence... C'est un pompier qui me répond?... Dites-moi vite ce que vous avez trouvé...

— Comment avez-vous pu deviner?...

— Mais répondez, sacrebleu!...

— II y a ici une jeune femme, sans doute la dactylo, qui a été chloroformée... Nous attendons le docteur...

— Du désordre?

— C'est-à-dire que les locaux ont été fouillés de fond en comble... Vous arrivez?...

— Oui... C'est-à-dire... je ne sais pas encore... Mettez un agent en faction... Je vous expliquerai plus tard...

Quand même, un petit frisson vient de lui glisser le long de l'échine. Certes, l’ Agence 0 n'a pas toujours eu affaire à des petits saints. Il y a eu des moments difficiles, certains qui frisaient le tragique.

Mais, cette fois, Emile a l'impression de jouer une partie plus dangereuse que jamais. Le plus troublant, c'est cette dispersion voulue des forces de l'agence. Torrence bloqué dans un train... Barbet à la poursuite de l'avocat... Emile qui a un inconnu sur les talons, et Mlle Berthe qu'on vient de chloroformer à domicile.

Ils y tiennent donc bien, à cette clé? Combien sont-ils? Que veulent-ils? Hésiteraient-ils à commettre un meurtre pour arriver à leurs fins?

La main d'Emile s'est posée à nouveau sur l'appareil téléphonique. Ce serait si facile! Un coup de téléphone au chef de la Police judiciaire. Quelques minutes plus tard, arriveraient deux inspecteurs...

— Vous partez? Questionne Mlle Emilienne.

— Je vais seulement vous demander de me faire accompagner jusqu'à un taxi par deux de vos vendeuses...

Elle ne comprend pas. Elle ne peut pas comprendre qu'il ne doit à aucun prix rester seul avec son suiveur, fût-ce !e temps de descendre deux étages.

— Qu'elles prennent donc des cartons à chapeau, pour !a vraisemblance...

Les demoiselles s'amusent. Emile laisse passer trois taxis avant d'en choisir un qui parait capable de fournir une longue course à vive allure. En outre, le chauffeur est Jeune, costaud.

— Où est-ce que je vous conduis?

— Nulle part pour le moment... Promenez-vous dans les rues les plus encombrées... Vous avez un bon rétroviseur?... Ça va... Derrière nous, un homme vient de monter dans ce taxi rouge et noir... Ce taxi va nous suivre...

— Compris, patron... Il faut que je le sème!...

— Au contraire...

— Il faut que je le suive?

— Non plus... C'est lui qui va nous suivre et vous ferez en sorte qu'il ne nous perde pas de vue... Maintenant, allez-y... Restez dans le quartier... Je vous garderai sans doute toute la soirée et toute la nuit...

Et Emile se colle à la lèvre une cigarette non allumée, selon son étrange habitude. Longtemps Torrence l'a plaisanté sur cette manie, Puis un jour, l'ancien inspecteur a remarqué que les cigarettes d'Emile, bien qu'éteintes, diminuaient de longueur.

— Dites donc, patron... Mais, ma parole, vous chiquez!

Emile a rougi. Torrence n'a pas insisté. Emile ne chique pas comme un vieux matelot, évidemment. Mais enfin, surtout dans les moments de grande réflexion, il mordille les brins de tabac un à un, ce dont il ne veut absolument pas convenir.

Or, il ne se souvient pas d'avoir eu autant de problèmes à résoudre à la fois.

— Question de minutes... a dit Torrence.

Cela parait évident, puisqu'on ne l'a éloigné que pour la nuit tout au plus. L'avocat Duboin ne peut espérer l'avoir convaincu de la réalité de son histoire de Pau. C'est bien pourquoi, d'ailleurs. Il est resté à la gare d'Orsay jusqu'au départ du train. A Tours, Torrence descendra. S'il n'a pas de train pour rentrer à Paris, il louera une voiture, et il arrivera aux premières heures du jour. Est-ce que Torrence sait quelque chose? Est-ce que, au cours de son déjeuner avec l'avocat, celui-ci s'est trahi quelque peu?

Bon! Le taxi rouge et noir est toujours derrière... Mais pourquoi le chauffeur d'Emile a-t-il pris la rue Caulaincourt, et surtout pourquoi ralentit-il soudain et donne-t-il, à un rythme étrange, une série de coups de klaxon?

— Dites donc, mon ami...

— Je vous demande pardon, monsieur... Mais vous m'avez dit que vous me garderiez probablement toute la nuit... Vous m'avez permis de circuler n'importe où en attendant... J'en ai profité pour prévenir la bourgeoise... J'habite au 67, au second étage... Je suis sûr que ma femme a entendu ma petite musique... Cela signifie que je ne sais pas quand je rentrerai...

Dans ce cas, c'est le suiveur, derrière, qui doit se demander la signification de la musique!

Où en est-on?... Un maitre du barreau est allé dans un débit plus que louche du boulevard Rochechouart... Est-ce là qu'on lui a remis la fameuse clé?

Curieux quand même que la clé d'un coffre-fort qui appartient en principe à un membre éminent de l'aristocratie anglaise se trouve dans un pareil endroit! Surtout que le boulevard Rochechouart, s'il est souvent le rendez-vous de certaines catégories assez basses de malfaiteurs, est peu fréquenté par ces messieurs de la cambriole de luxe.

C'est à cause de cette clé, pourtant...

Me Duboin sait-il, maintenant, qu'elle lui a été volée? Dans ce cas, que va-t-il faire? Où est-il allé, avec toujours Barbet sur les talons?

Et pourquoi le métèque ne l'a-t-il pas suivi? Sans doute celui-ci a-t-il vu Barbet mettre la clé dans une enveloppe et passer celle-ci au patron du bistrot?

Emile frappe à la vitre.

— Dites-moi... Vous avez un revolver?...

— Pourquoi?... Vous êtes de la police?

— Mais non, mon ami...

— Dans ce cas, je peux bien vous avouer que j'ai toujours un revolver dans ma bagnole... Comme je fais souvent la nuit et qu'il y a eu quelques attentats l'année dernière...

— Chargé?

— Six balles...

— Donnez-le-moi...

— Mais...

— N'ayez pas peur... Donnez-le-moi et filez sur la route du Touquet... Personnellement, vous n'avez rien à craindre... Qu'est-ce qu'il y a dans ce bidon, à côté de vous?

— De l'essence de secours...

— Voulez-vous laisser tomber cette petite clé dans le bidon?... Merci... Maintenant, nous pouvons rouler...

— Et pour ce qui est de croûter?

— Pour ce qui est de croûter, comme vous dites, nous verrons ça en chemin. Dites-vous bien, cependant, qu'il n'y a désormais qu'une chose précieuse dans votre bagnole, et que c'est ce bidon d'essence... Je veux dire la clé qui est dedans...

— Savez-vous que, pour la reprendre, il faudra dessouder le bidon?

— Peu importe... Pas trop vite... Le taxi rouge et noir, derrière nous, est arrêté par un barrage et risque de nous perdre...

Ce n'est plus qu'une demi-cigarette qu'Emile a au coin des lèvres.



IV

Où Barbet, à court d'essence, n'hésite pas à employer les grands moyens,

et où d'autres personnages emploient des moyens encore plus catégoriques


Il pleuvait à torrents. La route était gluante. Malgré l'essuie-glace, on n'y voyait pas devant soi, et plusieurs fois on avait failli s'écraser sur l'arrière de gros camions. La dernière borne aperçue annonçait: Abbeville: 17 km...

Combien avait-on fait de kilomètres depuis? Toujours est-il qu'Emile se pencha soudain.

— Arrêtez!... J'aperçois là-bas, près du fossé, une voiture que je crois reconnaître...

Il n'y en avait pas une, mais deux, dont un taxi parisien. Quant à l'autre, c'était la voiture de l'avocat Duboin.

— Je me demande comment ils ont pu s'emboutir... grogna le chauffeur.

Emile n'éprouva pas le besoin d'ajouter que, pour sa part, il croyait comprendre. Quant à la voiture qui les suivait, elle s'était arrêtée à quelque distance et elle avait éteint ses phares.

— Qu'est-ce qu'on fait, patron?

— Continuons doucement... Ils n'ont pas pu aller loin...

Et, en effet, à trois cents mètres au plus, une lumière leur désignait un petit restaurant où les chauffeurs de poids lourds ont l'habitude de casser la croûte. A peine entré, Emile aperçut Barbet, dont la tête était entourée d'un épais pansement. Cela ne l'empêchait pas d'être attablé devant un savoureux plat de lentilles aux saucisses. Plus loin, Me Duboin, tout seul, devant un morceau de viande froide. Emile installa son chauffeur à une table, s'assit prés de Barbet.

— Raconte vite...

— C'est pas compliqué... On tenait bon, malgré sa grosse bagnole... Juste comme on croyait qu'on allait arriver quelque part, voilà le chauffeur de mon taxi qui m'annonce qu'il n'a plus d'essence dans son réservoir... Alors, ma foi, comme je ne connais que la consigne...

— Quelle consigne?

— On m'a dit de le suivre, pas vrai?... Puisque je ne pouvais plus le suivre, je l'ai empêché d'avancer... J'ai dit au chauffeur d'entrer dedans et que l'Agence 0 serait là pour payer la casse... On a fait un de ces virages sur l'aile...

C'était sans doute la première fois que ce brave restaurant voyait une réunion de ce genre, car le suiveur d'Emile était arrivé à son tour et s'était installé près de la porte. Quant à Me Duboin, il regardait tous ces personnages avec une évidente méfiance.

— Qu'est-ce qu'il a fait à Paris avant de partir? Questionnait Emile.

— A dire vrai, je crois qu'il a été assez affolé, rapport à sa clé...

Clin d'œil de Barbet, qui n'était jamais aussi heureux, tout honnête homme qu'il fût devenu que quand on lui donnait la permission de faire les poches.

— Où est-il allé?

— A la Santé... J'avoue que je ne suis pas entré avec lui... Cependant, pendant qu'il rendait visite à un prisonnier, je me suis renseigné de mon côté... Il paraît que son client est un étranger qu'on appelle le Commodore, un type qui travaille dans le lavage des chèques, les faux titres et tout le saint tremblement... Le grand jeu, quoi !...

— Ensuite?

— Ensuite, il est entré dans une grande quincaillerie...

— Hein?...

— Une quincaillerie, oui... Je n'ai pas pu savoir ce qu'il achetait... Depuis, nous sommes sur la route... Comme je vous l'ai dit, quand mon chauffeur m'a annoncé qu'il fallait abandonner, j'ai préféré lui faire faire pour quelques centaines de francs de dégâts... Et encor!... Il parait qu'il y a une assurance... Il s'arrangera pour prétendre que c'est l'autre qui...

Le Commodore... Emile a les sourcils froncés... Le Commodore...II a lu, comme tout le monde, quelques jours auparavant, qu'on avait arrêté dans un grand établissement banquier de l'avenue de l'Opéra un escroc International, connu sous le nom de Commodore, au moment où il essayait de se faire payer un gros chèque falsifié... On a parlé d'un million...

Quel rapport peut-il y avoir entre...

Soudain, Emile se lève, se dirige droit vers l'avocat, qui paraît au comble de la nervosité.

— Comment allez-vous, mon cher maitre?

— J'ai l'impression de vous reconnaître et, cependant... Si vous voulez me rappeler votre nom...

— Emile… L'employé de l'ex-inspecteur Torrence... J'ai pensé que vous auriez peut-être besoin de moi, surtout après le coup de téléphone que je viens de recevoir du patron...

Il a lancé ça en l'air. L'effet est immédiat.

— Qu'est-ce que vous dites?... Vous avez reçu un coup de téléphone de... C'est bien de M. Torrence que vous avez reçu un coup de téléphone?

— Pourquoi pas?

Ce sont des minutes qui paient de bien des désagréments. Surtout qu'Emile file tout ça d'un air angélique, en baissant les yeux.

— Par exemple, je ne sais pas d'où il m'a téléphoné... Cela venait d'assez loin... Il m'a recommandé de me mettre au plus tôt à votre disposition et...

— Pardon, mon ami... Pardon... Mettons de l'ordre dans nos idées, sinon ma pauvre tête va sauter... Vous prétendez que Torrence vous a téléphoné pour vous dire...

— Que vous alliez peut-être au-devant d'ennuis graves et que, si je parvenais à vous rejoindre...

— Mais, sacrebleu, comment votre Torrence — le diable ait son âme — peut-il savoir où je...

— Excusez-moi, je ne suis qu'un employé et il ne me met pas au courant de toutes ses affaires... Il m'a dit comme ça que je vous rattraperais sûrement sur la toute du Touquet...

— Alors, c'est lui qui a fait télescoper ma voiture par cet idiot de taxi et...

— Je ne sais pas... Il a ajouté que si vous aviez trop d'avance et si je ne vous rattrapais pas en route, je vous trouverais sûrement dans la villa d'un Anglais, au Touquet... Attendez donc que je retrouve le nom... Sir... Sir James Raleigh...

Jamais homme n'a manifesté une stupéfaction telle que le célèbre avocat à cet instant. Certes, il sait que l'Agence 0 a réussi quelques coups de maître. Il n'ignore pas que Torrence n'a pas été pour rien le bras droit de l'illustre Maigret. Mais de là...

— A propos... continue Emile d'une voix de jeune fille, il m'a également parlé, très vite il est vrai, de votre client, le Commodore...

Le diable en personne se serait assis à sa table, que Me Duboin...

- Que m'a-t-il donc dit à ce sujet?... Ah! oui, qu'il est parfois difficile de déterminer exactement où s'arrête le rôle de l'avocat, mais qu'il existe cependant des cas où il est extrêmement dangereux de dépasser certaine limite... Défendre un homme à la barre, c'est bien... Mais aider cet homme à faire disparaître les preuves de sa culpabilité...

- Jeune homme, je ne vous permets pas...

- Il ne parlait pas de vous, j'en suis sûr... C'était une conversation d'ordre général... C'est comme au sujet de sir Raleigh... il y a un détail curieux... Figurez-vous qu'alors que ce noble personnage est en Australie pour deux ans, son valet de chambre ou je ne sais quel domestique de confiance commande, pour son compte — et paie, d'ailleurs — un coffre-fort d'un modèle tout ce qu'il y a de perfectionné... Ce coffre-fort est installe dans la villa du Touquet. Ou diable ai-je donc mis la clé?

— La clé de quoi?

Et Emile, qui atteint aux limites de la candeur, de murmurer:

— Mais la clé de ce coffre-fort...

— Vous avez cette clé?

— Torrence... je veux dire mon patron... me l'a envoyée...

— Par téléphone aussi, sans doute? Raille l'avocat, qui s'est levé et qui est devenu cramoisi.

— Je ne sais plus exactement comment il me l'a envoyée... Le fait est que je l'avais tout à l'heure dans cette poche... Même que je me demande...

Emile se tourne vers la tablé, près de la porte, à laquelle est installé son métèque.

— Je me demande si ce n'est pas Ce type... Le fait est qu'il m'a suivi longtemps et que tout à l'heure il m'a bousculé... Ah! C’est dommage que vous ayez envoyé M. Torrence en province... Je suis sûr que, lui, il vous aurait tout de suite tiré d'embarras...

L'avocat regarde fixement l'inconnu. On le sent en proie à une vive agitation. Enfin, il laisse tomber, comme un vaincu:

Pour le compte de qui travaillez-vous?

— Pour le compte de l'Agence 0...

— Ce n'est pas ce que je vous demande... Pour le compte de qui l'Agence 0 travaille-t-elle dans cette affaire?

— Mais je croyais que c'était pour le vôtre?... Je vous ai vu ce matin au bureau avec le patron... Vous êtes parti avec lui et j'ai pensé...

— Ecoutez, jeune homme, on ne s'est pas souvent moqué de moi...

— Mon cher maitre, j'en suis persuadé...

— Le temps nous est compté... Acceptez-vous de travailler pour moi?

— Puisque je viens de vous dire...

— Trêve de plaisanteries... J'ai horreur des gens qui veulent avoir l'air plus bête qu'ils le sont en réalité... Emile sourit.

— La clé...

— Cela dépend de ce que vous voulez en faire...

— Cela signifie qu'elle est toujours en votre possession?

— Je peux affirmer que, quoi que vous fassiez, vous ne mettrez pas la main dessus...

— J'irai jusqu'à cinquante mille...

— Cinquante mille quoi?

— Cinquante mille francs, évidemment... Peu importe s'ils tombent dans votre poche ou dans celle de votre patron... Garçon? Avez-vous ici un journal du Havre?...

Il cherche à la dernière page.

— Il est onze heures... A onze heures et demie, le Mooltan, qui arrive d'Australie, est attendu au Havre... Sir Raleigh est à bord, et son premier soin sera de prendre une voiture pour se faire conduire au Touquet... Mettons que nous n'avons même plus une heure d'avance sur lui…

— Vous avez rendez-vous avec sir Raleigh?

Emile tressaille, car Barbet, qui s'ennuie et qui ne désespère sans doute pas d'examiner le contenu des poches du métèque, vient de s'approcher aimablement de lui et de lui proposer un billard. L'homme, par défi, a accepté.

— Ecoutez, jeune homme...

— Vous pouvez m'appelez Emile, comme tout le monde... Alors, l'avocat a une parole énorme, une de ces phrases quasi historiques que le jeune détective voudrait faire enregistrer pour la postérité.

— Vous en savez beaucoup trop pour qu'on vous appelle Emile... Ecoutez-moi...

— Un instant... Evidemment, en principe, pour ouvrir un coffre-fort, il faut une clé... N'empêche que, si vous vous rendiez au Touquet, c'est que vous espériez, même sans cette clé...

— Qui vous a dit que je voulais ouvrir le coffre?

— Evidemment... murmure Emile.

— Evidemment quoi?

— Il y a un autre moyen de détruire des pièces à conviction. Quand on ne peut pas s'en emparer et les mettre en lieu sûr, on peut toujours les détruire... Mais, par exemple, il y a une petite objection... Un coffre-fort, surtout aussi moderne que celui qui nous occupe, cela résiste à un incendie...

— Vous n'imaginez pas que j'allais mettre le feu à...

— Les quincailliers, poursuivit Emile sans se laisser démonter, sont les gens qui vendent les articles les plus variés, depuis les pièges à souris et les casseroles en aluminium jusqu'à... Au fait, J'y pense... Dans certains quartiers... Ou je me trompe fort, ou c'est eux qui vendent de la dynamite aux carriers... Un coffre-fort, qui ne peut brûler, peut être quasi pulvérisé avec son contenu... Cela dépend de la charge... Dites donc, mon cher maitre, ne croyez-vous pas que nous ferions mieux de ne pas fumer?

Le succès est inespéré. Surpris, l'avocat vient d'avoir un geste pour éteindre sa cigarette...

Il cède. Cette fois, on sent qu'il sera sincère, qu'il ira jusqu'au bout. Il est vaincu...

— Vous avez une auto?... Nous parlerons en route, voulez-vous?... Je m'arrangerai ensuite, pour les honoraires, avec Torrence...

Un clin d'œil d'Emile à Barbet. L'avocat et le pseudo-photographe remontent dans le taxi.

— Si vous avez vraiment cette clé de malheur, l'affaire devient beaucoup plus simple... Je ne dis pas qu'elle soit tout à fait légale, mais vous savez comme moi qu'on ne peut toujours défendre les innocents en restant dans la légalité...

— Je vous écoute, mon cher maître...

— Le Commodore, qui m'a fait appeler avant-hier pour me demander de .prendre sa défense, n'est autre que...

— Vous permettez que je devine? Un proche parent de sir Raleigh.

— Son frère cadet... Peu importe comment il en est arrivé là... Vous n'ignorez pas qu'en Angleterre l'aîné seul hérite de la fortune paternelle... Il a commencé par des dettes; il a continué par des chèques sans .provision et il a fini par tomber entre les mains d'une bande internationale...

— Un instant... Bon... Ils nous suivent...

— Qui?...

— Mon métèque... Et sans doute ce bonhomme qui jouait au billard avec lui et qui vous a volé votre clé...

— Hein?

— Remettez-vous... C'est un brave garçon... Continuez...

— Quand sir Raleigh, l'aîné, est parti pour l'Australie, où il resterait un minimum de deux ans, la bande, traquée en Angleterre, a pensé à se servir de sa villa du Touquet, où la police n'aurait jamais eu l'idée de...

— bon! Compris. Ensuite...

— Installer à demeure un faux jardinier et un faux valet de chambre, c'était un jeu d'enfant, et les gens du pays n'y ont vu que du feu... Commander un coffre... Y garder tous les documents de la bande et tout son matériel... Quel policier aurait osé fracturer le coffre-fort de sir Raleigh pour y chercher de faux titres et des chèques lavés...

— Dépêchez-vous... Nous venons de traverser Abbeville et Le Touquet n'est plus loin...

— Cent fois le frère de sir Raleigh a essayé de se dégager de cette bande, mais celle-ci avait prise sur lui…

— Comme toujours... Ensuite...

— Le malheur a voulu que, quelques jours avant le retour de son frère en France, on l'ait obligé à un coup qui devait être le dernier_

— Et il a été pris... C'est d'un excellent exemple, et la morale n'a qu'à...

— Si vous m'interrompez tout le temps!... Peu importe à cet homme de faire de la prison sous le nom de Commodore, qui n'est pas le sien... Ce qui compte, c'est que son vrai nom ne soit pas découvert... Or, son frère va rentrer tout à l'heure... Il trouvera ce coffre qu'il n'a jamais commandé... Il fera part de sa stupeur à la police, et celle-ci… Comprenez-vous, maintenant?

— Je comprends, maître. Que vous avez accepté de retirer de ce coffre tous les documents compromettants, autrement dit de commettre ce qui, en termes juridiques, s'appelle un cambriolage avec effraction... Combien vous a-t-on offert pour cela?

— La vie est dure... Si vous saviez combien de clients oublient de nous régler nos honoraires!... J'ai une femme jeune qui... un train de maison...

— Bref, vous avez accepté d'aller chercher la clé la où elle était, c'est-à-dire dans un bar louche du boulevard Rochechouart.

— C'est mon client qui a fait le nécessaire... Il m'a remis une lettre que j'ai postée pour lui... Le chef de la bande, qui est le moins mal disposé à son égard, a accepté_

- Abrégeons, voulez-vous? Le Touquet n'est plus loin.

Il vous a remis la clé. Effrayé à l'idée que, pris dans une rafle, vous alliez devoir avouer ce que vous faisiez dans ce bar... Le malheur, mon cher maître, c'est que d'autres complices, sans doute, dont le monsieur qui nous suit dans un taxi après m'avoir suivi depuis Paris, n'ont pas la même idée que leur chef sur le sort du contenu de ce coffre... Vous comprenez?... Ils ont leur mot à dire, eux aussi... ils savent que les chefs s'arrangent souvent pour frustrer les petits de leurs bénéfices, et sans doute n'y a-t-il pas dans ce coffre que des documents sans valeur... Supposez que le butin, ou une partie de celui-ci, y soit aussi... Tenez! Je ne m'y connais pas beaucoup en hommes... Je parierais pourtant que la carte d'identité de celui qui nous suit porte comme profession sculpteur ou graveur... On a besoin de ces gens-là pour faire de faux titres, puis, au dernier moment on les laisse tomber... Nous arrivons, mon cher maitre...

— Qu'avez-vous décidé?

— Et vous?

— Si vous me remettez cette clé, si vous me permettez de retirer du coffre les documents accablants pour mon client, je vous promets...

— Une balle dans la peau.

— Qu'est-ce que vous dites?

— Je dis que le bonhomme qui nous suit n'hésitera pas à nous envoyer une balle dans la peau...

L'avocat respira, soulagé. Et Emile, qui avait mangé une cigarette presque entière en cours de route, soupira:

— Voyez-vous, vous êtes tous les mêmes... Au lieu de vous adresser à nous franchement, quand il en est encore temps, et de nous faciliter la besogne, vous vous croyez les plus malins et vous envoyez un homme comme Torrence sur une voie de garage...

— Vous allez laisser déshonorer une famille?

— Tout d'abord, je vous ferai remarquer qu'elle s'est déshonorée toute seule et que je n'y suis pour rien... Peut-être aussi certain maitre du barreau a-t-il encouru des peines disciplinaires, sinon plus, qui...

Le chauffeur écarté la vitre.

— Quelle adresse?

— Un instant...

Et à voix basse, à l'oreille de l'avocat:

— Vous avez la dynamite en poche?... Jetez-la par la portière, assez loin dans le fossé...

Un mouvement dans l'ombre lui prouve que l'autre avait obéi.

— Votre Commodore sera quand même condamné?

— Si on ne découvre pas le contenu du coffre, il sera condamné à une peine légère, vraisemblablement avec sursis, car la preuve formelle ne pourra pas être administrée...

— Arrêtez, chauffeur...

L'autre voiture, derrière eux, s'arrête aussi.

— Qu'est-ce que vous feriez à ma place? demande gentiment Emile à l'avocat. En somme, vous êtes notre client... Et notre rôle n'est pas de... Descendons, voulez-vous?... J’ai des fourmis dans les jambes... Chauffeur... Donnez-moi donc ce bidon d'essence...

— Celui dans lequel...

— Oui... Celui dans lequel j'ai mis tout à l'heure une clé... Posez-le là sur la route... Je me demande si un certain Barbet n'est pas à rôder par ici...

— Voilà, patron, fit celui-ci, qui avait voyagé sur la malle arrière de la deuxième voiture.

— Très bien, Barbet... Nous allons tous prendre quelque chose de chaud, un grog, par exemple, et nous sécher devant un poêle... Le chauffeur aussi... Non! Laissez ce bidon sur la route...

— Mais vous m'aviez recommandé...

— Mon ami, sachez qu'il n'y a que les serments d'amour qui soient éternels... Et je n'en ai pas encore fait... J'aperçois une lumière Cela m'étonnerait fort que ce ne soit pas un bar...

Emile a bien de la peine à entraîner sa petite troupe, qui n'y comprend rien. Il a eu soin, en passant, de faire sonner la clé dans le bidon abandonné sur le chemin... Quand il passe près du second taxi, il aperçoit la lueur d'une cigarette, dans l'ombre; et les yeux brillants de son métèque. Il a presque envie de lui dire: « Dépêche-toi donc, idiot!... »


— Une histoire invraisemblable. --- En rentrant d'un long séjour en Australie, sir Raleigh, qui possède une magnifique villa au Touquet, a eu la stupeur de trouver dans celle-ci un coffre-fort qui ne lui a jamais appartenu, mais ce coffre-fort, faut-il l'ajouter, était vide... On se perd en conjectures sur...

Torrence est à son bureau, la langue entre les lèvres, comme un bon élève appliqué, et Emile dicte, une cigarette éteinte aux lèvres:

_t'Agence 0 a l'honneur de vous renvoyer les documents qui appartiennent vraisemblablement à votre client, connu sous le nom de Commodore, et qui ont été retirés par un inconnu du coffre installé dans la villa de...

— Je ne comprends toujours pas, comment vous avez pu... murmure le bon Torrence.

— Cela ne fait rien, patron. Continuez:

Ce cambrioleur en sortant de la villa en question, s'est heurté à un de nos collaborateurs, par le plus grand des hasards. Il a fait une chute et, au cours de cette chute, il a laissé tomber sur le sol les documents que nous nous faisons un devoir...

— Il faudra donner une prime à Barbet, décide Torrence.

— Parbleu!... Je vous laisse trouver la formule de politesse... L'adresse: Maitre Duboin, rue Montaigne, Paris...

Et Emile se permet de questionner sans même prendre un air malicieux:

— Dites donc, patron, est-ce qu'on mange aussi bien qu'on le prétend, au Café de Paris?


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